Corps de l’article

Indiscutablement, l’année 2020 doit être considérée comme l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du tourisme. À la suite de la fermeture quasi générale des frontières lors du « Grand confinement », 156 pays ont été contraints de mettre subitement un terme au tourisme international, selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), soit 72 % des destinations traditionnelles. Face à cette situation catastrophique qui menaçait un pan entier de leur économie, de nombreux États sont intervenus publiquement afin d’inciter leurs ressortissants à privilégier le tourisme domestique, c’est-à-dire à l’intérieur de leurs frontières (le tourisme domestique prenant parfois aussi les noms de tourisme intérieur, interne ou national pour reprendre, dans les deux derniers cas, les formulations préconisées par l’OMT depuis 1991), pour leurs premières vacances post-confinement. L’une des initiatives les plus symboliques reste certainement celle initiée, en France, par les députés Marguerite Deprez-Audebert et Didier Martin. À leurs côtés, une soixantaine d’élus rédigent, le 20 avril 2020, une tribune invitant ouvertement les Français à « rester en France […] dès cet été et pour les prochaines vacances » afin de compenser le tarissement des flux internationaux. Une telle requête n’est pas surprenante dans le pays qui se targue d’être le plus visité au monde et dont la ligne « Voyages » de la balance des paiements – comparaison entre les recettes attribuables aux touristes étrangers dans un pays et les dépenses des habitants de ce pays à l’étranger – est continuellement positive depuis 1978 (Antczak et Le Garrec, 2008 : 41).

La France n’a pas été la seule à s’inquiéter des conséquences de la crise de COVID-19 puisque le tourisme représentait une part importante du produit intérieur brut (PIB) des pays européens, jusqu’à 12 % en Espagne et plus de 24 % en Croatie (EDJNet, 2019). Pour éviter la catastrophe, de nombreux pays dans le monde ont tenté de capter le tourisme domestique, dès l’été 2020, comme le souligne l’OMT (2020) dans une note publiée en septembre. À cette occasion, son secrétaire général, Zurab Pololikashvili, estime que le tourisme interne pourra aider de nombreuses destinations à se remettre des répercussions économiques de la pandémie tout en permettant de sauver des emplois, de protéger les moyens d’existence et de retrouver aussi les bienfaits sociaux apportés par le tourisme. Il s’agit également de restaurer progressivement la confiance des voyageurs.

Alors que la promotion du tourisme, notamment par l’OMT, ne semblait connaître que sa dimension internationale avant la crise de 2020 (Duterme, 2006), ces appels au tourisme domestique et ce renversement de perspective du regard envers le tourisme – du tourisme international vers le tourisme domestique – n’ont en réalité rien de surprenant. Aussi importante soit-elle, la crise qui s’est abattue sur le tourisme international en 2020 n’est pas la première. En effet, si la crise est considérée comme un événement qui plonge soudainement une société dans une situation défavorable (Laws et Prideaux, 2005), alors, historiquement, l’Europe a déjà été confrontée à des situations similaires, notamment lors des deux conflits mondiaux durant lesquels les flux touristiques internationaux s’étaient – presque – complètement arrêtés. De manière moins radicale, les crises économiques et les attentats terroristes (Seabra et al., 2020) ont également freiné la venue de touristes internationaux, entraînant des pertes financières majeures dans certains pays. Quant aux crises sanitaires antérieures, leurs effets n’ont pas été pas durables (Karabulut et al., 2020). À chaque fois, bien que ralentie, l’activité touristique s’était poursuivie, en grande partie grâce au tourisme domestique. Mais, systématiquement, c’est bien sur la relance du tourisme international que les États se sont appuyés pour sortir de ces crises. Cet aspect, qui privilégie la communication de crise et les stratégies marketing destinées à la reprise, tend d’ailleurs à masquer la diversité des réponses à la crise touristique (Novelli et al., 2018).

La dichotomie entre tourismes international et domestique reste source de critiques scientifiques qui, en constatant leurs définitions tardives (pour le tourisme international avec le Conseil de la Société des Nations en 1937, pour le tourisme domestique avec la Déclaration de Manille de 1980), notent la difficulté de les caractériser et de les quantifier, souvent pour dénoncer une vision trop occidentale du tourisme, entre autres en abordant des terrains des pays du Sud (Cabasset-Semedo et al., 2010 ; Peyvel, 2016). Ces formes de tourisme n’ont évidemment pas attendu d’être conceptualisées pour exister partout dans le monde. Le besoin de clarifier l’utilisation de ces dénominations démontre leur pertinence.

Notre démarche, abordant la question des mentalités touristiques, a pour ambition d’étudier certaines modalités de consommation, notamment basées sur la confiance, leurs origines et le rôle des acteurs touristiques pour entretenir cette confiance (Badiang et Dankoco, 2012 ; Lozato-Giotart et al., 2012 : 55-56). À travers l’analyse de la situation touristique européenne sur plus d’un siècle, nous nous demanderons comment tourisme domestique et tourisme international se nourrissent mutuellement, malgré les apparences discursives qui les font s’opposer, en résonance (pour reprendre le concept de Rosa, 2018, sur la relation au monde) aux rôles que leur attribuent (historiquement, opportunément, idéologiquement…) les sociétés et les territoires. Cet article propose donc d’interroger les crises du XXe siècle et du début du XXIe siècle, afin de comprendre comment ont été associées les dynamiques du tourisme international et du tourisme domestique en Europe, avec un focus particulier sur le cas français.

Contexte

Une appréhension du tourisme international plus forte que la réalité…

En observant les déambulations des élites britanniques pratiquant le Grand Tour, l’Europe a vu se développer les premières formes de tourisme moderne qui, d’une certaine manière, sont nées d’un flux de voyageurs internationaux. Depuis, les touristes n’ont cessé de visiter le « Vieux Continent », attirés par un territoire qui cumule les richesses culturelles. Pourtant, si, au début du XXIe siècle, des centaines de millions de touristes sont comptabilisés chaque année dans les pays européens, le tourisme domestique (c’est-à-dire sans passage de frontières entre ces différents pays puisque le tourisme international en Europe est essentiellement composé d’Européens) y demeure souvent plus important en nombre (à l’exception des pays à la population restreinte tel le Vatican). Ces flux restent néanmoins difficiles à quantifier (Bigano et al., 2007 : 157), et ce, quels que soient les systèmes employés. Bien que cette difficulté ait très tôt été identifiée (Duchet, 1949), elle reste entière. En effet, l’analyse du tourisme, qui s’appuie sur des données statistiques produites par les États, est sujette à discussion : sa définition par l’OMT (une personne qui voyage en-dehors de sa résidence principale pour une période comprise entre une nuit et un an) reposerait sur un sens trop large, qui est, selon Philippe Violier (2019 : 7), davantage celui du voyageur que du touriste. Les 87 millions de touristes qu’a reçus la France en 2017 ne sont ainsi pas des visiteurs uniques, et une partie de ceux-ci ne restent pas dans le pays (environ un quart du décompte). Historiquement, même dans une destination internationale comme la Côte d’Azur, la clientèle étrangère reste souvent minoritaire, soit 50 % environ en 1881, 31 % en 1937, 40 % en 1953, 44 % en 1968 (Ginier, 1969 : 478-479 ; Collectif, 2019), mais 54 % en 2018 selon l’observatoire régional. De la même manière, Philippe Violier (2019 : 9) invite à interpréter avec précaution certaines formes de tourisme de proximité, produites parfois par des discours politiques opportunistes, car « ces visites de voisinage, qui mobilisent peu au demeurant, au sein desquelles, parfois, quelques authentiques touristes se perdent, ne constituent en rien du tourisme ». Et si certains pays préciseraient que le tourisme domestique est pratiqué par des personnes voyageant à plus de 50 ou 100 kilomètres de leur domicile, cette limite s’avère, dans la pratique, difficile à vérifier (Jafari, 2000 ; Jordan et al., 2016). Ce sont les pratiques, plus que l’état, qui permettent de qualifier le touriste, et donc le tourisme qui lui est associé.

… face à un tourisme domestique plus fermement encouragé ?

Malgré cette disproportion, les politiques menées par les États mettent davantage en avant le tourisme international, laissant la promotion du tourisme de proximité aux acteurs locaux. Bien souvent, l’intérêt que portent les États au tourisme domestique se limite aux périodes de crises dans la mesure où il constitue une aubaine permettant de compenser la diminution des flux touristiques internationaux. Le cas n’est pas propre à l’Europe, puisqu’on le retrouve, par exemple, au moment de la crise des subprimes de 2008, dans la région brésilienne du Rio Grande do Norte (Loloum et Aledo, 2018 : 18-19). Le printemps 2020 ne fait que confirmer cette tendance. De façon à compenser la chute redoutée par l’OMT de 60 à 80 % du nombre de voyageurs internationaux, la France, l’Italie et l’Espagne, trois des pays européens les plus sévèrement touchés par la COVID-19, ont rapidement multiplié les initiatives à l’intention du tourisme local.

Cette communication, aussi pragmatique soit-elle, relève en réalité d’une stratégie sur le long terme initiée quelques années auparavant. Présenté un an plus tôt, un rapport parlementaire français, encadré déjà par Marguerite Deprez-Audebert et Didier Martin (2019), insistait sur la nécessité de favoriser, le plus rapidement possible, le tourisme de proximité afin de mieux répondre au tourisme durable qui devrait se développer lors de la prochaine décennie. Cette réflexion sur le tourisme domestique s’est en réalité développée au moins depuis le début des années 2000 en raison, notamment, des attentes liées au changement climatique et à l’essor de nouvelles niches touristiques. À cette époque, l’OMT espérait ainsi l’expansion du tourisme domestique, en particulier dans les pays en développement comme la Chine, l’Inde, la Thaïlande, le Brésil et le Mexique (Ghimire, 2001 : 2, 11). La vigueur des débats à propos de la honte de l’avion et du « surtourisme », dans les années 2010, a renforcé les perspectives autour du tourisme de proximité.

Les conséquences de cette évolution étaient déjà visibles avant la crise puisque, selon certains observateurs, le tourisme domestique se développait « plus rapidement que le tourisme international » (Dubois, 2017). Que la crise de COVID-19 donne lieu à autant de débats sur l’avenir du tourisme – sa révolution nécessaire selon certains – confirme que, dans bien des cas, les crises touristiques forment des caisses de résonance aux réflexions en cours (Evanno et Vincent, 2020). Comme l’avait déjà noté Edgar Morin (1976), la notion de crise traduit la volonté de construire un objet pour l’inscrire à l’agenda politique. Ainsi, de nombreux acteurs et observateurs espèrent que le tourisme post-COVID permettra au tourisme européen de s’émanciper de la dimension internationale pour faire reposer son développement sur le tourisme domestique. C’est un changement complet de perspective qui s’imposerait à toute une industrie, devant pourtant prendre en compte l’enracinement des habitudes et la fixité des mentalités.

Une opposition illusoire, contredite pour l’Europe par l’histoire

À la fin des années 2010, le tourisme apparaît comme un phénomène qui agit comme force de « worldmaking » (Hollinshead et Suleman, 2018) : il propose une représentation et une narration influençant les touristes, les populations locales et leurs comportements. L’argument du développement économique engendré par le tourisme peut servir diverses fins politiques, qui mettent en suspens le monde ordinaire dans la situation touristique (Réau et Poupeau, 2007). Cela se traduit par l’omniprésence du tourisme dans les discours et les politiques de développement régional, mettant en avant les avantages de la croissance sans s’attarder aux autres dimensions de l’activité touristique (Brouder, 2018). Ce développement s’appuie sur tous les outils de perspective mondiale pour y enraciner la pratique touristique localement (par exemple Donier et Van Huffel, 2019).

La perspective historique est marginalisée dans l’étude des crises touristiques, à l’exception de la critique du cycle de Butler qui aborde la crise selon un autre angle (Garay et Cànoves, 2011). Sur 50 articles portant sur l’hébergement touristique confronté à la COVID-19 en 2020, seulement deux comparent cette situation aux crises sanitaires antérieures, sans pour autant remonter le temps au-delà de 2001 (Reza Davahli et al., 2020). De plus, de nombreuses études se focalisent sur un aspect spécifique de la réponse à la crise : la réponse managériale dans un contexte de désastre touristique (par exemple, Gurtner, 2016 ; Jiang et al., 2019), avec une envolée des études depuis les années 2010 et un fort prisme sur le tourisme international.

Les discours et les politiques de développement tendent à opposer tourismes domestique et international, ou ignorent le tourisme domestique pour lui préférer le tourisme international (Esubalew Bayih et Singh, 2020). Ce dernier traîne pourtant sa réputation de clientèle volage, dont la présence fragilise la sécurité de l’emploi et la permanence régulière des gains (Shaw et Williams, 1994 : 183-184), alors que le tourisme domestique se présente comme garant de stabilité, à l’origine d’une voie de développement plus durable. En fait, les deux sont complémentaires. Certains acteurs, comme le ministre kenyan du Tourisme, considèrent le tourisme domestique, après les attentats du 11 septembre 2001, comme la base nécessaire à un tourisme international plus fort, capable d’atténuer les pics de saisonnalité et d’apporter une stabilité au secteur (Mazimhaka, 2007 : 492). En 2020, la gestion de la crise sanitaire de COVID-19 semble confirmer cette interaction. Au-delà des discours sur le tourisme domestique, aucun État en Europe n’envisage réellement de fermer ses portes à la totalité de la clientèle internationale. De manière générale, ces initiatives ne cherchent pas à exclure une clientèle en fonction de son origine, mais bien à intégrer tourismes domestique et international. Si ces interactions ne sont pas nouvelles, elles demeurent méconnues tant elles sont restées largement ignorées dans les recherches scientifiques jusqu’aux années 1980 (Pearce, 1989 : 260 ; voir par ailleurs Berriane, 1986, ou Wong, 1986), alors même qu’elles étaient en permanence évoquées par les acteurs du tourisme (personnes ou entités ayant des intérêts dans le tourisme) au cours du XXe siècle.

Des sources lacunaires et, parfois, peu accessibles

Pour tenter de mesurer ces interactions, Douglas G. Pearce (1991, cité par Vu Manh, 2007 : 13-14) propose de répertorier plusieurs répercussions du phénomène touristique sur les économies régionales et nationales : sur la balance des paiements, avec un tourisme qui représente pour de nombreux pays une source de devises ; sur le développement régional, avec la stimulation des productions locales ; sur la création et la distribution de revenus, avec des effets multiplicateurs mais parfois une aggravation des inégalités ; sur la création d’emplois, avec des situations fréquentes de déqualification et de précarisation de la main-d’œuvre ; sur les recettes fiscales. Sur le temps long (du début du XXe siècle jusqu’à nos jours), peu de ces données sont disponibles, et c’est le cas de la balance des paiements.

Dans le présent article, nous accorderons une attention particulière aux dépenses touristiques dans le cadre de l’établissement des balances des paiements, pour lesquels des éléments statistiques existent depuis le début du XXe siècle. En France, où nous recensons la majorité de nos sources, la ligne « Voyages » dénombre l’ensemble des dépenses (y compris les biens acquis pour leur propre usage ou à des fins de cadeaux) effectuées par des personnes physiques non résidentes (en France) à l’occasion de voyages touristiques ou de voyages d’affaires (transports exclus), desquelles sont soustraites les dépenses effectuées sur le même principe par des Français voyageant à l’étranger (Banque de France, 2015 : 24). L’évolution a été suivie, pour un gain de temps, à partir de plusieurs ouvrages : Jean Ginier (1969 : 589-605) du début des années 1910 jusqu’à 1967 ; Denis Besnard (1996 : 112) de 1973 à 1995 ; Marie Antczak et Marie-Anne Le Garrec (2008 : 49) de 1985 à 2007. Quant à la Banque de France, elle met en ligne ses rapports annuels sur la balance des paiements et la position extérieure de la France depuis l’année 2006, permettant de couvrir la période de 2000 à 2018.

Il faut garder à l’esprit que le mode de calcul de l’article « Voyages » de la balance des paiements a varié dans le temps et que cette mesure n’est donc, sur le temps long, qu’indicative. La création d’un graphique sur le temps long regroupant ces différentes données agrégées produirait un résultat faux et trompeur, même pour les périodes les plus récentes. En 2006, la méthode d’estimation de la ligne « Voyages » est ainsi révisée « en raison de l’utilisation de nouvelles sources », avec des différences importantes : le nouveau solde de la ligne « Voyages » atteint en 2006 le niveau de 12,1 milliards d’euros, contre 8,5 milliards d’euros avant révision (Banque de France, 2006 : 26). Nous utilisons donc cette source selon une analyse tendancielle, à la manière des contemporains producteurs de ces données. En effet, ces deniers les utilisent (et continuent de les utiliser) sur le temps court (quelques années, généralement sur les cinq années précédentes, à la manière de la Banque de France depuis les années 2000) pour déterminer leurs stratégies.

Pour analyser les pratiques et les discours concernant le développement touristique, les études statistiques, avec les biais qu’elles introduisent, ne suffisent pas. Si nous avons exploité une abondante littérature constituée d’ouvrages et de thèses sur l’histoire du tourisme, nous avons également exploré de nombreuses archives qui, malheureusement, sont généralement dispersées dans divers fonds et sur de multiples sites. En effet, les centres d’archives nationales, diplomatiques, départementales et communales regorgent de documents aussi variés que rares, allant des documents administratifs aux brochures touristiques. Les bibliothèques et les archives privées (dont celles des éditeurs de guides, de quelques rares hôteliers…) permettent de compléter en partie ces collections. Toutes offrent une précieuse documentation pour mesurer la perception des différents acteurs par rapport aux tourismes domestique et international depuis Paris jusqu’à la plus petite commune accueillant une clientèle touristique. Pour compenser les lacunes auxquelles les chercheurs doivent faire face lorsqu’ils étudient le tourisme domestique au tournant des XIXe et XXe siècles, les nombreux récits publiés par des voyageurs, parfois célèbres, nous ont été d’un précieux secours. Enfin, la presse, généraliste ou spécialisée, a constitué une source essentielle d’informations en livrant des interviews et des éditoriaux rédigés par des acteurs du tourisme, et même des enquêtes de terrain.

Toutes ces informations rassemblées ont été confrontées aux situations de crise. Considérer la crise comme révélateur, c’est prendre en compte les occasions d’apprentissage qu’elle offre aux organisations (Pearson et Mitroff, 1993 ; Mubangi Bet’ukany, 2004 : 203). Nous avons choisi de les étudier en relation avec les crises mondiales ou à résonance mondiale : Première Guerre mondiale, crise de 1929, Seconde Guerre mondiale, Mai 68, attentats du 11 septembre 2001, et crise des subprimes de 2008. Au regard de l’avancée de nos recherches et des sources auxquelles nous avons eu accès, le cas français occupera une place principale.

Un processus cumulatif, et non opposé, qui se met progressivement en place au XXe siècle

En Europe, les pratiques touristiques modernes se développent depuis la fin du XVIIe siècle. En moins de deux siècles, elles vont profondément s’enraciner dans les mentalités occidentales même si le mot « tourisme » ne s’impose qu’au XIXe siècle dans le vocabulaire (Boyer, 2000 : 9). En 1873, dans son Dictionnaire de la langue française, Émile Littré réduit les touristes aux seuls voyageurs qui « parcourent des pays étrangers […] par curiosité et désœuvrement » (Gay et Decroly, 2018 : 102). À bien des égards, la définition est significative de la conception du tourisme que se font les contemporains de la fin du XIXe siècle : une pratique principalement internationale, négligeant une pratique de proximité qui existe pourtant. Par ailleurs, le tourisme ne peut s’extraire du contexte général de fabrication à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, en France du moins, d’une séparation identitaire utilisée par les nationalistes, avec l’émergence de l’expression « chez nous » pour désigner le pays et l’idée d’une communauté française fonctionnant comme un village (Koulberg, 2017 : 26). Dès lors, nous pourrions dire que le XXe siècle a « inventé » le tourisme domestique.

Le tourisme international pour rapatrier l’or

Les États européens réfléchissent à organiser l’essor du tourisme international depuis au moins le début du XXe siècle. Sur le modèle autrichien, la France fonde en 1910 un Office national du tourisme (Larique, 2007). À l’époque, le solde positif de la ligne « Voyages » dans la balance de paiement française représente près de 200 millions de dollars, monnaie de compte, soit près du double de celui des « Transports » et des « Assurances » et environ la moitié de celui du « Revenu du capital », au moment du grand succès des emprunts russes, pierre angulaire de la diplomatie européenne de la Belle Époque qui ruina de nombreux petits épargnants (Girault, 1972 ; 1973 ; Renouvin, 1976). Mais la Première Guerre mondiale vient soudainement rompre cette dynamique. Tandis que le tourisme domestique reprend doucement dès la saison estivale 1915 (Evanno et Vincent, 2019), les flux internationaux sont désormais interrompus : les Argentins ne viennent plus passer la saison hivernale en Europe ; par peur des sous-marins, les Britanniques cessent de traverser la Manche ; les touristes de l’Europe centrale (Allemagne, Autriche-Hongrie) sont devenus indésirables dans les pays alliés (France, Royaume-Uni, bientôt l’Italie) ; quant aux élites espagnoles, elles désertent l’Europe occidentale qu’elles jugent désormais dangereuse.

Pourtant, les gouvernements européens restent convaincus que le tourisme international continuera de leur apporter de précieuses devises au sortir du conflit, quand les flux reprendront. La France finance ainsi, durant la guerre, des missions de propagande, menées par exemple par Pierre Chabert en Amérique du Nord (Della-Vedova : 251-261) et par Ludovic Gaurier (1919 : 4) en Amérique du Sud, dont l’un des objectifs assumés est de poursuivre la promotion touristique hors des frontières afin de favoriser « l’invasion pacifique des touristes du monde entier ». Gaurier résume parfaitement l’ambition de son gouvernement en révélant que « plus ces voyageurs resteront et circuleront dans notre patrie, plus ils y laisseront cet or que les nécessités de la guerre nous ont obligés à dépenser chez eux ». Pour favoriser cette reprise, le premier bureau du tourisme français est créé à Londres en 1920 et la Banque de France généralise le chèque-voyage. Les efforts menés par la France afin de relancer le tourisme international portent rapidement leurs fruits (politique facilitée, il est vrai, par la présence attractive d’un grand nombre de champs de bataille). À titre indicatif, jusqu’à 300 000 Américains (pour l’année 1929) viennent chaque année en France durant les années 1920. Le solde positif de la ligne « Voyages » de la balance des paiements dépasse alors les 450 millions de dollars, soit le double de celui des « Transports » ou du « Revenu du capital » (Ginier, 1969). La crise de 1929 brise ce modèle qui doit alors être renouvelé. Elle fait chuter en France le solde positif à 140, puis à 80 millions de dollars de 1932 à 1938 (soit des valeurs égales ou inférieures aux deux tiers de celles des dividendes de capitaux), mais le réflexe d’un tourisme pourvoyeur de devises est assimilé.

Le tourisme international pour monter en gamme

La prise de conscience de l’importance du tourisme pour l’équilibre du budget s’accompagne d’une intervention des États et des collectivités territoriales, tant dans les pays européens démocratiques qu’autoritaires, pour aiguillonner l’intérêt des touristes nationaux et compenser les effets de la crise sur la diminution des flux touristiques internationaux. L’essor de l’activité touristique dans les classes moyennes et populaires ne s’accompagne pas d’une baisse des coûts de l’offre après 1918 : les actions sont donc nombreuses pour populariser les vacances, pour promouvoir et surtout contrôler le développement du tourisme (Vanneph, 2017 : 409). Les effets de la crise économique de 1929 obligent les offices de tourisme à se réorganiser (Crolas, 1987 : 25-26), en se coordonnant dans une perspective d’attirer n’importe quelle clientèle. Cela porte rapidement ses fruits : l’association syndicale des hôteliers de Nice estime, à la fin de la saison 1930-1931, que la « clientèle moyenne » a sauvé la station (Collectif, 2019 : 114). Le réflexe est identique ailleurs en Europe. En Angleterre, le guide officiel de Torquay et de Sidmouth (ce guide couvrant les deux villes) vante une clientèle supposée naturelle, fondée sur un tourisme de proximité et permettant de limiter les touristes de passage sur une journée (Gardiner, 2010 : 587).

Malgré tout, le tourisme international continue d’être convoité. À ce titre, l’exposition universelle de 1937 de Paris met volontairement en avant le tourisme qui doit « procurer des devises et attirer des alliés culturels » (Manfredini, 2013 : 224). En effet, le gouvernement français a parfaitement conscience que les visiteurs de l’exposition sont les premiers voyageurs à convaincre, rappelant une formule prononcée vingt ans plus tôt par Gaurier (1919 : 4) : « plus ils seront contents de leur séjour, plus ils nous enverront d’amis : ils seront nos meilleurs auxiliaires. La plus efficace des propagandes est de bien recevoir ceux qui viennent. » Or, à la fin des années 1930, la médiocrité de trop nombreuses infrastructures hôtelières françaises et la tarification aléatoire des chambres, non conformes aux prix indiqués, pourraient contrecarrer cette réussite. Combattues depuis de nombreuses années, ces lacunes deviennent une priorité avec le vote d’une loi, adoptée le 7 juin 1937, afin de moderniser le parc hôtelier national. À cet égard, la crise permet de confronter un secteur en cours de professionnalisation aux attentes d’une clientèle habituée à voyager même si le déclenchement du conflit, deux ans plus tard, viendra ralentir cet objectif.

Durant la Seconde Guerre mondiale, convaincu par la réussite de la relance menée vingt ans plus tôt, le régime de Vichy réorganise très rapidement le secteur touristique afin de « mettre en œuvre [ses] chances de redressement […] dès la paix venue ». Cela explique peut-être pourquoi l’administration ferme les yeux sur les travaux d’amélioration réalisés aux frais de l’État français dans de nombreux hôtels occupés par les Allemands (Evanno, 2017). La politique touristique est parachevée à la sortie de la guerre par les gouvernements républicains qui n’hésitent pas, de la même manière, à faire reconstruire en priorité des hôtels détruits pendant le conflit, selon les normes les plus récentes. Pourtant, la montée en gamme du tourisme, encouragée par la perspective de capter les flux internationaux, n’apporte pas les résultats escomptés. La balance touristique française connaît les premières années de solde négatif : de 10 à 80 millions de dollars selon les années, comme en 1948 ou en 1957 (Ginier, 1969). En revanche, elle facilite grandement la reprise du tourisme domestique.

La captation des flux

Dès les années 1960, les flux humains se déploient dans les deux sens, dans tous les pays : le monopole absolu de certaines nations a disparu et il n’existe quasiment plus de pays qui seraient exclusivement des receveurs de touristes. Comme les autres pays occidentaux, la France essaie alors de contrecarrer la sortie des devises qui s’effectue par le biais du tourisme, alors que dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les dépenses touristiques à l’étranger quadruplent quasiment de 1951 à 1961 (Ginier, 1969) ; le pourcentage de ces dépenses par rapport à la consommation des biens privés double durant la même période. La France, bien desservie mondialement et à l’échelle européenne, tente donc de capter les flux touristiques qui la traversent, en aménageant son territoire, tout en encourageant sa population domestique à rester dans le pays. Ainsi, des investissements colossaux dédiés à l’aménagement des littoraux et des montagnes sont consentis (Mission Racine sur le Languedoc-Roussillon, Mission interministérielle d’aménagement de la Côte aquitaine, Plan Neige). Les premiers résultats de cette politique se ressentent rapidement, même s’il faut préciser, ici, que la dévaluation de 1958 a également un effet important sur la ligne « Voyages » de la balance des paiements. Les événements de Mai 68, en désorganisant le secteur touristique en avant-saison estivale, contribuent, indirectement, au tourisme domestique en France, alors qu’un pays comme l’Espagne, dont l’État dépend fortement des effets du tourisme international, ne peut que se plaindre amèrement des blocages terrestre et aérien dans plusieurs pays européens. En effet, l’Espagne craint de ne pas obtenir l’appoint de devises absolument nécessaires au maintien de l’équilibre financier (Sanchez, 2002 : 417-418 ; Vincent, 2019 : 74) quand la France peut, de son côté, espérer juguler la fuite des capitaux. La combinaison tourisme domestique / tourisme international n’est toutefois jamais pleinement atteinte.

Face à la démocratisation renforcée du tourisme (début des compagnies aériennes à bas prix dans les années 1980, par exemple) et aux premières générations issues de la transition démographique mondiale désormais en âge de voyager, l’Europe occidentale – et particulièrement la France – s’adapte et accompagne la forte période d’expansion touristique qui commence dans les années 1990. La captation des flux touristiques reste une priorité, même après les attentats du 11 septembre 2001 et les différentes crises du XXIe siècle, alors que le monde voyage de plus en plus mais, paradoxalement, se ferme progressivement (Bost et Rosière, 2018). En France, la baisse de fréquentation des clientèles en provenance des États-Unis, du Moyen-Orient et du Japon est compensée par une fréquentation accrue de la clientèle européenne, mais les recettes touristiques stagnent. La clientèle long-courrier baisse à nouveau avec l’épidémie du SRAS et le début de la guerre en Irak en 2003 (Antczak et Le Garrec, 2008 : 43, 47-48). Le solde de la ligne « Voyages » en France reste malgré tout positif, à 9,8 milliards d’euros en 2005 (Nivat et Terrien, 2005 : 41-43). Les effets de la crise des subprimes de 2008 poussent les pays européens à développer plus encore leur attractivité touristique à l’international, accordant au tourisme une importance majeure comme produit d’exportation. En 2018, l’objectif français pour 2020 des recettes était de 60 milliards d’euros (Lainé, 2018), sans doute pour dépasser le solde positif de 14,9 milliards d’euros cette année-là.

La captation des flux se traduit par la sécurisation des destinations, en particulier à l’international (nouveau sens pour les « bulles touristiques » à partir des années 2000, faisant évoluer le visiteur dans un espace pacifique ou/et pacifié ; voir Dehoorne, 2013 : 82), et un désir volontaire d’enchantement du monde quotidien, en particulier au local (tourisme créatif, slow tourism). La dimension collaborative qui se popularise au lendemain de la crise de 2008 (voir par exemple Decrop, 2017 : 16) change le discours touristique en rassurant les visiteurs, bien que les impératifs économiques aient rapidement fait dévier les beaux principes initiaux. Le souhait de ne plus différencier les sphères touristiques et non touristiques (Condevaux et al., 2016), marquées par une plus grande participation de la « société civile » (entendue comme l’ensemble des acteurs ne relevant ni du secteur marchand ni du domaine politique institutionnalisé), se renforce pour diminuer – dans l’esprit des acteurs touristiques – la fragilité perçue d’un secteur socioéconomique.

Vers un renforcement conjoint des différentes formes de tourisme ?

La perspective principale du tourisme international paraît être l’apport des devises étrangères, objectif qui remonte, en Europe, au moins à la Première Guerre mondiale. Ce vecteur idéal pour reconstituer le stock d’or dépensé pendant le conflit est bien plus rapide à relancer que des usines détruites ou désorganisées (Evanno et Vincent, 2019). Cette temporalité permet d’ailleurs d’affiner les conclusions de Ginier (1969 : 559). Ce dernier estimait qu’avant la crise de 1929, les responsables des milieux économique et financier n’envisageaient le tourisme que comme une activité marginale, un épiphénomène, qui n’avait qu’une incidence limitée sur la vie des populations : ils méconnaissaient son importance économique parce qu’ils ne parvenaient pas à repérer ces « recettes invisibles ». Ces recettes sont désormais pleinement reconnues (bien que leur calcul donne toujours lieu à de vifs débats) et chaque crise du XXe siècle ne fait que renforcer cette prise de conscience. Mais si la dimension internationale du phénomène est principalement recherchée, cela ne veut pas dire pour autant que la dimension domestique soit marginalisée, bien au contraire.

En fait, l’opposition entre tourisme international et tourisme domestique n’a pas de sens. En temps de crise, alors que les gouvernements semblent obnubilés par les devises apportées par le tourisme international (un réflexe que l’on constate ailleurs dans le monde jusqu’à nos jours si l’analyse reste au niveau des États et des experts internationaux ; voir Cabasset-Semedo et al., 2010), les acteurs locaux se montrent très tôt plus pragmatiques, souhaitant limiter le déficit, rationnaliser leurs dépenses et, parfois, profiter des opportunités qui s’offrent à eux. Durant la Première Guerre mondiale, la modification des flux touristiques favorise ainsi un tourisme domestique qui permet le développement de stations touristiques en Écosse (Portobello), en Espagne (San Sebastian), ou encore en Autriche (Bad Gastein). Or, ces dernières posent les bases d’un accueil international au sortir de la guerre. De la même manière, la France aurait-elle pu attirer autant de touristes américains après 1919 sans les efforts des acteurs locaux pour séduire les permissionnaires (Evanno et Vincent, 2017) ? Une politique d’investissements, pensée à l’échelle nationale et vers les autres, qu’ils soient nationaux ou internationaux (par des organismes privées comme le Touring Club de France ou le Touring Club Italiano), des institutions paraétatiques et étatiques (Office national du tourisme en 1910 en France), traduit désormais un objectif de retour sur investissement sous l’angle industriel et commercial (Réau, 2011 : 57-59), aspect que l’on ne retrouve pas dans les initiatives du siècle précédent en dehors de l’échelon local. L’enracinement des pratiques touristiques domestiques fortifie la captation possible des flux internationaux, en préparant les populations locales à des présences extérieures, en professionnalisant les acteurs du tourisme et en générant des attentes sur le plan socioéconomique. L’« invention » du tourisme domestique au XXe siècle – c’est-à-dire sa promotion et son encouragement – n’est pas le fruit du hasard. Le modèle des vacances d’été socialement « construit » dans les Années folles se diffuse aux couches populaires en Europe à partir des années 1950, catalysant les mutations (innovations, modernisations) qui bouleversent les sociétés de l’après-Seconde Guerre mondiale (Bartoli, 2020 : 42-43).

À cela s’ajoute qu’à presque chaque sortie de crise, est associé un plan d’investissement pour relancer le tourisme qui anticipe les attentes des potentiels visiteurs perçus dans leur globalité. Cela reste vrai jusqu’à nos jours comme le confirment par exemple, au moment de la crise sanitaire de COVID-19, les divers plans de relance en Europe, aux États-Unis, au Canada, etc. (voir notamment plusieurs articles du dossier « Le tourisme avant et après la COVID-19 » sous la direction de Marcotte et al., paru en 2020 dans Téoros). Si le contexte historique évolue, la permanence de ce réflexe depuis le début du XXe siècle en Europe est éclairante. Contrairement à une politique de reconstruction à la suite d’une catastrophe naturelle, qui en profite parfois pour repartir d’une page blanche sous prétexte de corriger les « erreurs du passé », il s’agit d’une volonté d’investir dans un secteur d’activité, pour le bonifier. Le tourisme domestique, sur lequel s’appuie la première relance, empêche la politique de la table rase qui pourrait convenir au tourisme international. Il contrarie un éventuel processus de relocalisation et ainsi évite l’effondrement économique et démographique quand la clientèle lointaine se raréfie ou disparaît (sur la relocalisation en lien avec les processus de décroissance, voir Sanders et al., 2020 : 380-382). Il crée un enracinement des permanences sur lequel s’appuie l’ensemble des tourismes.

Le tourisme domestique fortifie les effets des vertus de la satisfaction, qui augmente la fidélité du client et entraîne un bouche-à-oreille positif (Herle, 2018 ; Esubalew Bayih et Singh, 2020). Les effets restent discutés, mais parce que l’approche du problème est souvent trop restreinte. Il arrive quand même qu’un séjour reste unique (Pearce, 2006) malgré un niveau de satisfaction élevé (Camélis et al., 2019). Les aspects de cet enjeu sont moins connus pour les périodes historiques les plus lointaines, mais les enquêtes de satisfaction (qui se transforment souvent en enquêtes d’insatisfaction) étaient déjà disponibles dans les années 1920 (Vincent, 2016). En fait, les vertus sont plutôt à relever non dans la satisfaction mais dans la recherche de la satisfaction du touriste, avec la certitude de son arrivée prochaine : il y a donc une double obligation de moyens et de résultats. Quand la fidélité du tourisme domestique se double de la fidélité des touristes internationaux, dont on a constaté la volatilité durant la Première Guerre mondiale, c’est un des indices qui permettent de caractériser une situation touristique saine, donc potentiellement durable. À chaque crise, les gouvernements lorgnent sur ce tourisme international – ses attentes, ses normes – pour valider un modèle local. La France et plus généralement les pays européens occidentaux s’appuient sur cette tradition centenaire de fidélité pour rassurer le touriste, qu’il soit international ou domestique.

Conclusion

La fermeture généralisée des frontières, lors du printemps 2020, a soulevé de nombreuses attentes vis-à-vis du tourisme domestique, aussi bien conjoncturelles que structurelles, certains espérant même que la situation puisse mettre un terme au (sur-)tourisme international. La tradition touristique européenne a pourtant permis à ce continent de mieux résister que d’autres régions du monde, avec une chute du nombre des arrivées autour de 68 %, contre 79 % pour l’espace Asie-Pacifique, selon le communiqué de l’OMT d’octobre 2020. Au regard de la gestion des crises passées, l’opposition entre les deux formes de tourisme n’est pas pertinente. Au contraire, tourismes domestique et international se nourrissent l’un de l’autre, durant et hors période de crise. Cette question, encore très largement inexplorée, mériterait de l’être davantage en abordant, par exemple, la diversité territoriale de l’affluence touristique dans un pays. En effet, si la France est la plus importante destination du tourisme international, le Limousin reste, par exemple, à l’écart de ces flux. De même, certaines destinations sont privilégiées selon les nationalités : les touristes anglais sont fidèles à la Riviera ou à Dinard, les Allemands s’orientent vers les îles Baléares (Pearce, 1989 : 259 ; Bigano et al., 2007 : 147). Enfin, une approche sur les cas d’autres continents (avec d’autres temporalités sans doute) pourrait permettre d’interroger l’enracinement des différents tourismes et les discours qui s’y référent : à la fin du XXe siècle, un pays comme les États-Unis présenterait une proportion de touristes domestiques de 99 % (86 % en 2007), l’Australie de 94 % (Jafari, 2000 : 158 ; Caire et Le Masne, 2007) ; tendance inverse pour un pays comme le Canada, également pays-continent, plus éloigné de l’imaginaire des tropiques, mais pour lequel les dépenses touristiques effectuées par les Canadiens sont passées de 66,9 % en 2000 à 80,5 % en 2011, tendance considérée l’Association de l’industrie touristique du Canada en 2012 comme ne constituant pas, « un modèle de croissance durable pour [son] secteur ».

Il serait également intéressant de se pencher plus attentivement sur les comportements des touristes qui peuvent varier temporellement, entre un touriste international, plus contraint dans ses déplacements, et un touriste domestique, qui peut modifier plus facilement son voyage : l’affluence dans les stations de ski change ainsi selon les conditions climatiques (Falk, 2013 : 14-15). La réactivité des acteurs du tourisme n’est donc pas à comprendre uniquement au moment des crises, même si elle est alors exacerbée. À l’image de la crise de 1929 qui a poussé les syndicats d’initiative français à se coordonner, les obligeant à participer au concert touristique national, la crise née en 2020 encouragera-t-elle l’Europe à transformer chaque perspective nationale en autant de destinations domestiques européennes ?