Résumés
Résumé
En ces temps de confinement et de fermeture des frontières en raison de la crise sanitaire mondiale du coronavirus, nous avons souhaité observer le cas du tourisme en France. Depuis de nombreuses années, nous enseignons et étudions la politique touristique de la France et ses évolutions. Et cette conviction nationale d’être la première destination mondiale nous a toujours stupéfaite. Nous pouvons lire, comme tout le monde, les chiffres des entrées de touristes internationaux attestant de cette première place mondiale mais, dans les faits, la situation ne nous paraît pas si simple. Depuis de nombreuses années, voire des décennies, le tourisme en France est mal reconnu et mal apprécié. Son observation n’est pas suffisamment performante et les échelles d’analyse varient beaucoup selon les intérêts des uns et des autres. Notre approche propose d’interroger, dans un premier temps, les décisions et les annonces politiques, élaborées à la suite de la crise au niveau du tourisme. Dans un deuxième temps, nous proposons d’analyser des concepts de mise en réseau de sites patrimoniaux comme possible orientation de l’après-COVID.
Mots-clés :
- crise,
- observation statistique,
- flux,
- lieux touristiques
Abstract
In these times of confinement and closing of borders following the global health crisis of the coronavirus, we wanted to observe the case of tourism in France. We have been teaching and studying, for many years, France’s tourism policy and its developments. And we have always been taken aback by this national conviction of being the first destination in the world. We can read, like everyone else, the international tourist arrivals figures attesting this first place in the world, but actually, the situation is not so simple. For many years or even decades, tourism in France has been poorly recognized and under-appreciated. Its observation is not efficient enough and the scales of its analysis greatly differ depending on people’s interests. Our approach proposes to question, first, the political decisions and announcements, developed following the crisis in terms of tourism. Secondly, we propose to analyze the concepts of networking heritage sites as a possible orientation of the post-COVID period.
Keywords:
- crisis,
- statistical observation,
- flows,
- tourist places
Corps de l’article
La France, ce beau pays aux mille richesses, au patrimoine exceptionnel, aux plages magnifiques, aux châteaux du Moyen Âge à la Renaissance, au Paris si romantique, à la place de la Bourse de Bordeaux, au centre historique de Lyon, aux mille fromages et autres mets gastronomiques, ses vignes, ses vins remarquables… a été contrainte de fermer « ses portes » aux touristes du monde entier en raison de la pandémie mondiale de COVID-19 et de confiner l’ensemble de sa population. La majorité des acteurs politiques soutiennent que nous, Français, sommes les meilleurs, que notre pays est le plus grand et le plus beau et que le tourisme relèvera, dans des jours bientôt meilleurs, le défi de la crise sanitaire. Pourtant Airbnb, plateforme internationale de réservation et de location de logements entre particuliers, annonce déjà le licenciement de 25 % de ses effectifs. Nous sommes des Gaulois, des révolutionnaires et fiers de notre histoire. Tout est unique chez nous et nos innombrables richesses sont non dé-localisables, selon nos ministres successifs. Cependant, la France ne dispose pas d’un ministère totalement dédié au tourisme bien que cette industrie rapporte chaque année des milliards d’euros. Ces propos ne concernent pas uniquement le monde politique, ces prises de positions sont écrites dans tous les bons journaux et surtout mentionnées dans toutes les bonnes pages Web qui continuent à présenter les mille et une merveilles de notre pays. Toutefois, cet arrêt brutal est qualifié, dans la presse spécialisée, de « dramatique » pour notre économie nationale. Mais alors, cela signifie-t-il que le tourisme compte un peu dans l’économie de la France ?
Comme dans beaucoup de pays, le tourisme souffre d’un manque de reconnaissance. Nos dirigeants politiques, dans leur immense majorité et jusqu’à ces derniers mois, ne percevaient pas la complexité ou le sérieux du sujet. La pandémie de COVID-19 aura eu le mérite de mettre en lumière l’importance du tourisme en France et plus largement dans le Monde. La question paraît alors simple du point de vue de nos dirigeants : comment relancer au plus vite la machine touristique ? L’idée affichée est, dès que les frontières s’ouvriront à nouveau, de repartir dans une course effrénée aux chiffres en voulant recevoir en France – en fait à Paris et sa petite couronne, Eurodisney, les sites labellisés UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) et les principales métropoles – toujours plus de touristes du monde entier.
Avant l’arrivée de ce virus, il s’agissait principalement des touristes Chinois, connus pour aimer le luxe à la française, mais seront-ils toujours les bienvenus demain ? Pensons-nous vraiment que le tourisme de masse d’hier pourra continuer sans changement, sans une mise à plat des problèmes, sans un diagnostic commun, partagé et réellement stratégique ? Alors que les sociétés prennent, de plus en plus, conscience de l’impact environnemental de leur développement ; alors que le silence et l’absence de bateau, en raison du confinement, ont permis aux requins de revenir dans les calanques de Cassis, dans le port de la Rochelle, et aux dauphins de réapparaître comme par magie près des côtes de la Corse. Sommes-nous d’accord pour reprendre le rythme de nos vies d’avant la crise sanitaire ? Pour certains la réponse est oui, mais pour tout un ensemble d’acteurs, la réponse est bien plus complexe et mérite réflexion. Nos dirigeants estiment que tout peut repartir, mais d’autres pensent qu’il faut prendre le temps de débattre, de réfléchir ensemble à une nouvelle façon de voyager – peut-être moins souvent mais mieux.
Dans une approche volontairement provocatrice, nous dressons un tableau certes un peu terne et triste du tourisme en France, mais il s’agit de saisir l’occasion de mettre à plat les concepts que nous étudions depuis longtemps, que nous enseignons et auxquels nous croyons. Nous pouvons tous être acteurs de ce possible et certainement indispensable changement (chercheurs, étudiants, acteurs du tourisme, de la culture, du patrimoine, élus, entrepreneurs, institutions touristiques…) en prenant le temps de la réflexion rendue encore plus nécessaire par la crise sanitaire, le confinement et l’arrêt du tourisme. Notre questionnement se concentre sur la place de la France dans l’offre touristique mondiale. Comment se structure l’offre sur le territoire ? Comment se traduit le « regard touristique » (défini par Urry et Larsen, 2011) dans les lieux et dans les territoires ? Cette crise met en lumière la question centrale, mais non suffisamment traitée, de la structuration et de la coordination des flux de visiteurs. Comment se répartissent les flux ? Comment les organiser de manière plus efficace ? Les autorités nous parlent d’un temps qui ne sera plus celui de la vie normale : distance sociale ou physique, sens de circulation à respecter, gestes barrières… Quelle « mise en application » de ces nouveaux protocoles sanitaires pouvons-nous élaborer en rapport avec la question de la répartition et de la gestion des flux de visiteurs ? Comment les « grands musées » pensent-ils repositionner leurs expositions temporaires dans la course aux événements ? On notera que ces concepts de grands ou de petits musées sont avancés, depuis le début de la crise, par notre président, notre premier ministre ou notre ministre de la Culture sans correspondre aux dénominations, définitions et missions des musées en France[1]. Comment mettre en lumière certains lieux moins visités, atténuer la concurrence entre les territoires, les sites, voire la pression immobilière et comprendre les déserts touristiques des territoires ruraux toujours considérés à la marge des politiques nationales ? Il est remarquable que 80 % du territoire de la France soit classé en zone rurale mais ne représente que 20 % des recettes touristiques.
Toutes ces questions permettent de replacer dans le débat la question des données statistiques du tourisme. L’observation du tourisme est défaillante, peu de chiffres sont fiables, les échelles géographiques sont manipulées selon les intérêts de tel ou tel acteur, de telle ou telle demande de subvention ou d’affichage, comme cette donnée de première destination mondiale attribuée à la France en comptabilisant les passages sur son territoire et non les séjours, ou nuitées, ou encore les recettes. Une traduction de la manipulation des statistiques se pose actuellement dans la présentation optimisée de la carte des zones de circulation du virus en France. En effet, fin avril, le gouvernement a présenté une carte avec des zones vertes, selon leur discours[2], des zones où le virus ne circule pas et des zones rouges (Île-de France et nord-est du pays) où le virus circule encore. Si l’on regarde plus attentivement ces cartes, on constate que les zones vertes, des départements colorés en vert (entité administrative devant disparaître en 2021), sont principalement des zones touristiques, donc à terme « à libérer » pour la saison estivale. Cette approche nationale des statistiques mérite que l’on se pose quelques questions sur la valeur des données et leurs origines, puis sur les échelles de représentation. Nous avons relevé, dans la presse, au sujet de ce fléchage des zones vertes, les propos du directeur de l’Office de tourisme de la Creuse, Sébastien Debarge. Celui-ci indique que les demandes d’information reçues concernent principalement des clientèles non habituelles dans ce département enregistrant la plus faible densité de population, ajoutant : « Tous nous disent la même chose : on vous a choisi parce que vous êtes dans un territoire relativement épargné par le coronavirus[3]. »
Mathis Stock, Vincent Coëffé et Philippe Violier rappellent que
d’un phénomène marginal, le tourisme s’est imposé dans l’ensemble des sociétés humaines, que ce soit en tant que touristes, en tant qu’entreprise, en tant que collectivité publique ou en tant que visités. Il joue un rôle économique, culturel et politique majeur… Il s’insère dans la mondialisation et crée un champ social transnational par les multiples franchissements de frontières des touristes mais aussi des travailleurs saisonniers et permanents (2017 : 7).
Le tourisme est mondial, concerne à différents niveaux l’ensemble des pays et représente une grande diversité d’acteurs, de secteurs et de lieux. En France, le tourisme représentait par exemple en 2019 environ 7 % du produit intérieur brut (PIB) et 15 % des emplois à Paris. Didier Arino (directeur général du cabinet d’études Protourisme, invité de l’émission C dans l’air sur le tourisme et les vacances à l’heure du coronavirus, le 25 avril 2020, sur France·TV) estime que le tourisme représente un secteur essentiel de l’économie de la France avec environ 6 millions d’emplois directs et indirects, composés pour une grande partie de travailleurs indépendants, donc de petites voire de très petites entreprises. Le « fleuron de l’économie française », mais dont on ne parle que très rarement en temps ordinaires, au moment des grands départs en vacances ou lors d’un événement comme les commémorations du débarquement sur les plages de Normandie, est devenu le grand sujet du moment. Nous sommes, à l’heure du « déconfinement », vocabulaire ordinairement réservé à l’industrie des boîtes de conserve, priés de penser aux vacances d’été, du moins de respecter aujourd’hui les consignes pour avoir une chance de liberté estivale et d’aider à la reprise de l’économie des territoires dits touristiques, donc en vert sur la carte du déconfinement.
La question reste cependant posée de l’organisation du tourisme en France et du rôle des différents acteurs dans la gestion post-coronavirus. La mairie de Nice vient, par exemple, d’annoncer qu’une partie de la plage publique serait attribuée aux plagistes privés afin de leur permettre de mettre en place les distances de sécurité entre les transats[4]. Les associations de défense du littoral et des habitants ont été choqués par cette décision politique. En temps ordinaires, la loi littorale définit les politiques de gestion des zones côtières. Mais en raison de la crise sanitaire, les maires ont pu prendre des directives dans le sens du maintien de l’économie locale au détriment des questions environnementales. Cet exemple fait ressortir la complexité de la répartition des compétences, notamment pour le tourisme, entre les institutions françaises. La Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 sur la nouvelle organisation territoriale de la République, dite Loi NOTRe, correspondant à l’acte III de la décentralisation mise en œuvre sous la présidence de François Hollande, renforce les compétences des régions et des établissements publics de coopération intercommunale en reconnaissant le caractère obligatoire non pas du tourisme, mais de la promotion du tourisme à l’échelle des intercommunalités. Cependant, le territoire administratif a toujours rencontré des difficultés pour être reconnu en tant qu’entité de référence notamment pour les projets touristiques. Aujourd’hui, par ces temps de crise induisant un partage forcé des responsabilités, les maires et les présidents de Région, deviennent les transmetteurs des protocoles sanitaires et aussi des demandes d’ouverture des sites touristiques comme les plages, les lacs ou les parcs. Ils sont chargés, après avoir veillé à l’ouverture des écoles, d’établir des demandes motivées à leur préfet qui, lui, statuera au cas par cas. Les critères restent flous, mais après quelques jours de déconfinement, l’ouverture des plages de la Gironde (proches de Bordeaux) selon le concept gouvernemental de « plages dynamiques » (interdiction de poser sa serviette ou simplement de s’asseoir sur le sable[5]), a été mise en œuvre. Ces mutations et recompositions territoriales nous semblent encore plus sensibles à la « lueur » d’une crise sanitaire de cette ampleur. Nous pensons, en nous référant notamment aux propos de nos étudiants présentement en stage dans des associations culturelles, des musées et des institutions publiques, que l’avenir du tourisme se jouera non pas à une échelle nationale, peu sensible aux problèmes du terrain, mais à une échelle réellement locale et adaptée aux projets participatifs et concertés. Cette crise sanitaire pose, en France, les limites d’une vision étatique centralisée, traduisant l’héritage de la programmation nationale des aménagements des stations touristiques du Languedoc-Roussillon. Nous pensons principalement au plan littoral et au plan neige, mis en œuvre durant les années 1960 et 1970, qui ont certes engendré la démocratisation des vacances, mais aussi le tourisme de masse. Les élus locaux, les maires et les présidents de Région ont réagi face à cette crise inédite et souhaitent aujourd’hui garder la main sur les décisions et les projets qui permettront de faire repartir leur économie locale au bénéfice de leur population.
Pour compléter notre analyse de la politique touristique de la France de manière générale et plus précisément à la lumière de la crise sanitaire actuelle, nous avons souligné les principales annonces exposées publiquement par nos dirigeants établissant un « grand plan pour le tourisme ». Le jeudi 14 mai 2020, lors de la conférence de presse faisant suite à un conseil interministériel sur le tourisme[6] et à la volonté du président de la République de faire du tourisme « une cause nationale », le premier ministre a annoncé toute une série de mesures économiques : des aides financières, des prêts exceptionnels et de nombreuses déductions de charges à hauteur de plusieurs milliards d’euros jusqu’ici jamais accordés au « secteur restauration-hôtellerie-tourisme ». Ces premières annonces ne différencient pas les aides selon les territoires ni selon les projets. Les communes touristiques devront ainsi accorder des déductions de taxes au secteur du tourisme, par exemple une déduction de la taxe de séjour (payée par chaque personne restant une nuit dans une commune) et des réductions sur les taxes foncières. Ces mêmes communes, la plupart de petite taille avec un petit nombre d’habitants permanents, donc aux revenus directs parfois faibles, enregistraient avant la crise d’importantes baisses de dotations de l’État. Elles vont devoir, après avoir fourni, souvent à leurs frais, des masques à leur population, compenser les pertes touristiques de leurs entreprises. De plus, comme le remarque l’Union nationale des associations de tourisme (UNAT) dans son communiqué du même jour[7], le premier ministre a annoncé d’« importantes mesures économiques mais encore aucune annonce pour soutenir les vacances des Français et le tourisme social et solidaire ». Le premier ministre a ajouté que « le tourisme fait probablement face à la pire épreuve de son histoire moderne, alors même que c’est un des fleurons de l’économie française. Son sauvetage est donc une priorité… Ce qui est bon pour le tourisme est souvent bon pour la France. Ce qui frappe le tourisme frappe évidemment la France » (Philippe, jeudi 14 mai 2020). Nous avons noté le 12 mai 2020[8], dans la presse nationale, une première annonce de la Caisse des dépôts, d’un « plan Marshall du tourisme » d’un montant de 1,3 milliard d’euros et finalement une déclaration de 18 milliards d’euros, le 14 mai, par Édouard Philippe. Comme dans d’autres crises telles que la contestation des gilets jaunes, les milliards pleuvent, sans réflexion de fond ou réelle concertation. La période du confinement a permis à certains acteurs territoriaux et professionnels du tourisme de réfléchir ensemble à une nouvelle orientation du tourisme en France, mais par ces annonces, le gouvernement, pour l’instant, se concentre uniquement sur l’urgence économique à court terme. On a des effets de communication, des annonces fortes qui vont rassurer les entreprises touristiques, mais aucun diagnostic à moyen et long terme permettant une refonte du système touristique en France. On ne réfléchit pas aux causes et aux problèmes qui existaient bien avant la crise et, comme pour les crises précédentes, pourtant sans commune mesure avec la crise sanitaire actuelle, on injecte de l’argent en aggravant la dette publique sans projeter de critères d’évaluation, sans parler de projets territoriaux adaptés et coconstruits. Les Français sont rassurés, si la COVID veut bien ne pas trop se diffuser, le premier ministre a annoncé qu’ils peuvent réserver leurs vacances.
Sous réserve de l’évolution de l’épidémie et de possibles restrictions très localisées, nous privilégions une hypothèse raisonnable. Les Français pourront partir en vacances en France au mois de juillet et au mois d’août. Et quand je dis en France, c’est évidemment dans l’Hexagone et en Outre-mer. Les Français peuvent prendre leurs réservations. Les acteurs du tourisme, les acteurs de l’hôtellerie, se sont engagés à faire en sorte que les Français soient intégralement remboursés, dans l’hypothèse où l’évolution de l’épidémie ne rendrait pas possible le départ en vacances. (Philippe, jeudi 14 mai 2020)
Et l’organisme de promotion de la France « Atout France » est chargé de mener pour juin 2020 une campagne de communication intitulée « Cet été, je visite la France[9] » qui pourra servir, on n’en doute pas, de levier pour relancer le tourisme international en France, seul secteur vraiment intéressant pour le PIB du pays.
Lors de nos lectures et recherches bibliographiques sur le sujet du tourisme en temps de guerres et de conflits, nous avons étudié un ouvrage récent traitant du tourisme de la Grande Guerre, au sous-titre attestant de la prise en compte de la complexité de la question touristique par ses auteurs : Voyages sur un front historique méconnu 1914-2019. Yves-Marie Évanno et Johan Vincent annoncent en introduction de cet ouvrage que la guerre peut représenter une opportunité pour le secteur touristique.
Cependant, la guerre a aussi été un moment d’opportunités pour le tourisme. Ainsi, non seulement on observe une adaptation des différents acteurs du tourisme à ces conditions nouvelles (nouvelles clientèles, nouveaux espaces, nouvelles activités…), mais cette adaptation n’est pas forcément synonyme d’une survie a minima. L’activité touristique témoigne aussi de la manière dont les périodes de crise comme la Première Guerre mondiale ont pu être des moments d’initiatives multiples et d’innovations, souvent mues par la volonté de préserver des intérêts économiques, mais ouvrant aussi des perspectives nouvelles, porteuses de modernisation. (2019 : 12)
À la lecture des différents articles présentés dans cet ouvrage remarquable, on note que les projets et les initiatives ayant permis le maintien et la relance de l’activité touristique ont principalement été pensés et réalisés à une échelle locale. Les acteurs des territoires connaissent les lieux où un autre développement respectant une gestion ordonnée des flux sera possible. En cette période critique de déconfinement, Valérie Pécresse, présidente de la Région Île-de-France et responsable des transports, demande aux Franciliens de décaler leurs horaires de reprise de leurs activités professionnelles afin de ne pas surcharger les transports en commun[10]. Des plages horaires de forte affluence ont été annoncées et une attestation de l’employeur sera exigée si le salarié est contraint de prendre le métro aux horaires de pointe. Il faut se rappeler que chaque jour environ 5 millions de personnes empruntent les transports en commun en région parisienne. Pourquoi ne pourrait-on pas se poser la question de cette nouvelle gestion des flux dans le cas du tourisme ? Olivier Lazzarotti rappelle dans son ouvrage consacré au patrimoine et au tourisme : « contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les lieux qui attirent les touristes, mais plutôt les touristes, qui parmi un ensemble de possibilités, élisent tel lieu plutôt que tel autre » (2011 : 45). Contrairement aux stéréotypes traditionnels présentant les touristes comme des moutons qui suivent les modes et se rendent tous en même temps dans les mêmes lieux, ne serait-il pas possible de les rendre davantage acteurs de leurs séjours en leur demandant de participer encore plus activement à la construction et à la production touristiques, l’Internet rendant depuis longtemps ces actions tout à fait réalisables et déjà bien réalisées par une majorité grandissante de voyageurs ? Quelles idées innovantes ou déjà mises en pratique dans certains sites patrimoniaux pourraient être appliquées à une échelle locale ? Songeons ici au site de l’Alhambra en Andalousie, proche de la commune de Grenade en Espagne, qui a mis en place un système de réservation obligatoire en ligne des billets d’entrée, à différents tarifs selon les périodes et les niveaux de fréquentation. Pour penser de tels projets de coordination et de gestion des flux de visiteurs, les sites et les lieux touristiques doivent disposer d’études précises et d’analyses prospectives de leurs publics, mais également de leur territoire, donc de leur population, autant temporaire que permanente. Connaître, par exemple, le niveau de capacité d’accueil d’un site paraît être une donnée essentielle. Ce critère est également primordial pour obtenir l’adhésion de tous à un projet de développement touristique et appréhender le seuil d’acceptation du tourisme par la population locale. Coconstruire une expérience touristique de qualité nécessite une vision partagée du développement local et donc une démarche participative à tous les niveaux, et ce, pas uniquement des acteurs touristiques directs, mais bien de l’ensemble du territoire. Sans acceptation sociale, le tourisme ne pourra pas redémarrer de manière coordonnée et efficace.
Afin de compléter notre approche, nous avons repensé au concept de mise en réseau des sites patrimoniaux, développé par plusieurs chercheurs, dont Emmanuelle Bonerandi (2005) et Olivier Lazzarotti (2011). En reprenant leurs avancées, nous pouvons établir un nouvel intérêt à l’établissement, dans un premier temps, d’un solide réseau local de sites et de lieux patrimoniaux ouverts au tourisme. Ces lieux sont incorporés, dans un deuxième temps, dans un réseau mondial comprenant des lieux pouvant être considérés comme thématiquement semblables, complémentaires ou complètement différents, mais pouvant procurer des expériences de visites tout à fait intéressantes. L’instauration d’un principe de répartition des flux entre ces lieux en encourageant l’idée d’un « passeport touristique universel » pourrait être envisagée : ainsi le visiteur réserverait bien plus en avance son séjour, son circuit et ses visites ; sa demande serait étudiée par les gestionnaires de la destination en prenant en compte les lieux déjà visités dans le réseau et en fonction de la période souhaitée, des lieux choisis et du nombre de personnes composant le groupe de visiteurs. En cas de rejet de la demande par les gestionnaires de la destination, d’autres lieux « de substitution » pourraient être proposés pour la même période au futur voyageur. Ce mode de gestion des flux exigerait une grande collaboration à l’échelle locale puis une véritable structuration à l’échelle internationale en mettant en réseau des sites et des lieux ouverts au tourisme, mais jusqu’ici non réellement coordonnés entre eux.
Cette forme de mise en réseau et de coordination pourrait se mettre en place au sein d’organisations internationales telles que l’UNESCO qui ambitionne déjà ce type de fonctionnement par la labellisation de réseaux de sites, entre autres le réseau mondial des géoparcs[11]. Or, pour l’instant, ces mises en réseau ne vont pas assez loin. Elles correspondent plus à des échanges d’experts, de compétences et pas réellement au partage de flux de visiteurs, même si l’objectif affiché est une répartition des voyageurs dans la centaine de géoparcs labellisés depuis vingt ans. Elles représentent une vision pouvant éclairer une gestion du tourisme plus durable à travers la labellisation de sites naturels et culturels remarquables. Nous sommes de plus en plus nombreux chaque année à vouloir voyager, mais nous ne pourrons plus le faire aussi souvent, aussi loin et sans prendre certaines précautions à l’avenir. La crise sanitaire actuelle est devenue mondiale du fait même de nos déplacements non programmés et non raisonnés. Nous devons organiser et anticiper davantage nos déplacements : voyager moins mais vivre des expériences plus intenses dans des lieux mieux fréquentés sur l’ensemble de leurs périodes d’ouverture. Cette crise représente une occasion de réinventer notre approche du voyage et de la rencontre avec un territoire et ses habitants. Pour permettre ce changement, les territoires doivent absolument collaborer et s’entraider afin de susciter l’envie de voyager, de se rencontrer, d’apprendre d’autres cultures, de découvrir des paysages et des sites merveilleux à travers le monde : il faut réinventer la collaboration entre territoires comme cause internationale commune. Et cette orientation ne peut, à notre avis, se mettre en place qu’à travers une réelle régulation des flux et une valorisation des métiers de gestionnaires de destination et non pas uniquement des groupes hôteliers bien trop puissants.
Conclusion
Après les attentats dramatiques de novembre 2015 à Paris, chacun pensait en France que les touristes ne reviendraient pas et ne voudraient plus prendre de risque. Mais le désir de voyages est très fort et souvent plus que les conséquences des crises, voire des guerres. Certaines destinations ont subi des crises géopolitiques successives et commençaient à accueillir à nouveau des touristes ayant intégré la notion de danger ou qui ne voulaient plus penser au pire. La Tunisie affichait pour cette année 2020 de fortes ambitions touristiques et la France voulait accueillir 100 millions de touristes internationaux. Mais la crise sanitaire du coronavirus est d’une ampleur exceptionnelle et touche tous les pays. Le virus est presque invisible. Les dirigeants français, comme d’autres, ont ainsi pensé que le virus frappant en mars très durement le nord de l’Italie ne passerait pas les Alpes, comme en son temps le nuage de Tchernobyl. À l’heure de la mondialisation galopante et des multiples mobilités, comment a-t-on pu encore penser qu’un virus ne pouvait pas se propager dans tous les pays ? Les touristes, les skieurs, les carnavaliers de Venise, les croisiéristes… ont transporté ce virus mortel et amplifié sa propagation. Notre société contemporaine est marquée, depuis les années 1970, par la démocratisation des vacances, l’augmentation des mobilités longue distance et le tourisme de masse. Le tourisme n’est pas le seul facteur de propagation du coronavirus, mais si nous ne réfléchissons pas à son futur à long terme, il sera le secteur le plus durablement touché par cette crise mondiale. Nous proposons simplement un autre modèle qui prend en compte les spécificités et les complémentarités des lieux. L’idée d’un « passeport touristique universel » nous paraît compliquée à mettre en œuvre à court terme pour remédier aux pertes économiques engendrées par la crise du coronavirus. Mais, à moyen et long terme, la gestion de flux et la réorientation des visiteurs nous semble être une piste de réflexion essentielle en vue de la mise en application concrète et nécessaire d’un tourisme durable.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Voir Claire Guillot, Harry Bellet et Emmanuelle Jardonnet, « La réouverture des musées, un problème de taille à l’heure du coronavirus », 11 mai 2020 <https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/05/11/la-reouverture-des-musees-un-probleme-de-taille_6039259_3246.html>, consulté en mai 2020.
-
[2]
Voir « Ce qu’il faut savoir pour le début du déconfinement au 11 mai : restrictions pour 4 régions, attestation pour longs déplacements et port du masque », 7 mai 2020, <https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/05/07/deconfinement-ce-qu-il-faut-retenir-des-annonces-d-edouard-philippe_6039011_823448.html>, consulté en mai 2020.
-
[3]
Pierre Morel et Marine Sanclemente, « Vacances d’été : les départements ruraux dans les starting-blocks », Le Figaro, 15 mai 2020, <https://www.lefigaro.fr/voyages/vacances-d-ete-les-departements-ruraux-dans-les-starting-blocks-pour-accueillir-les-touristes-20200515>, consulté en mai 2020.
-
[4]
Sofia Fischer « À Nice, les plagistes autorisés à rogner sur les plages publiques », 9 mai 2020,<https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/05/09/a-nice-les-plagistes-autorises-a-rogner-sur-les-plages-publiques_6039179_823448.html>, consulté en mai 2020.
-
[5]
Voir Thibaut Derex, « Le déconfinement du 2 juin annonce-t-il la fin des plages en mode ‘dynamique’ ? », 29 mai 2020, <https://www.huffingtonpost.fr/entry/le-2-juin-annonce-t-il-la-fin-des-plages-en-mode-dynamique_fr_5ed0f4e5c5b6df918a282ed2>, consulté en mai 2020.
-
[6]
Communiqué de presse du 14 mai 2020, disponible sur <https://www.gouvernement.fr/partage/11569-dossier-de-presse-du-5eme-comite-interministeriel-du-tourisme>, consulté en mai 2020.
-
[7]
Voir UNAT, « Comité interministériel du tourisme : d’importantes mesures économiques mais encore aucune annonce pour soutenir les vacances des Français et le tourisme social et solidaire », 14 mai 2020, <http://www.lespep.org/publication/comite-interministeriel-tourisme-dimportantes-mesures-economiques-aucune-annonce-soutenir-vacances-francais-tourisme-social-solidaire/>, consulté en mai 2020.
-
[8]
Émilie Vignon, L’Écho touristique, « Un plan Marshall de 1,3 milliard d’euros pour soutenir le tourisme français », 12 mai 2020, <https://www.lechotouristique.com/article/un-plan-marshall-de-13-milliard-deuros-pour-soutenir-le-tourisme-francais>, consulté le 12 mai 2020.
-
[9]
Atout France, « Une campagne de communication fédératrice pour rassurer et inspirer les Français cet été ! », 18 juin 2020, <http://www.atout-france.fr/actualites/une-campagne-de-communication-federatrice-pour-rassurer-et-inspirer-les-francais-cet-ete>, consulté en juin 2020.
-
[10]
Le Monde, « Ce que l’on sait de la situation dans les transports après le 11 mai », 6 mai 2020, <https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/06/ce-que-l-on-sait-de-la-situation-dans-les-transports-apres-le-11-mai_6038855_3234.html>, consulté en mai 2020.
-
[11]
UNESCO, Sciences de la terre, « Qu’est-ce qu’un géoparc mondial UNESCO ? », n.d., <http://www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/environment/earth-sciences/unesco-global-geoparks/frequently-asked-questions/what-is-a-unesco-global-geopark/>, consulté le 7 mai 2020.
Bibliographie
- Bonerandi, Emmanuelle, 2005, « Le recours au patrimoine, modèle culturel pour le territoire ? », Géocarrefour, vol. 80, no 2, p. 91-100, <https://doi.org/10.4000/geocarrefour.991>, consulté le 14 mai 2020.
- Evanno, Yves-Marie et Johan Vincent, 2019, Tourisme et Grande Guerre : voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), Paris, Éditions Codex.
- Lazzarotti, Olivier, 2011, Patrimoine et tourisme : histoire, lieux, acteurs, enjeux, Paris, Belin.
- Stock, Mathis, Vincent Coëffé et Philippe Violier, 2017, Les enjeux contemporains du tourisme : une approche géographique, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Urry, John et Jonas Larsen, 2011 [3e éd.], The Tourist Gaze 3.0, Londres, Sage.