Résumés
Résumé
Le tourisme étant l’unique produit de consommation pour lequel le client/consommateur doit se déplacer pour consommer sur le lieu de production, l’interruption brutale des circulations nationales et internationales due à la crise de la COVID-19 s’est traduite par un arrêt brutal de l’activité, alors que le manque à gagner en termes de balance des paiements, d’emplois et contribution à l’économie en général est très important, surtout pour des pays comme le Maroc où l’activité a un poids considérable dans l’économie et la société. L’article privilégie pour le cas du Maroc l’hypothèse que la crise n’a pas seulement mis le tourisme à l’arrêt depuis le 20 mars, mais qu’elle a aussi révélé ses faiblesses structurelles. Il propose de ce fait une réflexion à long terme pour une révision globale du modèle touristique marocain. Pour cela il rappelle les différentes crises qui ont frappé régulièrement ce tourisme, avant de s’arrêter sur ses principaux points faibles, que la crise a révélés et accentués, pour ensuite entrevoir quelques pistes pour revisiter ce modèle touristique. Dans cette révision, la demande domestique devrait être placée au centre du dispositif au lieu d’être toujours considérée comme un simple palliatif.
Mots-clés :
- Maroc,
- tourisme international,
- tourisme domestique,
- COVID-19,
- crise
Abstract
Since tourism is the only consumer product for which the customer/consumer has to travel to consume at the very place of production, the sudden interruption of national and international circulation due to the COVID-19 crisis resulted in a brutal halt of tourism activity. The shortfall in terms of balance of payments, jobs, and contribution to the economy in general is very important, especially for countries like Morocco where the activity has a considerable impact on the economy and society. The article argues that, in the case of Morocco, the crisis has not only put a stop to tourism since March 20, it has also revealed its structural weaknesses. It therefore offers a long-term reflection for a comprehensive review of the Moroccan tourism model. To do that, the article recalls the different crises that have regularly struck Morocco’s tourism industry, before turning to the main weaknesses that the crisis has revealed and emphasized. It then suggests some ways to revisit this tourism model, arguing that the domestic demand should be placed at the centre of the model instead of always being considered a simple palliative.
Keywords:
- Morocco,
- international tourism,
- domestic tourism,
- COVID-19,
- crisis
Corps de l’article
Il est admis que, partout dans le monde, le tourisme a été parmi les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire de 2020. Étant l’unique produit de consommation pour lequel le consommateur doit se déplacer pour consommer sur le lieu de production, l’interruption brutale des circulations nationales et internationales s’est traduite par un arrêt de l’activité. Or, le manque à gagner est très important, surtout pour des pays comme le Maroc où l’activité a un poids considérable dans l’économie et la société. C’est ainsi que, selon diverses sources, le tourisme serait au Maroc le deuxième secteur contributeur au produit intérieur brut (PIB) et créateur d’emplois. Il a généré des recettes de 73,1 milliards de dirhams (DH)[1] en 2018, ce qui correspond selon l’Office des changes à 18 % des exportations des biens et services de la même année. Il est l’un des premiers contributeurs à la balance des paiements, a représenté 6,8 % du PIB en 2018 et généré 548 000 emplois directs, soit près de 5 % de l’emploi, dans l’ensemble de l’économie.
Il va de soi qu’à la veille d’une sortie du confinement annoncée, les réflexions, les débats, les scénarios et les plans se multiplient quant au tourisme de l’après-COVID-19. Cependant, ces réflexions et propositions tournent toutes autour de la relance du secteur dans l’immédiat, soit à court terme (comment organiser les établissements sur le plan sanitaire), soit à moyen terme (quelles actions entamer et quel segment cibler pour faire revenir les touristes). Or, pour le Maroc, on peut faire l’hypothèse que la crise qui a frappé la planète n’a pas seulement mis le tourisme à l’arrêt depuis le 20 mars, mais elle a aussi révélé les faiblesses structurelles de cette activité économique. Il faut donc se pencher également sur les suites à long terme. Ne faut-il pas mettre à profit cette pause imposée pour non pas réfléchir aux seuls moyens de relancer le secteur dans l’immédiat, mais revoir de fond en comble le modèle du tourisme que le Maroc a choisi dès les années 1960, en se plaçant sur le marché du tourisme international ? Car bien avant le COVID‑19, le modèle touristique marocain, qui est le même tout autour du bassin méditerranéen, a montré de sérieux signes de vieillesse. Cela vient en partie du fait que le produit offert, les aménagements et le fonctionnement ne tiennent plus compte des mutations du tourisme international dit postfordiste. La question qui se pose alors est : Après cette pause forcée, le Maroc doit-il continuer à suivre le même modèle touristique ou bien doit-il se contenter de relancer simplement l’activité en utilisant des palliatifs à chaque baisse et attendre la prochaine crise ?
Pour y répondre, nous proposons une démarche en trois temps. En premier, il faut rappeler que si la crise actuelle est inédite, il y a eu durant toute l’histoire du tourisme marocain moderne une succession de crises qui se sont traduites toujours par des baisses plus ou moins importantes. Ces crises étant toutes liées au fait que le modèle touristique marocain est fortement dépendant d’une clientèle étrangère, la seule solution préconisée à chaque fois recourt à la demande interne, toujours utilisée comme substitution. Et cette fois-ci encore on ne déroge pas à la règle. Or, cette demande domestique, bien réelle, doit être conçue dans le cadre d’une révision globale du modèle touristique marocain et non comme un simple palliatif à l’occasion de chaque crise. Ce modèle souffre de nombreux handicaps que la crise a révélés et accentués et la deuxième partie de cet article s’arrêtera sur l’analyse de ces handicaps avant d’entrevoir, dans une troisième partie, quelques pistes pour revisiter le modèle touristique marocain.
La forte volatilité du tourisme
La succession régulière de crises
Le coup d’arrêt qui affecte le tourisme à la suite de la crise de la COVID-19 est d’une violence sans précédent. N’empêche que cette activité a toujours été très sensible aux turbulences et aux événements, qu’ils soient d’origine interne ou externe. Cela est dû au fait que le touriste, importateur de ce service, doit se déplacer sur le lieu de sa production pour le consommer. Or, le Maroc, en raison de sa situation géographique, comme les autres destinations méditerranéennes du sud et de l’est, se trouve en première ligne de contact entre l’Europe et les civilisations orientales et fait donc l’objet de tensions vives. Il en résulte que le rythme des arrivées des étrangers dans ces pays est extrêmement irrégulier et saccadé. Trois types de conjonctures affectent le tourisme marocain : les conflits sociaux et l’instabilité politique ; le terrorisme et l’insécurité ; et le ralentissement économique et le chômage. Ces événements ne sont pas obligatoirement localisés au Maroc en tant que destination. Ils peuvent concerner d’autres destinations (pays arabes lors des événements de 2011) et le terrorisme peut affecter d’autres pays de la région (Tunisie, Turquie). La perception et l’image des destinations du sud ou des pays arabes étant souvent indifférenciées chez les touristes européens, les turbulences d’une destination, même éloignée, se traduisent par une chute des arrivées dans d’autres destinations, même les plus stables et les plus sûres. Enfin, les crises économiques qui frappent l’Europe en tant que foyer émetteur d’une demande touristique internationale agissent aussi sur sa baisse.
L’examen des statistiques touristiques officielles du Maroc révèle une croissance relativement rapide à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Cependant, dès 1973, l’évolution des arrivées va être marquée par de très fortes fluctuations.
Construite sur la base des seules entrées des visiteurs étrangers et n’intégrant donc pas les arrivées des Marocains résidant à l’étranger, l’illustration 1 montre bien ces fluctuations (1,2 million en 1973, 900 000 en 1976, 1,5 million en 1985, 3,2 millions en 1992, etc.), avec des périodes d’expansion (1970-2000), de croissance modérée (années 1980), mais aussi des stagnations, voire des baisses assez brutales. La dernière de ces périodes de crise a commencé au milieu des années 1990 et la remontée, très lente, a été interrompue de nombreux creux.
Ces pertes de marchés étalées sur une longue durée correspondent en fait à une multitude de crises que séparent des périodes de reprises. L’irrégularité constante correspond aux effets de différents événements nationaux, régionaux ou internationaux sur les déplacements des touristes. Après la première année record de 1973, une baisse interrompt la forte progression (1967-1973) et correspond à la conjoncture nationale marocaine née de la tentative de putsch de juillet 1971 rendant le Maroc peu sûr. Arrive ensuite le vallon de 1976 qui commençait déjà à se creuser à partir de 1974, traduisant la crise internationale (choc pétrolier) qui sévit principalement en Europe, gros fournisseur de touristes au Maroc. À cette conjoncture économique s’ajoutent les effets de la guerre d’octobre de 1973 au Proche-Orient et l’atmosphère d’insécurité dans le sud marocain, liée à la question du Sahara et amplifiée par les médias occidentaux. La conjonction de cette série d’événements explique la baisse considérable de 1973 à 1976. On assiste ensuite à une reprise jusqu’au pic de 1991, les arrivées passant de 1,4 million à 3,2. Suit la chute brutale de 1995, qui ramène les arrivées au seuil de 1991 (1,5 M) sous l’effet de la guerre du Golfe (invasion de l’Irak par les Américains – 1990-1991) et de la fermeture de la frontière avec l’Algérie à la suite d’un attentat visant directement le tourisme au Maroc (attaque d’un hôtel à Marrakech en 1994). Après une reprise difficile jusqu’en 1999, le tourisme va à nouveau subir les soubresauts des attentats du 11 septembre 2001 et de ceux de Casablanca en 2003, de l’épidémie du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère, 2002-2003), puis de la crise financière de 2008 et de l’attentat à la bombe de Marrakech en 2011. Perpétré dans un café de la place emblématique de Jamaa El Fna durant la haute saison (avril), cet attentat qui se solde par 17 morts et 20 blessés va à nouveau se traduire par une chute des arrivées. Le tourisme reprend toutefois, pour replonger à nouveau avec l’assassinat en septembre 2014 d’un guide de tourisme niçois en Kabylie. La reprise réelle va s’affirmer à nouveau jusqu’en 2019, année clôturée avec des indicateurs au vert : hausse des arrivées des touristes étrangers dépassant 7 millions qui, augmentée des Marocains résidant à l’étranger, atteignent 12 932 260 arrivées. Et c’est dans ce contexte d’embellie qu’intervient la crise de la COVID-19 de 2020.
Le premier enseignement à tirer de ces fluctuations est le caractère fortement dépendant et vulnérable de cette activité économique. Le second est l’intervention de la crise COVID-19 dans un secteur qui est habitué aux crises conjoncturelles et qui a toujours fait preuve de résilience pour repartir. La crise actuelle est cependant sans précédent. Elle touche toute la planète et de ce fait ne permet pas le fonctionnement du principe des vases communicants : lors des crises précédentes, des flux qui se dirigeaient vers certaines destinations pouvaient, en raison des turbulences, être déviés vers des destinations similaires. Avec la COVID-19, toutes les destinations sont verrouillées.
Face à ces crises une seule et unique solution : le tourisme domestique
L’impact de la crise actuelle (COVID-19) est brutal. Travaillant sur divers scénarios, observateurs et spécialistes considèrent que sur les plans économique et financier, le Maroc fait face à quatre chocs : le confinement et ce qui s’ensuit en termes de diminution des recettes de l’État en raison de la baisse de l’activité, la hausse des taux d’intérêt, la chute des cours des phosphates et l’arrêt du tourisme. Contraints de suspendre leurs activités dès la mi-mars 2020, plus de 8000 entreprises touristiques (hébergement, restauration, agences de voyages, transport touristique et location de voiture) sont à l’arrêt. Rien que pendant le mois de mars, le pays a perdu une centaine de milliers d’arrivées et on évalue les pertes que subira le secteur entre 2020 et 2022 à 138 milliards de DH.
Pour la reprise, les professionnels sont en attente de l’appui de l’État qui leur permettra de traverser la période de crise (subventions de salaires, exonération de l’impôt sur le revenu, report des paiements d’impôts, financement du fonds de roulement et rééchelonnement des crédits en cours). Mais ce qui est le plus attendu est l’annonce de la date de réouverture des frontières internationales, nécessaire pour préparer le reste de la saison estivale. Sinon ce sont près de 80 milliards de dirhams de recettes en devises qui sont en jeu et qui partiront ailleurs avec tout ce qui s’ensuivra en pertes d’emplois directs et indirects et en faillites en chaîne. En attendant, et comme lors des crises précédentes, tous les espoirs sont placés dans la demande intérieure.
Face à cette crise sans précédent, la solution immédiate est toujours la même : le tourisme intérieur. En raison des annulations des réservations internationales, les professionnels se tournent vers la demande nationale pour sauver la saison en attendant des temps meilleurs.
La dimension interne n’a pas été prise en compte initialement par le modèle du tourisme tel que configuré par les politiques publiques des années 1960 et 1970. Pourtant cette demande a déjà été mise en évidence dès la fin des années 1980 (Berriane, 1990 ; 1992 ; 2009), en dépit de l’idée défendue par les économistes de l’époque selon laquelle les pays en voie de développement étaient incapables d’émettre une demande interne en tourisme et en loisirs (Baretje et Defert, 1972). Pourtant des déplacements liés aux loisirs remontaient loin dans le temps au sein de la société marocaine avec la fréquentation des moussem[2] ; au-delà du caractère religieux de ces fêtes, les gens recherchaient les distractions pour occuper le temps libre dégagé juste après les récoltes. Dès les années 1980, l’ampleur des déplacements internes était telle qu’un Marocain citadin sur trois partait chaque été en vacances et que certaines petites et moyennes villes d’accueil voyaient leur population doubler ou même tripler au cours des mois d’été (Berriane, 1990).
Mais cette demande n’était reconnue ni par les professionnels, ni par les responsables du tourisme, puisqu’elle ne générait pas de devises. C’est à la suite de la guerre du Golfe (début des années 1990) et la crise qui a suivi que décideurs et hôteliers se tournent vers cette demande qu’ils découvrent et qu’ils sollicitent pour compenser le manque à gagner du fait des annulations massives des voyagistes étrangers. Ils se rendent compte alors à quel point ils ignoraient tout des besoins et des attentes de cette clientèle qui se distinguait bien de la clientèle internationale. Or, les aménagements et les types d’hébergements réalisés jusqu’alors répondaient peu aux attentes de la majorité des touristes nationaux. Pourtant la recherche avait bien analysé les différences entre les deux clientèles, comme on le verra plus bas.
Depuis, les chutes conjoncturelles et répétitives des arrivées de touristes étrangers révèlent à chaque fois la montée spectaculaire et continue de la demande interne. Finalement, le tourisme intérieur va être intégré progressivement dans les stratégies de l’État, des collectivités locales et des professionnels du tourisme ; mais il sera toujours traité comme complément et moyen de compensation et non pour lui-même.
Des faiblesses révélées ou accentuées par la COVID-19
La non-prise en compte de la demande intérieure fait partie, en fait, des nombreux points faibles du tourisme marocain. Laissons de côté les problèmes de commercialisation et de fonctionnement ainsi que ceux en rapport avec le système socioculturel qui prévaut actuellement au Maroc (informel, faux guides et intermédiaires du tourisme, etc.) et concentrons-nous sur les quatre points faibles pouvant accuser la vulnérabilité du tourisme marocain et qui sont justement interpelés par la crise actuelle.
Les fortes disparités territoriales
Malgré une importante demande pour le produit culturel et la grande richesse de ce dernier, les politiques publiques continuent à privilégier le tourisme balnéaire et quelques destinations de l’intérieur comme Marrakech. De ce fait, les formes de tourisme dominantes sont basées sur le « tout balnéaire » ainsi qu’une concentration et une fréquentation massives des littoraux et de certains sites de l’intérieur (Agadir et Marrakech concentrent 62,6 % de la demande) au détriment d’une demande diffuse, irriguant l’intérieur des pays (Plan bleu, 2012 ; Berriane, 2020). Le tourisme participe alors, en les accusant, aux déséquilibres territoriaux dont souffre le pays. Cette concentration de l’offre et de la demande limite grandement la diffusion des retombées du tourisme, en termes d’emplois et d’injection de flux monétaires dans les régions en difficulté, car celles-ci sont peu prises en compte par les implantations touristiques. On évoque souvent les très forts déséquilibres régionaux entre un Maroc qui a su profiter au maximum du modèle de développement suivi jusqu’à maintenant et un autre laissé pour compte car n’ayant pas pu ou su s’intégrer dans ce modèle. Par ses implantations très sélectives en termes géographiques, non seulement le tourisme avantage certains territoires au détriment d’autres, en orientant infrastructures et équipements vers ces territoires et en y attirant la main-d’œuvre nécessaire, mais il participe à ces déséquilibres et contribue à l’injustice territoriale, l’une des caractéristiques de la crise que vit le pays.
Les concentrations spatiales mises en évidence se doublent de fortes concentrations au sein des établissements puisque le type de tourisme de masse pratiqué suppose des établissements de grande taille : alors que la taille moyenne des établissements hôteliers dans tout le Maroc tourne autour de 66 lits, celle d’Agadir, destination par excellence de ce tourisme de masse, atteint 270 lits ! Ces gros établissements supposent de grandes concentrations et une très forte promiscuité, ce qui s’avère être un point faible aujourd’hui face aux nouvelles exigences sanitaires. Ce tourisme qui mobilise de grands groupes accuse cette densité des touristes qu’on va retrouver ailleurs, plages, marchés, lieux de visites, etc., ainsi que le transport touristique.
La non-prise en compte des effets des changements climatiques
Par ailleurs, la Méditerranée et le Maroc appartiennent aux cinq destinations touristiques mondiales[3] exposées aux effets des dérèglements climatiques et considérées comme des points chauds de la relation tourisme–changements climatiques. Le concept de « confort climatique », paramètre pris en compte dans ces rapports, va jouer dans l’avenir sur la variation des flux des arrivées et des taux de départ. L’augmentation sensible des températures moyennes en Europe influe déjà dans certains cas sur le confort climatique et sur les taux de départ ; les températures plus douces en hiver vont se traduire par une baisse des départs vers les rivages ensoleillés. Le fait que le Maroc dépende fortement, comme on l’a vu, de la clientèle européenne et que les politiques publiques privilégient encore un produit touristique basé essentiellement sur la plage et le soleil augmente considérablement la vulnérabilité de son tourisme quand la clientèle européenne diminue ses départs (par exemple en raison des modifications climatiques).
La progression de la sécheresse au Maroc va se traduire également par la baisse des ressources en eau dans des zones de destinations qui souffrent déjà de stress hydrique. Enfin, la montée du niveau de la mer a des conséquences directes sur les installations balnéaires trop proches de la ligne de rivage. Au Maroc, la préférence des implantations touristiques « pieds dans l’eau » se traduit par des impacts négatifs : forte sollicitation du trait de côte et dégradation des plages de sable sur plusieurs sites, par exemple (Berriane et Laouina, 1993). Cette tendance à privilégier le trait de côte dans les implantations touristiques (baie de Tanger autrefois et baie de Taghazoute aujourd’hui) ignore les effets des changements climatiques annoncés (GIEC, 2014) et qui se traduiraient entre autres par un recul du rivage, déjà réel, menaçant les investissements touristiques.
Autre répercussion sur le tourisme de ces dérèglements climatiques, on annonce l’augmentation de phénomènes environnementaux extrêmes (crues et inondations) et une perte des biodiversités terrestre et marine qui ajouteront aux difficultés. Mais c’est l’annonce de l’augmentation des épidémies qui risque de marquer les esprits avec l’épisode actuel. On peut s’attendre de ce fait à ce que la reprise du tourisme soit défavorisée par un traumatisme viral et que la résilience du tourisme, autrefois soulignée, soit, cette fois, traumatisée par la persistance de la peur et du manque de confiance.
La non-prise en compte des mutations de la demande touristique postfordiste
La demande touristique européenne, principal foyer d’émission des touristes vers le Maroc, accorde encore une primauté au tropisme balnéaire. Mais on y assiste aussi au développement d’un nouveau marché touristique lié à de nouveaux comportements de vacances. Besoin d’évasion et de découverte et montée de la conscience écologique et culturaliste orientent la demande vers des produits plus « doux » dans lesquels la découverte – notamment celle de l’Autre – est mise en valeur. C’est un réel tournant dans l’évolution de la demande touristique pour la Méditerranée et le Maroc, qui se traduit par le développement de différents produits de niche dont la principale destination est le milieu rural.
Parallèlement, le secteur touristique comme activité économique internationale vit de profondes mutations. Jusqu’aux années 1990, le tourisme a fonctionné selon un modèle fordiste : production de masse, standardisation, inflexibilité du produit pour une économie d’échelle, prix réduits, autonomie limitée des touristes car contrôlés par l’offre qui laisse à la demande peu de marge dans le choix des destinations et des produits et forte concentration des voyagistes (Telfer et Shapley, 2008). Aujourd’hui le tourisme postfordiste, ou « nouveau tourisme », prône au contraire la non-standardisation et la flexibilité des produits et tient compte plus de la demande que de l’offre dans le choix des destinations et des produits. Il se caractérise par l’autonomie des touristes, l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et la promotion d’un mode de développement touristique alternatif (Weigert, 2013). Les touristes privilégient dorénavant la qualité de l’offre et sa conformité aux critères socio-environnementaux du « tourisme durable ». Bref, avec ce nouveau tourisme, on est en train de passer du tourisme de masse au tourisme individuel, du tourisme sédentaire au tourisme mobile, et du tourisme balnéaire au tourisme des arrière-pays. Du coup, les options qui continuent à orienter les investissements vers le littoral doivent être repensées.
Les effets de ces évolutions se traduisent pour la Méditerranée et le Maroc par l’émergence d’une demande plus ou moins spontanée qui souvent précède l’offre et investit l’intérieur de ces pays, tout en s’affranchissant, dans un premier temps, des canaux classiques de commercialisation. En même temps les plateformes collaboratives qui relient directement clients et hébergeurs à domicile, comme Airbnb, contrôlent une partie non négligeable de la demande qui se dirige vers le Maroc et qui échappe aux formes d’hébergement commercial classiques. Or, les politiques publiques continuent à raisonner en ignorant ces profondes mutations, en privilégiant le tropisme balnéaire et le fonctionnement de type fordiste.
Pourtant, cette demande nouvelle est bien arrivée au Maroc et elle a suscité partout à l’intérieur du pays une offre assez remarquable sur laquelle nous reviendrons et qui peut s’accommoder des crises comme celle que nous vivons actuellement.
La non-prise en compte de la demande interne
La demande intérieure se démarque nettement de la demande internationale avec deux types de flux. Le premier s’apparente au tourisme international, se dirige vers les établissements hôteliers classés (hôtels classés, résidences touristiques et villages de vacances), où les nationaux consomment déjà jusqu’à 30 % du total des nuitées ; le second s’éloigne dans ses comportements et ses caractéristiques du tourisme international et s’adresse pour son hébergement à la location chez l’habitant ou au logement chez des parents et amis. Ce dernier illustre la grande diversité sociale des flux touristiques nationaux et le rôle d’entraînement que jouent les émigrés marocains à l’étranger lors de leurs retours annuels au pays. Il illustre surtout la spécificité de ce tourisme marocain marqué par des déplacements essentiellement en famille ou avec des amis (80 % des départs), une prédominance des séjours en bord de mer (plus de 67 % des séjours), des conduites touristiques ni traditionnelles ni modernes, une préférence pour les destinations du nord du pays (plus de 50 %) et pour des résidences touristiques sous forme de studios dotés d’un coin cuisine (self-catering), car mieux adaptées aux arrivées en groupe ou en famille. Diverses enquêtes confirment que la composante interne est en train de devenir l’une des tendances les plus fortes du tourisme marocain.
Or, aucune stratégie tenant compte des spécificités de cette demande interne n’a été préconisée à ce jour. À partir de la décennie 2000, un plan d’action est certes mis au point. Le programme Biladi (mon pays) s’est donné comme objectif de doubler le nombre des voyages vacances des Marocains, la réalisation de ressorts touristiques à petits prix (30 000 lits entre résidences hôtelières et campings), le lancement de campagnes de promotion comme Kounouz Biladi (les trésors de mon pays) et des encouragements pour amener des agences de voyages à s’occuper de ce créneau. Cependant, cette volonté s’est heurtée à la tendance à considérer cette demande comme un palliatif à l’absence de demande internationale. La capacité d’hébergement du programme Biladi adaptée et destinée à cette clientèle ne s’est pas beaucoup améliorée : 18 ans après (2018), il n’y avait encore que 3272 lits sur les 30 000 lits programmés spécialement pour cette demande interne ! Quant aux campagnes de Kounouz Biladi, elles n’étaient programmées que durant la basse saison du tourisme international et les établissements hôteliers ne se pliaient aux campagnes promotionnelles que durant cette saison[4].
Aujourd’hui, en pleine crise COVID-19, on se tourne vers la même solution du touriste marocain sauveur des saisons menacées. Le discours officiel du ministère de tutelle va dans le même sens et les différents organismes régionaux (comme les conseils régionaux du tourisme – CRT) ou professionnels (les différentes fédérations) organisent, en visio-conférence, réunion sur réunion pour élaborer des stratégies destinées à attirer le maximum de touristes marocains. Enfin, diverses initiatives individuelles ou de groupes mettant à profit les nouveaux moyens de communications et les réseaux sociaux font la promotion auprès des Marocains de sites touristiques, de destinations spécifiques, et proposent des produits tout-compris avec des réductions annoncées sans précédent et atteignant parfois 65 %. Le Marocain considéré comme touriste potentiel est à nouveau reconnu et convoité.
Mais, comme toujours, il y a fort à craindre qu’une fois la crise derrière nous, que l’embellie et la demande internationale soient de retour et qu’on oublie à nouveau cette dimension. C’est la raison pour laquelle il nous semble que l’intégration réelle de la demande interne au modèle touristique marocain reste à réaliser comme élément essentiel de la révision de ce modèle. Pour cela, il est urgent que le Maroc, dans la redéfinition de ses politiques d’après-COVID, tienne compte des faiblesses structurelles de son modèle et se résolve à le revisiter.
Cette demande intérieure, si elle est prise en compte comme dimension principale du tourisme, pourrait renforcer le caractère de proximité du tourisme marocain, ce qui réduira quelque peu les effets négatifs de crises semblables à celle que traverse la planète tourisme actuellement. Et si l’on ajoute à cela les projets très avancés des lignes de trains à grande vitesse qui permettraient dans un avenir proche une accessibilité du Maroc par le train au lieu de l’avion pollueur, le Maroc pourrait développer, en ces temps du « tout écologique », un tourisme de proximité vis-à-vis de l’Europe[5].
Pour une transition touristique au Maroc : plaidoyer pour un tourisme territorial et durable
Les quatre éléments passés en revue ainsi que les interactions entre ces éléments et la crise de la COVID-19 participent des conditions à observer en vue d’encadrer une nouvelle vision du tourisme au Maroc de l’après- COVID-19. La prise en compte de ces conditions parmi d’autres pourrait assurer le passage d’un modèle touristique classique qui a fait ses preuves, mais qui est aujourd’hui dépassé, vers un autre modèle qu’imposent ces nouvelles conditions. De nombreux auteurs, mais aussi des praticiens et des organisations non gouvernementales (ONG) parlent à ce sujet qu’il faut réaliser une véritable transition touristique (Landel, 2016 ; Torrente, 2016 ; Berriane, 2020a ; 2020b) permettant d’accélérer le passage d’une forme de tourisme dominante, qualifiée de tourisme fordiste ou de tourisme « carboné » et correspondant au tourisme de masse bien connu, vers un tourisme qualifié de durable ou territorial et aujourd’hui encore plus souhaitable, après cette crise sanitaire.
Ce nouveau tourisme devrait mobiliser des ressources spécifiques à un territoire, comme les paysages, les sites patrimoniaux, les espaces naturels, auxquelles il associe des ambiances, des pratiques culturelles, récréatives, culinaires, etc., le tout faisant émerger une destination (Kadri et al., 2011) marquée par de forts liens à son territoire. Pour mobiliser ces ressources, en faire des produits locaux et les ancrer au territoire, ce sont les acteurs locaux qui devraient se mobiliser. Ce tourisme devrait développer et favoriser les communautés d’accueil. Pour cela, les initiatives doivent en effet trouver leur origine chez les acteurs locaux qui proposent des offres touristiques débouchant sur des constructions par le bas de nouvelles territorialités. La gouvernance de ces destinations se fait par des organisations territorialisées mobilisant différents types d’acteurs publics, privés et associatifs, le tout reposant sur des projets construits par le bas, évolutifs et tenant compte des vulnérabilités qu’accusent les dérèglements climatiques.
Or, justement, à côté des destinations classiques, fruits des politiques publiques, l’arrivée d’une demande spontanée souhaitant sortir des sentiers battus et l’organisation d’une offre émanant des acteurs locaux pour y répondre disséminent déjà un peu partout au Maroc un nouveau tourisme. On assiste, de ce fait, à la construction dans des régions périphériques de nouvelles destinations touristiques non programmées par les politiques publiques (Oussoulous, 2019 ; Oussoulous et Berriane, 2020).
La montée de ce nouveau tourisme pourrait, justement, soulager quelque peu les effets négatifs des fortes concentrations mises en évidence plus haut. En effet, même si elle se fait en marge des politiques publiques, la tendance à l’émergence de ces nouvelles destinations du tourisme rural tend à disséminer davantage le tourisme dans les espaces les plus lointains et à réduire quelque peu les grandes densités du tourisme balnéaire. Et si les politiques publiques se décident à s’appuyer sur ces tendances, elles pourraient proposer une alternative aux fortes densités et à la promiscuité que met à profit le virus pour se propager. Cela rendra un peu plus sûre et un peu plus attractive la destination Maroc.
Si elles rassurent, ces constructions spontanées et dispersées souffriront cependant d’une sérieuse vulnérabilité. Il s’agit des insuffisances criantes dans l’encadrement sanitaire au Maroc en général et en milieu rural en particulier[6]. En général, dans les villes touristiques, le touriste en cas d’ennuis de santé s’adresse aux cabinets de la médecine privée et non aux structures hospitalières publiques. Mais, outre le fait que le milieu rural est très peu doté en médecins privés qui préfèrent ouvrir leur cabinet en ville, les crises sanitaires comme celle de la COVID‑19 nécessitent une prise en charge hospitalière. Finalement, si le tourisme de demain doit cohabiter avec un ou plusieurs virus, la faiblesse des infrastructures sanitaires constituera un sérieux point négatif pour le Maroc.
Ces nouvelles destinations en gestation ont besoin donc d’un accompagnement de la puissance publique qui dépasse les infrastructures touristiques et embrasse tout le développement en milieu rural du pays, y compris l’encadrement sanitaire. En attendant, il est urgent de réfléchir au tourisme de l’après-COVID-19 en s’inscrivant dans cette transition touristique et en travaillant sur la révision du modèle touristique.
Cela dit, si parler de transition touristique signifie passer d’un modèle à un autre, le tourisme territorial et durable ne signifie pas sacrifier le tourisme classique tel qu’il a fonctionné jusqu’à maintenant. Le nouveau modèle ambitionne justement de faire cohabiter les deux formes (Torrente, 2016), soit un tourisme de masse qui continuera à entretenir les concentrations déjà mentionnées et un nouveau tourisme territorial qui rééquilibrera quelque peu les retombées sur les arrière-pays.
Enfin, ce nouveau tourisme devrait intégrer autrement la dimension interne en considérant ses spécificités en termes de modes d’hébergement adaptés et de produits culturels particuliers. Dans cette conquête de la demande domestique, on peut rebondir sur la tragédie de la COVID‑19 qui, ayant obligé les ménages marocains à un confinement de plusieurs mois, a développé chez eux un besoin inédit en évasion et en connaissance du pays.
Conclusion
À la veille d’un déconfinement et d’une réouverture des frontières qui se font attendre, plusieurs campagnes publicitaires lancées notamment par l’Office national marocain du tourisme ciblent pour la première fois le touriste intérieur en essayant de le sensibiliser à la connaissance de son pays. Cela d’autant plus que le segment le plus prometteur de la demande intérieure, car disposant des moyens pour partir en vacances, se projette à l’étranger, notamment en Espagne voisine. Mais il est plus qu’urgent de ne plus se limiter à réveiller cette demande interne seulement en temps de crise et de la traiter dans le cadre d’un nouveau tourisme territorial, solidaire et durable.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Un euro équivaut à 10,8 dirhams (DH) (cours du 20 juin 2020).
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Fêtes annuelles qui faisaient affluer des tribus vers le tombeau d’un saint patron et qui, outre des activités relevant du sacré, était l’occasion d’activités ludiques, de fêtes et des spectacles. Intervenant en milieu rural après les saisons des récoltes, les moussem ont été considérés comme les premières manifestations de loisirs et de tourisme au Maroc (voir à ce propos Berriane, 1990 ; 1993).
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Le bassin méditerranéen, les Caraïbes, l’océan Indien et ses petits pays insulaires, l’océan Pacifique et ses petits pays insulaires, ainsi que l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
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La presse spécialisée a fait écho, durant la première campagne de 2003 (printemps et été), de ces désistements par des titres très suggestifs : « Agadir/Tourisme : Kounouz Biladi ? Repassez ! » ; « Une stratégie uniquement sur le papier » ; « Aucune chambre disponible pour cette formule » ; « La clientèle nationale, cinquième roue de la charrue » ; « Tourisme : Kounouz Biladi en panne » ; « Désistement des hôtels partenaires ». Lors des deuxième et troisième campagnes (2009 et 2012), les hôteliers ont davantage adhéré à ce programme.
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Une première ligne de TGV est déjà en fonction entre Tanger et Casablanca et permet aujourd’hui de joindre directement cette ville par train rapide à partir de n’importe quelle ville européenne, avec une courte interruption pour la traversée du détroit de Gibraltar. Le prolongement de cette ligne vers Marrakech et Agadir est en chantier.
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On estime à 1,64 le nombre de personnel médical par 1000 habitants, soit sous le seuil critique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui est de 2,5. Et la situation en milieu rural est encore plus dramatique.
Bibliographie
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