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Je suis bien placé pour savoir que le tourisme pédestre prend d’année en année des proportions considérables et concerne maintenant des dizaines de milliers de Français de tous âges et de toutes conditions sociales. Ce n’est donc pas le moment de supprimer le support essentiel de cette forme de tourisme mais au contraire de le favoriser[1].

Ces propos, relatifs à un tourisme pédestre en expansion en France au cœur des années 1970, émanent de Jean Calbrix, directeur des sentiers du département de l’Orne en Basse-Normandie. Ce dernier est en charge, depuis la fin des années 1960, des tronçons ornais des deux chemins de grande randonnée (GR) qui traversent le département d’est en ouest par le GR 22 (Paris–Le Mont-Saint-Michel) et du nord au sud par le GR 36 (Ouistreham–Bourg Madame). Fort de sa devise « Une journée de sentier, huit jours de santé », le Comité national des sentiers de grande randonnée (CNSGR) tisse, depuis 1947, le maillage des chemins de randonnée sur le territoire français. Toutefois, l’investissement de Calbrix, de 1960 à 2000, va au-delà des missions relatives à la randonnée pédestre puisqu’il est à l’initiative d’autres projets en accord avec le développement d’un tourisme sportif tourné vers la santé.

Le parcours de cet acteur inconnu peut-il révéler une histoire du tourisme sportif qui dépasserait l’anecdotique ? L’enjeu épistémologique de cette question renvoie aux débats qui, dès la fin des années 1970, ont animé le champ de l’histoire sur la valeur heuristique de l’anonyme. Le courant historique de la micro-analyse, débuté en Italie au milieu des années 1970 avec la microstoria (Ginzburg, 1980 ; Levi, 1989), s’inscrit en effet en rupture avec l’histoire quantitative et valorise l’expérience sociale et émotionnelle des individus (Poirrier, 2009). Ces tensions sont à rapporter à la croyance en l’existence d’une grande et d’une petite histoire passant de facto par les grands hommes ou les masses, mais rarement l’individu. « C’est en ce point que la pratique de l’expérience des acteurs sociaux prend toute sa signification […] La plupart des historiographies occidentales se sont attachées depuis lors à rendre leur place à ceux qui n’ont laissé ni nom, ni trace visible. » (Revel, 1996 : 12) La présente contribution, en filiation avec ce courant, prend Calbrix, acteur local, comme objet d’étude pour analyser à la fois une période, celle des années 1960 à 2000, des pratiques sociales, celles des activités physiques de pleine nature, et des enjeux et débats autour des tourismes sportifs.

Le choix de cet acteur relève d’une trame d’intérêts historiographiques. Le premier est générationnel (Sirinelli, 2015), puisque Calbrix, né en 1926, traverse un second XXe siècle empreint de trois formes culturelles de rapport à la nature, entendues comme « l’ensemble des pratiques socio-corporelles, des usages sociaux et des représentations que l’on peut identifier comme emblématique d’une époque et qui s’inscrit au sein d’une organisation plus ou moins formalisée » (Corneloup, 2011 : 2). Notre témoin construit ainsi sa passion pour le plein air, dans les organismes de jeunesse, des années 1930 à 1960, selon les codes véhiculés par des institutions marquées du sceau de la modernité, notamment les auberges de jeunesse (Mignon, 2007). Il devient, entre 1960 et 1980, animateur et directeur de centres socioculturels prônant les activités physiques de pleine nature et structure parallèlement un tissu associatif tourné vers ces pôles d’intérêts (Lemonnier et Dutheil, 2019). Selon la classification de Jean Corneloup, notre acteur est empreint des codes, des pratiques et des valeurs d’une culture moderne de rapport à la nature où l’ascétisme de l’effort et de la charge portée, les fins contemplatives mais aussi de domination de la nature et du corps sont valorisés par les institutions nationales et locales auxquelles il adhère. Le cadre professionnel et associatif de Calbrix est à ce titre déterminant car il permet à ses propositions de tourisme sportif de se développer au moment où une forme culturelle post-moderne de relation à la nature se fait jour, la place de l’individu prenant le pas sur celle du collectif et de l’institutionnel (Lipovetsky, 1983). Enfin, jusqu’en 2004, il reste un acteur investi alors qu’une nouvelle forme culturelle revisite les pratiques et les espaces récréatifs, par hybridation des champs du loisir, du tourisme et du sport, pluralisant les relations aux pratiques physiques tournées vers la nature (Bourdeau, 2010).

Le second intérêt historiographique réside dans le fait que, durant son parcours de vie et ses trajectoires professionnelles ou personnelles, Calbrix entretient des liens avec différents partenaires, institutions et autres organisations de tourisme dans sa région. Il est soutenu, aidé par le secteur du tourisme et ses administrations naissantes dès les années 1960. Il devient un interlocuteur privilégié, consulté pour ses compétences, ses expériences et ses idées sur la problématique du tourisme local, l’aménagement et la valorisation du territoire par le filtre des pratiques physiques[2]. Enfin, le dernier intérêt relève d’une adhésion de notre acteur à la pensée de Georges Hébert dès les années 1950 (Hébert, 1936). Rappelons, avec Sylvain Villaret (2005), que l’hébertisme s’inscrit dans le contexte plus large du naturisme, lui-même ancré dans les pensées rousseauistes. Mis en lumière par des médecins durant le XIXe siècle, le naturisme cherche à lutter contre le marasme sanitaire d’une Europe nouvellement industrielle. Hébert se réclame de cette dynamique et élabore, en opposition à la méthode sportive naissante, une éducation physique basée sur dix familles d’exercices physiques naturels (courir, sauter, grimper, s’équilibrer…) enchaînés sur des parcours naturels ou aménagés afin de forger des corps sains et des esprits ouverts à l’entraide (Delaplace, 2005). Porté par ces valeurs sanitaires et altruistes, il peaufine de la Belle Époque jusqu’aux années 1950 sa « méthode naturelle d’éducation physique » (Villaret et Delaplace 2004). S’appuyant sur des centres spécialisés, telles les palestras féminines (Andrieu 2009), relayé par une revue, L’Éducation physique, dès 1922, ainsi qu’une présence scolaire, l’hébertisme prend un essor international dès l’entre-deux-guerres (Gleyse, 2014), période durant laquelle Calbrix est au cœur de l’enfance. Au-delà de la sphère scolaire, la méthode naturelle s’immisce dans de nombreux secteurs éducatifs (Barbazanges, 1989), industriels (Bui-Xuân, 1989) et artistiques (Philippe-Meden, 2017). Formé à cette méthode durant les stages de la Fédération française d’éducation physique, organe dévolu à l’hébertisme, Calbrix n’aura de cesse de décliner dans tous les secteurs de sa vie professionnelle et de loisir la pensée, les valeurs et les formes de pratiques physiques de ce courant né en France dès les années 1910 (Delaplace, 2000). L’hébertisme, source d’inspiration permanente, est à considérer comme un cadre explicatif, justifiant souvent les actions et les propositions du personnage.

L’ensemble de ces éléments montre que notre témoin est à la fois un individu ancré dans une histoire collective de l’hébertisme, du tourisme sportif, tout comme il en est un acteur. Calbrix, à l’instar d’un « passeur de nature », semble vouloir partager avec le public, jeune ou adulte, un tourisme « physique et sportif » de proximité sur fond d’hébertisme et de santé. Ce double statut de témoin et d’acteur est notamment perceptible dans deux projets qu’il a structurés : le premier dans un cadre institutionnel, au sein du Comité départemental de randonnée pédestre (CDRP61) et du CNSGR, concerne les tracés des GR 22 et GR 36 dans les années 1960-1970. Le second, relativement innovant en son temps, relève d’une initiative personnelle, durant les années 1970-1980, par la mise en place du premier « parcours santé » en libre accès dans la forêt domaniale d’Écouves et sa diffusion, de proche en proche, vers d’autres sites du département bas-normand de l’Orne.

En interrogeant les manières de concevoir, de vivre ces deux modalités de tourisme et loisir sportifs en lien étroit avec la problématique de la santé, nous montrerons que Calbrix participe à l’essor et la fabrication de modalités de pratiques physiques de pleine nature, à la fois récréatives et éducatives, soucieuses du corps et de la condition physique, visant à l’autonomie en milieu naturel. Toutefois, si Calbrix milite pour une autre manière de vivre l’ici par un « ré-enchantement du proche » en mettant en avant l’aventure, différentes formes de déplacement naturel qui stimulent l’imaginaire des pratiquants par la valorisation et l’aménagement d’un territoire, il l’envisage avant tout par l’intermédiaire d’une initiation encadrée et fédérée des publics, ce qui, à la fin du XXe siècle, n’est plus forcément dans l’air du temps. La biographie sportive de notre témoin, empreinte d’effets générationnels et de trajectoires singulières, se heurte ainsi aux évolutions contemporaines des pratiques de plein air non motorisées, des pratiquants et des espaces de réception du touriste sportif (Augustin et al., 2008).

Pour mener à bien cette étude qualitative, qui s’appuie sur différentes échelles d’analyse, plusieurs types de sources sont conviés et croisés afin de limiter la vision subjective de notre témoin (Descamps, 2006). Deux entretiens semi-directifs de type récit de vie et de pratiques ont été menés auprès de Calbrix en 2017[3]. L’analyse du discours vise à préciser ses implications associatives dans les pratiques de pleine nature, ses représentations concernant la randonnée pédestre et ses évolutions. La collecte de données lors de ces entretiens a permis d’identifier ses responsabilités fédérales et de saisir ses actions en matière de projets d’aménagement du territoire. Calbrix nous a ouvert également ses archives privées[4] de manière à préciser, rafraîchir, confronter ses propos, ses témoignages et cerner ses sources d’inspiration, en particulier son rapport à l’hébertisme. Enfin, nous avons consulté et exploité, aux archives départementales de l’Orne, les versements relatifs aux associations et aux comités de randonnée et de tourisme[5], des documents émis par la Fédération française de randonnée pédestre (FFRP), la revue hébertiste L’Éducation physique, et la presse locale. Ce corpus nous a permis d’accéder à des éléments institutionnels (rapports officiels, plans d’aménagement des sentiers ou parcours santé, correspondances), d’étudier le discours des personnalités impliquées (politiques et sportives) ainsi que la couverture, par les médias, des différents projets qui mobilisent notre acteur.

Un tourisme de randonnée en pleine mutation : tourments d’un acteur moderne

Une génération sur les chemins de randonnée

« Je préfère une rando de papa à une rando pépère comme on en voit aujourd’hui avec voiture suiveuse, portage des sacs, même d’une journée, table, chaise, glacière […][6] » Ces propos désenchantés sont parmi les derniers que Calbrix prononce dans le cadre de ses attributions fédérales et associatives au service de la randonnée pédestre. Il met ainsi un terme, au début des années 2000, à un militantisme commencé en 1942 avec ses camarades haut-normands, dans une section locale du Camping club international de France, poursuivi durant les années 1950 dans les auberges de jeunesse de Rouen et perpétué par un investissement auprès du CNSGR, puis de la FFRP, en déclinant les institutions fédérales en structures bas-normandes de 1960 à 2004[7]. Les conflits ouverts avec d’autres acteurs, qu’ils soient randonneurs ou spécialistes du tourisme, sonnent la fin d’un parcours atypique tourné vers les activités physiques de déplacement non motorisé. Ils révèlent aussi, durant le dernier quart du XXe siècle, les tourments de nombreux acteurs de la randonnée, dont les institutionnels, qui voient l’activité qu’ils chérissent se transformer, tant dans ses formes que dans ses structures, perdant ainsi l’amer qui les guide depuis les années 1950-1960. Ils font partie de ces randonneurs modernes, si l’on reprend la classification de Corneloup, qui ont posé les premières bases fédérales, ont pensé et aménagé le territoire français depuis 1947, en continuité des pionniers du premier XXe siècle (Sirost, 2009), en traçant, balisant, promouvant les premiers chemins de grande randonnée, et poursuivi l’élan avec les GR de pays et les chemins de petite randonnée[8].

À l’instar de notre témoin, le déplacement permet à cette génération de randonneurs de faire découvrir une région, des endroits pittoresques, vierges, sublimes. Bref, un ici/ailleurs que le pratiquant ne peut soupçonner depuis les endroits et les points de passages convenus et habituels. Ils prônent ainsi un tourisme à la fois « sportif » (condition physique, marche copieuse…), mais également « contemplatif » (découverte de la nature, tracés d’itinéraires où se succèdent les sites, les points de vue, les sentiers remarquables en pleine nature). Cet « ici » devient « un ailleurs » potentiel qui redessine et réinvente une région, permet l’exploration d’un territoire de proximité, sa découverte-redécouverte par un mode de déplacement autonome sollicitant cependant l’organisme sur une durée conséquente. Cette mobilité recouvre ainsi des représentations de la nature et de l’expérience de marche particulières et met en évidence les valeurs et les motivations de ceux qui s’y préparent et la réalisent (Cresswell, 2010). La marche est un objectif en soi où les aménités du parcours comptent autant que le but à atteindre (Devanne, 2005). Si, de 1960 à 1990, ces propositions s’inscrivent pleinement dans la sensibilité à l’écologie et le désir d’autonomie, qui prennent racine dans la société française des années 1970, paradoxalement elles mettent en œuvre des pratiques et des méthodes anciennes, en usant de structures et d’institutions empreintes de contrôle du pratiquant, qui entrent en rupture avec les tourismes sportifs consumériste ou individualiste qui se développent ensuite. Ce désenchantement se lit dans les notes d’intention de la FFRP qui, depuis les années 1990, tente de rajeunir la population de ses licenciés[9] et la fidéliser en organisant des formules plus motivantes que l’effort contemplatif de longue haleine[10].

Les petites mains des réseaux de sentiers

Sans croire à l’homogénéité des acteurs, ces derniers portent cependant haut, dans le second XXe siècle, les valeurs du fédéralisme de randonnée et défendent bénévolement ce tourisme sportif. Calbrix est de ceux-là. Hébertiste convaincu, il prône cet altruisme[11] et est force de propositions depuis 1967, date à laquelle il s’est installé professionnellement dans l’Orne. Il fait partie de ces « petites mains » qui façonnent le territoire français depuis 1947. Son investissement se lit dans les courriers qu’il adresse au CNSGR, dès la fin des années 1960[12], lorsqu’il structure un réseau de 25 kilomètres de sentiers, approuvé par l’Office national des forêts (ONF) et patronné par le Syndicat d’initiatives d’Alençon. Il s’insère, au fil du temps, dans les structures fédérales lorsqu’il est promu délégué de l’Orne au CNSGR en septembre 1972. À la croisée de plusieurs GR, la forêt d’Écouves devient un carrefour du tourisme de randonnée[13], à proximité de son lieu de travail, qu’il chemine notamment avec le public du Centre socioculturel dont il a la charge.

Ces acteurs tissent des liens avec les municipalités pour mettre en perspective les tracés des GR. Ainsi au début des années 1970, notre témoin effectue des démarches auprès des maires pour que les tracés des GR 22 et GR 36 puissent traverser leurs communes par des « chemins existants, de préférence non goudronnés, les plus pittoresques possibles[14] », que le débroussaillage soit autorisé et que le balisage puisse s’effectuer. Les affres du remembrement agricole, réorganisant l’accès et la distribution des parcelles, ne facilitent pas ces initiatives. Néanmoins, chemin faisant, vient le temps de la structuration des hébergements et la création de multiples formes d’accueil pour les randonneurs. Forte de l’année du tourisme pédestre en 1972 et de l’année des sentiers en 1977, la FFRP met en œuvre une « Charte des sentiers » en 1978 visant à définir, classifier et établir les protocoles de création d’un sentier GR[15]. Cette dynamique sied bien aux ambitions de développement touristique de l’État en direction de la ruralité (Actualités service, 1979) et aux problématiques sanitaires et de sport pour tous valorisées depuis la loi Mazeaud de 1975[16]. Calbrix participe à cette dynamique en justifiant, auprès des personnes qu’il encadre, les bienfaits sanitaires de la marche. Il se réfère notamment à Hébert en dactylographiant des extraits de son ouvrage majeur[17] : « Ses applications pratiques sont constantes durant toute la vie et son influence sur le développement foncier ou résistance générale, aussi bien que sur la conservation de la santé, est capitale. »

Une implication durable dans les institutions sportives et touristiques

Tous ces projets prennent forme grâce aux institutions qui les servent et une adhésion des acteurs au travail collectif dénué de mercantilisme. Ainsi, Calbrix n’a de cesse de structurer ou d’investir différentes strates unificatrices, qu’elles soient sportives ou touristiques, qui promeuvent le tourisme sportif de déplacement non motorisé. Par exemple, il envisage une Fédération départementale des associations, comités de sentiers et relais de randonnée dans l’Orne[18]. Parallèlement, il est durant onze ans (1967 à 1978) délégué du CNSGR, puis président du CDRP61[19]. Il collabore avec le Comité départemental du tourisme (CDT) de l’Orne dès 1968, notamment en tant que conseiller technique et tout particulièrement dans la Commission sports pleine nature. Il cède la place à 79 ans en 2004. Il s’engage dans la Fédération ornaise pour le tourisme de randonnée (FOTR), créée en 1975[20], qui regroupe les randonneurs pédestres, équestres et cyclistes par l’intermédiaire des associations représentatives sur le plan départemental. Enfin, dans cette constellation de structures et d’institutions, le parc naturel régional Normandie Maine prend sa part et s’engage dans la promotion et le développement de la randonnée sur son territoire dès les années 1980[21]. Notre randonneur, dans le cadre d’un comité de pilotage, conseille le parc.

Sans que cette liste soit exhaustive et qu’elle recouvre un caractère d’exemplarité en France au même moment, elle montre que le tourisme sportif de randonnée s’est structuré grâce aux investissements multiples des acteurs qui le valorisent et que les randonneurs, à l’instar de notre témoin, s’immiscent dans ce maillage institutionnel et croient en sa force. Ils portent ainsi la parole fédérale et leurs conceptions de la randonnée dans différents secteurs en charge du tourisme et/ou du sport, tout en opérationnalisant sur le terrain les différents réseaux de sentiers, relais de l’activité physique qu’ils promeuvent.

Une multitude d’itinéraires touristiques créés par les « baliseurs »

Depuis l’inauguration en 1947 du premier tronçon du GR 3, entre Orléans et Beaugency, cet investissement des licenciés dans la promotion de leur mode de pratique et la structuration de leurs lieux d’activité porte ses fruits dès les années 1970 et parvient à maturité dans la dernière décennie du XXe siècle avec une toile conséquente d’itinéraires en France. Au-delà des seuls GR, les partenariats entre la fédération et le ministère de l’Environnement permettent la mise en place des plans départementaux des itinéraires de promenades et de randonnée (PDIPR)[22]. En mars 1994, l’Orne fait partie des 42 départements qui sont en processus d’élaboration de leur plan[23]. La pratique sportive liée au tourisme vert est implantée durablement sur le territoire français. Les directions de la Jeunesse et des Sports s’en félicitent, en 1993, dans le cadre du débat prospectif sur la France sportive souhaitée en 2015[24]. Les enquêtes sur les pratiques sportives en France (Irlinger et al., 1987) et la presse mettent en évidence que la marche est une activité qui retient l’attention des Français : « La randonnée pédestre explose (8 à 9 millions de pratiquants en France) et gagne les familles qui cherchent des itinéraires à la journée (2,5 millions) ou pour quelques heures (5 millions) sans doute par goût du retour à la nature, aussi par besoin de contacts humains. » (Ouest-France, 1989)

Toutefois, le tourisme pédestre évolue au début des années 1990 : les circuits de pays ou en marguerite se développent, les associations locales ne souhaitent pas toujours entrer dans les structures fédérales, et les marcheurs/randonneurs commencent à être attirés par un sport le plus gratuit qui soit (en matière de finance et d’engagement). Roland Jéhanin, président du Comité régional de randonnée pédestre de Basse-Normandie, ne cache pas son désenchantement lorsqu’il signale aux journalistes que « les anciens baliseurs ont du mal à prendre un tel virage », même s’il peut trouver un avantage à ce changement de cap : « Plus il y a de monde dans les chemins, moins on a besoin de les entretenir. » (Ouest-France, 1989) Les acteurs interrégionaux de l’Ouest, réunis à Lanslebourg le 19 octobre 1988, se questionnent tout autant sur ces évolutions en rupture avec leurs conceptions. Cela s’illustre par la vente insuffisante des Topo Guide de l’Ouest qui fait peser une sérieuse menace sur l’avenir des GR. Ces oppositions entre acteurs se structurent notamment sur le cloisonnement entre une conception sportive, fédérale et bénévole de la marche et celles de l’économie touristique et des politiques territoriales qui prennent forme (Dumahel, 2018).

De nouveaux acteurs pour un autre tourisme de randonnée

C’est en effet un autre loisir de randonnée qui se fait jour et phagocyte lentement l’approche sportive de ce tourisme de déplacement au tournant des années 1990. Les valeurs qui sous-tendent l’activité, depuis les pionniers du CNSGR, semblent se diluer dans un procès de consommation de pratiques physiques individualisables à l’envi (Lipovestsky, 1987). Ce glissement questionne les acteurs fédéraux, lors du Congrès annuel de la Fédération française de randonnée pédestre d’octobre 1994. Dans le cadre d’un l’atelier de réflexion, la question de l’utilité de la licence est posée car nombre d’associations n’adhèrent pas à la fédération. S’agissant d’une activité de loisir, le militantisme fédéral n’est plus au cœur des intentions des pratiquants, limitant leur adhésion à une structure[25]. De même, beaucoup de licenciés randonnent régulièrement mais ne font rien en retour. L’intervention désabusée du président de la FFRP, Maurice Bruzek, est sur le même registre et présage d’une réorientation nécessaire de l’activité fédérale si elle veut toujours peser sur l’avenir du tourisme sportif de randonnée au début du XXIe siècle :

Si le refuge ou le gîte gardent encore une place importante dans nos souvenirs, il faut désormais y ajouter l’hôtel […] De même que la formule « bagages transportés » est peut-être une réponse à une attente grandissante […] Les adhésions : nous stagnons, en dépit du travail accompli […] Car, disons-le à voix haute, beaucoup de randonneurs sont des individualistes, en particulier chez les plus nantis de nos concitoyens[26].

Notre témoin annote cette documentation fédérale à l’encre rouge : « Dégénérescence en cours, refus de l’effort, recherche exagérée du confort. » Calbrix est, à son échelle, conscient des changements en cours et du glissement des représentations de l’activité qui s’opère. La consommation et la contemplation s’opposent ou cohabitent maintenant avec une participation altruiste et sportive de ce tourisme pédestre.

Les changements, au-delà des controverses autour des modalités de pratique et des relations au modèle fédéral, se repèrent aussi dans l’avènement de nouveaux acteurs du développement touristique de randonnée. La situation de quasi-monopole sur les sentiers par les acteurs fédéraux, que cela soit en termes de conseils aux édiles locaux ou d’entretien des chemins labellisés, semble s’atténuer à l’orée du XXIe siècle. Le débat relatif à la dimension touristique de la randonnée et les acteurs qui doivent la porter est au cœur des discussions des responsables bénévoles[27]. En effet, d’autres acteurs créent leurs propres itinéraires, la randonnée est devenue un produit touristique générateur de retombées économiques. Les comités départementaux sont mis à mal par la professionnalisation du secteur touristique de randonnée, alors que les structures associatives de la randonnée sont basées sur le bénévolat[28] : « Les Comités Départementaux du Tourisme et Conseils généraux se servent de nous comme ‘faire valoir’[29]. » Les enjeux fédéraux sont importants et le sentiment de dépossession de leur pratique est grandissant chez les baliseurs qui, historiquement, ont monté les réseaux de sentiers, d’autant que la marque déposée « rouge et blanc » est concurrencée par des balisages hétéroclites. Cela s’accentue lorsque des prestataires exploitent commercialement ces réseaux : « Quand nos actions de terrain sont utilisées par d’autres pour mettre en place des ‘produits commerciaux’, est-ce acceptable ? […] Quand un Office du Tourisme ou un organisme comme France-Randonnée vend un produit, il n’y a aucune retombée pour le CDRP[30] ! »

Sans multiplier les preuves, il est aisé de saisir que, au début des années 2000, le modèle défendu depuis un demi-siècle peine à trouver sa place dans la transformation du paysage touristique de randonnée.

Vers le Mont-Saint-Michel : exemple d’un conflit d’acteurs

Se jouent, derrière les mots, des enjeux de territoires, qu’ils soient éthiques, financiers ou spatiaux, sur fond de développement touristique des communes, des départements ou des régions. D’autres individus occupent maintenant ces secteurs historiquement réservés aux acteurs de la randonnée. Par exemple, à la fin des années 1990, l’association Les Chemins du Mont-Saint-Michel qui réhabilite les chemins historiques de pèlerinage vers le Mont, en lien avec des travaux développés à l’Université de Caen et soutenue par les divers conseils territoriaux normands, devient une préoccupation des comités départementaux de randonnée bas normands, car elle occupe le terrain, propose de nouveaux itinéraires et dispose de moyens importants. De plus, les itinéraires utilisent les tracés ouverts et entretenus par les baliseurs fédéraux sans les retenir en totalité car ils ne recouvrent pas les cartographies anciennes. En 2005, lorsque la presse se fait l’écho des itinéraires de cette association de réhabilitation des chemins de pèlerinage, une forme de concurrence touristico-pédestre est largement perceptible entre cette proposition, qui n’est nullement liée à la FFRP, et les comités de randonnée qui la servent. Notre témoin a d’ailleurs durablement défendu, auprès de la présidente de l’association des Chemins du Mont-Saint-Michel, l’idée d’utiliser le GR 22 plutôt que de créer un autre itinéraire[31]. Le courrier confidentiel du 3 février 2003, adressé aux responsables des associations ornaises de randonnée, affiliées à la FFRP, concernant l’inauguration des chemins du Mont est révélateur de l’état d’esprit de ces acteurs qui vivent ces évolutions comme un pillage des chemins ouverts, balisés et entretenus par des randonneurs fédérés, et une intellectualisation outrancière du tourisme de randonnée :

Je vous demande de ne pas participer à titre officiel à cette inauguration en vous réclamant de la FFRP ou du CDRP […] Il y a une véritable mainmise de cette association, fort des appuis officiels et politiques qu’elle reçoit. Elle se conduit en terrain conquis […] Le jour où nous n’aurons plus de GR à entretenir, nous n’aurons plus beaucoup de poids[32].

S’immisce dans ce différend un débat d’acteurs sur la conception du tourisme de déplacement. Ici d’aucuns défendent le tourisme culturel lorsque d’autres vantent le tourisme sportif. Au fil du temps, les différents balisages qui prennent place, parfois sur les mêmes arbres ou poteaux, disent l’histoire du tourisme de randonnée sur le territoire français depuis 1947.

Parallèlement, ces nouvelles propositions touristiques réorientent « les formes de déplacements », voire dévoient les usages initialement en vigueur dans les discours d’acteurs de la génération de notre témoin qui « reste convaincu que le summum, c’est l’autonomie. Plusieurs jours de randonnée, des kilomètres de marche, les veillées » (Orne Hebdo, 1997). Les tracés de GR ou de petites randonnées sont modifiés au fil du temps et ne suivent plus seulement les itinéraires ruraux, en immersion complète avec la nature, mais valorisent les détours par les villes, les villages. Depuis lors, la FFRP tente de rattraper le temps et de s’adapter à la multiplicité des formes de pratique de la randonnée[33]. De même, un débat s’instaure sur l’opportunité pour les bénévoles d’entretenir les chemins que les « marchands de tourisme » exploitent : « nous continuerons d’être la cheville ouvrière qui permet à d’autres de commercialiser nos activités[34] ». L’altruisme possède ses limites ! Certains prônent la commercialisation de leurs prestations, lorsque d’autres s’y refusent : « Attention danger ! On nous a dit que certains itinéraires seraient étudiés pour favoriser les ‘exploitants’ de centres de loisirs, de fermes-auberges, de gîtes. Il ne faut pas chercher à rentabiliser les GR[35]. » Un travail considérable de reconquête est donc à envisager en direction de ces promeneurs qui représentent maintenant près de 80 % des marcheurs. Ces conflits d’acteurs montrent qu’au début des années 2000, le tourisme de randonnée a changé de cap et qu’une partie des randonneurs qui en ont construit les bases ne s’y reconnaissent plus. C’est ce qu’exprime Calbrix à un ami randonneur, à l’occasion des vœux pour l’an 2000… quelques années avant qu’il ne tire sa révérence institutionnelle mais poursuive sa marche :

Hélas ! La randonnée est ou devient un produit touristique, livrée aux commerçants, aux margoulins, aux profiteurs de tous bords. Fini l’aspect éducatif, poétique, affectif, désintéressé. Fini l’aventure, l’imprévu, la fantaisie […] Payez et nous ferons le reste, vos sacs seront portés à l’étape suivante, ne vous donnez pas de mal, toujours plus de confort, des sentiers aseptisés, sans caillou, sans boue, sans montée ni descente pour attirer le plus de monde possible. L’ère des troupeaux de marcheurs anonymes, suivant comme des automates ou des moutons de Panurge des animateurs, des GO dûment diplômés pour admirer le point de vue officiel, le monument classé. C’est-à-dire l’antithèse de la randonnée[36].

Dans le cadre d’une histoire du sensible incarnée, cette citation laisse percevoir le désenchantement de notre acteur au regard des évolutions de la randonnée, elles-mêmes à l’aune du changement des pratiques de pleine nature. Les relations à l’environnement, aux autres et à l’effort corporel renouvellent les pratiques récréatives de nature à l’orée du XXIe siècle. Les différentes formes culturelles, qu’elles soient modernes, post-modernes ou trans-modernes, se superposent dans des contextes nouveaux de préservation de la nature et du climat (Corneloup, 2016). Tim Edensor (2000) démontre qu’il existe alors une pluralité de relations à la marche car celle-ci recouvre une telle richesse expérientielle, faite d’organisation matérielle du parcours, de perception des paysages, d’imaginaires et d’exercice des sens, que l’individualisation de l’activité est inéluctable. Calbrix reste attaché à sa vision moderne de la randonnée, faite de discipline corporelle, de règles alimentaires durant une longue marche, d’un savoir s’orienter qui se transmet, mais peine à retrouver ses ancrages. Si la déception est manifeste, après des années d’investissement au service de la randonnée, notre témoin n’est pas l’homme d’un seul projet. Son parcours est jalonné d’expériences multiples dans le domaine du plein air, de la santé et du tourisme.

Le parcours d’entraînement physique du Centre social et culturel d’Alençon-Courteille : site touristique et re-mise en forme des préceptes hébertistes

Un lieu d’activité physique et de tourisme : sport pour tous et développement territorial

Revenu le beau temps, voilà de retour les promeneurs de la forêt. Celle d’Écouves a un attrait particulier avec son parcours santé […] Les plus que quinquagénaires retrouvent une seconde jeunesse. Les quadragénaires se persuadent qu’ils n’ont pas vieilli et les trentenaires se souviennent qu’il n’y a pas longtemps, ils faisaient le parcours du combattant, avec moins d’enthousiasme. (Ouest-France, 1976)

Le journal Ouest-France salue, en 1976, l’initiative audacieuse de Calbrix et de ses collègues du Centre social et culturel de Courteille, instigateurs du projet. Leur parcours d’entraînement physique en forêt d’Écouves est devenu un lieu de pratique, mais également un site touristique prisé, populaire, ouvert à des publics bigarrés. Les groupes de jeunes, encadrés par l’Association alençonnaise du parcours Forêt santé[37] et les membres du Centre social, viennent éprouver leur agilité et parfaire leur condition physique. D’autres publics, plus âgés, sportifs occasionnels, profitent de cette structure ouverte à tous pour se dérouiller en plein air, seuls ou entre amis. Enfin, entre le pique-nique et le goûter, les familles savourent leur repos dominical en venant jouer « les aventuriers » et défier, le temps d’un après-midi, les lois de l’équilibre sur les obstacles disposés en forêt domaniale. Selon les usagers, le parcours devient ainsi sportif ou touristique. La fin de semaine, en particulier, il ne désemplit pas. Le témoignage de notre témoin, conforté par les articles de la presse locale, démontre un succès complet :

Depuis le 20 avril 1974, date de son inauguration, ce sont des milliers de personnes qui ont pratiqué le parcours. Les jours de grande fréquentation sont évidemment les dimanches et fêtes, mais on y rencontre du monde tous les jours. En semaine, on rencontre des mordus le matin et après le travail le soir. Les jours de congés scolaires, de nombreux enfants et jeunes s’y rendent seuls à bicyclette ou accompagnés de parents[38].

Traditionnellement lieu de promenade des initiés, la forêt d’Écouves remplit à présent une nouvelle fonction : « elle est le théâtre de rassemblements ou de manifestations populaires qui s’inscrivent de près ou de loin, dans le cadre de l’opération Sport pour tous, lancée voilà un an par le Comité national olympique et sportif français » (Ouest-France, 1974). Calbrix et ses collaborateurs s’appuient, en effet, sur les volontés institutionnelle et ministérielle en matière de développement social des activités physiques et sportives. La loi Mazeaud de 1975 et ses velléités à diffuser le sport auprès des populations a servi de cadre opérationnel et d’argument afin de convaincre les collectivités locales de soutenir un tel aménagement. La tonalité revendiquée par les acteurs est délibérément démocratique et populaire : ils font de l’accessibilité de ces installations aux milieux ouvriers et classes modestes alençonnaises un élément fédérateur du projet. Le parcours Forêt santé est ainsi conçu comme une échappatoire, salutaire et de proximité, aux affres de la vie moderne : « Les habitants des pays hautement industrialisés et mécanisés, nous-mêmes, se rendent compte de plus en plus que l’absence d’exercices physiques comme d’ailleurs une alimentation défectueuse et l’air pollué des villes sont préjudiciables à leur santé. » (Calbrix, 1974) Il s’agit de redonner le goût de l’effort en pleine nature, de l’activité physique compensatoire aux populations qui en auraient davantage besoin. Dans le droit fil de ses fonctions professionnelles au Centre social et culturel, Calbrix a créé le parcours d’Écouves comme une œuvre sociale à part entière. Il est pleinement en accord avec les préceptes hébertistes qui, dès les années 1920, incitaient la promotion de ces parcours, dans les centres hébertistes (Philippe-Meden, n.d.), afin d’encourager la révolution physique dans la population (Froissart, 2004).

Initiative de quelques bénévoles[39], le projet a rapidement reçu l’aval des collectivités locales et l’aide financière nécessaire à la réalisation de cette installation en forêt d’Écouves. La municipalité, sensible à la question du développement territorial et touristique, a pu appuyer le dossier : elle a notamment fourni gratuitement la main-d’œuvre pour réaliser le chantier et « mis à disposition quatre ouvriers à temps complet pendant trois semaines[40] ». La Caisse d’allocations familiales (CAF) a soutenu financièrement cette initiative, considérant qu’elle constituait « une action sociale et collective de première importance pour la population et le tissu social et local[41] ». D’autres organismes publics et privés ont apporté leurs aide et subsides : la Caisse régionale de crédit agricole, la Direction de la jeunesse et des sports, la Caisse primaire d’assurance maladie. En charge de la gestion des forêts publiques, l’Office national des forêts a prêté également son concours afin de choisir un emplacement stratégique, situé au carrefour du Chêne-au-Verdier, à une dizaine de kilomètres d’Alençon. La parcelle est facilement accessible, naturellement accidentée. Elle présente des rochers, des arbres imposants, un ruisseau, une configuration idéale pour l’installation d’un parcours. Une « sortie » à destination du parcours d’Écouves est en soi une démarche touristique, conviviale, doublée d’une perspective de santé publique : « Suivre le circuit en forêt en se livrant à des exercices variés, de force, d’adresse, d’équilibre, est un excellent moyen de se détendre dans un lieu privilégié, naturel et de se maintenir en forme. » (Ouest-France, 1975) Alors que les activités ludo-sportives s’émancipent des cadres fédéraux, investissent la nature et s’ouvrent vers d’autres espaces récréatifs, ce parcours physique hébertiste participe du phénomène dans les années 1970-1980. Ses finalités et aménagements, théorisés quarante années auparavant par Hébert, résonnent avec l’« aroundoor », espace aménagé en périphérie des villes, et l’« outdoor », espace de pleine nature mais assez facilement praticable, qui se structurent (Bourdeau et al., 2011).

Un expérience pionnière en France

À grand renfort de publicité, le parcours d’entraînement physique est présenté lors de sa création comme l’un des premiers du genre en forêt domaniale. La presse locale insiste sur le caractère innovant du projet : « Cette expérience originale est une des premières en France. Le principe existe depuis le début du siècle selon la formule de l’entraînement diversifié en plein-air, mais jusque-là il était réservé aux écoles d’éducation physique. » (Ouest-France, 1975) Calbrix est particulièrement fier d’avoir « lancé le premier parcours dans l’Orne et le premier en forêt domaniale en France à sa connaissance[42] ».

Des recherches plus approfondies à travers les territoires pourraient venir nuancer le caractère exemplaire et inaugural de « ce premier parcours ». Par exemple, le journal Marie France d’octobre 1974, magazine mensuel féminin, mentionne l’existence de circuits « en forêt de Saint-Germain-en-Laye, d’Écouves près d’Alençon et d’Orléans. D’autres sont en projet à Fontainebleau, dans les bois de Boulogne et de Vincennes ». Nous éviterons par conséquent de trancher hâtivement sur la réelle primauté du parcours d’Écouves. Mais le fait est qu’il fait partie des premières initiatives en France et préfigure la construction massive, dans les agglomérations, des futurs parcours santé développés sous l’égide des ministères de la Jeunesse et des Sports et de la Santé dans les années 1980.

Pour l’heure, l’État encourage la création des circuits rustiques d’activités physiques aménagés (CRAPA). Un programme expérimental a été lancé, en 1974[43], par le Secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports avec la participation des collectivités locales et du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) (Villard, 1978). Il consiste à faciliter l’autorisation administrative et l’aménagement, à des fins d’activités physiques pour tous et de santé, de circuits ponctués d’exercices adaptés en pleine nature, à proximité des agglomérations. L’utilisation de matériaux naturels s’intégrant au paysage, ainsi qu’une signalétique spécifique et détaillée doivent permettre à chacun de s’exercer librement et à son rythme. Le parcours d’Écouves entre dans cette démarche souhaitée par l’État et ce type de programme expérimental, bien que son instigateur principal préfère l’appellation « parcours d’entraînement physique ». Fidèle à ses convictions hébertistes, Calbrix évite en effet cette dénomination officielle de CRAPA, sans racine et signification historique pour lui. Tout comme il fustige les parcours VITA développés en Suisse depuis les années 1960, par la compagnie du même nom qui délivre des assurances sur la vie : « ils sont composés d’exercices analytiques habituellement pratiqués en salle et transposés dans la nature, ce qui est un non-sens[44] ». En d’autres termes, notre acteur souhaite garder une forme d’autonomie dans ses initiatives et son approche hébertiste de la nature. Il s’appuie de façon opportune et intéressée sur les structures en place, les projets nationaux et locaux, les directives des ministères de la Santé et de la Jeunesse et des Sports, tout en conservant une marge de manœuvre, à la fois éthique, conceptuelle et pratique, dans son rapport aux activités de plein air.

Poursuivre l’œuvre de Georges Hébert : réhabilitation et prosélytisme

La foi de Calbrix en la méthode naturelle d’Hébert, construite depuis son passage dans les auberges de Jeunesse de Rouen dans les années 1940-1950 et mise en pratique ensuite dans son quotidien professionnel et personnel, l’emporte sur toutes autres considérations. Nous retrouvons à travers la conception et le fonctionnement du parcours d’Écouves une application fidèle des préceptes d’Hébert. Calbrix veut lutter contre les effets de la vie sédentaire, renforcer les organismes, développer les valeurs morales et collectives par une activité adaptée et la plupart du temps encadrée. Comme son mentor, il considère que les sports sont trop spécialisés. Il leur préfère une éducation physique globale : « Tout être vivant parvient à son développement physique complet par la simple pratique des gestes qui sont ceux de son espèce, c’est-à-dire de ses moyens naturels de locomotion, de travail et de défense. » (Calbrix, 1974) Bien que son ouvrage commence à dater (1936) et que la méthode Hébert ait été délaissée par les institutions scolaires, la paraphrase de « L’éducation physique par la méthode naturelle » est ici évidente. Calbrix s’accroche à l’histoire et reste fidèle à ses expériences, sa formation construite à travers ses relations avec les centres hébertistes et la Fédération française d’éducation physique (FFEP)[45]. L’entraînement physique sous la forme de parcours en pleine nature, sur une distance variable allant de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres, constitue alors « un retour raisonné aux conditions naturelles de vie » et son « champ d’ébats » privilégié avec les jeunes du centre de Courteille qu’il encadre sur place : il privilégie, dans cette expérience, une forme de tourisme de santé et de proximité. Calbrix puise son argumentation à la source – les écrits de l’auteur ne manquent pas (Hébert, 1959) – ou bien s’inspire des articles publiés dans la revue L’Éducation physique, organe de la FFEP (Dupuy, 1962 ; Dupuy et al., 1967).

Sur 25 ateliers, les familles d’exercices naturels s’enchaînent sur le parcours selon une progressivité étudiée. La marche et la course permettent « d’alerter les grandes fonctions ». Ensuite les installations cherchent à recréer les obstacles que l’on pourrait trouver en pleine nature : « les poutres horizontales au-dessus du ruisseau, ce sont les arbres tombés naturellement en travers d’une rivière, etc. » (Calbrix, 1974). À la différence du terrain de sport, aplani et régulier, ou du matériel de gymnase, adapté artificiellement au sportif, le parcours naturel impose ses contraintes au pratiquant. Lors du franchissement de palissades ou bien en équilibre sur le pont himalayen, le pratiquant doit s’adapter, avoir les sens constamment en éveil afin de déjouer les pièges possibles. La dimension « aventureuse » du parcours entre en résonnance avec certaines pratiques sportives de nature qui s’engagent dans cette voie à l’instar des solos médiatiques de Patrick Edlinger dans le Verdon[46].

Le projet s’inscrit dans l’air du temps en offrant un tourisme sportif en accord avec les préoccupations écologistes qui s’immiscent dans le discours politiques[47] et une lente massification de la pratique sportive depuis la fin des années 1960 (Tétart, 2007). Toutefois la rhétorique hébertiste, déjà ancienne et reprise pour l’occasion, sonne étrangement au milieu des années 1970. Après avoir écarté et remisé progressivement la méthode naturelle dans les oubliettes de l’histoire, la société post-moderne lui donnerait-elle une nouvelle chance ? La devise « Être fort pour être utile » reprendrait-elle du service, en pleine crise des valeurs collectives et de la montée de l’individualisme ? À moins qu’il ne s’agisse justement d’une tentative, peut-être esseulée et paradoxale, de cultiver le bonheur d’évoluer dans la nature, de partager collectivement des émotions et de sortir d’une forme de confort moderne rassurant mais anesthésiant ? Au-delà de la promenade dominicale, Calbrix et son équipe misent sur cette opération « sport pour tous » et les parcours en forêt pour « rééduquer après des années d’inaction » (Ouest-France, 1974).

Dans une « Tribune libre » de la revue de la Fédération française d’éducation physique et de gymnastique volontaire (FFEPGV), Calbrix monte résolument à l’offensive afin de réhabiliter la méthode naturelle. Les parcours d’entraînement physique pour tous, en pleine expansion sur le territoire[48], lui en fournissent l’occasion. Se positionnant en militant, il déclare : « Il nous reste à toucher la masse, et les parcours en forêt, librement accessibles à tous, sont notre chance de redonner à la pratique de l’exercice physique en pleine nature la place qu’elle mérite pour le plus grand bien de tous. » (Calbrix, 1975) À travers l’installation de parcours en forêt, et sous couvert de développement touristique d’un territoire, se joue un combat important aux yeux de Calbrix : la préservation de l’œuvre d’Hébert, quelque peu tombée en désuétude depuis la fin des années 1950. Les déclinaisons récentes des parcours aériens ou acrobatiques n’ont qu’une lointaine similitude, tout au plus historique et formelle, avec le projet de notre témoin. « Le tournant récréatif du Monde » se soucie-t-il d’éducation physique populaire (Dumahel, 2018 : ch. 6) ?

De la reproduction à la dénaturation du parcours d’entraînement physique

L’énergie dépensée par les protagonistes pour faire connaître leur installation n’est pas vaine. Le modèle du parcours d’entraînement physique d’Écouves est vite imité dans la région. Plusieurs collectivités locales font appel au savoir-faire et à la connaissance des pionniers alençonnais. Le schéma est ainsi reproduit en 1979 avec l’inauguration du parcours santé de Cerisy-Belle-Étoile, à proximité de Flers. Le mont de Cerisy est considéré comme « l’un des plus beaux jardins de Normandie », avec sa fête des rhododendrons reconduite chaque année fin mai. Site touristique, la commune est séduite par la perspective d’attirer davantage de monde en installant, dans un site enchanteur et sylvestre, un parcours « proposant ainsi l’aventure… en toute sécurité ». Le résultat ne se fait pas attendre : « La jungle rhododendronesque irradie un incessant bourdonnement de cris et de rires […] Et rien qu’à l’oreille on peut suivre le cheminement du parcours santé. Sans doute l’attraction la plus appréciée. » (Journal de l’Orne, 1981) Le parcours recouvre une forme de tourisme sportif intégré, au sens où il se fond dans le paysage, et offre un espace dépaysant à proximité des lieux de vie des touristes endimanchés. Toutefois, les finalités des édiles locaux sont-elles les mêmes que celles qui animent notre témoin ? Calbrix conseille également la municipalité de Bagnoles-de-l’Orne. La station thermale phare de la région est particulièrement sensible à la problématique articulant santé et tourisme. Un parcours santé en forêt d’Andaine est créé à cette fin en 1981 ; le choix des obstacles, l’économie générale du site ont bénéficié de l’expérience alençonnaise. Outre le plan du parcours santé de cette station thermale, dessiné par les architectes-urbanistes, Jacques Decap et Philippe Fouquey de Bagnoles-de-l’Orne, très inspirés par le parcours en forêt d’Écouves, nous avons retrouvé dans les archives personnelles de notre témoin d’autres courriers et demandes de renseignements venant de toute la France. Preuve que l’expérience du parcours d’Écouves n’est pas passée inaperçue et que son instigateur a su communiquer sur le sujet pendant toutes ces années.

Mais les propositions initiales de nos pionniers ont bien du mal à franchir les épreuves du temps. Au même titre que les pratiques de randonnée, étudiées précédemment, semblent progressivement se diriger vers des approches consuméristes et concurrentielles, les parcours santé des années 1980 et 1990 s’éloignent progressivement des logiques d’éducation physique populaire et de l’autonomie du pratiquant. Le souci de sécurisation des espaces et des installations l’emporte sur les considérations pratiques et conceptuelles de la méthode naturelle. Alors que le risque, l’imprévu, le défi physique, « les bleus et les bosses » faisaient partie de « la sortie » sur les parcours, l’heure est à l’ultra-sécurisation des espaces de pratiques. Les municipalités exercent une double vigilance sur la conformité des espaces aménagés. Protéger l’intégrité des personnes et des pratiquants est la première obligation, qui ne peut souffrir d’aucune entorse à la règle. Protéger l’institution, se protéger en termes de responsabilité civile, est l’autre facette de cette course au contrôle des espaces publics. Pour des précurseurs comme Calbrix, les parcours santé ont perdu leur âme et ne constituent plus qu’une parodie d’exercices en milieu aseptisé, façonné par les mains de l’homme. Ses paroles sont dures, à la hauteur de ce qu’il juge être une trahison de l’esprit initial : « Le parcours en forêt d’Écouves a été modifié en 1990 et hélas, complètement dénaturé, ce qui lui retire une bonne partie de son intérêt, sans consultation de son concepteur et promoteur. » (Orne hebdo-Alençon, 2007) L’absence de consultation équivaut, pour notre acteur, à une réappropriation abusive de la part des autorités publiques d’un espace qu’il avait imaginé, partagé et fait sien à l’instar de la récupération des chemins de randonnée au même moment. C’est certainement cet aspect qui dérange le plus, davantage peut-être que la modification structurelle du parcours. Ce dernier, en effet, a été repensé de manière à paraître « moins militaire », plus aisé et moderne. Certains obstacles jugés trop difficiles et dangereux ont été supprimés, à l’image du fameux pont himalayen qui faisait en partie la fierté et la marque de fabrique des premiers constructeurs. Cette installation, faite de cordes tendues et de planches, était synonyme d’aventure et permettait de se projeter dans un « ailleurs » imaginaire. D’autres ont été rajoutées, pour satisfaire l’évolution récente des pratiques de plein air « artificialisées » : un petit mur d’escalade destiné aux enfants, avec des prises en résine, clôt le parcours comme une forme de récompense pour une jeunesse (au plein air) devenue plus exigeante. « Cet équipement entre dans le cadre de la mission d’ouverture des forêts au public. Les gens doivent se sentir à l’aise », précise Olivier Hillairet, agent de l’Office national des forêts en charge de l’accueil des publics (Journal de l’Orne, 1991). Alors que le pratiquant du parcours d’entraînement physique des années 1970 avait pour obligation de s’adapter aux terrains et aux imprévus, la perspective semble s’inverser en cette fin de XXᵉ siècle : les gestionnaires des espaces, ici l’ONF, ont pour mission d’adapter la configuration des parcours aux attentes précises et évolutives des consommateurs. « L’ici » n’a plus vocation à rester figé, il doit tout à la fois suggérer l’aventure, contenter les exigences versatiles des pratiquants, suivre les modes en matière de cultures corporelles et satisfaire aux exigences économiques. Le « parcours naturel à papa » a finalement vécu, ces derniers vestiges pourraient bien joncher, sous peu, le sol de la forêt domaniale et laisser nostalgiques et amers des pionniers comme Calbrix. Les questions de l’entretien, du financement, des partenaires, des responsabilités partagées sont clairement posées et constituent le nœud gordien : « L’ONF réfléchit encore à l’avenir du parcours d’Écouves. Il a une bonne quinzaine d’années. On peut considérer qu’il a fait son temps. Le choix est simple : soit on le supprime, soit on le rénove. Nous recherchons des partenaires pour le financement. » (Journal de l’Orne, 2007)

Conclusion

La micro-analyse permet de donner une visibilité sensible à des acteurs anonymes, inconnus du grand public, et pourtant rouages essentiels d’une transformation des pratiques touristiques et sportives dans les territoires. Sans l’implication au quotidien, le dévouement de ces « passeurs de nature » auprès des générations, la lente et progressive construction – et donc l’histoire sociale et culturelle – d’un tourisme sportif de proximité serait vaine. Tel un récit biographique modal (Dosse, 2005), Calbrix est un exemple, parmi d’autres, de ces « défricheurs » volontaires, animés d’un désir de faire partager leur goût et leurs expériences en matière d’activités physiques de pleine nature. Le rapport de proximité qu’ils entretiennent avec les publics, le terrain et les institutions locales en font des partenaires privilégiés des structures fédérales et touristiques. Les illustrations choisies, à travers la randonnée pédestre et les parcours santé, offrent une lecture possible de la fabrication de nouvelles modalités de pratiques physiques, de nouvelles façons de vivre un sport au plein air, d’entretenir sa santé sous fond de développement d’un tourisme social attaché au territoire. Mais comme pour la majorité des pratiques sociales, cet ensemble se démode, se heurte aux changements de mentalités. Au grand dam d’un Calbrix, ses propositions empreintes d’un hébertisme revendiqué ne répondent plus systématiquement aux attentes des aspirants à la nature. À l’orée du XXIe siècle, le tourisme sportif et la quête de santé s’ancrent dans des approches plus individualistes et consuméristes. « À la carte » semble être le dénominateur récent : pour un randonneur, peut-être s’agit-il d’une évolution logique ?