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Introduction

Ce numéro hors-série de la revue Téoros s’adresse à la postérité, aux générations qui viendront après la crise et qui n’auront pas connu cet épisode historique bien particulier. Un épisode qui a bouleversé notre rapport au temps et à l’espace, qui a induit autant de craintes que d’espoir à l’égard du tourisme comme pratique sociale et comme industrie.

Ce numéro s’adresse aussi à ceux qui auront vécu de plein fouet cette pandémie, pour qu’ils se rappellent ce qu’ils vivaient, au jour le jour, avant de savoir comment s’est terminée cette histoire.

L’équipe de coordination de ce numéro a ainsi souhaité documenter à chaud cette période, avec toute la gêne que pose l’immédiateté aux chercheurs qui ont l’habitude de prendre de la distance par rapport aux événements. Raconter à rebours permet de donner du sens, un sens. Les réflexions regroupées dans ce numéro visent à apporter des pierres à l’édifice de notre compréhension, même si les roches sont toujours en fusion et que l’hécatombe ne semble pas encore arrêtée. Les articles visent à documenter les impressions, à partager les pensées malgré les incertitudes, à avancer sur ce qui, au moment d’écrire, semble de la prospective, alors que les événements du lendemain donnent déjà tort. Ces réflexions visent donc à témoigner, à alimenter une histoire dont le sens n’est pas encore advenu. Le dialogue pluriel – entre chercheur·euse·s, étudiant·e·s et membres de l’industrie – sur le tourisme et la crise qui en résulte est également l’occasion d’échanger des propositions de faire mieux.

Pour faire face à cette situation inédite, Téoros a procédé d’une manière inédite pour recueillir et évaluer les textes. Après avoir constitué une équipe éditoriale élargie, nous avons lancé un appel à courts textes, sous forme de commentaires, de points de vue, voire de témoignages, afin d’offrir au lectorat des études touristiques une perspective francophone sur l’évolution rapide de la COVID‑19 et son impact sur le tourisme. C’est aussi pour garder une agilité éditoriale que nous avons pris la décision de procéder par une évaluation ouverte des textes par l’équipe éditoriale, pratique ne faisant pas partie du modus operandi de la revue, mais qui est partie intégrante du débat sur les sciences ouvertes (Ross-Hellauer, 2017).

L’introduction de ce numéro se veut un bref rappel de la chronologie des événements, des premiers signaux jusqu’au début de l’automne 2020, ainsi qu’une présentation des textes commis au cours de l’été, devant ces situations touristiques inédites. La conclusion du numéro met à l’épreuve les modèles sur lesquels on s’appuie pour penser le tourisme en ces temps de mobilité tronquée.

Jalons pour une histoire incomplète

L’histoire aurait commencé en décembre 2019, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) était prévenue qu’à Wuhan, en Chine, des cas de pneumonie d’origine inconnue étaient apparus. Le nouveau coronavirus responsable de cette maladie a rapidement été identifié et nommé temporairement 2019‑nCoV (Labrecque, 2020).

Un mois plus tard, plus de 550 décès et 28 000 malades sont dénombrés en Chine (selon Labrecque, 2020, ces premières estimations changeront régulièrement dépendant des sources et des différentes façons de les comptabiliser). D’autres cas sont également recensés dans plusieurs pays d’Asie, d’Europe, d’Océanie et d’Amérique du Nord.

Le 23 janvier, la ville de Wuhan et ses 11 millions d’habitants sont les premiers mis en quarantaine. Ils le resteront jusqu’au 8 avril. Les festivités du Nouvel An chinois, devant débuter le 24 janvier, sont annulées à Pékin, tandis que la Cité interdite ferme ses portes (Leplâtre, 2020).

Après un premier mois à penser que l’épidémie demeurerait localisée et que les pays seraient en mesure de s’en prémunir, le 30 janvier, l’OMS décrète qu’il s’agit d’une urgence de santé publique de portée internationale (Labrecque, 2020). En effet, si les symptômes peuvent être bénins, comme ceux du rhume (fièvre, toux, essoufflement et difficulté respiratoire), ou même inexistants, le virus serait plus contagieux et plus meurtrier que celui de la grippe saisonnière (Cliche, 2020). Ici aussi, les taux de contagion et de mortalité seront révisés régulièrement. Ce qui est certain, c’est que la mobilité internationale, toujours en vigueur, sera un facteur de démultiplication d’une extraordinaire efficacité.

Néanmoins, sur le plan touristique, les impacts commencent à se faire sentir. Dès le 30 janvier, un grand nombre de compagnies aériennes réduisent ou suspendent leurs vols vers la Chine et la Russie prévoit fermer ses 4250 kilomètres de frontières avec elle (Wolf, 2020).

Le 11 février, la « COVID-19 », nom officiel de la maladie que cause le virus renommé depuis SARS‑CoV‑2, est désormais sur toutes les lèvres (Le Monde, 2020a). L’inquiétude croît d’un cran le 12 février, alors que l’OMS affirme que le virus constitue une « très grave menace » pour le monde, et ce, même si 99 % des cas sont toujours limités à la Chine (Le Monde, 2020b). L’Occident commence à se sentir de plus en plus concerné. Les cas se multiplient notamment à bord du navire de croisière Diamond Princess. Ce dernier et ses 3500 passagers de plusieurs nationalités différentes sont en quarantaine au Japon (Agence France-Presse, 2020). Après quelques cafouillages, les États entreprennent de rapatrier leurs ressortissants coincés à bord, pour les placer en quarantaine dans des hôpitaux militaires ou de fortune. L’image de rêve, de luxe et de liberté, associée à ces villes blanches voguant sur les immenses étendues bleues, est remplacée par l’image de l’enfermement, de la maladie, de la mort. Les scénarios de science-fiction horrifiques se réalisent.

Le 22 février, la COVID-19 a déjà contaminé plus de 76 000 personnes et fait 2300 morts en Chine, et contaminé au-delà de 1100 personnes dans le monde. Voici qu’elle cause un premier décès en Italie (Le Monde, 2020c). Plus de dix villes ferment leurs lieux publics. Après les images de magasins d’alimentation dévalisés par les résidents anxieux, les premières photos de places européennes vides apparaissent dans les médias. Dans l’ensemble du monde, la nervosité augmente. Se dessinent des restrictions de déplacements, des zones rouges, des villes confinées partout en Europe.

Le 11 mars officialisera l’internationalisation de la maladie alors que l’OMS confirme l’état de « pandémie ». Les annulations d’événements sont annoncées par centaines, dans les domaines culturel, sportif, les écoles commencent à fermer. Même les Jeux olympiques finiront par être annulés. Les croisiéristes, qui se voient refuser l’accès à plusieurs ports, annoncent la suspension de leurs activités pour quelques mois.

Le 12 mars, les États-Unis ferment leur territoire aux Européens. Ils avaient déjà fermé depuis six semaines l’accès aux étrangers ayant séjourné en Chine dans les quinze jours précédents. Les étrangers sont pointés comme responsables de nouveaux foyers de contamination sur le sol américain. Au Québec, deux semaines auparavant, les plaintes de voyageurs à l’égard d’une famille dont la petite fille toussait avaient amené à leur expulsion de l’avion avant le décollage (Cousineau, 2020). L’Autre, source de tous les maux, est devenu étrangement inquiétant.

Il faut attendre le 13 mars pour que les gouvernements annoncent, les uns après les autres, la fermeture de leurs frontières (Radio-Canada, 2020a). Aux coupures avec le monde extérieur – avec la fermeture des magasins, des lieux de prière, des écoles, des musées, des salles de concert, des bars et restaurants, des joutes sportives, l’annulation des événements de tous ordres, des mariages aux congrès internationaux – s’ajoute l’enfermement intérieur. À l’intérieur même des pays, les déplacements entre régions sont limités. Même les visites entre amis et familles proches ne sont pas permises, quand elles ne sont pas dénoncées. On revisite nos classiques sur la dénonciation et la délation. Le monde est à l’arrêt.

Dans les jours qui suivent, apparaissent des images de sites touristiques majeurs, comme Venise, « nettoyés », dépollués, abandonnés par les touristes au profit de la faune locale. L’arrêt de la mobilité humaine, du trafic et du bruit, fait réapparaître la nature en ville. On se plaît à espérer un nouveau monde, vert, calme, non consommateur. L’occasion d’instaurer un tourisme durable est là.

Dès l’annonce de la fermeture des frontières, le 13 mars, et les annulations massives des réservations, les transporteurs aériens commencent à supprimer des emplois. Avec une flotte totalement clouée au sol, ces transporteurs passent rapidement d’une crise de liquidité à une crise de l’endettement. Les villes touristiques dépendantes d’une mono-industrie touristique voient rapidement tout leur écosystème s’écrouler.

Fin mars, la saison touristique estivale est encore loin. L’espoir luit encore un peu. Mais avec un confinement qui se prolonge – par exemple Disney World en Floride rouvrira le 20 mai et le Museum of Modern Art (MOMA) de New York restera fermé cinq mois –, les signes d’une reprise sont très faibles. En mai, le Baromètre OMT signale une chute de 98 % du nombre de touristes internationaux par rapport à l’année précédente (OMT, 2020a).

Entre plans sanitaires et mesures d’investissements massifs pour sauver le tourisme, les États soufflent le chaud et le froid. Pour faire face à la crise, le gouvernement du Québec annonce un plan de relance touristique de plus de 750 millions de dollars, la France 18 milliards d’euros (Euronews et AFP, 2020), la Grande-Bretagne au moins 60 millions de livres sterling (sans compter les aides aux petites entreprises dont font partie la majorité de celles du secteur touristique [Ministry of Housing, Communities and Local Government, 2020]), l’Italie plus de 2,4 milliards d’euros seulement pour une allocation visant à faire voyager les Italiens chez eux (France 24, 2020).

En juillet, l’Organisation mondiale du tourisme (2020b) chiffre à 320 milliards de dollars américains le manque à gagner entraîné par la COVID-19. L’industrie aéronautique évalue pour sa part les pertes des compagnies aériennes dans le monde – à elles seules – de 200 à 300 milliards de dollars américains (Radio-Canada, 2020b). Et ce, sans parler des licenciements astronomiques, malgré les aides étatiques déjà versées. Les chiffres et les statistiques changeront encore – ne lésinons pas sur quelques centaines de milliards.

À partir du mois de juin, plusieurs pays européens autorisent certains ressortissants d’autres pays ayant une situation épidémiologique semblable à la leur à voyager sur leur territoire. Se créent des « bulles » touristiques. À ce titre, la notion, voire le concept de bulle se réimpose de façon encore plus conséquente dans les écrits et les échanges relatifs à ce contexte sociétal lié à la pandémie. Comme on a pu aisément le constater, ces bulles, touristiques notamment, renvoient à un intérieur sécurisant dans lequel des formes d’expérience et d’extase sont entre autres recherchées. Pour s’arrimer aux propos de Peter Sloterdijk (2002), chaque individu devrait pouvoir trouver sa place à l’intérieur de la bulle, mais doit garder en tête que sa membrane extérieure est poreuse et qu’elle peut à tout moment fusionner, éclater même. Au cours de l’été, certains pays sont ajoutés – ou exclus – des bulles selon l’évolution de leur taux de contamination, tout comme les mesures de restriction sont modifiées selon les cas. En juin, la Chine, la Russie, le Japon rouvrent aussi, très timidement, leurs frontières à quelques pays. Une bonne partie des pays africains demeurent fermés tout l’été, comme nombre de pays de l’Amérique du Sud, dont certains choisissent aussi d’imposer une quarantaine aux visiteurs. Les frontières canadiennes, même celles avec les États-Unis, restent fermées tout l’été (Gay-Padoan, 2020). L’Indonésie, pour sa part, restera fermée jusqu’en 2021.

Si l’ouverture des frontières des pays européens a permis un été touristique « presque normal », les pays qui ont gardé leurs frontières fermées ont vécu une saison « nationale ». Au Québec, par exemple, on redécouvre sa région, ses régions. Les campings, même sauvages, ont la cote et placent certaines municipalités – aux ressources et aux pouvoirs d’intervention limités – devant des défis d’aménagement et de salubrité encore inédits. Les villes qui recevaient généralement plusieurs voyageurs internationaux sont désertées. Par exemple, les musées parisiens assistent à des chutes de fréquentation de 60 à 80 % par rapport à l’année précédente, alors qu’un hôtel sur deux est demeuré fermé (Vignon, 2020). Cependant, des lieux inattendus apparaissent sur un échiquier touristique bousculé par de nouvelles règles de mobilité. C’est le cas de Dégelis, collectivité d’un peu plus de 3000 habitants qui du jour au lendemain devient la tête de pont pour traverser le corridor sanitaire atlantique pour rejoindre les Îles de la Madeleine, archipel québécois fortement touristique, mais accessible via les provinces voisines. Ainsi et dans le cadre d’un tourisme national, régional ou de proximité imposé, le défi semble devenir celui de créer un sentiment d’évasion dans des territoires qui ne renvoient pas forcément cette image pour de nombreux touristes. On rejoint ici les propos de Rodolphe Christin (2020 : 23) pour qui « l’évasion tient à ce triple désir originel : 1) émancipation des cadres de référence habituels – désir de sortie ; 2) expérimentation de l’inconnu – désir de connaissance concrète ; 3) réalisation intérieure, transformatrice et créatrice de soi par le recours à l’extérieur – désir d’initiation ». De ces trois forces constitutrices, on s’arrime indéniablement à la question de l’habiter récréotouristique et du besoin conscient ou inconscient pour le touriste de créer un lien avec l’espace observé ou « consommé ». On parle d’un besoin de créer une relation spatiale plus ou moins intime qui donne un sens à son activité touristique (Stock et al., 2017). Toutefois, cet aspect relationnel évoque également cette « co-habitation » plus ou moins houleuse entre différentes clientèles touristiques, mais aussi entre touristes et populations résidentes (ibid.). Les situations touristiques plus locales, observées durant l’été 2020, mettent à ce titre très clairement en lumière cette notion de « cohabitation » parfois tumultueuse.

Les réductions importantes de fréquentation s’expliquent de différentes façons, dont : étiquette sanitaire exigeant une distanciation physique et le port du masque, crainte de se retrouver avec une forte densité de personnes, habitude non encore intégrée de planifier et réserver à l’avance ses prestations, difficulté de trouver de la main-d’œuvre pour participer aux incessants travaux de nettoyage, manque de ressources, incertitudes financières. L’offre touristique s’est réduite, et risque de se réduire encore. La demande, pour sa part, a été amenée à découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles pratiques. On voit à cet effet apparaître, ou s’affirmer davantage, diront certains, un tourisme de proximité propice à un recentrage collectif, mais également à des formes de conscientisation environnementale par rapport aux effets néfastes du tourisme. Il ne faut cependant pas tomber, selon nous, dans un angélisme exacerbé. En effet, la fermeture des frontières et l’obligation de demeurer sur son territoire national ont également amené certaines dérives jusqu’à alors inimaginables pour de nombreux acteurs du tourisme. On peut notamment penser à ces tours en avion de ligne ayant pour seule destination leur point de départ, destinés à des touristes en mal de voyages internationaux (Mzezewa, 2020). Exemple atypique ou symptomatique, l’avenir nous dira ce que sera le tourisme après-COVID.

Les articles de ce numéro

Ce numéro spécial est riche non seulement par le nombre de contributions qui y sont proposées, mais aussi par la diversité des perspectives qui y sont adoptées. Même si la réflexion globale demeure concentrée autour des impacts de la crise sanitaire sur le fait touristique, il n’en demeure pas moins que les grilles de lecture mobilisées par les auteurs permettent une appréhension de la situation au-delà des idiosyncrasies propres à chacun des territoires.

Nonobstant la diversité des textes, il existe un point commun qui traverse toutes les contributions et qui consiste à saisir le moment présent pour réfléchir à la suite des choses. Période sombre pour certains, une occasion à saisir pour d’autres, le moment est néanmoins propice à une réflexion profonde, voire radicale de la mobilité touristique. Ainsi et pour mener à bien cette entreprise, les auteurs analysent la situation de différentes perspectives que nous nous permettons de résumer en quelques axes de réflexion.

Les textes de Rodolphe Christin, de Fabien Bourlon, et d’Alain Girard et Bernard Schéou rappellent que le modèle de développement touristique qui a prévalu jusqu’à la veille de la pandémie a été décrié à maintes reprises pour ses effets dévastateurs sur les écosystèmes, les territoires et les communautés. Selon Christin, il faut saisir cette pause imposée par la COVID pour définir un nouveau projet de civilisation tout en questionnant la place du tourisme dans la société post-COVID. À ce titre, cet auteur se demande si le tourisme doit continuer à être considéré comme un élément de mode de vie, une certaine consolation/compensation marchande d’un système centré sur le travail. Bourlon abonde dans le même sens en rappelant que la réduction drastique des activités touristiques s’est traduite par une baisse des émissions de gaz à effet de serre et que cette situation devrait nous amener à réfléchir sur notre façon de voyager. Pour lui, la crise actuelle pourrait être synonyme de la fin du tourisme de masse pour lui préférer un nouveau modèle respectueux des communautés d’accueil et de l’environnement. Il cite ici l’exemple des destinations lointaines de nature, à l’instar de la Patagonie chilienne, qui peuvent, éventuellement, bénéficier des changements à venir à la suite de la crise sociale et environnementale mondiale que traversent nos sociétés. Cette crise est d’ailleurs le point de départ de la réflexion de Girard et Schéou qui postulent que la catastrophe de la COVID-19 peut être finalement le « miracle » tant attendu pour un changement de paradigme sociétal, mais surtout pour mettre fin au programme civilisationnel de croissance illimitée. Pour ces deux auteurs, la crise générée par la COVID-19 n’est qu’une démonstration à échelle réduite de ce qui nous attend avec la crise climatique si nos sociétés persistent à continuer dans la même logique, celle de la croissance illimitée.

Toujours dans la logique de redéfinition du modèle de développement touristique actuel, les textes de Caroline Demeyère, et d’Alexandra Arellano et Parvin Shoosh Nasab abordent, entre autres, la question souvent oubliée des conditions de travail précaires qui caractérisent l’industrie touristique. À ce titre, Demeyère exprime ses craintes quant à la possibilité d’aggraver encore davantage la précarité des travailleur·euse·s touristiques dans la mesure où les plans de relance mis en place par les différents pays sont tournés vers le maintien de l’emploi plus que vers l’amélioration des conditions de travail. À partir de là, l’auteure soutient que le tourisme post-COVID-19 doit placer cette question – des conditions de travail – au centre de son modèle de durabilité. En cette matière, Arellano et Shoosh Nasab donnent l’exemple de l’industrie des croisières qui symbolise un modèle d’inégalité, de néolibéralisme et de mondialisation où les pauvres sont envoyés sur le front alors que les privilégiés trouvent des solutions plus accommodantes. Trois mois après le début de la pandémie, les auteurs rappellent qu’il y a encore plus de 60 000 membres d’équipages, souvent des travailleurs sous-payés, qui sont toujours coincés sur des bateaux à la dérive.

En sus de la nécessité de saisir le moment pour repenser de façon générale le modèle de développement touristique dominant, certains auteurs mettent en exergue le retour aux sources – ou le repli pour d’autres – de nos sociétés à des fondamentaux qui ont constitué jadis le socle de la mobilité touristique. Lola Martin et Maeva Ricci par exemple stipulent que la crise actuelle a démontré que l’être humain reste attaché aux espaces naturels et plus particulièrement au littoral. Ces espaces ont été en effet pris d’assaut par les citoyens en quête de liberté alors que les mesures de confinement et les gestes-barrières étaient en déploiement partout sur la planète. Considérant les plages comme un théâtre social où peuvent se déployer des pratiques touristiques déviantes, les auteurs souhaitent que les transformations du paradigme du tourisme littoral empruntent la voie d’un tourisme écologique et durable. Cela dit, il peut être difficile de concilier protection des espaces naturels et accessibilité de territoire, comme le rappellent Isabelle Falardeau et Christine Hersberger dans un échange épistolaire au sujet de la nature et du récréotourisme. En exposant le cas du Québec, ces deux auteures soulignent que l’investissement de l’État dans la protection des espaces naturels contribue à exiger une accessibilité accrue à ces espaces, alors qu’un nouveau modèle de développement touristique post-COVID-19 exigerait une modération des flux vers ces territoires. Cet équilibre assez difficile à atteindre fait l’objet aussi de la contribution d’Emmanuel Briant, Marc Bechet, Charly Machemehel et André Suchet qui témoignent des adaptations en cours dans les destinations touristiques françaises confrontées à la COVID-19. À ce titre, les auteurs interrogent le rapport entre utopie et réalité d’un secteur à renouveler face non seulement aux contraintes sanitaires, mais aussi environnementales, sociales et économiques. Pour eux, le secteur touristique va souffrir pendant un certain temps de la réduction du volume d’activité et de la reconfiguration du marché ; néanmoins, cette situation semble pouvoir bénéficier à un tourisme non marchand plus respectueux de la nature et de l’environnement.

Toujours au chapitre du retour aux sources, Mohamed Berriane ainsi que Charles Zinser, Pascale Marcotte et Laurent Boudreau rappellent que la COVID-19 a forcé les acteurs touristiques à se tourner vers une clientèle locale placée soudainement au centre de toutes les politiques et de tous les intérêts. Le cas du Maroc exposé par Berriane est une démonstration explicite de cette situation où, encore une fois, la demande nationale est considérée comme une bouée de sauvetage en attendant des jours meilleurs. L’auteur évoque que la situation n’est pas nouvelle et que cet intérêt marqué des professionnels du tourisme pour le marché domestique a été l’alternative à chaque fois qu’il y a eu des conjonctures défavorables pour attirer une clientèle internationale. À partir de là, la demande interne a été intégrée progressivement aux politiques publiques en matière de tourisme. Elle reste cependant toujours perçue comme une alternative au tourisme international, très volatile certes, mais aussi très lucratif. Zinser, Marcotte et Boudreau font le même constat. Ils se demandent si la crise actuelle ne devrait pas nous amener à repenser la contribution réelle du tourisme international aux économies nationales. Évalué presque exclusivement à travers le prisme des dépenses générées sur un territoire, le tourisme international nécessite cependant des efforts promotionnels importants. En même temps, le fait de se tourner vers un marché de proximité, souvent concentré dans les grands centres urbains, exige de doter les régions d’infrastructures d’accueil qui ne sont finalement pas à la hauteur, comme le remarquent les auteurs.

Le dernier regard qui a été porté par les auteurs de ce numéro spécial concerne les stratégies déployées par les acteurs pour s’adapter à la situation sanitaire. Nous présentons d’abord le texte de Victor Piganiol qui expose les parades déployées par la plateforme Airbnb pour s’ajuster à la crise sanitaire. L. Martin Cloutier et Laurent Renard observent ensuite les efforts de l’industrie du cidre au Québec pour à leur tour s’adapter à la situation. Finalement, Luc Renaud expose le cas des communautés autochtones de la Guyane française. Ces dernières ont érigé une zone d’accès réglementée pour protéger leur population qui souffre souvent de vulnérabilités structurelles et qui ont été à la base de plusieurs problèmes de santé publique dans le passé. À ce titre, et dans un contexte où les autorités sanitaires déploient des stratégies de déconfinement progressives construites autour de la bulle familiale, les communautés autochtones ont plutôt adopté un modèle qui privilégie la bulle communautaire au détriment de la mobilité depuis et vers le territoire. Piganiol s’intéresse d’une part aux décisions prises par le siège social d’Airbnb pour limiter les pertes dues à l’arrêt brutal des activités touristiques et d’autre part aux hôtes qui se sont orientés vers d’autres formes de location pour remplacer le manque à gagner généré par l’annulation des réservations qui étaient enregistrées. Cet esprit d’adaptation, nous le retrouvons aussi chez les cidriculteurs et cidricultrices du Québec qui étaient obligés, comme le rapporte Cloutier et Renard, de faire preuve d’agilité et de repenser l’offre des expériences agrotouristiques proposées aux visiteurs. À partir de là, et en analysant la réponse de l’industrie du cidre au Québec à la crise de la COVID-19, les deux auteurs engagent une discussion sur la résilience collective, observée dans les associations et les collectifs organisationnels, et la résilience individuelle appréhendée à travers l’action des micro et des petites entreprises du secteur.

Parmi les autres stratégies mises en place par les acteurs, nous retrouvons celles qui s’inscrivent dans le registre d’un tourisme plus solidaire avec des initiatives recensées au Mexique, au Québec et en Italie. Dans le premier cas, Samuel Jouault, Manuel Xool Koh et Alejandro Montañez Giustinianovic expliquent comment les coopératives qui bénéficiaient de l’afflux touristique dans la péninsule du Yucatán ont réussi à survivre pendant la crise grâce à des moyens solidaires comme le troc, le travail temporaire, la pêche et l’agriculture. Dans le même ordre d’idées, Marco Romagnoli et Catherine Charron font la lumière sur des initiatives solidaires mises en place pendant la crise et qui, selon eux, doivent nous amener à repenser nos manières de voyager. À cet effet, les deux auteurs présentent d’abord le cas du Québec où les acteurs du milieu touristique ont misé énormément sur un tourisme régional comme moyen de démonstration de solidarité envers une industrie en crise et par la suite le cas de l’Italie où le tourisme gastronomique a été mis de l’avant pour soutenir les familles dans le besoin.

Finalement, les derniers textes qui s’intéressent aux stratégies d’adaptation des acteurs sont ceux de François Masclanis, d’Hugo Johnston-Laberge et de Christel Venzal. Dans le premier, l’auteur explique comment la région de l’Occitanie a connu une forme de résilience dynamique appréhendée comme un moyen de dépasser l’adaptation au choc et la volonté d’explorer de nouvelles voies de croissance. Selon Masclanis, il convient dans un contexte post-COVID-19 de repenser la résilience touristique comme un vecteur d’innovation stratégique et non plus comme un outil d’adaptation aux aléas d’un environnement en perpétuel changement. Pour ce faire, Johnston-Laberge, en exposant le cas de la ville de Québec, propose de revoir l’ensemble des stratégies de collecte de données sectorielles pour une bonne compréhension du portrait de la destination. Pour cet auteur, la clientèle qui va fréquenter nos territoires risque d’être différente de celle à laquelle nous sommes habitués, du moins à court terme. Par conséquent les acteurs de la destination, et les organismes de gestion de cette dernière en premier lieu, doivent s’adapter à cette nouvelle réalité grâce à la conception de nouveaux processus d’intelligence de marché dans la perspective d’une meilleure prise de décision aussi bien au niveau micro que macro. Cette réflexion « macro-territoriale » est d’ailleurs au centre du texte de Venzal qui s’interroge sur la possible meilleure gestion des flux touristiques une fois la crise sanitaire dépassée. L’auteure souligne qu’il est remarquable de constater que 80 % du territoire français soit classé en zone rurale, mais ne contribue qu’à hauteur de 20 % des recettes touristiques. Pour résoudre cette problématique, elle analyse dans un premier temps les décisions politiques énoncées au moment de la crise avant d’explorer le concept de mise en réseau des sites patrimoniaux comme une voie prometteuse de la gestion des flux touristiques dans une logique de tourisme durable.

Pour clore le numéro, le lecteur pourra découvrir deux textes assez originaux qui appréhendent la situation actuelle à travers deux perspectives très peu présentes dans la littérature et plus particulièrement dans les écrits francophones. À ce titre, nous trouvons d’abord le texte de Charles-Edouard Houllier-Guibert qui a analysé les images produites par les médias de masse pour exprimer le confinement en montrant des hauts lieux touristiques devenus déserts à cause de la pandémie. Pour lui, cette situation contribue à la fois à produire de la mondialité, du fait que ces lieux emblématiques permettent au lecteur et/ou au téléspectateur de situer le territoire, mais aussi de la proximité des pratiques quotidiennes. Finalement le texte de Nathanaël Wadbled s’interroge sur le comportement des touristes après la COVID-19 et la possibilité de l’émergence d’un tourisme obscur pour se rappeler des ravages causés par la pandémie dans certaines communautés. Néanmoins, l’auteur souligne que contrairement à des événements majeurs qui ont marqué l’histoire de nos sociétés, la COVID-19 n’a pas laissé de traces perceptibles dans le paysage. Selon Wadbled, la crise de la COVID-19 est plutôt susceptible de provoquer des pratiques mémorielles qui témoignent de la lutte contre la première pandémie à l’ère de la mondialisation.

Ce numéro spécial de la revue scientifique Téoros est atypique à plusieurs niveaux. En premier lieu, il souhaite investiguer une crise sanitaire mondiale extraordinaire par son ampleur et par la rapidité avec lesquelles elle a littéralement « déboussolé » la quasi-totalité des pays, et ce, notamment dans le secteur touristique. Par ailleurs, ce numéro est particulier puisque les directeurs invités ont souhaité sortir des cadres évaluatifs habituels afin d’offrir aux lecteurs et aux lectrices des articles plus courts sous forme de témoignages réflexifs d’experts sur des problématiques d’actualité brûlante. Finalement, ce chamboulement massif des codes et des référents touristiques, occasionné par cette pandémie, ouvre réellement un horizon analytique sur l’avenir du tourisme de masse comme de proximité dans des sphères de vie post-COVID-19 que plusieurs des articles de ce numéro tentent de discerner. Par conséquent, nous espérons que ce numéro spécial de Téoros, destiné autant à des chercheur·euse·s qu’à des étudiant·e·s ou encore à des professionnel·le·s du milieu, suscitera différents débats, prises de conscience et autres remises en question bénéfiques assurément pour le développement des études touristiques.