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Saccagée en 146 avant notre ère par les troupes du général romain Lucius Mummius, la ville de Corinthe a vécu au ralenti un siècle durant avant de connaître un nouvel essor à partir de 44 avant notre ère sous le nom de Colonia Laus Iulia Corinthiensis. Après avoir retrouvé sa superbe dans son habillage romain — ce que Paul a pu constater —, la cité isthmique a éprouvé bien des vicissitudes au cours des siècles. C’est en 1858, à la suite d’un violent tremblement de terre, que la décision a été prise de construire la « nouvelle Corinthe » quelques kilomètres plus loin sur la rive du Golfe. L’opportunité inespérée s’offrait ainsi aux archéologues de fouiller le site historique de l’« ancienne Corinthe ». Entamées en 1896, les fouilles à l’intérieur du périmètre délimité par les murs de la cité antique sont depuis conduites par l’École américaine d’études classiques d’Athènes (Langridge-Noti 1996 ; Williams II et Bookidis 2003). Faut-il le préciser ? Ce vaste chantier n’a pas été entrepris dans le but prioritaire de retrouver des traces de la mission paulinienne[1]. Au fur et à mesure de son avancée, il a toutefois permis de se faire une idée plus précise du contexte dans lequel les premiers Corinthiens ont construit leur identité en Christ.

Parmi les études marquantes qui se sont appuyées sur l’archéologie pour éclairer certaines pages de la première lette de Paul aux Corinthiens, on compte bien entendu l’ouvrage de Jerome Murphy O’Connor (2004), publié en français sous le titre : Corinthe au temps de saint Paul. L’archéologie éclaire les textes[2]. En introduction à la troisième partie, l’auteur indique vouloir « attirer l’attention sur trois points sur lesquels la contribution de l’archéologie est particulièrement importante ». S’il s’intéresse avant tout « [aux] dimensions et [à] la disposition des maisons, des temples et des boutiques », c’est parce qu’il pense y déceler « des facteurs qui ont exercé une influence considérable sur la formation des églises-maisons, sur les problèmes posés par les repas pris dans des temples païens, et sur la façon dont Paul a exercé son apostolat » (Murphy O’Connor 2004, 221). Les discussions suscitées par cet essai stimulant et d’autres encore nous poussent toutefois à revisiter la question : que peut-on raisonnablement espérer tirer de l’archéologie et jusqu’où convient-il de dialoguer avec elle pour mieux comprendre 1 Co en particulier ?

Deux ouvrages collectifs, fruits d’une collaboration interdisciplinaire récente — intitulés, l’un : Urban Religion in Roman Corinth. Interdisciplinary Approaches (Schowalter et Friesen 2005), et l’autre : Corinth in Context. Comparative Studies on Religion and Society (Friesen et al. 2010)[3] —, donnent d’intéressantes réponses critiques à cette interrogation. En rappelant entre autres qu’une exploitation « constructive et responsable » des rapports archéologiques suppose une certaine familiarité avec leur « caractère interprétatif », l’un des éditeurs, Daniel N. Schowalter (2010, 327 et 332, n. 13), s’inscrit dans la ligne de Richard E. Oster qui, dans un article au titre éloquent publié en 1992 — « Use, Misuse and Neglect of Archeological Evidence in Some Modern Works on 1 Corinthians » — plaidait déjà pour un usage « responsable » et « approprié » (Oster 1992, 53) des découvertes faites sur le terrain.

Ce dialogue interdisciplinaire entre archéologues et exégètes de métier est d’autant plus appréciable que, depuis « les années 1960 et 1970 », les premiers ne se contentent plus seulement « de dégager, de dater et d’interpréter les données », mais s’interrogent aussi « sur les types d’informations qu’elles transmettent » (Schnapp 2009, 35). C’est ce que confirme Guy D.R. Sanders, actuellement directeur des fouilles de Corinthe, lorsqu’il souligne l’intérêt accru depuis cette période pour le savoir que l’on peut tirer des découvertes archéologiques en ce qui concerne la vie quotidienne des habitants de la cité[4]. Si « la fouille archéologique [...] n’est qu’une première étape dans un travail de recherche sur les sociétés anciennes » (Lehoërff 2009, 90) et que « les différentes approches particulières à l’archéologie telle qu’on la pratique aujourd’hui peuvent nous faire voir [...] la façon de vivre des gens ordinaires » (Freyne 2006, 81), l’exégèse aurait donc tort de se priver de ces précieuses informations.

L’examen des douze dossiers-test qui suivent vise à permettre de faire le point sur les potentialités et les limites des échanges entre l’encre et la pierre en ce qui concerne la première lettre de Paul aux Corinthiens. Nous les présenterons sous trois rubriques : les mésusages possibles ; un bénéfice discuté ; un apport non négligeable.

1. Les mésusages possibles

1.1. Dossier 1 : L’inscription fragmentaire « [Συνα]γωγὴ Ἑβρ[αίων] »

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Alors que dans sa quatrième édition de Licht vom Osten, Adolf Deissman n’excluait pas que le bloc de pierre sur lequel étaient gravées maladroitement 7 lettres grecques provenait du linteau de la porte de la synagogue mentionnée en Ac 18,4[5], Benjamin D. Meritt optait pour une datation bien plus tardive de cette inscription mise à jour en 1898[6]. Qui plus est, il paraît peu vraisemblable qu’une synagogue ait pu se trouver au milieu du premier siècle à l’endroit où ce bloc de pierre a été retrouvé, à savoir sur la route de Lechaion, non loin des Propylées et de la fontaine Pirène (Meritt 1931, 79). On ne saurait donc s’appuyer sur ce seul indice, difficile à dater et qui n’a sans doute pas « été découvert in situ » (Oster 1992, 56), pour confirmer la présence d’une synagogue à Corinthe au temps de Paul[7].

1.2. Dossier 2 : Les ex-voto enfouis près de l’Asclépieion et la métaphore du corps utilisée en 1 Co 12,12-27

On estime à près de 10 m3 l’impressionnante quantité d’ex-voto anatomiques retrouvés dans l’enceinte de l’Asclépieion de Corinthe lors des fouilles consacrées à ce site entre 1929 et 1934 (De Waele 1933, 440). Ils représentent en grandeur nature différentes parties du corps : la tête, les yeux, les oreilles, la langue (?), les cheveux, les bras, les mains, les jambes, les pieds ainsi que les organes génitaux masculins et féminins. Si l’on sait que le sanctuaire dédié à Asclépios est l’un des premiers à avoir été remis en état à l’époque romaine (Bookidis 2005, 159), il s’avère toutefois que les offrandes mises à jour ont été offertes déjà « entre le dernier quart du ve siècle et la fin du ive » (Roebuck 1951, 113) et qu’elles furent enterrées avec soin lors des travaux d’agrandissement et de réaménagement du sanctuaire à l’époque hellénistique[8]. Quant à d’éventuels ex-voto plus tardifs, qui auraient été visibles à l’Asclépieion de Corinthe du temps de Paul, on n’en a pas trouvé traces au jour d’aujourd’hui. Aussi est-il délicat de suggérer, comme cela a été fait, que de tels objets « ont contribué à former chez Paul l’idée de la communauté chrétienne comme Corps » (Murphy O’Connor 2004, 236) lors de son séjour dans la cité isthmique[9]. Car cela reviendrait à faire parler un silence archéologique pour expliquer 1 Co 12,12-27 et à projeter sur le siècle de Paul ce qui n’est avéré à Corinthe que pour une période antérieure[10].

1.3. Dossier 3 : La formule ’Aνάθεμα ’Ιησοῦς employée en 1 Co 12,3

Située en ouverture de la réponse apportée à la question des phénomènes spirituels, traitée en 1 Co 12–14, l’affirmation οὐδεὶς ἐν πνεύματι θεοῦ λαλῶν λέγει⋅’Aνάθεμα ’Ιησοῦς (12,3a) a été diversement interprétée. On s’est entre autres demandé si l’expression ἀνάθεμα ’Ιησοῦς avait été simplement forgée pour la circonstance — afin d’être opposée à la confession connue Κύριος ’Ιησοῦς — où si elle renvoyait à une réalité historique précise[11].

Dans un ouvrage paru en 2001, Bruce W. Winter a opté pour la seconde solution. Son attention s’est en effet portée sur les tablettes de malédictions employées dans l’Antiquité, dont plusieurs ont été découvertes à Corinthe ou dans ses proches environs[12], notamment dans le sanctuaire de Déméter et Coré (Bookidis et Stroud 1997, 281-283)[13]. Après avoir relevé l’absence du verbe dans trois des formules déposées en ce lieu et constaté, en particulier sur la base de quelques inscriptions gravées plus tardivement sur des tombes à Corinthe, que les chrétiens ont continué à manier l’art de la malédiction (Winter 2001, 168.173), il propose de traduire ἀνάθεμα ’Ιησοῦς en faisant de ’Ιησοῦς le sujet et de ἀνάθεμα le complément. Aussi ne lui semble-t-il pas « déraisonnable de rendre ’Aνάθεμα ’Ιησοῦς par “Jesus [grants or gives] a curse” » (Winter 2001, 176) ; ceci d’autant plus qu’est rappelé au verset précédent le passé païen des destinataires et que la conjonction διό a été employée à l’articulation des v. 2 et 3. Du point de vue de cet auteur, Paul ne demanderait donc rien d’autre ici à ceux parmi les Corinthiens qui avaient conservé leur ancienne habitude de maudire — certes en substituant Jésus aux divinités invoquées jadis — que de renoncer à des pratiques que l’Esprit de Dieu ne saurait cautionner.

Convient-il de privilégier cette ingénieuse solution appuyée sur l’archéologie[14] ? Ne faut-il pas plutôt en rester à la traduction de ἀνάθεμα ’Ιησοῦς par « Jésus est anathème », comme y invite le parallélisme établi dans la phrase avec Κύριος ’Ιησοῦς ?

1.4. Dossier 4 : L’inscription [...] erastus pro aedilit[at]e s(ua) p(ecunia) stravit[15] et Rm 16,23 : Ἔραστος ὁ οἰκονόμος τῆς πόλεως

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Sous réserve que le personnage dont le nom gravé dans la pierre corinthienne[16] ait bien eu pour nom Erastus — le nom Eperastus ne pouvant être exclu[17] — et que les salutations qui se trouvent en Rm 16 aient bien été envoyées de Corinthe, il est certes légitime de se demander si l’édile de la cité isthmique et l’οἰκονόμος τῆς πόλεως[18] nommé Ἔραστος en Rm 16,23[19] sont un seul et même individu. Admise par certains[20], cette identification est remise en question par d’autres, quand elle n’est pas franchement contestée[21].

Dans l’hypothèse où le pavage financé par l’édile corinthien aurait bien été posé aux environs du milieu du premier siècle de notre ère[22], « la question décisive est [effectivement] de savoir si οἰκονόμος τῆς πόλεως (Rm 16) correspond dans les termes et dans les faits à l’édile corinthien » (Theissen 1996, 104). Relevant que « la traduction grecque d’aedilis est d’habitude ἀγορανόμος », mais que ce « titre grec [...] n’est attesté à Corinthe que pour la seconde moitié du deuxième siècle après J.-C. », Gerd Theissen est d’avis que « les arguments linguistiques ne touchent qu’un aspect du problème » (Theissen 1996, 104-105). Après avoir rappelé que « la plupart de ceux qu’on élisait à une charge communale avaient revêtu auparavant d’autres fonctions » et que « beaucoup d’édiles [avaient auparavant été] questeurs », il suggère que « l’édile Erastus [a] peut-être [d’abord] été questeur » et s’interroge donc : « la fonction de questeur pourrait-elle être l’équivalent de l’οἰκονόμος τῆς πόλεως ? » C’est une « possibilité » qu’il n’écarte pas, tout en précisant : « Nous ne saurions cependant [la] considérer comme un fait inattaquable ». Supposant finalement que « l’année de la rédaction de l’épître aux Romains, Erastos [a] occupé la fonction d’οἰκονόμος τῆς πόλεως [...], il n’y [aurait] selon [lui] aucun argument décisif [contre une identification avec le chrétien Éraste] » (Theissen 1996, 106-108).

Tout autre est cependant le point de vue de Steven J. Friesen. Relevant non seulement qu’on ne dispose en fait d’aucune preuve archéologique pour dater le pavage de la place des alentours de 50 ÈC[23], sa consultation des notes des fouilles l’amène encore à constater que le bloc A sur lequel est gravé le nom Erastus n’a pas été découvert à l’endroit initial où il avait été posé[24], mais là où il a été réutilisé ultérieurement pour servir de fondation à un mur[25]. S’appuyant essentiellement sur le fait que des latrines utilisées jusqu’à l’époque d’Hadrien ont été découvertes sous les dalles à l’extrémité est de la place, il lui semble pouvoir avancer que l’édile Éraste a financé les travaux de pose plutôt au cours du second quart du iie siècle. Tout en concédant que cette datation n’est que probable, ceci pour deux raisons : on ne peut être certain que le pavage mis à jour est bien celui qui a été sponsorisé par Éraste ; une inscription latine de ce type plaide davantage pour une période plus basse. Aussi Friesen n’en reste-t-il pas là pour démontrer que l’édile et l’intendant homonymes sont deux personnes bien distinctes. D’avis surtout qu’on ne peut établir une équivalence entre οἰκονόμος τῆς πόλεως et aedile, principalement en raison du statut très inférieur de celui qui assure la première fonction par rapport à celui qui exerce la seconde[26], et refusant le scénario d’une ascension sociale tel que l’a imaginé Theissen, il conclut sans nuance et sur un ton agacé qu’il est « impossible d’identifier » (Friesen 2010, 249) l’Éraste épigraphique et l’Éraste de Rm 16 — s’appliquant à démontrer encore que ce dernier n’était pas même un « frère en Christ » (voir Friesen 2010, 249-255).

Quel que soit le point de vue retenu, force est certainement d’admettre que les preuves archéologiques pour conclure à la présence d’un frère de haut statut social du nom d’Éraste dans la communauté corinthienne sont pour le moins extrêmement fragiles. En avons-nous de plus solides pour échafauder des hypothèses plausibles sur les lieux où se réunissaient ceux qui construisaient leur identité en Christ ?

1.5. Dossier 5 : La maison, lieu de réunion selon 1 Co 16,19 : ἡ κατ᾿ οἶκον αὐτῶν ἐκκλησία

Il est vrai que, dans les premiers temps, l’archéologie s’est plus intéressée aux monuments publics qu’à l’habitat et au mode de vie des gens ordinaires[27]. Que pouvons-nous cependant espérer tirer des maigres vestiges de quelques lieux supposés de vie domestique à Corinthe en place autour de 50 de notre ère[28] ?

Alors qu’il travaillait à l’édition de Corinthe au temps de saint Paul, Jerome Murphy O’Connor (2004) s’est intéressé à celle parmi les quatre maisons dégagées dans la cité isthmique[29] qui existait du temps de Paul et que l’on nomme la « villa d’Anaploga ». Fouillée entre 1962 et 1964, elle est située à environ 750 mètres au sud-ouest du Forum. Même si la très belle mosaïque découverte dans une grande pièce date de la fin du ier siècle ÈC, on sait que le bâtiment en soi est plus ancien (voir Grobel Miller 1972). D’avis « que les réunions qui dépassaient le cercle très intime des amis de la famille se tenaient exclusivement dans la partie publique de la maison », Murphy O’Connor observe alors que ce qu’il tient pour le triclinum « mesure 5,5 [...] par 7,5 mètres » et que « l’atrium mesure 5 [mètres] sur 6 », mesures qui, comme l’indique la comparaison avec d’autres données, sont les « dimensions [...] typiques » à l’époque (Murphy O’Connor 2004, 222). Aussi estime-t-il qu’une maison individuelle de ce genre pouvait accueillir en moyenne 9 personnes dans le triclinum et entre 30 et 40 personnes dans l’atrium (Murphy O’Connor 2004, 226). Cette hypothèse, dont on ne saurait nier l’intérêt, n’est cependant pas sans poser question. On ne peut en effet dire avec certitude ce à quoi servait à l’origine la pièce identifiée en tant que triclinum avant d’être agrandie et décorée[30]. Plus fondamentalement encore, on se demande même si cette structure était à l’origine réellement une maison d’habitation[31].

C’est pourquoi David G. Horrell a préféré porter son attention sur les bâtiments 1 et 3 qui bordent le bout de la rue longeant le côté est du théâtre, deux constructions au plan relativement similaire[32] et dont la pièce du rez-de-chaussée située au nord était équipée de fours[33]. Il est possible qu’il s’agissait de tabernae ou de popinae[34]. Étaient-ce des maisons à deux étages ? Les rapports archéologiques l’ont jusqu’à présent laissé supposer[35]. Si tel devait être effectivement le cas, nous aurions alors selon Horrell un autre exemple de bâtiment domestique[36] susceptible d’accueillir à l’étage un groupe[37], en l’occurrence une maison beaucoup plus modeste qu’une villa romaine et située au centre-ville[38]. Et Horrell de conclure que le scénario d’une rencontre de frères en Christ du temps de Paul en un tel lieu, même s’il relève de ce qu’il appelle l’« imagination disciplinée » (Horrell 2004, 367), est sans doute moins spéculatif que celui proposé par Murphy O’Connor sur la base des fouilles menées dans la supposée villa d’Anaploga[39].

On admettra cependant avec Daniel N. Schowalter que nous ne disposons pas actuellement de supports archéologiques suffisamment sûrs pour répondre avec un degré de vraisemblance acceptable à la question des cadres dans lesquels les frères et les soeurs en Christ se sont retrouvés à Corinthe du temps de Paul[40].

2. Un bénéfice discuté

2.1. Dossier 6 : ἐὰν γάρ τις ἴδη̣ σὲ [...] ἐν εἰδωλείω̣ κατακείμενον (1 Co 8,10) : les salles à manger attenantes à l’Asclépieion étaient-elles ouvertes au public ?

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Parmi les lieux supposés où « celui qui a la connaissance » pouvait être vu attablé dans un temple d’idole, il y a les trois salles à manger attenantes à l’Asclépieion. Elles sont situées du côté est de la cour aménagée en contrebas du temple[41], un espace qui a été assimilé dans un premier temps à la fameuse fontaine appelée « Lerna » par Pausanias[42] — à cause de la présence d’une source et de réservoirs taillés dans la roche sur le côté sud[43]. Mais depuis que James Wiseman a dégagé en 1967, dans l’aire du gymnase à quelques 200 m à l’ouest de l’Asclépieion, une autre fontaine — baptisée tout d’abord « la fontaine des lampes » (voir Wiseman 1970) —, tout indique que c’est bien cette dernière infrastructure qu’il convient d’identifier avec l’installation que Pausanias nommait « Lerna[44] » et dont il disait qu’« elle est bordée de colonnades pourvues de bancs pour délasser au frais les visiteurs, durant la saison d’été ». Pour autant, faut-il en déduire qu’au contraire de « Lerna », la cour inférieure accolée à l’Asclépieion « faisait partie intégrante du sanctuaire[45] » ? Peut-on exclure qu’elle servait (elle aussi) d’espace public[46], offrant aux habitants des quartiers alentours une aire de détente et des installations pour y organiser un repas de fête[47] ? Pour notre propos, cette question revient à demander quels étaient les utilisateurs des trois salles à manger équipées chacune de onze banquettes. Les seuls patients du sanctuaire, consommant de la nourriture sacrifiée à Asclépios, ou des convives variés, réunis en cet endroit pour un motif autre que la dévotion rendue à Asclépios[48] ?

Dans l’impossibilité de trancher avec une entière certitude, il nous semble préférable de laisser la question ouverte. Aussi ne peut-on affirmer que les premiers lecteurs d’1 Co — du moins ceux à la conscience faible – tenaient ipso facto les nourritures servies dans ces trois salles pour des mets sacrifiés[49].

2.2. Dossier 7 : ἐὰν γάρ τις ἴδη̣ σὲ [...] ἐν εἰδωλείω̣ κατακείμενον (1 Co 8,10) : qui mangeait dans le sanctuaire de Déméter et Coré à l’époque de Paul ?

Parmi les lieux potentiels auxquels renvoie l’éventualité d’être vu en train de manger dans un temple païen, on a également envisagé le sanctuaire de Déméter et Coré (voir Oster 1992, 64-67). Les fouilles ont révélé que ce site, dont la première occupation remonte au viiie siècle avant notre ère (Bookidis 2005, 147), a été réutilisé non longtemps après la refondation romaine de Corinthe[50] — sans que l’on sache vraiment dans quel état il se trouvait à ce moment-là (Bookidis et Stroud 1997, 434). S’il est avéré que des repas rituels pris en petits groupes dans les nombreuses salles à manger jouaient un rôle important à l’époque grecque (Stroud 1993, 68), rien n’assure toutefois que cette pratique se soit perpétrée sous cette même forme à l’époque romaine[51]. Le flou qui entoure l’utilisation du site durant la première moitié du ier siècle de notre ère[52] ne permet en effet que d’avancer l’hypothèse de repas cuisinés en plein air pour des convives installés à l’ombre d’une tente[53].

On mangeait donc dans l’enceinte de ce sanctuaire du temps de Paul. Mais il n’est pas possible de préciser qui mangeait. La possibilité que des membres de la jeune église aient été invités à partager un repas en un tel lieu, sans être entièrement exclue, reste au final très hypothétique.

2.3. Dossier 8 : Les jeux isthmiques et les métaphores sportives employées en 1 Co 9,24-27

Paul fait-il spécialement allusion aux jeux isthmiques lorsqu’il évoque en 1 Co 9,24-27 l’ascèse rigoureuse que s’imposent les athlètes ? S’est-il lui-même rendu à cette manifestation biennale lors de son séjour fondateur à Corinthe ?

L’utilisation rhétorique des images de la course et du pugilat dans le court développement qui clôt 1 Co 9 ne présuppose aucunement que l’apôtre ait assisté à de telles compétitions, que ce soit dans la cité isthmique ou ailleurs. On en veut pour preuve que les métaphores sportives étaient couramment utilisées dans l’Antiquité, tant dans la tradition grecque que dans le judaïsme hellénistique (Brändl 2006). Certes, le fait que la ville de Corinthe organisait tous les deux ans ces jeux panhelléniques n’est peut-être pas étranger au choix de ces images, leur arrière-plan local ne leur donnant que davantage de force.

Mais, demandera-t-on surtout, le fait même que Corinthe soit une ville de jeux n’a-t-il pas pesé dans la décision de Paul de s’y rendre ? Sans qu’on puisse l’affirmer avec certitude[54], on admettra cependant que cette manifestation offrait un double atout pour lui. La demande en tentes, en auvents et autres réalisations faites de toile et de cuir ne générait-elle pas du travail pour l’artisan qu’il était[55] ? Et les foules réunies à l’occasion de ces jeux ne constituaient-elles pas un auditoire rêvé pour qui annonçait l’Évangile[56] ? Nous laisserons à Oscar Broneer (1962, 20-30) la responsabilité de la fiction qui imagine Paul et ses collaborateurs se rendant aux jeux isthmiques en l’an 51 ÈC. Plus discutée est aujourd’hui la question du lieu où ils se sont déroulés cette année-là, alors même que Paul se trouvait vraisemblablement à Corinthe. En effet, l’hypothèse de jeux définitivement rapatriés au sanctuaire de Poséidon au tournant de notre ère[57] a été remise en cause par Elizabeth R. Gebhard[58]. Suite aux apports de nouvelles fouilles réalisées sur le site du sanctuaire de Poséidon en 1989, elle estime pour sa part que c’est uniquement entre 50 et 60 ÈC[59] que les rénovations nécessaires pour pouvoir réutiliser l’ancien site furent achevées. Ce qui signifierait que la localisation des jeux de 51 reste incertaine.

2.4. Dossier 9 : Les hôtes prenaient-ils occasion des repas pour rallier leurs invités à leur appartenance préférentielle ? Une lecture croisée d’1 Co 1,11-12 et 11,17-34

Chaque personne construisant son identité en Christ à Corinthe revendiquait-elle un attachement privilégié à Paul, à Apollos ou à Céphas, comme voudrait le laisser entendre la formule stylisée employée en 1 Co 1,12[60] — λέγω δὲ τοῦτο ὅτι ἕκαστος ὑμῶν λέγει⋅ ἐγὼ μέν εἰμι Παύλου, ἐγὼ δὲ ’Aπολλῶ, ἐγὼ δὲ Κηϕᾶ, ἐγὼ δὲ Χριστοῦ ? Un autre scénario a été envisagé.

Si on admet avec Jerome Murphy O’Connor[61] qu’il faut distinguer entre l’église entière — ἡ ἐκκλησία ὅλη (1 Co 14,23) — et l’église [qui est] dans une maison — ἡ κατ᾿ οἶκον [...] ἐκκλησία (1 Co 16,19) —, il n’est que légitime de se demander si les divisions dont il est question en 1 Co 1–4 n’ont pas partie liée avec le fait que les différents sous-groupes de la communauté corinthienne « se réunissaient habituellement séparément[62] ». Se pourrait-il que ce soient les différents hôtes qui, forts de leur statut, aient cherché à imposer à leurs convives leur préférence pour Paul, Apollos ou Céphas ? James C. Walters (2010) est enclin à le penser[63]. Il fonde cette hypothèse sur le paragraphe 132 de la charte coloniale d’Urso — la Lex Coloniae GenetivaeIuliae — gravé dans le bronze de tablettes découvertes en 1870-1871[64] et qui trace une claire limite entre l’invitation désintéressée à un repas et la pêche aux voix[65]. Il s’appuie donc sur cette dénonciation de l’influence exercée par certaines personnes en vue sur l’électorat pour supposer qu’à Corinthe également, certains hôtes profitaient de l’accueil qu’ils offraient dans leurs maisons, notamment à l’occasion du repas du Seigneur, pour inciter leurs convives à prendre position plutôt pour Apollos ou Céphas[66].

Ce parallèle établi entre deux contextes bien différents est certes osé, mais il informe utilement sur l’usage intéressé qu’on pouvait faire de l’invitation à un repas. Malgré son intérêt, cette piste ne résout cependant pas à elle seule la question de l’interprétation d’1 Co 11,17-34.

3. Un apport non négligeable

3.1. Dossier 10 : Le prix du rachat : ἠγοράσθητε [...] τιμῆς (1 Co 6,20a) ; τιμῆς ἠγοράσθητε (1 Co 7,23a) et les inscriptions de Delphes

En deux occasions, Paul emploie la métaphore de l’« achat pour un prix ». Une première fois pour justifier une interrogation rhétorique — οὐκ οἴδατε ὅτι [...] οὐκ ἐστὲ ἑαυτῶν ; (1 Co 6,19) — posée dans le contexte de l’invitation à fuir la débauche (1 Co 6,18) et à glorifier Dieu par son corps (1 Co 6,20b). Puis dans le cadre d’une exhortation adressée à chacun de demeurer dans la condition qui était la sienne lors de son appel (1 Co 7,20.27) et de ne pas céder aux logiques et aux aspirations proprement humaines (1 Co 7,23b).

Étant donné l’emploi des expressions ἀπελεύθερος κυρίου et δοῦλός Χριστοῦ en 1 Co 7,22, c’est sans doute avec raison[67] qu’Adolf Deissmann (1923, 271-275) propose de mettre l’image de l’« achat pour un prix » en lien avec « l’affranchissement des esclaves par forme de vente à une divinité » (voir Foucart 1867). Cette pratique de vente fictive, par laquelle l’esclave était acheté par le dieu, est en effet attestée par de nombreuses inscriptions, gravées sur le mur de soutien polygonal de l’esplanade du temple d’Apollon pythien à Delphes au commencement du iie siècle avant notre ère.

La formule la plus simple [d’un tel acte] et à laquelle peuvent se ramener toutes les autres [est] : “Cléon, fils de Cléoxénos, a vendu à Apollon Pythien un corps mâle, qui a nom Istiaeos, Syrien, pour le prix [τιμᾶς] de quatre mines, à condition qu’Istiaeos soit libre et que nul ne puisse mettre la main sur lui pendant toute sa vie”. [...] Cet acte n’était pas, à proprement parler, un affranchissement ; l’affranchissement en était le résultat, mais indirectement ; [...] c’était un contrat de vente entre le dieu et le maître

Foucart 1867, 2.3.23 [68]

Certes, on ne poussera pas la comparaison au-delà du raisonnable. Mais elle nous semble pertinente pour éclairer la tournure τιμῆς ἠγοράσθητε utilisée à deux reprises en 1 Co par Paul.

3.2. Dossier 11 : Phoebé, διάκονος τῆς ἐκκλησίας τῆς ἐν Κεγχρεαῖς [...] καὶ [...] προστάτις πολλῶν [...] καὶ ἐμοῦ αὐτοῦ (Rm 16,1-2)

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Les seules informations directes dont nous disposons au sujet de Phoebé[69] sont celles fournies par la recommandation qui ouvre l’actuel dernier chapitre de la lettre de Paul aux Romains, unique endroit où il est question de cette soeur — ἡ ἀδελϕὴ ἡμῶν — dans le Nouveau Testament. Paul donne deux précisions supplémentaires à son sujet, relativement ambigües toutefois : elle est διάκονος de l’assemblée qui se réunit à Cenchrées — celui des deux ports de Corinthe situé à l’est, sur le Golfe saronique[70] — et προστάτις[71] de nombreuses personnes, y compris de l’apôtre[72].

Quel que soit le sens exact qu’il convient de donner ici au titre de διάκονος, c’est le qualificatif de προστάτις[73] qui a particulièrement attiré l’attention depuis la découverte d’une tombe, en 1954, au sud-est de Corinthe, dont « l’entrée était fermée par une grande plaque de marbre inscrite [provenant] d’un monument plus ancien » (Pallas et al. 1959, 496)[74]. Or, sur cette stèle où sont gravés — sur deux colonnes comptant un total de 85 lignes — cinq décrets de Lycie honorant une certaine Junia Théodora, citoyenne romaine (l. 13.22.63.67.72)[75] et habitante de Corinthe (l. 1-2.22-23.45.47-48.63.67)[76], il se trouve qu’il est fait usage à la ligne 77 du terme προστασία, un mot apparenté à προστάτις. Aussi s’est-on à juste titre autorisé à rapprocher Phoebé de Junia Théodora, afin de déduire du portrait de la seconde quelques traits, certes hypothétiques, de la première.

Qu’apprend-on donc au sujet de Junia Théodora, cette femme « des plus considérées » (l. 23), dont « on peut placer [l’]activité dans les années 40, peut-être 50, du premier siècle de notre ère » (Murphy O’ Connor 2004, 111)[77] ? Elle a été ϕιλολύκιος (l. 24), ce qu’elle « a manifesté par trois genres d’activité ». Outre qu’elle a offert l’hospitalité aux Lyciens de passage à Corinthe (l. 28.58-59.75-76) — des particuliers, des ambassadeurs (l. 48-51) ou des exilés (l. 58) —, elle leur « a assuré [...] l’appui des autorités romaines avec lesquelles elle était en excellentes relations » (l. 52-53) et a été encore pour les siens « une bienfaitrice » par voie testamentaire (l. 7-8.59) (Robert 1960, 326.330)[78].

On peut en conséquence supposer que Phoebé, outre qu’elle accueillait chez elle la communauté de Cenchrées, recevait également les frères « de passage, qu’elle devait aider de ses avis, de ses contacts, et, en cas de besoin, de son intervention » (Murphy O’ Connor 2004, 113). L’imaginer comme une « bienfaitrice » et une « patronnesse » est donc permis[79].

3.3. Dossier 12 : Le(s) marché(s) alimentaire(s) : πᾶν τὸ ἐν μακέλλω̣ πωλούμενον ἐσθίετε (1 Co 10,25)

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Il est généralement admis que le macellum[80] était un lieu fréquenté surtout par une clientèle aisée, étant donné la qualité et, donc, le prix des produits vendus. Les acheteurs de condition relativement modeste, plus rares, n’y venaient que lorsqu’il leur fallait organiser un repas de fête[81]. La question particulière de son approvisionnement en viande est, quant à elle, plus discutée[82]. S’il est indéniable qu’une partie au moins des pièces carnées provenaient de sacrifices, trouvait-on aussi au macellum de la viande ordinaire ? L’enquête menée par Dietrich-Alex Koch (1999) tend à le confirmer[83]. Pour autant, le client était-il toujours en mesure d’être renseigné sur la provenance des produits ? Il est difficile de l’affirmer.

Sachant que « la plupart des villes romaines ne comprenaient qu’un seul macellum », ou tout au plus « un très petit nombre » (De Ruyt 1983, 341), le(s)quel(s) parmi les quatre sites actuellement envisageables[84] peu(ven)t-il(s) être identifié(s) en tant que lieu(x) d’un macellum se tenant vers 50 de notre ère ? Cette question a été passablement discutée[85].

Deux des structures retenues semblent devoir être écartées : celle située au nord de la basilique qui longe la route de Lechaion (Williams II 1993, 40-41) et celle découverte à l’ouest de la colline du temple (Williams II 1993, 44-45), la première en raison de l’incertitude au sujet de sa fonction exacte avant le tremblement de terre de 77 ÈC[86], la seconde parce qu’elle est située trop à l’écart des voies de desserte des deux ports de Corinthe[87]. Restent le marché qui existait vraisemblablement jusqu’au tremblement de terre de 77 sur l’emplacement du péribole d’Apollon jouxtant la fontaine Peirène (Williams II 1993, 39-40) et celui situé au nord du temple archaïque, construit entre 25 et 50 ÈC (Scranton 1951, 180-188 ; De Ruyt 1983, 56-59 ; Williams II 1993, 41-44). En faveur du premier, on peut mettre en avant son plan initial caractéristique et les inscriptions retrouvées[88]. Pour l’identification du second en tant que macellum plaident sa forme[89] et son alimentation en eau[90], ceci malgré la réserve émise par Williams II[91].

En guise de conclusion

Cette enquête pourrait être étendue à d’autres dossiers encore. Au moment de l’arrêter, rappelons que notre principal objectif était d’en consulter certains parmi les plus ouverts, afin d’évaluer dans quelle mesure les fouilles réalisées et les interprétations qu’en proposent les spécialistes du langage des pierres peuvent effectivement éclairer certaines pages de la première lettre de Paul aux Corinthiens. De cette rapide approche, nous tirons deux conclusions élémentaires : 1) il convient de scruter très attentivement les rapports de fouilles et, surtout, de suivre les débats qu’ils suscitent entre gens du métier avant d’en tirer, en tant qu’exégète, de prudentes hypothèses pour expliquer le texte lu ; 2) dans la mesure où l’archéologie ne dégage plus seulement le cadre de vie dans lequel des hommes et des femmes ont construit leur identité en Christ, mais nous renseigne encore sur la manière dont on vivait jadis dans la cité isthmique, il serait dommage de se priver d’utiles informations sur la vie quotidienne à Corinthe au milieu du premier siècle de notre ère.

« To move from geographically restricted archaeological information to the interpretation of a New Testament writing is a complex and difficult, perhaps even impossible, venture » avertit Helmut Koester (1990, 441). S’il est vrai qu’il n’est pas facile d’interroger l’archéologie sur des points relevant plus de l’anecdote, nous lui sommes toutefois reconnaissants pour les fenêtres qu’elle ouvre sur quelques passages particuliers de la première lettre de Paul aux Corinthiens[92].