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Chapitre 1
[295] L’humain n’est pas nécessairement artiste. Mais jusqu’à un certain point, n’importe qui peut comprendre ce qu’est l’art. Les gens ne sont pas religieux. Rares sont ceux qui sont convertis. Mais jusqu’à un certain point, l’humain peut comprendre la religion. N’importe qui ne ressent-il pas, s’il lit les confessions ferventes des convertis et l’expression des croyances des grands religieux, qu’il est lui-même fortement encouragé jusqu’au fond de son coeur ? De plus, le soi n’a-t-il pas le sentiment que s’embrase depuis la profondeur de son coeur un « sentiment religieux » une fois qu’il est tombé, par exemple, dans un malheur extrême ?
La religion est un fait au niveau de l’esprit (心霊, shinrei). Les philosophes ne devraient pas forger de religion à partir de leurs systèmes. Ils sont dans l’obligation d’expliquer ce fait au niveau de l’esprit. Pour cela, ils doivent d’abord comprendre jusqu’à un certain point ce qu’est pour le soi le sentiment religieux.
La véritable expérience (体験, taiken) est l’affaire des religieux. Cependant, de même que celui qui n’est pas artiste peut tout au moins comprendre ce qu’est l’art, l’humain est en mesure de comprendre ce qu’est la religion. Personne d’entre les humains ne prétend être dénué de conscience morale (良心, ryōshin). S’il existait quelqu’un qui parlait ainsi, il s’offenserait tout à fait lui-même.
Cependant, il y a peut-être aussi quelqu’un qui affirme ne rien entendre à l’art. Quant à la religion, en particulier, beaucoup de gens disent ne pas la comprendre. Ils ajoutent que pour eux, le sentiment religieux n’existe pas. Les savants, notamment, se font de cela une gloire. Lorsqu’il est question de la religion, on considère qu’elle est non-scientifique et irrationnelle ; tout au moins, on la tient pour une intuition mystique. On prétend aussi que ce n’est pas Dieu qui a créé l’humain à son image, mais l’humain qui a créé Dieu à son image. On soutient également [296] que la religion est un opium. Il est impossible de parler couleurs avec un aveugle et de traiter des sons avec un sourd. Il n’y a plus rien à faire si on affirme ne pas comprendre [la religion].
Je n’ai pas les qualifications pour expliquer la religion aux gens. Cependant, je ne puis me conformer à ces affirmations voulant que la religion soit non-scientifique ou irrationnelle. Voilà ce que je voudrais établir clairement.
Avant de disserter sur la religion, nous devons d’abord élucider ce qu’elle est. Avant d’élucider ce qu’est la religion, nous devons d’abord mettre en lumière ce qu’est le sentiment religieux. Sans Dieu (神, kami), il n’y a pas de religion. Dieu est le concept fondamental de la religion. Mais de même que la couleur apparaît à l’oeil en tant que couleur et que le son se manifeste à l’oreille en tant que son, Dieu se manifeste à notre soi en tant que fait au niveau de l’esprit. Il n’est pas envisageable au seul niveau intellectuel. Ce qui n’est pensé qu’intellectuellement n’est pas Dieu. C’est la raison pour laquelle ce dernier ne doit pas être subjectif (主観的, shukan-teki)[3]. Car dans la vérité physique aussi nous voyons des couleurs et entendons des sons. Par conséquent, ce qui voit et ce qui entend, ce ne sont pas les organes organiques (有機的器官, yūki-teki kikan) comme l’oeil ou l’oreille, mais l’esprit (心 kokoro).
Avant d’entrer dans la Critique de la raison pratique, Kant traita d’abord, dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, de la question de la nature du bien à partir de la raison morale commune. [Cet ouvrage] élucidant vraiment bien la conscience morale, il n’y a donc rien que j’y puisse ajouter. Kant avait ainsi une conscience claire de la morale et en a donc traité de son point de vue philosophique.
En ce qui concerne la conscience esthétique, dans quelle mesure l’a-t-il vraiment saisie ? De même qu’un poète a dit que les étoiles du ciel, qui ne peuvent pas devenir objet de désir, sont les plus belles, que Kant ait considéré le beau comme désintéressé ne peut manquer de susciter du respect, car cela éclaircit bien l’essence de la conscience esthétique.
Cependant, Kant comprenait-il ce qui se trouve au-delà du beau formel ? J’estime qu’au stade de la religion, il a vu cette dernière uniquement sur le plan de la conscience morale. Bien qu’il ait traité de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu, il en a fait uniquement des postulats de la conscience morale. La religion a chez Kant cette signification étant donné qu’elle est un organe auxiliaire de la morale. Je suis incapable de découvrir [297] chez Kant l’originalité de la conscience religieuse elle-même. Je ne crois pas qu’il ait eu conscience d’une telle chose. La religion n’a pas sa place dans la blosse Vernunft.
Celui qui traite de la religion doit pour le moins posséder une conscience religieuse, qui est un fait au niveau de son esprit. Autrement, même s’il a personnellement l’intention de traiter de la religion, il dissertera en réalité probablement d’autre chose.
Partant, qu’est-ce que la conscience religieuse et le sentiment religieux ? Ce problème doit être éclairci en profondeur, tant au niveau subjectif qu’au niveau objectif. Toutefois, je n’ai pas l’intention d’entrer maintenant dans cette recherche. Non seulement je ne puis traiter du fait religieux du point de vue de la logique objective, mais encore le problème religieux ne s’y pose même pas.
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Chapitre 2
[312] Le sentiment religieux ne se produit pas au sein de relations processives entre le fini et l’infini ou entre le relatif et l’absolu, ainsi que le croient beaucoup de gens ; nous en avons conscience pour la première fois lorsque notre existence même est mise en question, lorsqu’elle-même devient problématique.
Contrairement au monde matériel qui est pensé comme une autodétermination [de l’universel] sur le plan subjectif, le monde conscient est conçu comme son autodétermination sur le plan prédicatif. Notre soi étant d’abord et avant tout l’autodétermination de l’universel même, il est absolument rationnel. Cependant, ce n’est pas là que se trouve notre véritable soi, le soi individuel. C’est la raison pour laquelle la religion n’est pas envisageable à partir de la « philosophie immanente ». Ce n’est pas du point de vue de la morale que l’existence du soi devient problématique. Même la plus pénétrante des consciences morales ne peut mettre en question l’existence du soi lui-même. Car la morale tire son origine de l’existence du soi […] Nier cela reviendrait à nier la morale elle-même. En dépit du fait que les positions de la morale et de la religion doivent être, de cette manière, départagées clairement, nombreux sont ceux qui n’en ont pas conscience.
Dès lors, à quelle occasion le problème de la religion surgit-il pour nous ? En quelles circonstances avons-nous conscience du sentiment religieux ? Le problème de la religion n’est pas celui des valeurs. L’existence même de notre soi devient problématique lorsque nous avons pris conscience de la profonde autocontradiction à la racine de notre soi, [313] lorsque nous nous sommes autoéveillés au fait qu’il est une existence autocontradictoire.
L’autocontradiction inhérente à la tristesse de la vie humaine est une expression conventionnelle rebattue depuis les temps anciens. Néanmoins, nombreux sont ceux qui n’en perçoivent pas la réalité profonde. C’est lorsque nous nous rendons totalement compte de sa réalité que doit survenir pour nous le problème de la religion (en fait, le problème de la philosophie provient aussi de là).
Il va sans dire que le fait que nos désirs soient autocontradictoires est conforme aux dires de la philosophie pessimiste. Notre soi est constamment à la merci des désirs. Même la morale qu’on dit autonome est-elle effectivement en soi adéquate ? L’achèvement de la morale réside probablement dans la négation de la morale elle-même. La volonté morale contient en elle-même une autocontradiction. C’est pour cette raison que dans la Divine Comédie de Dante, les philosophes grecs aussi errent dans les limbes.
Je considère cependant que le fait autocontradictoire fondamental de l’existence de notre soi consiste dans l’autoéveil de la mort (死の自覚, shi no jikaku). En règle générale, les êtres vivants meurent ; rien ne vit éternellement. Le « je » aussi sait qu’il va mourir. Ce n’est toutefois pas en ce sens qu’il s’autoéveille (自覚する, jikaku suru) à la mort. Là, il s’objective, il se voit comme une chose. Il s’agit là de la vie corporelle. Certains disent qu’on meurt corporellement et qu’on vit spirituellement.
Vivre spirituellement consiste, du point de vue rationnel, à être moral ; cela consiste [à vivre], et c’est là mon expression, comme « autodétermination sur le plan prédicatif ». Mais originairement, le rationnel et l’universel ne sont pas des choses vivantes. Et il n’y a pas de mort pour ce qui ne peut pas vivre. La raison ne s’autoéveille pas à la mort. Les choses vivantes doivent s’établir par elles-mêmes et doivent, comme choses individuelles, nier l’universel. Dans la mesure où ils vivent, même les « animaux » doivent être des choses de ce genre ; ils doivent être des choses irrationnelles.
Notre soi est pensé en ce sens comme la limite de l’autodétermination individuelle. Cependant, l’autoéveil de la mort ne provient pas de ce point de vue non plus. Ce dernier énonce seulement que le soi, à sa limite, existe par soi comme autodétermination sur le plan prédicatif [314] (l’autoéveil cartésien). Notre soi s’autoéveille à sa mort éternelle lorsqu’il s’oppose à ce qui est absolument infini, c’est-à-dire à l’absolu (絶対者, zettai-sha). Nous connaissons notre mort éternelle en faisant face à la négation absolue. Mais cela seul ne me suffit pas encore pour affirmer qu’il s’agit là d’un fait absolument contradictoire.
Néanmoins, connaître ainsi sa mort éternelle est la raison fondamentale de l’existence du soi. Car seul celui qui connaît sa mort éternelle sait vraiment qu’il est une chose individuelle. Lui seul est une véritable chose individuelle, une personnalité véritable. Ce qui ne meurt pas n’est pas une chose irréitérable. Ce qui peut être répété, ce qui n’est pas irréitérable n’est pas une chose individuelle. Notre soi sait qu’il est vraiment irréitérable en faisant face à la négation éternelle. Nous nous autoéveillons donc vraiment pour la première fois lorsque nous connaissons notre mort éternelle.
Ce n’est pas par la simple « réflexion » que s’autoéveille notre soi. J’ai déjà affirmé dans « À propos de la philosophie de Descartes[5] » qu’il se connaît au sein de l’autonégation (j’ai fait de cela le point de départ de ma philosophie). Par conséquent, le soi s’autoéveille vraiment lorsqu’il connaît de cette façon sa mort éternelle, lorsqu’il connaît son néant éternel. Que là se trouve le soi doit être une contradiction absolue. Qu’il connaisse son propre néant ne signifie pas simplement qu’il pose ce jugement : « Je suis néant ». Le cas échéant, il devrait y avoir une chose qui juge.
Celui qui connaît sa mort éternelle doit avoir dépassé la mort éternelle ; il doit vivre éternellement. Néanmoins, celui qui se limite à dépasser la mort n’est pas non plus une chose vivante. Ce qui vit doit être ce qui meurt. Cela est réellement une contradiction. Mais là se trouve l’existence de notre soi. Là se trouve ce que j’ai appelé le fait spirituel de la religion. Il n’est donc pas pensé à partir de la philosophie ou postulé à partir de la morale ; bien plutôt, il passe de la première à la seconde. Car il est un fait appartenant à l’existence de notre soi.
La mort consiste en ceci que le relatif (相対的なるもの, sōtai-teki naru mono) s’oppose à l’absolu (絶対的なるもの, zettai-teki naru mono). Notre soi meurt lorsqu’il s’oppose à Dieu. Lorsqu’il vit Dieu, [315], Isaïe dit : « Malheur à moi, je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures, et mes yeux ont vu le Roi, Yahvé Sabaot[6]. »
[En termes propres], on ne peut pas soutenir que le relatif s’oppose à l’absolu. De plus, un absolu qui s’opposerait au relatif ne serait pas l’absolu. Il serait lui-même également le relatif. La mort advient lorsque le relatif s’oppose à l’absolu. Cela consiste pour lui à devenir néant. C’est uniquement par la mort que notre soi touche à Dieu et se rattache à lui sous le mode de la correspondance inverse (逆対応, gyaku-taiō).
La logique objective objecterait probablement ceci : dès lors qu’il est déjà question de la mort et du néant, ce qui s’oppose n’existe-t-il plus et peut-on encore parler du fait de s’opposer ? La mort, toutefois, n’est pas le simple néant. Il va sans dire que parler d’« absolu » signifie que ce dernier « est au-delà de l’opposition ». Cependant, ce qui est simplement au-delà de l’opposition n’est rien. Ce n’est qu’un simple néant. Un dieu qui ne créerait rien serait un dieu impuissant ; il ne serait pas Dieu. Évidemment, il serait en un certain sens le relatif et non pas l’absolu, si c’était au niveau objectif qu’il s’opposait à ce qui est. Mais encore une fois, ce qui est simplement au-delà de l’opposition n’est pas l’absolu. Là se trouve l’autocontradiction de l’absolu lui-même.
En quel sens l’absolu est-il le véritable absolu ? L’absolu est le véritable absolu en s’opposant au néant. Il est l’être absolu en s’opposant au néant absolu. Par conséquent, rien ne s’établit hors de lui et en s’opposant objectivement à lui. S’opposer au néant absolu signifie s’opposer à soi-même de manière autocontradictoire ; telle doit être l’auto-identité contradictoire. Le simple néant ne s’oppose pas au soi. Ce qui s’y oppose doit le nier. Ce qui nie le soi doit avoir avec lui une racine identique. Ce qui est totalement sans relation avec le soi peut difficilement le nier. En logique formelle aussi les choses de même genre se mettent mutuellement en contraste et s’opposent. Le soi ne serait pas absolu si une chose le niait et l’opposait à lui de l’extérieur.
L’absolu doit contenir en soi [316] une autonégation absolue. Qu’il contienne en soi une autonégation absolue doit donc signifier qu’il devient le néant absolu. S’il ne le devenait pas, on ne pourrait affirmer ni que ce qui le nie s’établit en s’opposant à lui ni qu’il contient en soi une négation absolue. Le fait que le néant s’oppose à soi de manière autocontradictoire signifie qu’il s’établit en s’opposant à soi-même. Le véritable absolu doit être en ce sens auto-identité absolument contradictoire.
Nous ne parlons pas autrement lorsque nous exprimons Dieu logiquement. Dieu est par soi puisqu’étant l’autonégation absolue, il s’oppose à soi-même sous le mode de la correspondance inverse et contient en soi-même une autonégation absolue ; c’est parce qu’il est le néant absolu qu’il est l’être absolu. Et puisqu’il existe à titre de néant absolu, il n’y a en lui ni impuissance ni inconnaissance ; il est omnipotent et omniscient. Je considère donc que les êtres animés existent parce que le Buddha existe, et que le Buddha existe parce qu’existent les êtres animés ; que le monde comme créature existe parce qu’existe Dieu comme Créateur, et qu’à l’inverse, Dieu existe parce qu’existe le monde comme créature.
En s’exprimant ainsi, on revient peut-être à la pensée d’un Barth, qui considère Dieu comme une transcendance absolue. Du point de vue chrétien, on dira probablement qu’il s’agit de panthéisme. Mais on trouve ici aussi l’erreur qui consiste à penser Dieu d’après la logique objective. L’absolu, comme je l’affirme souvent, n’est pas simplement dénué d’opposition ; il renferme une négation absolue. Donc, le relatif qui s’établit en opposition à l’absolu n’est pas simplement l’une de ses parties ou l’une de ses réductions. Si c’était le cas, l’absolu serait effectivement dénué d’opposition et, par conséquent, ne serait plus l’absolu.
L’absolu se possède nécessairement dans l’autonégation. Le véritable absolu se trouve là où de manière relative, il revient nécessairement sur lui-même. Le véritable un total (全体的一, zentai-teki ichi) se possède dans le véritable multiple individuel (個物的多, kobutsu-teki ta). Dieu se trouve nécessairement en ce monde sous le mode de l’autonégation. En ce sens, il est absolument immanent. On peut donc affirmer de lui qu’il ne se trouve nulle part en ce monde, mais que, simultanément, il n’existe aucun endroit où il ne se trouve pas.
Dans le bouddhisme, pareil paradoxe est exprimé dans le Sutra du Diamant en terme de logique du soku-hi (即非) (Suzuki Daisetsu) : « Parce que tous les dharmas ne sont pas tous les dharmas, [317] alors ils sont tous appelés dharmas. Parce qu’il n’y a pas de Buddha, il y a le Buddha. Parce qu’il n’y a pas d’êtres animés, il y a des êtres animés. » Ici aussi, je me rappelle ces paroles de Daitō Kokushi : « /Le monde et moi/, séparés pendant une éternité, et pourtant jamais séparés /même un instant/. Tout le jour, tout en étant face à face l’un l’autre, /pas un seul instant/ ne se trouvent face à face[7]. »
Un dieu autosuffisant dans sa transcendance n’est probablement pas le vrai dieu. Il doit être aussi, d’un autre côté, absolument kénotique. C’est le dieu qui est à la fois absolument transcendant et absolument immanent, à la fois absolument immanent et absolument transcendant qui est le dieu véritablement dialectique. On peut dire de lui qu’il est le véritable absolu.
On dit que Dieu a créé le monde par amour, mais l’amour absolu de Dieu — qui en est l’autonégation absolue — doit être une chose qui lui est essentielle. Il n’est pas un opus ad extra. Ma position n’est pas panthéiste ; il faudrait plutôt la qualifier de panenthéiste. Toutefois, je ne réfléchis pas du tout du point de vue de la logique objective. Ma position est absolument dialectique, conformément à l’auto-identité absolument contradictoire. La dialectique de Hegel n’échappe pas encore au point de vue de la logique objective. C’est la raison pour laquelle elle est comprise dans l’aile gauche en termes de panthéisme. Dans le bouddhisme, c’est la pensée de la Prajnaparamita qui, au contraire, a vraiment approfondi la dialectique absolue. Le bouddhisme n’est pas panthéiste, comme le croient les savants occidentaux.
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[320] J’ai dit que le véritable absolu contient une autonégation absolue. Il est l’être absolu — la négation absolue étant/n’étant pas une affirmation — et, pour cette raison, le véritable absolu. Le fait que Dieu renferme en lui-même une autonégation absolue et soit confronté à cette dernière ne signifie pas simplement qu’il s’oppose à un monde d’où il est absent, le « monde de la nature ». Le simple monde de la nature est un monde athée. Ou encore, on pourrait aussi, à l’instar des déistes, voir dans l’ordre de la nature une création de Dieu.
Le véritable monde de l’autonégation absolue de Dieu doit être un monde diabolique. Il doit être [321] le monde qui, radicalement, nie le dieu subjectif (主語的, shugo-teki), le dieu souverain[9], le monde nécessairement rebelle. La nature est monde à titre de limite de l’autonégation de Dieu comme sujet grammatical (主語的, shugo-teki) et comme sujet agissant (主体的, shutai-teki). Pris comme milieu, il est monde à titre de limite du monde historique[10] dans lequel le sujet (主体, shutai) détermine le milieu et le milieu, le sujet. Il n’est pas encore monde à titre de limite de l’autonégation du dieu prédicatif, du dieu rationnel.
Cela paraîtra extrêmement absurde, mais le dieu véritablement absolu doit être sous son autre aspect démoniaque. On est de cette façon en mesure d’affirmer qu’il est vraiment omniscient et omnipotent. Yahvé est un dieu qui a demandé à Abraham d’offrir son fils unique Isaac en holocauste[11] (Kierkegaard, Furcht und Zitteern). Il est un dieu qui demande la négation de la personnalité même. Un dieu qui, simplement, s’oppose au mal et lutte contre lui est un dieu relatif et, cela, même s’il le vainc absolument. Un dieu souverain bien, simplement transcendant, n’est qu’un dieu abstrait.
Le dieu absolu doit être un dieu qui contient en lui-même la négation absolue, un dieu qui est capable de s’abaisser jusqu’au mal extrême. C’est en tant qu’il sauve les impies qu’il est véritablement un dieu absolu. La forme la plus élevée doit informer la matière la plus basse[12]. L’agapè absolu doit s’étendre jusqu’au méchant absolu. Dieu se cache dans le coeur de l’humain le plus méchant aussi, sous forme de correspondance inverse. Un simple dieu juge n’est pas un dieu absolu.
Parler ainsi ne se ramène pas à ne pas tenir compte de la distinction entre le bien et le mal. Ce n’est pas partir d’un fait au niveau de notre esprit que de faire de Dieu la perfection suprême ; c’est le penser conformément à la logique objective et suivant un raisonnement. On dira peut-être qu’un fait au niveau de l’esprit n’est que subjectif (主観的, shukan-teki). Mais comme j’en ai traité précédemment, le véritable absolu doit être auto-identité contradictoire, même du point de vue logique. La vraie logique est une forme d’auto-expression de l’absolu. Elle doit donc être dialectique.
Par conséquent, les faits véritables, ceux qui s’attestent eux-mêmes, sont eux-mêmes dialectiques. Ce que j’appelle « Dieu » n’est pas tel la Gottheit ; il est l’auto-identité absolument contradictoire qui contient en lui-même la négation absolue. C’est la dialectique du soku-hi (即非) du Prajnaparamita Sutra qui exprime le mieux cela. C’est parce qu’on pense celle-ci conformément à la logique objective qu’on croit qu’elle fait fi des distinctions. [322] Elle est un fait évident pour ceux qui en font l’expérience. Ce qui nuit, c’est la pensée logique abstraite.
Dieu étant l’auto-identité absolument contradictoire au sens indiqué précédemment, nos soi, qui en sont les points de projection, sont auto-identité contradictoire entre le bien et le mal. Comme le dit Dmitri Karamazov, la beauté se cache dans Sodome ; elle n’est pas seulement terrible, mais mystérieuse. Pour ainsi dire, [ce mystère] est un duel entre le diable et Dieu, dont le champ de bataille est le coeur humain[13]. Notre coeur est originairement le champ de bataille de Dieu et du diable. C’est néanmoins là que se trouve effectivement la réalité de notre soi comme existence volontaire et comme personnalité.
Notre soi possède sa propre existence, c’est-à-dire a l’auto-existence, dans le mal radical, là où il est absolument rationnel — comme autodétermination prédicative — et là où, comme subjectif, il nie simultanément [cet aspect rationnel]. Ce que Kant qualifie, du point de vue moral, de tendance (傾向, keikō) au mal. Le soi doit être une chose tendancielle (素質的, soshitsu-teki)[14], ainsi que j’en ai traité dans l’essai « La vie ». Une existence tendancielle est celle qui, sans base, relève de l’auto-identité contradictoire.
J’ai souvent comparé à une sphère le lieu qui est auto-identité absolument contradictoire, le monde du présent absolu, l’espace historique. La sphère sans circonférence dont le centre est partout et qui, sans base, est auto-identité contradictoire, se reflète en soi ; [de cette sphère], la direction qui, infiniment, va vers le centre est le dieu transcendant. C’est là que l’humain voit le sujet (主体, shutai) absolu du monde historique. La direction qui, absolument négatrice, va au contraire vers sa circonférence est considérée comme démoniaque. Ce monde, donc, expire avec ce qui est absolument däimonisch. Multiple individuel de ce monde, notre soi est à la fois démoniaque et divin. Une théologie qui relève de la logique du lieu n’est ni théiste ni déiste. Ni fait de l’esprit ni fait de la nature, elle est historique.
Avec ce que j’ai expliqué ci-dessus, je crois avoir été en mesure d’élucider pourquoi notre soi doit être à sa racine religieux, de même que la nature du sentiment religieux. Le problème de la religion ne consiste pas à se demander comment notre soi, comme chose agissante, doit être ni comment il doit agir ; il consiste à s’interroger au sujet de son mode d’existence, au sujet de sa nature.
La relation religieuse [323] ne se trouve pas dans l’opposition entre ce qui est parfait et ce qui est imparfait. Quelque infinie que soit la distance qui les sépare, ce qui est parfait et ce qui ne l’est pas se trouvent chacun aux deux extrémités d’un processus évolutif dont la fin est commune ; ils se trouvent sur une même ligne droite. Ce n’est pas de ce point de vue [oppositionnel] qu’émerge notre conscience religieuse. Certains tentent parfois de simplement fonder l’exigence religieuse à partir de l’imperfection de notre soi, lequel se trompe et est égaré (過ち迷う, ayamachi-mayou). Cependant, le sentiment religieux ne provient pas de ce seul point de vue. Même les boursicoteurs se trompent ; eux aussi s’affligent profondément de leur impuissance.
En termes religieux également, l’égarement (迷い, mayoi) ne consiste pas pour le soi à s’égarer de son but, mais à s’égarer du lieu où il se trouve (在処, arika). Exprimé du point de vue moral, le seul sentiment de sa propre impuissance face au bien moral pensé objectivement, si grave soit-il, n’est pas le sentiment religieux puisque persiste à sa racine l’assurance d’un pouvoir moral. Même le repentir n’est pas un repentir religieux s’il est abordé du point de vue moral. Même lui n’est habituellement qu’un remords face à son propre mal ; il subsiste en lui un pouvoir propre (自力, jiriki)[15].
Le véritable remords doit être accompagné de la honte. Cette dernière existe en regard de l’autre. Se repentir consiste, même du point de vue moral, à avoir honte face au soi objectif, c’est-à-dire face aux sentiments moraux du soi. Là, le soi doit être abandonné et rejeté. Dans le cas de la morale, [cet abandon et ce rejet] se produisent en regard de l’humain, en regard de la société. Dans le repentir religieux, c’est-à-dire dans le véritable repentir, ils doivent advenir en regard de l’origine du soi, en regard du Dieu père et du Buddha mère. Face à l’origine du soi, [se repentir] doit consister à abandonner et à rejeter le soi, à avoir honte de sa propre existence.
Là, pourrait-on dire, [le soi] est confronté avec, dirait Otto, quelque chose de numineux. Du point de vue du sujet, ce dernier, en réfléchissant profondément à propos de son propre principe, contemple et la vie humaine et lui-même, ainsi que le disent les bouddhistes. Dans le bouddhisme, « contempler » ne signifie pas contempler le Buddha objectivement et de l’extérieur, mais illuminer son propre principe et réfléchir sur lui. Cela ne serait [324] que magie si on voyait Dieu à l’extérieur.
Pourquoi notre soi est-il religieux à sa racine ? Pourquoi l’exigence religieuse doit-elle se manifester et lui-même souffrir à cause du problème religieux, à mesure qu’il réfléchit profondément à propos de son propre fond, c’est-à-dire à mesure qu’il s’autoéveille ? C’est parce que notre soi est, absolument, une existence autocontradictoire, ainsi que je l’ai signalé précédemment. Parce que l’autocontradiction absolue est précisément la raison d’être du soi.
Tout ce qui est change et passe, rien n’est éternel. Les êtres vivants meurent ; il n’y a pas de vie là où il n’y a pas de mort. On peut dire que dans leur cas aussi se retrace déjà une autocontradiction. Cependant, les êtres vivants ne savent rien de leur propre mort. Ce qui ne connaît pas sa propre mort n’est pas une chose dotée d’un soi. Là, le soi n’existe pas encore. La mort n’existe pas pour une chose dénuée de soi. On peut dire également qu’il n’y a pas de mort chez les êtres vivants.
La mort signifie que le soi entre dans le néant éternel. Pour cette raison, il est irrépétable et unique ; il est un individu. Néanmoins, connaître sa propre mort signifie dépasser la mort. Et pourtant, ce qui simplement dépasse la mort n’est pas une chose vivante non plus. Connaître sa propre mort consiste à être en tant que néant. Être en tant que néant absolu doit être le point culminant de l’autocontradiction. Là se trouve néanmoins notre véritable soi autoéveillé (自覚的自己, jikaku-teki jiko).
Nous connaissons le soi en dépassant son agir. C’est ce que nous appelons d’habitude l’autoéveil. Mais limité à cela, le soi peut tout aussi bien être qualifié d’existence universelle, d’existence rationnelle. Là, il n’y a pas de soi irrépétable et unique, pas d’autoéveil véritable. Il doit donc y avoir à la racine de l’établissement de notre soi individuel, de notre soi personnel dont il a été question auparavant, une autonégation de l’absolu (絶対者, zettai-sha).
Le véritable absolu n’est pas une chose qui, simplement, dépasse sa propre opposition. En contenant absolument en lui-même l’autonégation, en s’opposant à l’autonégation absolue, il s’autodétermine de manière telle que la négation absolue est/n’est pas une affirmation. Le monde de notre soi, le monde de l’humain s’établit au sein de cette autonégation de l’absolu. Cette négation absolue qui est/n’est pas une affirmation, telle est la création de Dieu. En conséquence, j’affirme à la manière du bouddhisme que les êtres animés existent parce qu’existe le Buddha [325] et que le Buddha existe parce qu’existent les êtres animés. Le fait que le relatif s’oppose à l’absolu ne signifie pas simplement qu’il est imperfection ; il doit avoir le sens de la négation.
J’estime que du côté de l’humain, les relations d’auto-identité contradictoire entre Dieu et l’humain sont exprimées par ces paroles de Daitō Kokushi : « /Séparés pendant une éternité, et pourtant jamais séparés /même un instant/. Tout le jour, tout en étant face à face l’un l’autre, /pas un seul instant/ ne se trouvent face à face. Cette raison se trouve dans chaque personne[16]. » Le monde de l’auto-identité absolument contradictoire où la négation est/n’est pas une affirmation doit être le monde de la détermination inverse (逆限定, gyaku-gentei), le monde de la correspondance inverse (逆対応, gyaku-taiō). L’opposition entre Dieu et l’humain est nécessairement de l’ordre de la correspondance inverse.
En conséquence, notre sentiment religieux ne provient pas de notre soi ; il est un appel de Dieu ou, encore, du Buddha. Il est une action de Dieu ou du Buddha et provient du principe de l’établissement du soi. Augustin dit au début des Confessions : « Vous nous avez créés pour vous [et] notre coeur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous[17] ». Les savants ne tiennent aucun compte de cela et tentent de penser Dieu et de traiter de la religion à partir du monde de l’humain uniquement. Ils n’ont même pas conscience[18] de la distinction évidente entre le problème de la religion et celui de la morale. Cela équivaut à essayer de tirer de l’arc les yeux bandés.
Il va sans dire que la morale est la valeur suprême de l’humain. Cependant, la religion n’est pas nécessairement médiatisée par la morale et ne passe pas par elle. Au sein de la relation religieuse dans laquelle notre soi s’oppose à l’absolu, origine de sa propre vie, le sage et le fou, le bon et le méchant sont sur le même pied. On a été jusqu’à dire que « Si les hommes de bien arrivent à aller naître dans la Terre Pure, à combien plus forte raison les hommes de mal ».
Fondamentalement, les opportunités qui nous conduisent à la religion sont partout dans le monde de l’humain autocontradictoire. La religion est un retournement absolu de la morale. On peut également dire en ce sens qu’il est plus difficile pour les moralistes outrecuidants d’entrer dans la religion « qu’à un chameau de passer par un trou d’aiguille[19] ».
Le christianisme personnel[20] place de façon extrêmement grave l’origine de la religion dans la chute de l’humain. Le péché originel se transmet à la descendance d’Adam qui s’est rebellé contre le Dieu créateur. Aussitôt né, [l’humain] est pécheur. Il n’y a donc pas moyen pour lui d’y échapper. Il lui est possible de le faire uniquement grâce à l’amour de Dieu, grâce au sacrifice du Fils unique de Dieu qui fut envoyé par Dieu dans le monde humain. Nous sommes sauvés [326] en croyant à la révélation du Christ.
Il est probable que du point de vue de la morale, le fait d’être pécheur dès sa naissance soit considéré comme déraisonnable. On ne peut cependant manquer d’admettre que supposer la chute à la racine de l’humain représente une conception extrêmement profonde de l’humain religieux. En effet, cela doit exprimer le fait fondamental de notre vie, nous humains. L’humain s’établit à partir de l’autonégation absolue de Dieu. À l’origine, il était destiné à être jeté dans les flammes éternelles de l’enfer.
Dans la Vraie école de la Terre Pure aussi, l’origine de l’humain est placée dans le mal karmique. Elle affirme que « les êtres vivants [sont] chargés de lourds péchés et brûlés de passions[21] ». Ils sont par conséquent sauvés uniquement en croyant au nom sacré du Buddha Amida. J’estime que dans le bouddhisme, le fondement de l’humain réside entièrement dans l’ignorance. Cette dernière est l’origine du mal karmique. Elle découle donc du fait que nous considérons le soi objectivé comme le soi [véritable]. L’origine de l’ignorance repose sur une façon de voir le soi qui fait appel à la logique objective. Il est donc dit dans le bouddhisme Mahayana qu’on est sauvé au moyen du satori.
Il me semble que ce mot satori est en général mal interprété. Il ne consiste pas à voir les choses objectivement. Le bouddhisme serait de la magie si on affirmait voir le Buddha objectivement. Le satori consiste à voir radicalement la racine de son propre néant, la source du mal karmique. Dōgen dit que « le fait de découvrir la voie bouddhique consiste à découvrir son moi. Le fait de découvrir son moi consiste à l’oublier[22] ». Il doit s’agir là d’une manière de voir complètement contraire à la manière de voir de la logique objective.
À proprement parler, il ne devrait pas exister de religion du pouvoir propre (自力, jiriki). Ce dernier, justement, est un concept contradictoire. Les bouddhistes eux-mêmes se fourvoient à son sujet. Qu’il s’agisse du pouvoir propre ou du pouvoir de l’autre (自力他力, jiriki-tariki), du zen ou la Vraie école de la Terre Pure[23], ils occupent au fond des positions identiques en tant qu’ils appartiennent au bouddhisme Mahayana. À leur stade ultime, faut-il le croire, ils se tiennent la main.
En ce qui concerne la difficulté de la conversion, il semblerait plutôt que ce qui est difficile réside dans la « pratique facile ». Le maître Shinran a parlé lui aussi de « la Terre Pure que personne n’emprunte ». Aucune religion, quelle qu’elle soit, n’est exempte d’éléments qui ne nécessitent pas un effort d’autonégation[24]. Ceux qui sont vraiment éveillés (目覚めた mezameta) une fois pour toutes à la conscience religieuse doivent faire comme quelqu’un qui doit « éteindre la flamme de ses propres cheveux ayant pris feu ».
Depuis quelle position et dans quelle direction cet effort se déploie-t-il ? Situer Dieu ou le Buddha dans une terre idéale qui, du point de vue objectif, est absolument inaccessible, [327] et, pour ce faire, déployer des efforts relevant de la négation qui est/n’est pas une affirmation, tel est le pouvoir propre typique[25]. Ce n’est pas là la religion. On n’y retrouve absolument pas le reversement des mérites (横超, ōchō) du maître Shinran. C’est ce qui est le plus opposé à la Vraie école de la Terre Pure.
Chapitre 3
J’ai traité [dans le chapitre précédent] de la question qui consiste à savoir d’où provient notre sentiment religieux et par quoi il est fondé, de même que de ce en quoi consiste le problème religieux. Il va sans dire que ce dernier n’est pas l’un des problèmes d’ordre cognitif de la connaissance objective ni l’un des problèmes moraux concernant le devoir de notre soi volontaire.
Qu’est-ce que notre soi ? Où se situe-t-il ? Tel est le problème essentiel du soi lui-même, le problème du lieu où il se trouve (在処, arika). Nous nous tourmentons à propos du problème religieux et nous nous escrimons à son sujet à partir de notre conscience religieuse. Notre soi ne s’afflige pas à propos de ce qui simplement le dépasse ou de ce qui lui est extérieur. C’est uniquement lorsqu’une chose concerne sa propre existence, c’est-à-dire concerne notre vie, qu’il se tourmente à son sujet. Plus cette relation s’approfondit, plus nous en souffrons.
La conscience morale est elle aussi une chose qui dépasse notre soi. Mais elle le dépasse depuis l’intérieur. Dans cette mesure, les remords de conscience ébranlent notre soi depuis le fond de sa vie. On dit qu’il n’y a pas de lieu d’où l’on puisse se dérober aux remords de conscience. On appelle cela la souffrance morale. Cependant, il subsiste encore un soi dans la souffrance morale. Elle est uniquement une souffrance à partir du fond de soi-même. D’ailleurs, la souffrance nous vient de la conscience morale, dans la mesure où le soi est une existence rationnelle. Pour lui, la raison est autonome.
J’ai moi aussi examiné l’existence de notre soi sur le plan prédicatif. Nos actes de conscience s’établissent en tant qu’autodéterminations sur le plan prédicatif. Cependant, notre soi n’est pas une simple existence universelle, une simple existence sur le plan prédicatif. Il est absolument individuel. Il est une existence volontaire. L’existence de notre soi se trouve là où l’individuel nie absolument l’universel, [328] là où notre soi a absolument la possibilité d’enfreindre les lois. Aller simplement dans la direction universelle équivaut plutôt à nier la liberté du soi, à se perdre soi-même. C’est faire de soi un élément de la « géométrie euclidienne ». Néanmoins, il n’y a pas de soi non plus là où on nie simplement l’universel, là où on nie la raison. Une chose simplement irrationnelle n’est qu’un animal. Plus notre soi pense, plus il est une existence autocontradictoire. On peut dire que les romans de Dostoïevski ont traité très sérieusement de ce problème.
Qu’est-ce qui fait vraiment du soi un soi ? Qu’est-ce qui est vraiment autonome en regard de notre soi ? Nous ne pouvons manquer de supposer ces problèmes à la racine de notre soi. Et la science et la morale partent de là. Les vraies valeurs doivent être fondées sur l’existence véritable du soi. On répliquera peut-être qu’il est inutile de s’absorber dans de tels problèmes et qu’il est suffisant pour nous, humains, de nous conduire d’après la conscience morale. On objectera sans doute que le fait même d’enfoncer la lame du doute dans l’origine de la morale est mauvais. Si c’était le cas, le problème religieux n’existerait pas.
Pour certains, évidemment, il n’y a pas d’obligation à être religieux. Mais en disant cela, ils posent l’existence sociale à la racine de l’existence de notre soi. À vrai dire, ils font donc reposer sur la société le problème de la vie et de la mort également. Mais la société part elle aussi de l’existence humaine. Les valeurs religieuses ne sont pas de soi-disant « valeurs ». Elles se trouvent dans une direction contraire à ces dernières. Le sacré se trouve dans la direction de la transcendance des valeurs[26]. On pourrait aussi parler de valeurs qui nient les valeurs[27].
Par nature, ce qui est autocontradictoire ne peut pas exister. Il va sans dire que cela [ne peut pas] exister au sens du sujet qui ne devient pas prédicat. Mais on ne peut pas parler, non plus, d’une existence rationnelle ( 理性的, risei-teki) ou d’une existence idéale — le prédicat qui ne devient pas sujet. Une existence rationnelle (合理的, gōri-teki) se doit de ne contenir en elle-même aucune contradiction.
Et pourtant, notre soi est nécessairement une existence autocontradictoire. Il pense à propos de lui-même, c’est-à-dire qu’il est une existence à la fois subjective et prédicative ; [329] il connaît son propre agir, c’est-à-dire qu’il est une existence à la fois temporelle et spatiale. Notre soi possède son existence au sein de cette autocontradiction. Plus notre soi est autocontradictoire, plus il s’autoéveille à lui-même. Cela est réellement un paradoxe. Il se trouve là un profond problème. On pourrait dire que notre soi se possède dans l’autonégation. Il n’existe ni dans la direction subjective ni dans la direction prédicative, mais se possède lui-même dans le néant absolu[28].
Une telle existence autocontradictoire requiert, à sa racine, une chose qui est de l’ordre de l’auto-identité absolument contradictoire. Elle requiert nécessairement une chose qui est créatrice de manière telle que la négation est/n’est pas une affirmation et que l’affirmation est/n’est pas une négation — c’est-à-dire à la manière de l’auto-identité contradictoire. Elle doit être une chose qui s’autodétermine à titre de néant absolu, une chose qui est en tant que néant absolu. Il est dit de « faire jaillir l’esprit qui ne demeure nulle part ».
Il est probable que lorsque je dis « à la racine » [de l’existence], certains songent uniquement à la direction du sujet (主語的, shugo-teki) et supposent une substance (実体, jittai) qui serait un fondement (基底的に, kitei-teki ni). Mais lorsque me conformant à l’auto-identité contradictoire j’énonce cela, c’est en un sens complètement différent, celui de l’affirmation de la négation absolue. Le soi ne peut que disparaître si on pense l’origine dans la direction du sujet, comme c’est le cas avec la substance spinozienne. Si, au contraire, on la pense dans la direction du prédicat, elle devient la raison absolue, comme c’est le cas avec le développement fichtéen de la philosophie de Kant. Là aussi le soi est perdu. Il n’y a rien, dans l’une ou l’autre de ces directions, qui soit l’origine de l’établissement du soi, lequel est une existence autocontradictoire.
L’origine de cette existence doit consister en ceci que notre soi se nie absolument et [qu’ainsi], il fait vraiment de soi un soi. Cela ne signifie pas que le soi est nié simplement. Cela ne signifie pas non plus qu’il devient Dieu ou le Buddha en s’identifiant à l’un ou à l’autre, ou encore qu’il se rapproche d’eux. Ce qui doit être pris en considération ici, c’est la correspondance inverse. Les paroles de Daitō Kokuchi sont les mieux adaptées pour exprimer celle-ci. C’est la raison pour laquelle le monde religieux est concevable uniquement en tant qu’autodétermination du lieu qu’est l’auto-identité absolument contradictoire (絶対矛盾的自己同一的場所, zettai-mujun-teki jiko-dōitsu-teki basho), uniquement au moyen de la logique du lieu.
Les diverses méprises à propos des relations entre Dieu et l’humain proviennent elles aussi de la manière de voir de la logique objective. [330] Je ne suis pas quelqu’un qui rejette la logique objective. Moment de l’autodétermination de la logique concrète, elle doit être contenue dans cette dernière. Autrement, elle ne serait pas une logique, même qualifiée de concrète. Mais l’erreur se trouve là où on considère comme des substances ce que pense la logique abstraite ; elle se trouve dans la « substantialisation des concepts ». C’est plutôt Kant qui a éclairci ce point.
[…][29]
[331] Il y a à la racine de notre soi, une chose qui en dépasse absolument le niveau conscient. Il s’agit du fait de l’autoéveil de notre soi. Quiconque réfléchit profondément à propos du fait de son propre autoéveil doit se rendre compte de cela. Suzuki Daisetsu appelle [ce dépassement du soi] « spiritualité » (La Spiritualité japonaise[30]). Il dit que le pouvoir de la volonté spirituelle est de transcender le soi en se fondant sur la spiritualité. Le fait spirituel est religieux, il est vrai, mais il n’est pas mystérieux. Le fait même, pour certains, de considérer la religion comme mystérieuse est une erreur.
La connaissance scientifique est fondée elle aussi sur cette position. Elle ne s’établit pas simplement à partir du soi conscient abstrait. Elle s’établit depuis la position de l’autoéveil du soi corporel, ainsi que j’en ai traité autrefois (voir « Le monde physique »). Comme fait fondamental de notre vie, la conscience religieuse doit être la base de la science et de la morale. Le sentiment religieux n’est pas l’apanage de quelques-uns ; il doit se dissimuler au fond du coeur de tout humain. Ceux qui ne s’aperçoivent pas de cela ne peuvent pas être philosophes.
[332] Le sentiment religieux se trouve au fond du coeur de chacun. Nombreux sont ceux néanmoins qui ne s’en rendent pas compte. Et bien que certains s’en rendent compte, peu nombreux sont les gens convertis. Que signifie la conversion (入信, nyūshin) ? Qu’est-ce que la croyance (信仰, shinkō) religieuse ? Quelquefois, les gens confondent la croyance religieuse et la conviction subjective (主観的信念, shukan-teki shinnen). Ce qui est excessif est de s’imaginer qu’elle dépend du pouvoir de la volonté. Mais la croyance religieuse doit être un fait objectif. Elle doit être pour notre soi un fait absolu, le fait de ce que Daisetsu appelle la « spiritualité ».
Il y a au fond de notre soi une chose qui le dépasse absolument. Celle-ci, néanmoins, n’est pas simplement autre pour le soi ; elle ne se trouve pas à l’extérieur de lui. En cela réside l’autocontradiction de notre soi. Là, nous nous égarons du lieu où se trouve le soi. Néanmoins, la croyance religieuse s’établit là où c’est conformément à l’auto-identité contradictoire que notre soi se découvre véritablement. Elle s’appelle donc « paix de l’esprit », en termes subjectifs, et « salut », en termes objectifs.
D’habitude, nous pensons l’origine (本源, hongen) de notre soi ou bien extérieurement dans la direction du sujet ou bien intérieurement dans la direction du prédicat. Notre soi est désirant, lorsqu’il est pensé à l’extérieur et subjectivement, et rationnel, lorsqu’il est pensé à l’intérieur et prédicativement. Mais comme je l’ai déjà dit, son origine ne se trouve ni dans l’une ni dans l’autre [de ces directions]. En termes psychologiques, elle ne se trouve ni dans ce qui est d’ordre sensible ni dans ce qui est d’ordre volontaire. Elle se trouve dans l’auto-identité absolument contradictoire de l’une et l’autre directions.
Un changement absolu de position est requis de la part de notre soi, s’il veut s’introduire dans la croyance religieuse. Cela s’appelle la conversion (回心, kaishin). Cette dernière n’est pas un processus qui consisterait à passer d’une direction à une autre qui lui est contraire, ainsi que certains le croient parfois. Notre soi n’est ni animal ni angélique. C’est la raison pour laquelle il est égaré (迷える自己, mayoeru jiko). En effectuant un changement complet, nous découvrons une retraite paisible au sein de l’auto-identité contradictoire entre ces deux directions. Cette dernière ne consiste pas à passer simplement d’une direction à l’autre, dans le cadre d’une opposition rectilinéaire ; elle doit être le « reversement des mérites » de Shinran, elle doit être circulaire. Là aussi, peut-on dire, la religion est inconcevable dans les termes de la logique abstraite.
Donc, même la conversion religieuse et la libération complète ne peuvent [333] être séparées de ce soi conscient — qui est d’un côté désirant et de l’autre côté rationnel — ni, à plus forte raison, ne sont quelque chose d’inconscient. Elles doivent se faire de plus en plus clairement conscientes ou, plutôt, intelligibles (叡知的 eichi-teki). Elles ne sont absolument pas séparées de notre soi conscient judicatif, c’est-à-dire du soi discriminant ( 分別的 funbetsu-teki). Daisetsu appelle cela la « discrimination de la non-discrimination ». La spiritualité est une discrimination de la non-discrimination. Le fait de la considérer comme une simple inconscience est fondé, non pas sur une compréhension nulle de la conscience religieuse, mais sur le fait qu’on la déduit uniquement de la logique objective.
J’ai dit dans le chapitre précédent que notre soi s’établit en tant qu’affirmation de l’autonégation absolue de Dieu et que cela constitue la véritable création. Le véritable absolu n’est pas une chose qui, simplement, dépasse l’opposition qui lui est propre. Si c’était le cas, il ne pourrait qu’être une simple négation absolue et, à l’inverse, une chose relative. Le véritable absolu doit faire face à l’autonégation absolue [qui se trouve] en lui-même ; il doit contenir en lui-même la négation absolue. Il doit s’automédiatiser conformément à l’auto-identité absolument contradictoire, au moyen de la négation absolue propre à la logique du soku-hi de la Prajnaparamita.
Notre soi s’établit grâce à l’automédiatisation de la négation absolue de Dieu. On peut dire, comme je le fais invariablement, qu’il s’établit à titre de limite — celle-ci étant le multiple individuel — de l’autonégation de l’un absolu. Points d’autoprojection de l’un absolu, nous sommes là à l’image de Dieu et sommes aussi absolument volontaires.
Notre soi se possède au sein de l’autonégation de l’absolu. Il est lui-même là où il connaît sa propre mort ; il naît en vue de mourir pour l’éternité. On dit souvent qu’on meurt afin de vivre une vie plus riche et qu’on vit en mourant. Mais ce qui est mort est entré dans le néant éternel. Une fois mort, on ne vit pas pour l’éternité. L’individu n’est pas répétable ; la personnalité n’est pas duplicable. Si on la pensait de semblable façon, elle ne serait pas une chose vivante et cela, dès le départ. Elle serait une vie pensée depuis l’extérieur, une vie biologique. Si tel était le cas, on considérerait sa propre vie personnelle d’une manière seulement rationnelle. Beaucoup de moralistes pensent ainsi. La raison n’est pas une chose qui vit et meurt. Là aussi, la vie est pensée depuis l’extérieur. Et ce qui, simplement, [334] vit et meurt est une chose qui transmigre éternellement. Telle est la mort éternelle.
La vie éternelle se trouve là où le samsāra est/n’est pas le nirvāna. Comme je le dis souvent, la relation entre notre soi et Dieu, c’est-à-dire l’absolu, est exprimée de la meilleure façon possible par les paroles de Daitō Kokushi. Elle est nécessairement une correspondance inverse, absolument une correspondance inverse[31]. On peut affirmer ici que le samsāra est/n’est pas le nirvāna. C’est ici que notre vie éternelle doit être prise en compte. Ce n’est pas en échappant à la vie que notre soi s’introduit dans le monde de la non-naissance et de la non-destruction. Il est depuis le début non-naissance et non-destruction. Le maintenant est/n’est pas l’éternité […] Toutefois, c’est parce que nous conformant à la logique objective, nous voyons notre soi comme une existence objective que nous naissons et mourrons nécessairement, que nous transmigrons éternellement. En cela réside l’errance éternelle.
Je ne parle pas de la logique objective comme d’une logique de l’errance. Il doit y avoir logique objective lorsque le lieu s’autodétermine en soi-même conformément à l’auto-identité contradictoire. Seulement, l’errance se trouve là où on s’agrippe à des choses déterminées et pensées logiquement et que l’on considère comme la réalité. Cela vaut non seulement pour la religion, mais aussi pour la vérité scientifique.
Nous connaissons notre mort éternelle. Là se trouve le soi. Mais alors, nous nous trouvons déjà dans la vie éternelle. La venue à la foi (入信, nyūshin), la conversion (回心, kaishin) consiste en ceci que le soi scrute ainsi son origine au moyen de l’auto-identité contradictoire. Cela étant impossible du point de vue du soi objectif pensé au moyen de la logique objective, on se doit d’évoquer un pouvoir divin qui est l’autodétermination de l’absolu lui-même. La foi est une grâce. Un tel appel de Dieu se trouve à l’origine de notre soi. C’est la raison pour laquelle j’affirme qu’il y a, au tréfonds de notre soi, une chose qui le dépasse absolument, mais de laquelle il provient néanmoins. C’est à partir de là que la naissance est/n’est pas la non-naissance, et que la vie et mort est/n’est pas l’éternité.
[…][32]
Chapitre 4
[337] « L’homme, dit Pascal, n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien[33]. » Là se trouve effectivement la misère de la vie humaine.
[…][34]
[338] Le monde de l’humain n’est pas un simple monde de joies et de peines, mais un monde de bonheur et de malheur, de souffrance et d’affliction. La raison de la noblesse de notre soi est précisément la raison de sa misère.
Plus notre soi, comme individuel [provenant de] l’autonégation de l’absolu[35], se forme de manière absolument expressive — autrement dit, plus il est volontaire et personnel —, plus il fait face (面する, mensuru) à la négation absolue et s’oppose (対する taisuru) à l’un absolu sous le mode de l’auto-identité contradictoire — plus, autrement dit, il touche à Dieu sous le mode de la correspondance inverse. Pour cette raison, il se tient toujours, à l’origine de sa vie, en confrontation (対決, taiketsu)[36] à l’un absolu, c’est-à-dire à Dieu ; il est dans une situation [339] où il doit se décider (決する kessuru) entre la vie et la mort éternelles. Là se pose le problème de la vie et de la mort éternelles.
Barth dit que la foi est une décision (決断, ketsudan). Néanmoins, elle n’est pas la décision de l’humain. La foi est objective. Elle est réponse à un appel de Dieu. La révélation est un don de Dieu à l’humain. « Dans la foi, ajoute-t-il, l’humain obéit à travers sa propre décision à la décision de Dieu » (K. Barth, Credo[37]). De la même manière que Paul dit : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi[38] », celui qui, effectuant un changement brusque, se convertit, possède la vie éternelle ; celui qui ne le fait pas est jeté pour l’éternité dans les flammes de l’enfer. Il doit nécessairement y avoir ici une opposition entre la volonté de Dieu et la volonté de l’humain. Ce dernier peut donc être qualifié pour la première fois de religieux lorsqu’il est absolument volontaire, lorsqu’il est un individu unique. Ceux qui traitent de la religion doivent réfléchir profondément à cette idée.
Dans quelque religion que ce soit — si tant est qu’elle soit une véritable religion —, la conversion doit s’amorcer depuis l’extrémité d’une volonté affinée. La religion ne provient pas des simples sentiments. On se convertit pour la première fois en s’abandonnant. Comme l’enseigne la parabole du chemin blanc entre deux rivières, qu’on trouve dans la Vraie école de la Terre Pure, nous devons, quoi que nous fassions, passer par un chemin présentant une solution de remplacement[39]. Une chose telle qu’une « religion artistique » ne devrait pas être possible. Il y a sans doute des gens qui, sur la base du terme « intuition », confondent art et religion ; pourtant, l’un et l’autre [s’établissent] dans des directions contraires l’une à l’autre. Ce serait aussi une grave erreur que de considérer le bouddhisme Mahāyāna comme du panthéisme.
On dit que la religion grecque était d’ordre artistique. Mais les Grecs adoptèrent la direction, non pas de la religion, mais de la philosophie. Les Indiens, au contraire, évoluèrent dans la direction de la religion. Il n’y a pas, en Grèce, de véritable autoéveil de l’individu (個人, kojin). Il n’y a pas d’individu dans la philosophie de Platon. L’individu d’Aristote non plus n’est pas volontaire. En Inde, évidemment, il y a encore moins d’autoéveil de l’individu. Serait-ce que dans la philosophie indienne, l’individu est encore plus laissé pour compte ? J’estime toutefois qu’on y trouve une véritable négation de l’individu. Cela paraîtra absurde, mais l’individu y est reconnu[40] en vue d’être nié. Dans la religion indienne, [340] la volonté est absolument niée. Les éléments religieux qu’on y trouve sont dans une situation diamétralement opposée à celle de la religion d’Israël. La culture indienne est une culture diamétralement opposée à la culture de l’Europe moderne. C’est néanmoins la raison pour laquelle on y trouve des éléments susceptibles de contribuer au monde d’aujourd’hui.
Notre monde est un monde de causalité infinie qui, comme auto-identité contradictoire entre le temps et l’espace, et conformément à l’autodétermination du présent absolu, va de ce qui est créé à ce qui crée. Mais individu de ce monde, notre soi est en même temps plus noble que l’univers entier qui l’écrase, car il le dépasse et le connaît, ainsi que le dit Pascal[41]. La raison qui permet de s’exprimer ainsi est que notre soi, sous le mode de l’auto-identité contradictoire, s’établit en tant qu’autonégation de l’absolu — lui-même s’autodéterminant de manière auto-expressive —, c’est-à-dire en tant que multiple individuel de l’un absolu. C’est la raison pour laquelle nous touchons toujours à l’un absolu sous le mode de l’autonégation et de la correspondance inverse. Alors, nous nous introduisons dans la vie éternelle — la vie étant/n’étant pas la mort, et la mort étant/n’étant pas la vie — et sommes religieux.
Je soutiens que le problème religieux est nécessairement celui de notre soi volontaire, celui de l’individu. Mais en m’exprimant ainsi, je n’insinue pas que la religion est un problème de paix individuelle, ainsi qu’on le croit habituellement. Le problème de la paix du soi désirant n’est pas un problème religieux. Il se pose d’un point de vue inverse à ce dernier. Si elle était [considérée comme un problème religieux, la religion] n’aboutirait pas même au problème moral. Le soi désirant qui redoute la souffrance et recherche le plaisir n’est pas un véritable individu ; il est d’ordre biologique. De ce point de vue, force est de dire que la religion est un opium.
Notre soi étant l’autonégation de l’un absolu, il touche absolument à ce dernier sous le mode de la correspondance inverse. On peut dire que plus il devient un individu, plus il s’oppose à l’un absolu, c’est-à-dire à Dieu. C’est à la limite de [son] individualité que notre soi s’oppose à Dieu. C’est à la limite de l’autodétermination individuelle du monde historique que, sous le mode de l’auto-identité contradictoire, il s’oppose absolument à la limite de l’un total[42]. Donc, chacun de nos soi s’oppose à Dieu en qualité de représentant de l’humanité, laquelle s’étend du passé infini au futur infini. Détermination-instant du présent absolu[43], il s’oppose au présent absolu lui-même. [341] On peut aussi considérer ici que nos soi sont les centres innombrables d’une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.
[…] La morale est universelle et la religion, individuelle. Comme l’affirme Kierkegaard, le chevalier de la morale [342] et le chevalier de la foi se situent en ce sens dans des perspectives opposées. La signification du sacrifice d’Iphigénie par Agamemnon est totalement opposée à celle de la tentative de sacrifice d’Isaac par Abraham. Crainte et tremblement de Kierkegaard en est la meilleure élucidation. Quand de bon matin, Abraham prit avec lui Isaac et se mit en route pour le pays de Moriyya, c’est comme individu unique, c’est-à-dire comme limite de l’humain, qu’il se situa face à Dieu. Dieu dit : « Abraham ! » et Abraham répondit : « Me voici ! [44] » Ce dernier, néanmoins, se posa en tant que représentant de l’humanité. Et Dieu dit : « Je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel […] Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’as obéi[45]. »
Le fait que dans la religion, le soi retourne à Dieu en échappant à soi-même ne se produit pas en vue de la paix individuelle. Il signifie que l’humain échappe à l’humain. Il consiste pour lui à toucher au fait qu’est la création de Dieu. Là, simultanément, Dieu se révèle et nous entrons en contact avec la révélation. Adhérer à la foi consiste donc pour l’humain à obéir à la décision de Dieu à travers sa propre décision. Loin d’être une croyance subjective, la foi consiste à entrer en contact avec la vérité de l’établissement du monde historique. La chute d’Adam qui, se rebellant contre Dieu, mangea le fruit de l’arbre de la connaissance, ne signifie rien d’autre que ceci : l’humain s’établit en tant qu’autonégation de Dieu. En termes bouddhiques, cela correspond au soudain jaillissement de la pensée.
L’humain est autocontradictoire à la racine de son établissement. Plus il est intellectuel et volontaire, plus on peut parler en ce sens. Il est caractérisé par le péché originel. D’un point de vue moral, il est sans doute absurde que le péché des parents se transmette aux enfants. Mais là se trouve l’existence de l’humain lui-même. Échapper au péché originel équivaudrait à échapper à l’humain, ce qui est humainement impossible. On dit que nous sommes sauvés uniquement en croyant à l’avènement du Christ, révélation de l’amour de Dieu. Là, nous revenons à l’origine de notre soi, nous mourons en Adam et vivons dans le Christ[46].
Selon la Terre Pure, ce monde est entièrement le monde du karma, le monde de l’ignorance de la vie et de la mort. Nous sommes sauvés uniquement grâce au voeu originel du Buddha, en croyant au prodige du nom du Buddha. Cela consiste précisément à répondre à l’appel de l’absolu. La conséquence ultime [343] de cette perspective est, comme le dit le maître zen Bankei, que le samsara est/n’est pas la non-naissance […]
Comme je l’ai expliqué précédemment, les relations religieuses se trouvent dans l’auto-identité contradictoire entre, d’une part, ce qui dépasse absolument le soi mais le fait néanmoins s’établir — c’est-à-dire ce qui, simultanément, est absolument transcendant à notre soi et en constitue l’origine — et, d’autre part, le soi absolument unique, individuel et volontaire. Elles se trouvent dans l’auto-identité contradictoire entre ce qui est absolument transcendant et ce qui est absolument immanent. De telles relations ne sont concevables ni simplement de l’extérieur ou objectivement ni simplement de l’intérieur ou subjectivement. Elles doivent être abordées depuis le monde historique[47], compris comme autodétermination du présent absolu. De quelque monde historique qu’il s’agisse, il se trouve quelque chose de religieux à la racine de son établissement.
[…][48]
[344] Notre soi étant un individu absolument unique, un soi volontaire, c’est conformément à la correspondance inverse que, se dépassant lui-même, il s’oppose nécessairement à l’absolu qui s’oppose à lui et, ce, simultanément, dans deux directions : extérieure et intérieure[49]. Dans la première direction, notre soi entre en contact avec un impératif absolu qui est l’auto-expression de l’absolu ; en nous niant nous-mêmes absolument, nous ne faisons rien d’autre que lui obéir. Qui lui obéit vit ; qui lui désobéit est jeté dans les flammes éternelles. Dans la seconde direction, au contraire, l’absolu englobe absolument notre soi. Il poursuit et englobe absolument notre soi qui désobéit, notre soi qui se dérobe ; autrement dit, il est infinie miséricorde.
J’affirme ici aussi que notre soi s’oppose à l’absolu comme individu unique et dans son aspect volontaire. Car l’amour aussi doit être une relation d’auto-identité contradictoire entre deux personnalités opposées. L’amour absolu consiste à englober absolument ce qui est contraire à soi. [345] Le soi volontaire, qui est une existence absolument autocontradictoire, se trouve confronté — sous le mode de l’auto-identité contradictoire — à la racine de son établissement à ce qui le fait s’établir. Là, notre soi doit entrer en contact avec l’amour absolu qui l’englobe. Le soi personnel ne s’établit pas à partir d’une simple opposition d’ordre volontaire. Pour cette raison, Dieu est en un certain sens amour, dans quelque religion que ce soit.
J’ai mentionné précédemment que l’absolu n’est pas une chose qui dépasse l’opposition et que ce qui s’oppose au relatif n’est pas le véritable absolu. Le véritable absolu doit être une chose qui se nie elle-même, jusqu’à devenir démoniaque. Telle est la signification des moyens habiles religieux. Ces derniers impliquent donc aussi que l’absolu se voit lui-même, même dans ce qui est diabolique. Ici se trouve une religion comme celle de la Vraie école de la Terre Pure, où le méchant est justifié, et ici s’établit la religion de l’amour absolu. Plus le soi devient un individu unique, plus il devient volontaire […] L’absolu fait de l’humain un humain et le sauve véritablement en se niant lui-même absolument. Les moyens habiles et les miracles des religieux sont aussi compréhensibles de cette façon, depuis la position de l’autonégation absolue de l’absolu. On dit que le Buddha sauve l’humain en dégénérant lui-même, même en démon. On peut trouver même dans le christianisme, [plus précisément] dans l’incarnation, cette acception de l’autonégation de Dieu. En termes bouddhiques, ce monde est le monde du voeu de compassion du Buddha, le monde des moyens habiles. Le Buddha sauve l’humain en se révélant sous diverses formes.
D’après moi, il est possible de reconnaître deux directions contraires dans les relations entre notre soi et l’absolu, ainsi que je l’ai expliqué précédemment. Là se constituent deux sortes de religions : le christianisme et le bouddhisme[50]. Cependant, une religion qui, de façon abstraite, se fonderait sur l’une de ces directions seulement ne serait pas une véritable religion. Un Dieu simplement transcendant n’est pas le vrai Dieu. Dieu doit être un Dieu d’amour. On considère dans le christianisme que Dieu a créé le monde par amour, mais cela doit se ramener à l’autonégation de l’absolu, [346] c’est-à-dire à l’amour de Dieu. À l’inverse, le devoir surgit vraiment du fond de notre coeur dès lors que notre soi est englobé par l’amour infini.
Les gens ne se rendent pas vraiment compte de ce qu’est l’amour. L’amour n’est pas instinctif. Ce qui est instinctif n’est pas de l’amour, mais de l’intérêt personnel. Le véritable amour doit être une relation d’auto-identité contradictoire entre deux personnes, entre le « je » et le « tu ». L’amour absolu doit se trouver derrière le devoir absolu. Autrement, ce dernier ne relèverait de rien d’autre que de la loi. Kierkegaard qualifie de devoir l’amour chrétien. Il doit y avoir un amour pur au fondement du règne des fins de Kant. C’est pourquoi la personnalité s’établit à partir de là.
La raison pour laquelle on tient l’amour pour instinctif et impersonnel, dès qu’il est évoqué, est que l’on considère l’existence humaine d’après la logique objective et comme une simple existence subjective[51]. J’estime au contraire qu’en termes bouddhiques, le véritable devoir de notre soi provient du voeu de compassion du Buddha.
Le monde de l’amour absolu n’est pas un monde où on se condamne mutuellement. C’est le monde créateur où le soi et l’autre s’aiment et se respectent mutuellement, le monde où ils s’unifient. De ce point de vue, toutes les valeurs sont envisageables depuis une position créatrice. La création doit toujours provenir de l’amour. Il n’y a pas de création sans amour.
[…][52]
[347] Il va sans dire que les relations entre Dieu et l’humain ne sont pas des relations basées sur le pouvoir ; mais elles ne sont pas non plus téléologiques, ainsi qu’on le croit habituellement. Les relations réciproques entre choses qui s’opposent absolument doivent être expressives. L’absolu n’est pas une chose qui dépasse les oppositions. Il doit se posséder dans l’autonégation absolue, se voir dans l’autonégation absolue. Là, ce qui, comme autonégation absolue, [348] s’oppose au soi doit s’exprimer soi-même. Les relations entre Dieu et l’humain doivent être comprises au sein des relations entre ce qui s’exprime absolument soi-même sous le mode de l’autonégation et ce qui, étant exprimé, s’oppose au premier sous le mode de l’auto-expression[53]. Elles ne sont ni mécaniques ni téléologiques. Elles doivent être de l’ordre de l’auto-identité absolument contradictoire entre ce qui se forme soi-même de manière auto-expressive, c’est-à-dire ce qui est absolument créateur, et ce qui crée (創造するもの, sōzō suru mono, 作るもの, tsukuru mono) en étant créé[54]. Il faut introduire le fait de créer ( 作る, tsukuru) et celui d’être créé au sein des relations entre, d’une part, ce qui exprime et, d’autre part, ce qui exprime en étant exprimé, c’est-à-dire au sein des relations d’auto-identité contradictoire entre deux êtres libres[55].
[…][56]
[349] Dans le monde historique, les symboles ne sont pas dépourvus de réalité. Auto-expressions du monde, ils sont dotés d’un pouvoir de formation du monde historique. Ce que les religieux appellent la « parole de Dieu » doit être saisi depuis cette perspective. Le monde de l’humain et le monde historique se constituent du fait que l’absolu se voit en soi au moyen d’une autonégation absolue. C’est pourquoi on dit que Dieu a créé le monde par amour.
Les relations entre ce qui s’exprime absolument et ce qui s’exprime en étant exprimé doivent être saisies dans le cadre des relations expressives, c’est-à-dire au sein du langage. Le langage devient l’intermédiaire entre Dieu et l’humain. Les relations entre Dieu et l’humain ne sont ni mécaniques ni téléologiques ; elles ne sont pas rationnelles non plus. Dieu domine notre soi à la façon d’une auto-identité absolue et à titre de volonté absolue. Il s’exprime à titre de parole formatrice. Telle est la révélation. Dans le judaïsme, ce sont les prophètes qui, au nom de Dieu, transmirent sa volonté à Israël : « Ainsi parle Yahvé Sabaot, le Dieu d’Israël ». Les prophètes étaient aussi appelés « bouche de Dieu ».
J’ai dit autrefois que le monde historique comporte toujours une tâche à accomplir et qu’il possède là sa propre auto-identité. Une véritable tâche historique doit avoir à chaque époque le caractère de la parole de Dieu. Dans l’antiquité juive, [cette tâche] était transcendante : « La parole de Yahvé me domine. » Mais aujourd’hui, elle doit être absolument immanente ; elle doit être une auto-expression surgissant du fond du monde historique qui se forme lui-même. Néanmoins, elle n’est pas simplement immanente. Le monde historique [350] étant l’autodétermination du présent absolu, en lui, toujours, l’immanence est/n’est pas la transcendance et la transcendance est/n’est pas l’immanence[57]. Le véritable rôle des philosophes est de saisir la tâche historique de ce monde en se plongeant en lui.
Dans le bouddhisme aussi, le Buddha est exprimé par son Nom Sacré, comme dans le vrai bouddhisme de la Terre Pure. On dit qu’on est sauvé en croyant en son nom mystérieux. La continuité de la discontinuité entre l’absolu — le Buddha — et l’humain, c’est-à-dire l’intermédiaire qu’est l’auto-identité contradictoire, ne se fonde sur rien d’autre que sur l’expression, le langage. Ce qui manifeste le voeu de compassion absolue du Buddha n’est autre que son Nom Sacré […]
Les relations de correspondance inverse entre l’absolu et l’humain se fondent uniquement sur l’expression du Nom Sacré. Il va sans dire qu’elles ne sont d’ordre ni sensible ni rationnel. La raison est nécessairement immanente et représente la perspective de l’humain. Elle n’est pas un mode de relation avec l’absolu.
Notre soi s’oppose à l’absolu à l’extrémité de la volonté individuelle, ainsi que je l’ai mentionné précédemment. Dieu aussi domine notre soi à titre de volonté absolue (il s’agit donc nécessairement d’une correspondance inverse). L’intermédiaire entre ces deux volontés ne dépend de rien d’autre que du langage (compris comme relation d’auto-identité absolument contradictoire). Il est vrai que comme logos, le langage est aussi rationnel, mais ce qui est transrationnel ou, pour mieux dire, ce qui est irrationnel, est exprimé uniquement par le langage. La volonté dépasse aussi la raison ou, plutôt, elle la perce (破る, yaburu). Ce qui dépasse absolument notre soi, mais qui néanmoins le domine absolument, doit être une chose qui s’exprime elle-même objectivement. L’art est lui aussi une expression objective, mais il est d’ordre sensible et non pas volontaire. L’expression religieuse [351] doit être de l’ordre de la volonté absolue. Elle s’oppose à notre soi personnel lui-même […]
Pour parler de la conversion ou du salut, il doit y avoir, dans quelque religion que ce soit — dans la mesure où il s’agit d’une véritable religion —, un principe paradoxal (背理の理, hairi no ri) qui relève de l’auto-identité absolument contradictoire. Celui-ci n’est ni sensible ni rationnel. Il doit être une parole, comprise comme auto-expression de l’absolu, une parole créatrice. On dit dans le christianisme qu’« au commencement était le Verbe[58]. » En suite de quoi on ajoute, à propos du Christ : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous[59]. » Dans le bouddhisme aussi, [cette parole] est le Nom Sacré, c’est-à-dire le Buddha. La parole de la révélation, qui est créatrice au sens indiqué plus haut et salvatrice, et qu’on peut appeler aussi principe paradoxal, n’est ni transrationnelle ni irrationnelle. Auto-expression de l’absolu, elle est ce qui fait du soi le véritable soi et de la raison, la véritable raison.
[…] Comme révélation du Dieu personnel transcendant, la parole de Dieu du christianisme contient, à titre de volonté absolue, une nuance de jugement[60]. On dit que nous sommes justifiés par la foi[61]. La signification du Nom Sacré, au contraire, est la suivante : expression de la grande compassion et de la grande miséricorde du Buddha, il est ce par quoi notre soi est sauvé et englobé. À la limite, cela rejoint aussi l’expression « les choses sont telles qu’elles sont » (自然法爾, jinen-hōni). En dépit de ce qu’en pensent certains, cette expression ne doit pas être comprise au sens de « nature ». L’expérience religieuse n’est pas envisageable d’après la logique objective. Elle doit être englobée dans le voeu de compassion absolue. Néanmoins, elle ne consiste pas en une simple indifférence au niveau des sentiments. La grande sagesse provient originairement de la grande compassion et de la grande miséricorde. Autrement, elle ne serait qu’un dogmatisme égoïste, pour ne pas dire un jeu logique.
[352] La vérité se trouve là où nous pensons en devenant les choses, où nous voyons en devenant les choses. Par conséquent, la compassion consiste pour notre soi à adopter radicalement une telle position. Elle consiste pour lui à agir en tant qu’affirmation [advenant par] autonégation de l’absolu. Connaître vraiment quelqu’un veut dire : à partir d’une perspective libre de toute idée et de toute pensée. La connaissance scientifique implique elle aussi que notre soi connaisse à titre d’autodétermination du présent absolu, à la façon d’une auto-expression du monde qui s’exprime lui-même. On peut dire, ici aussi : « les choses sont telles qu’elles sont ».
La compassion n’est pas une chose qui nie la volonté ; c’est à partir d’elle que s’établit la véritable volonté. Notre soi n’est ni un être subjectif ni un être prédicatif. Il est un lieu (場所的有, basho-teki yū), dans la mesure où il est subjectivo-prédicatif et prédicativo-subjectif[62]. Il est donc compassion à sa racine. La compassion signifie que les choses absolument opposées s’unifient conformément à l’auto-identité contradictoire. La volonté naît comme autodétermination d’un tel lieu. Elle est instinctive, du point de vue subjectif, et rationnelle, du point de vue prédicatif ; mais comme autodétermination propre au lieu (場所的自己限定, basho-teki jiko-gentei), elle est une formation historique.
Je considère qu’il y a sincérité là où le soi étant une pure autodétermination du lieu, il n’en reste plus la moindre trace[63]. La sincérité doit par conséquent se fonder sur la grande compassion et la grande miséricorde. C’est là ce que je voudrais placer à la racine de la raison pratique. La morale de Kant est bourgeoise. Une morale de la formation historique doit être de l’ordre du voeu de compassion. Celui-ci n’a pas trouvé place, au fondement de la culture occidentale (Suzuki Daisetsu). J’estime que là se trouve la différence entre la culture orientale et la culture occidentale.
En ce qui concerne le zen, dont on dit qu’il a eu une influence considérable sur la culture de mon pays, je renvoie aux spécialistes. Je voudrais seulement dire un mot au sujet d’un contresens commun relativement au zen […] Toutes les méprises à propos du zen reposent sur une pensée caractérisée par la logique objective. Il est vrai que dans la philosophie occidentale, ce qui, depuis Plotin, a été qualifié de « mysticisme » est extrêmement proche du zen oriental, mais je considère qu’à sa racine, il n’échappe pas au point de vue de la logique objective. Pour mieux dire, l’Un de Plotin se situe, par rapport au néant oriental, à l’extrémité diamétralement opposée. C’est la raison pour laquelle il n’aboutit pas à la perspective du fond ordinaire[64].
Ce n’est pas là où se trouve notre esprit que se trouve le monde. Nous ne voyons pas le monde simplement à partir de notre soi. Ce dernier est pensé au sein de ce monde historique. Le monde de notre soi conscient s’établit en tant qu’autodétermination sur le plan temporel du monde historique, ainsi que j’en ai traité dans « La vie ». Tous les points de vue subjectivistes qui partent du soi conscient abstrait obscurcissent notre regard.
Chapitre 5
[354] Peu nombreux sont ceux qui ont une expérience religieuse — à un niveau ou un autre — et qui ont vraiment la foi. La religion, cependant, n’est pas l’état psychologique particulier d’un être humain particulier. Nous sommes des réalités religieuses dans la mesure où nous sommes des réalités historiques qui naissons dans le monde historique, agissons dans le monde historique et mourons dans le monde historique[65]. Notre soi peut être défini en ce sens à la racine de son établissement. L’absolu qui est par soi et se meut par soi[66] n’est pas une chose qui dépasse l’opposition. Ce qui dépasse l’opposition n’est pas un absolu. Ce monde historique étant l’autonégation — laquelle est/n’est pas une affirmation — de l’absolu véritable qui contient en lui-même une négation absolue, il s’établit nécessairement sous le mode de l’auto-identité contradictoire entre le multiple et l’un, et à titre d’autodétermination du présent absolu.
Chacun de nos soi étant multiple individuel d’un tel monde, il l’exprime ; simultanément, chacun d’entre eux étant un point d’auto-expression de ce monde, il le forme. Là se trouve l’existence de notre soi. En d’autres termes, ce dernier s’établit en tant qu’affirmation procédant par autonégation de l’un absolu[67]. C’est pourquoi notre soi se possède dans l’autonégation.
Nous sommes absolument religieux. C’est la raison pour laquelle il est possible d’affirmer que chacun de nos comportements est historique et que chacun, à titre d’autodétermination du présent absolu, est eschatologique. Là, nous obéissons à la décision de Dieu à travers notre décision. La vérité est la révélation.
[…][68]
[362] Je voudrais à ce stade élucider les relations entre la religion et la culture à partir de ma propre position. Certains soutiennent que la religion et la culture se fondent sur des positions opposées. La théologie dialectique d’aujourd’hui met ce point en valeur de manière réactionnaire. Je considère cependant qu’un Dieu incapable de s’introduire absolument dans l’autonégation, un Dieu qui ne contient pas de véritable autonégation, n’est pas le véritable absolu. Il est un Dieu juge et non le Dieu sauveur absolu. Il est un Dieu souverain transcendant et non le Dieu d’amour absolu immanent.
La véritable culture s’établit à titre de contenu de l’absolu, [lequel contenu] se qualifie par une autonégation qui est/n’est pas une affirmation. De notre point de vue humain, notre soi voit vraiment le contenu de la culture objective et éternelle là où par autonégation, il se possède dans ce qui le dépasse de l’intérieur, là où il agit en tant qu’acte d’autoformation du monde historique. La culture est le contenu de la forme qui se forme comme autodétermination du présent absolu.
Je soutiens donc, à l’encontre des théologiens dialectiques, que la véritable culture s’établit sous un mode religieux, tandis que la véritable religion [363] doit être culturelle. Une religion qui, simplement, nie la culture n’est pas une véritable religion. Elle est obligatoirement une religion dépourvue de contenu qui nie tout simplement l’humain et qui est seulement transcendante. Une religion du Dieu souverain est parfois sujette à succomber à cette tendance. J’exprime mon total assentiment à ce genre de théologie actuelle qui, prenant le contrepied d’une conception jusqu’ici simplement immanente et rationnelle de la religion, revendique son aspect transcendant ; mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher d’y reconnaître un aspect réactionnaire.
Lorsque je dis que la véritable religion doit être culturelle, cela ne signifie pas que je m’efforce de la penser de manière culturelle, cela ne signifie pas que je tente de la considérer de manière seulement rationnelle et immanente. Il n’y a pas de religion qui soit seulement immanente. La religion doit être transcendante sous un mode immanent et, en revanche, immanente sous un mode transcendant. Elle existe du point de vue de l’auto-identité contradictoire, là où l’immanence est/n’est pas la transcendance et où la transcendance est/n’est pas l’immanence. La religion ne peut être saisie d’après une logique du sujet [grammatical] (主語的, shugo-teki) ou d’après une logique objective (対象的, taishō-teki), comme on l’a fait jusqu’ici. À qui la pense depuis un tel point de vue, la religion semble mystique[69]. Toutes les erreurs et les défauts de compréhension à propos de la religion viennent de ce qu’on la pense du point de vue de la logique abstraite.
La logique religieuse doit être une dialectique absolue, dans la mesure où elle forme le monde historique. À cela, même la logique de Hegel n’atteint pas encore. Penser la religion à partir du monde humain immanent ne conduit qu’à la nier. Nier la religion signifie que le monde se perd et que se perd, à l’inverse, l’humain. Cela signifie que ce dernier nie son véritable soi. La raison [de cette dialectique absolue] est que l’humain est originairement une existence autocontradictoire. C’est pourquoi j’affirme que la véritable culture doit être religieuse, tandis que la véritable religion doit être culturelle. Derrière la véritable culture, nous voyons le Dieu caché.
Mais le fait que l’être humain, devenu totalement irréligieux, poursuive son propre point de vue et s’oriente dans la direction de la culture signifie que le monde se nie et que l’humain se perd. Ce fut là l’orientation de la culture européenne à partir de la Renaissance. On en arriva pour cette raison à faire valoir une décadence de la culture occidentale. L’humain, poussant jusqu’au bout son aspect individuel, [364] devient égoïste lorsqu’il oublie Dieu et lorsque le monde est privé de lui-même. Ce dernier, en conséquence, devient [un monde] de jeux et de luttes ; on entre dans une époque entièrement troublée. À la limite, l’orientation culturelle aboutit à une perte de la véritable culture.
Ces dernières années, ceux qui s’inquiètent de l’avenir de la culture européenne insistent parfois (comme Dawson[70]) sur un retour au Moyen Âge. On dit que l’histoire se répète grosso modo ; mais en réalité, elle ne le fait pas. Elle est à chaque fois une création nouvelle. La culture moderne évolua à partir de la culture médiévale en vertu d’une nécessité historique. Non seulement un retour à la culture médiévale est-il impossible, mais encore ce n’est pas là une manière de sauver la culture moderne. C’est maintenant que doit être cherchée une nouvelle direction pour la culture et que doit naître un être humain nouveau.
Le christianisme, qui devint le centre autoéveillé du monde médiéval, fut une religion transcendante visant l’objectivité. Il fut une religion du Dieu souverain. Il se combina par conséquent au pouvoir temporel. Les successeurs de Pierre devinrent par le fait même des successeurs de César. Une telle religion ne peut que conduire à la négation de la religion elle-même. Ce qui appartient à César doit être rendu à César[71]. La religion ne se trouve pas derrière le glaive de César[72].
Chose créée, ce monde doit évoluer vers ce qui crée en vertu d’une nécessité historique. Tillich affirme que les protestants ont fait de la nature le lieu de la décision. C’est dans cette direction que nous devons nous diriger, c’est-à-dire dans la direction qui voit Dieu au sein de l’autonégation. Cependant, aller dans la seule direction immanente implique que le monde se perd lui-même et que l’humain se nie. Nous devons procéder en transcendant vers l’intérieur. Cette transcendance immanente est précisément la voie vers une culture nouvelle.
Je m’intéresse en ce sens au poème d’Ivan Karamazov. Pris de compassion pour l’humanité qui prie avec ardeur : « Seigneur Dieu, daigne nous apparaître », le Christ descend vers le monde des humains. « L’action se passe en Espagne, à Séville, [au xve siècle], à l’époque [la plus] terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu[73]. » Le grand Inquisiteur ayant vu le Christ accomplir un miracle, son visage s’assombrit aussitôt et il ordonna aux gardes de le saisir et de le mettre en prison. [365] Prenant le Christ à partie il lui dit :
Pourquoi es-tu venu nous déranger ? […] Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis […] Tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi. N’as-tu pas dit bien souvent : « Je veux vous rendre libres » ? Eh bien, tu les as vus, les hommes « libres » […] Nous avons enfin achevé cette oeuvre en ton nom […] Jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre oeuvre, à vrai dire ; est-ce la liberté que tu rêvais[74] ?
Bref, les inquisiteurs avaient rendu le peuple heureux en supprimant sa liberté. Rien n’est plus intolérable pour l’humain que la liberté. En disant : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme[75] », le Christ rejeta l’unique moyen de procurer le bonheur aux humains. Mais heureusement, il transmit sa tâche au pape de Rome en quittant ce monde. « Tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? […] Demain, je te brûlerai[76]. » En guise de réponse, le Christ resta sans mot dire, tel une ombre. Le lendemain, lorsqu’il fut remis en liberté[77], il s’approcha tout à coup en silence du vieil inquisiteur et lui donna un baiser. Le vieillard tressaillit[78].
Le Christ tout le temps silencieux, pareil à une ombre, est de l’ordre de ce que j’appelle la « transcendance immanente ». Évidemment, les chrétiens ou, plutôt, Dostoïevski lui-même, ne s’expriment pas ainsi. Il s’agit de ma propre interprétation. Mais il est probable que le monde chrétien nouveau s’établisse en vertu du Christ compris comme transcendance immanente. Il est anachronique de retourner au Moyen Âge.
Nous voyons le véritable Dieu là où il n’y a pas de Dieu, « les choses étant telles qu’elles sont ». Sur la base de l’histoire mondiale d’aujourd’hui, n’y a-t-il pas dans le bouddhisme des éléments qui doivent contribuer à [cette] époque nouvelle ? On ne trouve cependant que des reliques du passé dans le bouddhisme conventionnel tel qu’on l’a présenté jusqu’ici.
Dans la mesure où les religions universelles sont de vieilles religions établies, formées historiquement, elles aussi comportent chacune ses particularités, selon son époque et son lieu de formation par un peuple. Même si chacune d’entre elles est essentiellement une religion, [366] il est inévitable qu’elle comporte des avantages et des faiblesses. Pour ce qui est de la religion de l’avenir[79], toutefois, je considère qu’elle se trouve non pas tant dans la direction de l’immanence transcendante que dans celle de la transcendance immanente.
Je suis d’accord avec les tendances globales de Berdiaev exposées dans Le Sens de l’histoire[80] ; mais sa philosophie n’excède pas le mysticisme de Boehme. L’époque nouvelle doit être avant tout scientifique. Kairos und logos de Tillich a quelque chose de commun avec mon épistémologie[81], mais la logique de ce dernier n’est pas claire. Ces tendances nouvelles doivent être aujourd’hui fondées de manière logique.
J’ai souvent fait mention des relations entre l’État et la religion à partir des Essais philosophiques 4[82]. Chaque État est un monde qui contient en lui-même une auto-expression de l’absolu. Je soutiens donc qu’une société nationale devient un État lorsqu’elle conçoit en elle une auto-expression du monde, c’est-à-dire lorsqu’elle devient rationnelle. Seule pareille chose est un État. En ce sens, l’État est religieux. La forme de l’autoformation du monde historique, qui est religieux à la racine de son établissement, relève de l’État. Le monde historique se réalise sous forme d’État. Ces propos, toutefois, ne signifient pas que l’État lui-même est l’absolu. Il est vrai que l’État est l’origine de la morale, mais il ne peut être qualifié d’origine de la religion. L’État étant la forme de l’autoformation de l’absolu, notre agir moral doit relever de l’État ; mais ce dernier n’est pas le sauveur de notre âme.
Le véritable État doit être lui-même religieux à sa racine. Par conséquent, le sujet d’une véritable conversion religieuse doit en pratique relever de soi-même de l’État, lequel est une formation historique. Néanmoins, il faut faire une distinction entre la position de l’État et celle de la religion. Autrement, on entraverait leur pur développement, comme à l’époque médiévale. C’est la raison pour laquelle l’État moderne a reconnu la liberté de croyance.
[…][83]
Parties annexes
Notes
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[1]
[Toutes les notes sont de la traductrice] NISHIDA Kitarō, 「場所的論理と宗教的世界観」 (Logique du lieu et conception religieuse du monde), dans 『西田幾多郎全集 (Oeuvres complètes de Nishida Kitarō)〈第10巻 volume 10〉哲学論文集第六・哲学論文集第七・「続思索と体験」以後』 (Essais philosophiques, 6 – Essais philosophiques, 7 – Pensée et expérience, suite), Tōkyō, Iwanami Shoten, 2004, p. 295-366. Outre cette référence, toutes les autres sont tirées de l’édition de 1978 (NISHIDA Kitarō,『西田幾多郎全集』(Oeuvres complètes de Nishida Kitarō) (NKZ) (19 volumes), Tōkyō, Iwanami Shoten).
Parler d’une « conception religieuse du monde » présuppose, comme on le verra par la suite, une compréhension des rapports entre le véritable soi et le monde historique. La relation entre l’être humain et Dieu sera celle d’un humain né dans le monde historique et d’un Dieu qui se révèle depuis la profondeur de l’histoire, ainsi que l’expose l’essai « Je et tu » : « Nous touchons à Dieu par l’entremise de l’histoire. Nous sommes déterminés par l’histoire et dans l’histoire. Dieu ne serait pas le véritable Dieu s’il rencontrait abstraitement nos soi personnels, séparément de cette détermination historique, c’est-à-dire s’il était uniquement un Dieu transcendant » (NKZ 6 : 427). En outre, il faut surtout éviter d’entendre par « conception religieuse du monde » une problématique qui interprète le monde de manière religieuse. Pareille optique objectivante supposerait qu’on applique au monde une conception religieuse préalablement construite pour, dans un second temps, y faire entrer, de gré ou de force, le monde et l’ensemble de ses parties constituantes. La perspective de Nishida est tout autre ; elle consiste en un questionnement à propos du genre de conception religieuse qui se dégage d’elle-même d’un monde entendu comme le lieu de tout ce qui est, y compris du soi, et comme le lieu même de l’autonégation (自己否定 jikohitei, kenosis) et de la révélation de Dieu. Sur ce point, Nishida s’appuie manifestement sur la théologie chrétienne pour laquelle Dieu s’est révélé depuis le début à travers l’histoire du peuple juif. Cet aspect historique de la révélation a culminé avec Jésus, personnage historique attesté par les écrits du Nouveau Testament, mais aussi par ceux des historiens de cette époque. En ce sens, le christianisme est tout à l’opposé d’une religion gnostique.
-
[2]
Cet essai de Nishida étant très long, j’ai dû effectuer des coupures. Ont été supprimés les développements de Nishida qui auraient été incompréhensibles sans une bonne connaissance préalable de sa philosophie. Également, pour des raisons de compréhension, ont été supprimés les développements techniques et spécialisés concernant le bouddhisme. À chaque indication de coupure, j’en ai mentionné en note les thèmes principaux.
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[3]
Chez Nishida, le terme 主観 (shukan) désigne le sujet connaissant, tandis que 主語 (shugo), par opposition au prédicat, réfère au sujet grammatical. Enfin, 主体 (shutai) désigne le sujet agissant.
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[4]
Aux pages 297 à 312, Nishida résume les thèmes principaux de sa philosophie : l’agir réciproque des individuels, la notion d’auto-identité absolument contradictoire, le monde historique, la temporalité, les conditions de l’établissement de la connaissance, le jugement prédicatif, la relation sujet/objet, le soi et l’autonégation.
-
[5]
「デカルト哲学について」(dekaruto tetsugaku ni tsuite), dans NKZ 11 : 147-188. Voir « À propos de la philosophie de Descartes », dans Nishida Kitarō (2003), L’Éveil à soi / trad. par J. Tremblay, Paris, CNRS Éditions, p. 251-282.
-
[6]
Is 6,5.
-
[7]
Les Dires de Daitō Kokushi (Daitō Kokushi goroku) (voir t. 81, no 2566, p. 223 c 09).
-
[8]
Dans les pages 317 à 320, Nishida discute de l’acte de création, de l’expression, de la personnalité, de même que des rapports entre l’individu et l’universel.
-
[9]
Les expressions « dieu subjectif » et « dieu souverain » désignent le dieu substantivé et objectivé.
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[10]
On connaît la préoccupation soutenue de Nishida à l’égard de la question du monde historique (歴史的世界, rekishi-teki sekai). On sait aussi trop bien que dans la modernité, le sujet transcendantal s’est institué à titre de point de départ de toute chose, dont le monde historique. Nishida, plutôt que de penser le monde à partir du sujet (主観, shukan), opère un renversement par lequel il devient possible de penser le sujet à partir du monde. Comme d’autres notions nishidiennes importantes, notamment celle d’auto-éveil (自覚, jikaku), les notions d’histoire et de monde historique connurent une notable évolution. Une conception achevée du monde historique et de la place qu’y occupe le soi (自己, jiko) trouva son aboutissement au fil d’un long processus qui s’étendit du premier livre de Nishida, Recherche à propos du bien (1911), à son essai « Logique du lieu et conception religieuse du monde » (1945), en passant par plusieurs formes intermédiaires. Dans Recherche à propos du bien, la perspective de Nishida était centrée sur la conscience (意識, ishiki) individuelle, dont la nécessité interne était le standard de la vérité (voir NKZ 1, 142) et n’échappait par conséquent pas à un certain subjectivisme, ce que Nishida lui-même reconnut bien volontiers par la suite. Après un long détour par le néokantisme, qui lui permit de se dépêtrer de cette forme initiale de subjectivisme et d’établir vers 1926 les lignes directrices de sa propre pensée, Nishida passa, à partir de 1932, à une analyse du monde historique qui ne cessa de l’occuper jusqu’à la fin. Au cours de cette période, il tenta de minimiser la place du soi transcendantal ou, plutôt, l’attachement excessif que lui portait la modernité, pour viser un type de soi plus originaire, c’est-à-dire le « véritable soi » (真の自己, shin no jiko) qui, lui, se situe d’abord et avant tout dans le monde historique. Dans la forme mature de la pensée de Nishida, l’analyse des rapports de détermination réciproque entre, d’une part, le soi et, d’autre part, le monde historique dans lequel le soi se situe, prit une part toujours grandissante.
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[11]
Voir Gn 22,1-19.
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[12]
Au sens scholastique de l’information de la matière (質料, shitsuryō) par la forme (形相, keisō).
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[13]
« La beauté, c’est une chose terrible et affreuse. Terrible, parce qu’indéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu n’a créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais j’ai beaucoup songé à ces choses. Que de mystères accablent l’homme ! Pénètre-les et reviens intact. Par exemple la beauté. Je ne puis supporter qu’un homme de grand coeur et de haute intelligence commence par l’idéal de la Madone, pour finir par celui de Sodome. Mais le plus affreux, c’est, tout en portant dans son coeur l’idéal de Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans ses jeunes années d’innocence. Non, l’esprit humain est trop vaste ; je voudrais le restreindre. Comment diable s’y reconnaître ? Le coeur trouve la beauté jusque dans la honte, dans l’idéal de Sodome, celui de l’immense majorité. Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le coeur humain étant le champ de bataille » (Dostoïevski 1962, Les Frères Karamazov, t. 1, Paris, Le livre de poche, p. 132).
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[14]
Au sens de tendance, d’orientation déterminée dans une évolution.
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[15]
Voir la note 23.
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[16]
Voir Les Dires de Daitō Kokushi (Daitō Kokushi goroku), t. 81, no 2566, p. 223 c 09.
-
[17]
Saint Augustin (1964), Les Confessions, Paris, Garnier Flammarion (GF, 21), p. 15.
-
[18]
Ici, Nishida utilise le verbe jikaku suru (自覚する), mais pas en tant que terme technique de sa philosophie. Le contexte justifie de le traduire par « avoir conscience » plutôt que par « s’auto-éveiller ».
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[19]
Mt 19,24.
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[20]
L’une des caractéristiques du christianisme est qu’il est une relation personnelle entre l’humain et Dieu.
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[21]
Voir Philippe Cornu (2001), Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Paris, Seuil, p. 527.
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[22]
Dōgen Kigen, Dōgen zenji zenshū (Les Oeuvres complètes du maître Zen Dōgen), vol. 1, p. 7-8. — Cité dans T. P. Kasulis (1993), Le Visage originel ou L’individu dans le bouddhisme zen, Paris, Les Deux Océans, p. 159-160.
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[23]
Nishida fait un parallèle entre le pouvoir propre et le zen, d’une part, et le pouvoir de l’autre et la Vraie école de la Terre Pure, d’autre part. Alors que dans la Terre Pure l’adepte est sauvé par le seul pouvoir du nom d’Amida (le « pouvoir de l’autre »), le zen met l’accent sur la seule pratique du disciple (le « pouvoir propre »).
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[24]
Cette phrase, qui correspond à une formulation japonaise à double négation, pourrait être rendue dans sa version positive par « Il y a dans toutes les religions des éléments qui nécessitent un effort d’autonégation ». On y gagnerait certes en simplicité, mais on y perdrait en précision.
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[25]
Dans la perspective de Nishida, le seul effort requis par la religion en est un d’autonégation. Il est totalement vain d’utiliser cette force d’autonégation pour tenter de rejoindre par ses propres forces un dieu ou un Buddha qu’on a soi-même placé là où il ne se trouve pas, c’est-à-dire hors du monde. Nishida répond ainsi par la négative à sa question de la position et de la direction de l’effort d’autonégation. On trouve aussi dans sa réponse une critique implicite de la vision du monde, de l’eschatologie et de la spiritualité, massivement véhiculées par le christianisme traditionnel.
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[26]
Le sacré se trouve là où les valeurs au sens ordinaire sont transcendées, c’est-à-dire dépassées.
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[27]
Les valeurs au sens religieux nient (ou transcendent) les valeurs morales.
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[28]
Le néant absolu est l’équivalent de l’autonégation.
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[29]
La page supprimée contient des considérations sur les rapports entre sujet et prédicat, sur le dépassement du soi conscient et sur l’intuition agissante.
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[30]
Voir D. T. Suzuki (1988), Japanese Spirituality, New York, Greenwood Press, p. 11-25.
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[31]
Nishida insiste ici sur la correspondance inverse à l’aide des deux adverbes 何処までも (dokomademo) et 絶対に (zettai ni). Bien qu’ils signifient sensiblement la même chose, l’insistance est importante et il convient de la rendre en français par une répétition.
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[32]
Dans les pages 334 à 337, Nishida entre en discussion avec la logique du soku-hi du Prajnaparamita Sutra et avec le moine Dōgen.
-
[33]
Pascal (1964), Pensées, Paris, Garnier Frères, p. 162 (pensée 347).
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[34]
La page supprimée concerne le rapport entre le monde animal et le monde humain.
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[35]
絶対者の自己否定的個として (zettaisha no jiko hiteiteki ko toshite).
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[36]
Ici et dans les lignes qui suivent, toute l’argumentation de Nishida est construite autour du caractère 決, qui signifie « décision ».
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[37]
Karl Barth (1989), Credo, Genève, Labor et Fides.
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[38]
Ga 2,20.
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[39]
Cette alternative est probablement celle de la foi et de l’absence de foi. Il n’existe pas de troisième voie qui serait celle d’une religion artistique basée sur les sentiments.
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[40]
Nishida utilise ici le verbe « s’auto-éveiller » dans sa forme passive 自覚せられている. Dans ce contexte, manifestement, il doit être pris dans son sens tout à fait général en japonais.
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[41]
Voir Pascal, Pensées, p. 162 (pensée 347).
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[42]
Le terme « limite » ne signifie pas « borne » ou « restriction » ; il désigne plutôt le stade le plus accompli de l’autodétermination de l’individu ou de l’un. Ainsi, plus l’individu est véritablement un individu (plus il s’autodétermine vraiment), plus il s’oppose à l’un, dont la propre limite est d’être véritablement l’un. Dans ce contexte, « s’opposer à la limite de l’un » est la même chose qu’« entrer en contact avec la limite de l’un ».
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[43]
Le présent absolu s’autodétermine à chaque instant dans un soi individuel.
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[44]
Gn 22,1-3.
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[45]
Gn 22,17-8.
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[46]
« De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ » (1 Co 15,22).
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[47]
Représentatif de la maturation de la pensée de Nishida en direction du monde historique, il existe un article datant de 1930 et intitulé « Anthropologie » (NISHIDA, Kitarō,「人間学」ningen-gaku, dans NKZ 12, 18-30), au terme duquel il effectue le passage d’une conception plutôt dualiste de l’être humain, conçu en termes d’homo interior et d’homo exterior, à une mise en évidence de la place prépondérante de l’histoire. S’appuyant dans un premier temps sur le De quantitate animae d’Augustin, où l’esprit humain est vu à partir de trois directions — c’est-à-dire « en tant qu’il est dans le corps, en tant qu’il est en soi-même et en tant qu’il est en Dieu » (« Quid anima in corpore valeret, quid in se ipsa, quid apud Deum », cité dans NKZ 12 : 20) —, Nishida estime qu’on passe à côté de la véritable signification de l’être humain lorsqu’on considère le soi uniquement comme une existence historique. Il reproche à l’anthropologie historique de son époque de s’être limitée à une analyse de l’homo exterior et d’avoir, par le fait même, manqué son but. Au dire de Nishida, la réalité la plus profonde doit être l’homo interior, lequel est la source et le point d’aboutissement des divers problèmes de la philosophie. En ce sens, la philosophie est une anthropologie. En réalité, ce dont il s’agit ici est moins de la part de Nishida une conception dualiste de l’être humain qu’une recherche d’un fondement pour sa notion d’autoéveil. Prenant acte du fait que l’anthropologie moderne aborde l’être humain depuis une position extrinsèque, Nishida constate qu’il n’est pas possible d’élucider un fait intérieur, en l’occurrence l’autoéveil, à partir d’un fait extérieur. C’est plutôt le second qui devrait être éclairci à partir du premier. Si la véritable religion ne peut être fondée sur de simples croyances, c’est que ces dernières sont des faits d’ordre extérieur. Le fait intérieur que recherche Nishida en est un qu’il est impossible de révoquer en doute, à savoir l’autoéveil découvert par Augustin et réinterprété par Nishida. Le danger de dualisme auquel s’exposait Nishida par de tels propos ne passa pas inaperçu à ses yeux puisqu’à la fin de son essai « Anthropologie », il modifia sensiblement sa perspective sur ce sujet. Il cessa d’identifier de manière exclusive la dimension historique à l’homo exterior et celle de l’autoéveil à l’homo interior puisque, et c’est là une problématique déterminante dans la pensée du dernier Nishida, le soi intérieur se situe lui-même dans le monde historique : « S’il m’arrivait désormais, se reprend Nishida, d’écrire au sujet de l’anthropologie, ce serait en un sens extrêmement différent de cet essai. L’humain doit être un humain historique, un élément créateur du monde créateur (創造的世界, sōzō-teki sekai) » (NKZ 12 : 30). Il s’ensuit que l’anthropologie doit être révisée en tant qu’anthropologie de l’humain historique. L’histoire, en somme, s’établit au sein des relations entre l’humain qui se situe en lui-même, d’une part, et le monde extérieur, d’autre part. Une anthropologie dotée d’une signification philosophique doit être une anthropologie historique, s’il est vrai que tout se situe dans l’histoire. Il pourrait sembler qu’on assiste ici à un simple passage du subjectivisme à un objectivisme absolu, mais ce serait compter sans les nuances qu’apporte Nishida. La plus importante d’entre elles prend appui sur un énoncé chez lui fondamental et qui constitue le coeur de sa logique du lieu : « Tout ce qui est se situe dans quelque chose » (すべて有るものは何かに於いてある, subete aru mono ha nanika ni oite aru) (NKZ 6, 223). Ainsi le sujet, loin d’être une substance pensante posée préalablement à la connaissance du monde objectif, se situe plutôt « dans » le monde historique ; il y naît, y vit et y meurt. Sous cet angle, il apparaît comme l’une des formes d’auto-expression (自己表現, jiko-hyōgen) du monde, comme l’un de ses centres de perspectivité, bref, comme l’une de ses déterminations (限定, gentei). Ce rapport entre le monde et le soi n’est pas un simple rapport de forme (形相, keis ) à contenu (内容, naiyō). Réduit à cela, il impliquerait un certain aspect statique qu’on ne rencontre jamais chez Nishida. On y retrouverait en outre une certaine préséance de la forme sur son contenu, en l’occurrence du monde sur le sujet. Ce à quoi aboutit Nishida, et qui lui permet d’éviter tant le subjectivisme que l’objectivisme, est que, non seulement le sujet se situe dans le monde historique, mais encore qu’il transforme en retour ce monde en un mouvement de détermination inverse (逆限定, gyaku-gentei) qui permet la constitution incessante tant du sujet que du monde.
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[48]
Dans la page supprimée, il est question de l’autoformation du monde historique et de la place qu’y tient le soi.
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[49]
Ici, la clé de compréhension de l’union du christianisme (qui va vers l’extérieur) et du bouddhisme (qui va vers l’intérieur) se trouve dans la notion de correspondance inverse et dans celle de soi volontaire.
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[50]
Même si Nishida dit « laisser aux religieux » l’aspect extérieur des religions, il n’en éprouva pas moins pour les religions en tant que telles une attirance manifeste. On peut s’étonner que né dans une culture influencée notamment par le bouddhisme, Nishida ait fait dans ses écrits de plus nombreuses références au judaïsme et au christianisme qu’au bouddhisme. C’est cependant un fait établi qu’au plan de l’érudition, il était davantage au fait du christianisme et de son ancêtre judaïque que du bouddhisme, et qu’il cite plus souvent dans ses écrits des auteurs chrétiens. Mais il avait tout de même, tant du bouddhisme que du christianisme, une compréhension suffisamment approfondie pour être en mesure de les mettre en rapport dans sa tentative de dégager une conception religieuse du monde sur la base de sa logique du lieu. Il apparaît clairement que le but de Nishida n’était pas de construire une conception de la religion à partir de sa philosophie, sans tenir compte des grandes religions, notamment le christianisme et le bouddhisme. À l’autre extrême, il ne faut pas s’attendre non plus à y trouver une présentation systématique de ces deux religions. D’ailleurs, la connaissance que Nishida avait de celles-ci était celle, non pas d’un spécialiste, mais d’un homme cultivé. Son intention fut plutôt d’utiliser le cadre conceptuel fourni par sa logique du lieu, de même que les grands thèmes qui lui sont interreliés, afin de jeter un éclairage nouveau et particulier sur la notion de religion, telle qu’elle fut élaborée dans le christianisme et le bouddhisme. Son but fut de proposer un fondement logique crédible à la notion de religion, pour ensuite présenter les grandes lignes de ce que serait, selon lui, une religion nouvelle, qui puiserait dans les meilleurs éléments de ces deux religions. Il entendit remettre en question les idées reçues concernant l’attitude religieuse de l’humain et proposer à ce sujet de nouvelles orientations, c’est-à-dire montrer quelles sont les dispositions fondamentales de l’être humain qui le disposent à entrer en relation avec Dieu. Ce qui vient en surcroît, à savoir les dogmes et les rites particuliers aux différentes religions, révélées ou non, n’était pas au centre des intérêts de Nishida ni même de son ressort. Pour lui, les divers rites, dogmes et symboles des religions sont toutes des choses extérieures et indignes d’attention puisque ce n’est pas à ce niveau que l’être humain met en jeu sa propre vie et sa propre mort. Éloignées de la vie elle-même, elles sont par le fait même coupées de l’ensemble des attitudes par lesquelles l’humain entre en rapport avec Dieu par l’intermédiaire du monde historique. Cet aspect objectivant est plus évident dans le cas de religions révélées qui, comme le christianisme, accordent une large part au construit théologique. C’est pourquoi la critique nishidienne s’adresse davantage au christianisme qu’au bouddhisme sur ce sujet.
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[51]
Ou comme le simple sujet d’un jugement.
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[52]
Le passage supprimé évoque les notions bouddhiques que sont le nom du Buddha, le pouvoir propre et le pouvoir de l’autre, la non-discrimination et le voeu de compassion.
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[53]
Ce qui s’exprime sous le mode de l’autonégation est Dieu, tandis que ce qui est exprimé par Dieu et s’y oppose sous le mode de l’auto-expression est humain.
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[54]
Ce qui crée en étant créé est humain. La phrase exacte de Nishida se lit comme suit : ce qui crée (創造するもの, sōzō suru mono) en étant créé, c’est-à-dire ce qui crée (作るもの, tsukuru mono) en étant créé. J’ai pour habitude de traduire les verbes 創造する et 作る de la même manière, à savoir par « créer ». Il est difficile d’établir une différence exacte entre ces deux verbes en japonais. Dans le contexte de la philosophie de Nishida, 創造する est souvent employé en référence à l’acte de création de Dieu, qui est étendu à l’humain. 作る, quant à lui, implique une poiésis dans le monde historique.
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[55]
Les deux êtres ou, plus précisément, les deux choses libres dont il est question ici sont, d’une part, Dieu, qui exprime, et, d’autre part l’humain, qui exprime en étant exprimé.
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[56]
Petit passage rappelant les notions de création, d’autoformation du monde et de volonté.
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[57]
いつも内在即超越、超越即内在的である (itsumo naizai soku chōetsu, chōetsu soku naizai-teki de aru).
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[58]
Jn 1,1.
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[59]
Jn 1,14.
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[60]
Nishida établit une distinction entre le Dieu transcendant du christianisme, qui est un Dieu juge, et le Buddha immanent, caractérisé par la compassion. Cette distinction demeure cependant abstraite. C’est pourquoi Nishida prône une conception de la religion qui allie le christianisme et le bouddhisme, c’est-à-dire qui considère Dieu comme une transcendance immanente. Pour ce qui est du christianisme, parler, comme le fait Nishida, d’un Dieu uniquement transcendant est une vision réductrice et incompatible avec la multiplicité des conceptions théologiques chrétiennes.
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[61]
Voir Rm 3,26 ; 4,3-25.
-
[62]
Le soi est un lieu qui englobe à la fois le soi-sujet et le soi-prédicat. Autrement dit, il est le lieu ultra-englobant qui englobe la relation sujet-prédicat et la fait s’établir. À ce titre, il est tel le néant absolu.
-
[63]
Il ne reste plus trace du soi lorsqu’il s’est néantisé, c’est-à-dire lorsqu’il ne se considère plus ni comme sujet ni comme prédicat d’un jugement.
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[64]
Le « fond ordinaire » (平常低, heijō-tei) est l’un des axes centraux de cette conception religieuse du monde où la religion, l’humain et Dieu sont saisis ni sous le seul aspect d’immanence ni sous le seul aspect de transcendance, et où immanence et transcendance entretiennent des rapports étroits. En d’autres termes, cette expression permet de résumer cette dimension où, selon l’expression de Nishida, la transcendance est/n’est pas (即, soku) l’immanence, et où l’immanence est/n’est pas la transcendance. Tournant résolument le dos à la mystique qui, dans la mesure où elle implique une conscience particulière qui n’est pas celle de tout le monde, est « un passe-temps pour gens désoeuvrés », Nishida adopte pour point de départ ou, plutôt, pour lieu d’une religion nouvelle, ce « fond ordinaire » ou, pourrait-on dire, le niveau de la vie quotidienne telle qu’elle est vécue par l’être humain au sein du monde historique. Au niveau du fond ordinaire, il devient possible de tenir ensemble des aspects considérés comme diamétralement opposés par une logique abstraite, de concentrer en un seul point ce qui est le plus lointain et le plus proche, le plus grand et le plus petit, le plus profond et le plus superficiel. Autrement dit, le lieu de la rencontre d’éléments multiples, le lieu de la conjonction mutuellement constituante d’éléments souvent opposés et le plus souvent disjoints par une logique abstraite, n’est autre que le « fond ordinaire ». De cette dimension du fond ordinaire où des éléments autrement disjoints, voire inconciliables, peuvent être conçus de concert dans un mouvement qui implique à la fois leur non-confusion et leur non-séparation, surgit, pour ce qui concerne les notions d’immanence et de transcendance, la notion de « transcendance immanente » (内在的超越, naizai-teki chōetsu). Si transcendance immanente il y a, c’est que située dans le fond ordinaire, la transcendance est désormais ouverte à son autre, c’est-à-dire essentiellement constituée par l’immanence.
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[65]
Cette triple mention du « monde historique » a été conservée malgré sa redondance puisqu’elle est le reflet de l’insistance marquée de Nishida sur ce thème.
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[66]
Nishida rejoint ici la définition spinozienne de la substance : « Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé » (Spinoza 1954, L’Éthique, vol. 1, Paris, Gallimard (Folio essais 235), déf. 3, p. 65).
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[67]
En se niant lui-même, l’absolu permet l’auto-affirmation du soi.
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[68]
Les pages 355 à 362 contiennent une longue discussion à propos de la notion de « fond ordinaire » (voir la note 64) en lien au bouddhisme puis au soi, tel que le conçoit Nishida.
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[69]
On comprend encore davantage ici pourquoi la conception religieuse nishidienne du monde ne peut pas être subjectiviste, c’est-à-dire centrée sur l’immanence humaine. Dans cet ordre d’idée, Nishida met souvent en garde contre une compréhension mystique de sa conception de la religion, mystique parce que réservée au seul rapport entre un soi interne et un Dieu prétendument rencontré de manière immédiate. Comme il le dit dans une formule percutante : « Ce qui est mystique n’est d’aucune utilité pour notre vie pratique ». Plus encore, la mystique prétend faire l’économie de l’indispensable médiation historique pour la rencontre avec Dieu. Cette conception subjectiviste de la religion est d’autant plus suspecte que le soi centré sur sa propre immanence conçue comme l’alpha et l’oméga du monde objectif aura tendance à s’approprier Dieu comme il le fait de tous ses objets de connaissance, c’est-à-dire à s’en faire diverses représentations. Selon les époques, ces représentations ont eu leur pertinence et il est du ressort des théologiens actuels de proposer pour aujourd’hui des images de Dieu crédibles et intelligibles. Mais il demeure que s’attacher à une représentation de Dieu, quelle qu’elle soit, et croire entrer ainsi en rapport avec Dieu, est une voie sans issue. Ce n’est pas encore là un véritable rapport interpersonnel avec Dieu, lequel rapport ne peut advenir qu’au sein de l’histoire.
-
[70]
Christopher Henry Dawson (1889-1970).
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[71]
« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20,25).
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[72]
Nishida tire sa critique de la collusion de l’Église et de l’État, de même que l’expression « glaive de César », du « poème » d’Ivan Karamazov intitulé « Le grand inquisiteur », qu’il examinera tout de suite après (voir Dostoïevski, 1962, Les Frères Karamazov, t. 1, Paris, Le livre de poche, p. 302).
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[73]
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 1, p. 291-292.
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[74]
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 1, p. 293, 294, 295.
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[75]
Lc 4,4.
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[76]
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 1, p. 295, 305.
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[77]
Il s’agit en réalité, non pas du lendemain, mais de la même nuit.
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[78]
Voir Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 1, p. 308.
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[79]
Afin de conclure sur la question de la transcendance immanente, reprenons ici les aspects immanent et transcendant de la religion. Nishida stipule que le bouddhisme a mis l’accent sur l’aspect immanent, tandis que le christianisme a accordé la priorité à l’aspect transcendant. Il demeure cependant que ces accentuations, sans être exclusives, constituent en même temps aux yeux de Nishida les limites des deux religions en question et la difficulté pour elles de prétendre au titre de religion de l’avenir. Autrement dit, s’il est vrai que l’humain se situe d’abord et avant tout dans le monde historique d’où il naît et dont il est l’une des autodéterminations (自己限定, jiko-gentei) ; s’il est vrai aussi qu’il entretient avec le monde des rapports de détermination réciproque (相互限定, sōgo-gentei), une religion qui, comme le bouddhisme, est centrée sur l’immanence (内在, naizai) ne permet pas de rendre compte de l’aspect essentiellement historique de l’être humain et de son caractère agissant (行為的, kōi-teki). D’autre part, une religion qui, tel le christianisme, est portée vers la transcendance (超越, chōetsu), c’est-à-dire qui met l’accent sur les rites extérieurs et les dogmes, échoue en général à cerner au plus près la relation entre l’humain et Dieu (Nishida vit dans la mystique rhénane une notable exception à cette tendance générale). Faudra-t-il donc écarter tant le bouddhisme que le christianisme pour établir les grandes lignes d’une religion de l’avenir ? Poser cette question, c’est y répondre par la même occasion si l’on sait que jamais Nishida ne rejetait ce qu’il critiquait au profit de sa seule perspective. Ainsi, plutôt que d’écarter ces deux religions en raison de leur accentuation respective, Nishida concevra plutôt la religion de l’avenir comme la combinaison de l’une et de l’autre, c’est-à-dire des aspects immanent pour l’une et transcendant pour l’autre, de manière à présenter une vision globale non seulement de la religion, mais également de l’humain et du monde historique.
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[80]
Nicolas Berdiaev (1874-1948).
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[81]
La nécessité d’un fondement logique pour la religion apparaît clairement lorsque Nishida apporte en exemple Kairos und Logos de Paul Tillich. Cet ouvrage représentait une nouvelle tendance tant par rapport à la théologie traditionnelle centrée sur l’immanence, que par rapport à la théologie dialectique, laquelle met l’accent sur la transcendance absolue de Dieu. Malgré cette appréciation positive de Tillich, Nishida déplore que la théologie de ce dernier soit dépourvue d’un fondement logique suffisant et que, par conséquent, elle manque de clarté.
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[82]
Voir NKZ 10.
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[83]
Paragraphe final concernant les relations entre l’État et le bouddhisme.