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Bien que gentrification et tourisme aillent de pair dans un nombre important de grandes villes européennes, ces deux objets ont longtemps été explorés séparément, et ce n’est que récemment que des travaux s’intéressent aux liens entre les deux processus (Füller et Michel, 2014 ; Gravari-Barbas et Guinand, 2017). Ainsi, le concept de gentrification touristique est utilisé pour décrire « la transformation d’un quartier de classe moyenne en une enclave relativement aisée et exclusive marquée par une prolifération d’entreprises de divertissement et la fréquentation de touristes » (Gotham, 2005). Si la littérature s’accorde sur l’existence d’une gentrification touristique, des divergences persistent sur ses forces motrices. Tandis que certains auteurs donnent une importance cruciale aux forces entrepreneuriales touristiques (ibid.) ou aux politiques urbaines locales (Hiernaux et González, 2014) dans l’impulsion du processus, d’autres considèrent les actions des habitants et des touristes comme déterminantes (Gravari-Barbas et Guinand, 2017 : 3), arguant que les acteurs locaux agissent et structurent leur environnement pour tirer avantage de l’économie touristique (Hertzfeld, 2017). On observe aussi des liens diachroniques complexes et diversifiés entre gentrification et tourisme (Gravari-Barbas et Guinand, 2017 : 4) : le tourisme peut arriver comme suite à la gentrification d’un territoire, par exemple dans le quartier du Marais à Paris (Gravari-Barbas, 2017), être à l’inverse les prémices de cette gentrification après un processus de patrimonialisation, comme à Saint-Domingue (González Pérez, 2017), ou de l’implantation d’une infrastructure culturelle, comme dans le cas emblématique de Bilbao et de son musée Guggenheim (Semi, 2015). Les objets spécifiquement explorés dans le cadre de cette gentrification touristique sont également variés : les conséquences sociales ou résidentielles de la location de logements à des fins touristiques via la plateforme Airbnb (Mermet, 2017 ; Quaglieri Domìngez et Scarnato, 2017), les transformations sociodémographiques des quartiers concernés (Ter Minassian, 2009), ou encore les différents acteurs et échelles du processus (Hiernaux et González, 2014).

Cet article entend contribuer à la connaissance sur les liens entre gentrification et tourisme, à travers le prisme des coprésences quotidiennes entre habitants et touristes au sein du quartier du Reuterkiez à Berlin, plus précisément de leurs perceptions par les habitants « déjà là » (Chabrol et al., 2016). Si l’approche micro-locale est privilégiée, le cas de ce quartier est cependant à replacer dans le contexte d’une stratégie urbaine berlinoise ayant réussi à transformer une capitale meurtrie en une « métropole culturelle européenne » (Grésillon, 2002). L’existence de scènes culturelles alternatives et de soirées électroniques festives a été valorisée par la municipalité (Gravari-Barbas, 2017) qui vise depuis les années 1990 l’accroissement de son attractivité touristique, mais cette dernière dépasse toutes les espérances (Novy et Huning, 2008). Le nombre de nuitées en hôtel est ainsi passé de 13 millions en 2004 à 21 millions en 2011 (Füller et Michel, 2014), pour atteindre 31,15 millions en 2017. Les revenus annuels générés par le secteur touristique sont quant à eux passés de 9 milliards en 2009 (ibid.) à 11,5 milliards en 2017[1].

Si l’on observe à Berlin l’existence d’un tourisme classique, la capitale allemande est aussi la destination privilégiée d’un « nouveau tourisme urbain » (ibid.) se caractérisant par la recherche d’authenticité, d’expériences quotidiennes, d’espaces urbains « alternatifs » (Richards, 2011), « créatifs » (Pappalepore et al., 2010) ou « ethniques » (Collins, 2007). Ce « nouveau tourisme urbain » est particulièrement visible dans certains quartiers berlinois concentrant les éléments clés valorisés par le marketing urbain de la ville : « Créativité, diversité, tolérance, effervescence et ‘hipness’ » (Colomb, 2012). C’est le cas du quartier du Reuterkiez, sur lequel porte cet article.

Situé dans l’arrondissement de Neukölln, au sud de Berlin, le quartier du Reuterkiez fait l’objet depuis le début des années 2000 de la mise en place de programmes urbains spécifiques visant sa revalorisation. Très vite, on y observe l’arrivée de résidents de classe moyenne ainsi que de nouveaux commerçants, attirés par les bas prix des loyers et par l’imaginaire alternatif et populaire du quartier. Il en découle une gentrification rapide et visible, qui s’accompagne depuis quelques années de l’essor d’un « nouveau tourisme urbain » (Füller et Michel, 2014) jeune, hédoniste et festif, dont on peut observer les effets à l’échelle du quartier.

Quelles conséquences cette fréquentation touristique a-t-elle pour les habitants permanents du Reuterkiez ? Quelles perceptions en ont-ils ? Comment se caractérisent les coprésences de ces différentes populations aux « manières d’habiter » (Authier, 2001) divergentes sur un même territoire ? Que nous apprennent ces coprésences sur les acteurs et les enjeux de la gentrification et de l’essor d’un « nouveau tourisme urbain » (Füller et Michel, 2014) sur ce territoire ?

C’est à partir de ces questionnements que nous proposons dans cet article d’explorer les rapports entre touristes et résidents du point de vue des habitants permanents, à travers le prisme des conflictualités de cohabitations, considérées comme des moments privilégiés d’interaction sociale devenant des outils pour saisir l’intelligibilité des pratiques des individus (MacKenzie, 1925 ; Joseph, 2003).

Après avoir décrit et analysé les formes et les temporalités des transformations de ce territoire et présenté l’intérêt heuristique d’analyser les conflits de coprésence à une échelle fine, nous détaillons plusieurs de ces coprésences conflictuelles. Leur analyse permet de mettre au jour le dynamisme et les interconnexions des processus de gentrification et de « nouveau tourisme urbain » (Füller et Michel, 2014), et de leurs acteurs. Nous esquissons ensuite les paramètres qui font varier les perceptions et les « manières de cohabiter », puis concluons sur la nécessité de politiques urbaines à la hauteur des enjeux, et sur la persistance d’une « compétence » des résidents à influer sur les transformations locales dans de tels contextes.

Enquêter dans le Reuterkiez : observations et entretiens

Cet article s’appuie sur deux enquêtes de terrain réalisées à cinq ans d’intervalle. La première a été menée sur une période de cinq mois en 2012, dans le cadre de la préparation d’un mémoire de master 1 en science politique. Elle portait sur les rapports au quartier et la ségrégation spatiale et sociale des allocataires du Hartz IV[2] dans un contexte de gentrification du nord du quartier de Neukölln, plus précisément dans plusieurs sous-quartiers (principalement ceux du Schillerkiez et du Reuterkiez)[3].

La seconde enquête a été menée pendant trois mois en 2017, dans le cadre d’une thèse de sociologie portant sur les cohabitations entre différents milieux sociaux, dans des contextes de gentrification de trois quartiers européens situés dans trois pays (Allemagne, France, Italie). Cette enquête s’est intéressée, d’une part, au suivi des parcours résidentiels des enquêtés de 2012 et, d’autre part, aux cohabitations quotidiennes entre anciens et nouveaux résidents, en élargissant les profils socioprofessionnels des enquêtés. Cet élargissement du panel d’enquêtés s’est accompagné du choix de limiter le terrain au seul territoire du Reuterkiez, afin de permettre une observation fine des cohabitations et des dynamiques conflictuelles à l’échelle plus petite du sous-quartier.

Au total, 47 entretiens biographiques longs – entre 1,5 et 6 h – ont été menés avec des résidents (dont 39 sont locataires et 8 propriétaires), ainsi qu’une quinzaine d’entretiens informatifs avec des acteurs privés et publics associés à ce territoire (élus municipaux, responsables associatifs, pasteurs, commerçants, directrice d’école…), afin d’interroger les parcours résidentiels et les « manières d’habiter » des résidents, et d’appréhender la complexité des dynamiques urbaines et sociales locales. Ces entretiens ont été complétés par des observations directes des espaces collectifs locaux, par des observations participantes (notamment lors de réunions publiques ou associatives et lors d’actions d’habitants contre la gentrification et la présence touristique), et par des échanges informels avec les usagers des espaces collectifs (parcs, commerces).

Revaloriser le Reuterkiez : une gentrification encouragée et accompagnée

Le Reuterkiez est situé au nord de l’arrondissement de Neukölln, au sud-est de Berlin (illustration 1). Se trouvant à l’intérieur du « Ring[4] », c’est un quartier géographiquement central et bien desservi par deux lignes de métro, quatre lignes de bus et trois de bus nocturnes. Ses 27 660 habitants[5] se répartissent sur une superficie de 70 hectares. Le Reuterkiez est délimité au nord par le Landwehrkanal (illustration 2), sur les rives duquel se tiennent un marché alimentaire (le Turkischer Markt) deux fois par semaine, ainsi qu’un vide-grenier branché (Flohmarkt) bi-mensuel, et qui marque la frontière avec l’arrondissement de Kreuzberg. La Sonnenallée, qui marque la frontière sud du quartier, est un grand axe de circulation dense dont les commerces – supermarchés, petite alimentation, prêt-à-porter, cafés et snacks – sont majoritairement tenus par des commerçants issus de pays arabophones et fréquentés par des clients originaires des mêmes pays (Liban, Syrie et Palestine notamment)[6]. À l’est, le quartier est délimité par le Kottbusserdamm, un axe au trafic dense également, menant à l’arrondissement de Kreuzberg et dont les commerces, du même type que ceux de la Sonnenallée, sont majoritairement tenus par des commerçants turcs et kurdes.

Illustration  1 

Les arrondissements de Berlin et le Reuterkiez

Les arrondissements de Berlin et le Reuterkiez
Réalisation : Cuny (2009) et Keloua (2015).

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Illustration  2 

Le Reuterkiez

Le Reuterkiez
Réalisation : Keloua (2015).

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À l’exception de ces deux grands axes qui en délimitent le pourtour, le quartier du Reuterkiez est en son cœur constitué de petites rues au bâti ancien et dense. Les rez-de-chaussée abritent des petits commerces comme des épiceries, des librairies, des galeries ou des boutiques de vêtements de créateurs et beaucoup de bars et de restaurants, cette offre commerciale jouant, nous le verrons, un rôle important dans la gentrification du quartier. Le contraste avec les deux grands axes frontaliers est frappant : ici, on observe également beaucoup d’étrangers, mais ils sont Européens (Français, Anglais, Italiens, Espagnols…) ou Nord-Américains, et la langue commune n’est pas le turc ou l’arabe mais l’anglais, qui domine même parfois l’allemand dans les rues du quartier. La Reuterplatz, une grande place arborée sur laquelle se déploient une pelouse, des bancs, un terrain de football et un parc de jeux pour enfants, est le principal espace vert du quartier.

Au début du XXe siècle, le statut social des habitants – une majorité de fonctionnaires et d’employés, peu d’ouvriers – et l’image du Reuterkiez étaient meilleurs que ceux du reste de l’arrondissement de Neukölln (Hüge, 2004 : 7). Une série de facteurs socio-historiques viennent ensuite expliquer le lent déclin du quartier : chômage lié à la crise économique de 1929, à la Seconde Guerre mondiale puis à la situation économique globale berlinoise, proximité du mur de Berlin transformant ce quartier central en un quartier « à la marge », départ des habitants aisés après la chute du mur et arrivée de ménages allemands et immigrés aux revenus plus faibles (Bach, 2004 : 19 ; Keloua, 2015 : 43).

Au début des années 2000[7], on observe dans le quartier un taux de chômage important (16,4% en 2001), une dégradation du bâti et des espaces publics due à un manque d’entretien, et une représentation de ce territoire – véhiculée à la fois par la presse et par les pouvoirs publics – comme étant un « ghetto » qui cumule une forte présence d’étrangers (31 % de la population) et de hauts taux de délits[8] (Keloua, 2015 : 44).

C’est en se basant sur ces indicateurs et sur les facteurs d’attractivité potentielle du quartier pour « des groupes de populations plus jeunes » (proximité de Kreuzberg, bonne desserte en transports en commun, rives du Landwehrkanal, bâti ancien de grande valeur potentielle)[9] qu’un Quartiermanagement (littéralement « Management de quartier ») y est créé en 2001. Inscrite dans le programme « Développement intégré –Ville sociale » (Integrierte Stadtentwicklung-Soziale Stadt), l’instauration d’un Quartiermanagement dans 34 quartiers berlinois « en besoin de développement » est financée à la fois par l’Union européenne, l’État fédéral et le Land de Berlin. Des rénovations sont entreprises dans les espaces publics du quartier et une équipe d’experts accorde des financements pour différents types de projets liés à l’éducation, l’intégration, la participation et l’engagement des citoyens. Des conseils de quartier sont créés pour inciter les habitants et autres acteurs locaux à s’investir, et les impacts de ce programme sont régulièrement mesurés[10].

Parallèlement à l’instauration du Quartiermanagement, une Zwischennutzungagentur (littéralement « agence d’entre-utilisation ») est mise en place en 2005. Toujours dans le cadre du programme « Ville sociale », cette agence vise la « revitalisation des locaux commerciaux vacants » et met à disposition, en accord avec les propriétaires, à un coût modéré et pour une durée limitée, les nombreux locaux commerciaux vides du quartier pour des « projets culturels, artistiques, innovateurs ou sociaux »[11].

En 2010, ce sont ainsi plus de 80 locaux commerciaux (sur les 300 que compte le quartier) qui sont mis en location dans les environs de la Reuterplatz, notamment des lieux de production artistique et des bars, transformant la structure commerciale, l’offre culturelle et de divertissement locale, ainsi que l’image du quartier (Holm, 2010 : 16), devenant un « espace marqué par la création » artistique (Boichot, 2012 : 296). Les médias participent aussi grandement à ce changement d’image : on ne compte plus les articles et les reportages sur les lieux de sorties et les boutiques à ne pas rater dans le quartier[12]. C’est à la même période qu’apparaît la dénomination Kreuzkölln – contraction entre Kreuzberg (arrondissement limitrophe à la réputation alternative, populaire et festive) et Neukölln – qui accompagne l’émergence de cette « nouvelle centralité » (Gude, 2011 : 49 ; Minet, 2011 : 100).

L’analyse des données statistiques montre un fort impact de ces différents éléments sur le peuplement comme sur le marché immobilier du Reuterkiez. On observe ainsi une nette augmentation de la part des diplômés (bac+3 ou diplôme supérieur) dans la population qui arrive dans le quartier à partir de 2011 (78 %) par rapport à ceux y ayant emménagé jusqu’en 1980 (22 %) ou entre 1996 et 2000 (43 %). Entre 2008 et 2013, on observe un départ continu de ménages de milieu modeste, puisque le nombre de chômeurs passe de 11,7 % à 9,3 %, et celui des bénéficiaires des aides sociales de 31,5 % à 24,5 % (Rapport « Voruntersuchung Reuterplatz », LPG, 18 août 2015 : 55). Ces départs sont essentiellement dus à des hausses de loyers : entre 2008 et 2014, le prix moyen des loyers augmente ainsi de 4,29 €/m2, soit une augmentation de 80 %, alors que la moyenne berlinoise est de 30 % (ibid. : 35). On observe également une augmentation rapide des prix à l’achat, qui s’élèvent en 2013 jusqu’à 50 % de plus que la moyenne berlinoise de 2700 €/m2, alors même qu’ils étaient inférieurs jusqu’en 2010 (ibid. : 44). Dans un quartier qui compte 8868 logements (Rapport « Vo-voruntersuchung Reuterkiez », LPG, 10 juin 2014 : 6), on observe 1236 ventes de logements entre 2004 et 2013 (Rapport « Voruntersuchung Reuterplatz », LPG, 18 août 2015 : 44), tandis que 562 appartements sont retirés du marché locatif parce que transformés en logements pour propriétaires-résidents (ibid. : 42).

Si l’on entend par gentrification le triple phénomène de hausse des prix de l’immobilier, de remplacement de résidents à faible revenu par des ménages mieux dotés et de changement d’image du territoire (Kennedy et Leonard, 2001), alors le quartier du Reuterkiez est bien l’objet de ce type de processus.

Un changement urbain articulant gentrification et tourisme

La gentrification résidentielle du quartier s’accompagne de l’essor de la fréquentation touristique et d’une gentrification des rues (Patch, 2008), ce qui se remarque grâce à la transformation du paysage urbain, et notamment des commerces, marqueurs et vecteurs de la transformation sociale en cours (Chabrol et al., 2014). En 2012, on y observait notamment l’émergence de nouveaux commerces (magasins de nourriture biologique, librairies, galeries d’art…) et de lieux de sorties nocturnes (bars, salles de concerts, clubs), dont les produits et les « scénographies » (vitrines, enseignes, ambiance et décoration intérieure, voir illustration 3, Minet, 2011) répondaient à une « grammaire commune » typique de la gentrification (Van Criekingen et Fleury, 2006 ; Minet, 2011[13]).

Illustration 3 

Restaurant dans la Weserstrasse

Restaurant dans la Weserstrasse
Photo : Audrey Minet, avril 2011.

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Le retour sur le terrain en 2017 a permis d’observer des évolutions ultérieures du tissu commercial et du paysage urbain. Très peu de commerces destinés aux classes populaires existent encore, et à l’exception de quelques librairies et boutiques de décoration d’intérieur ou de vêtements, la structure commerciale locale se limite désormais à la restauration (restaurants indiens, vietnamiens ou grecs ; street food de type burgers, pizzas ou falafels ; cafés et bistrots…) et aux sorties nocturnes (bars, salles de concerts, épiceries de nuit…). Dans les rues principales, une succession de bars et de restaurants sont ainsi fréquentés massivement par une population majoritairement jeune (moins de 35 ans), constituée à la fois de résidents récemment arrivés, de Berlinois extérieurs au quartier et de touristes, allemands et étrangers, anglophones pour la plupart.

En avril 2017, une auberge de jeunesse s’installe dans les anciens locaux d’un club emblématique de l’émergence de ce quartier comme centralité nocturne. La clientèle est allemande et internationale (beaucoup de touristes européens mais également des Australiens, des Taïwanais, des Nord-Américains…), jeune (le plus souvent moins de 35 ans) et festive[14]. À la recherche de rencontres et de divertissements, cette clientèle est ravie par le grand nombre de bars et de restaurants ainsi que par la vie nocturne animée du quartier qu’elle juge « authentique », « hipster » et « typiquement berlinois »[15]. Ce type de commentaires illustre l’intérêt croissant pour un tourisme « hors des sentiers battus » et loin des « bulles touristiques » et des attractions touristiques classiques dont il se distingue ouvertement (Gravari-Barbas et Delaplace, 2015). Ce « nouveau tourisme urbain » (Füller et Michel, 2014) se caractérise au contraire par la recherche d’authenticité, d’expériences quotidiennes, d’espaces urbains « alternatifs » (Richards, 2011), « créatifs », (Pappalepore et al., 2010) ou « ethniques » (Collins, 2007).

Sur le portail touristique officiel de la ville de Berlin, les termes utilisés pour présenter le quartier se rapprochent de façon frappante des caractéristiques de ce « nouveau tourisme urbain[16] ». Neukölln offrirait ainsi un « mélange détonnant », notamment dans sa partie « aux frontières de Kreuzberg », Kreuzkölln, où le visiteur trouvera « une ambiance multiculturelle », « les personnes les plus différentes du monde entier » et un grand nombre de « bars, restaurants et boutiques branchés ». « Trépidant, animé et plein de contrastes », Neukölln est « par-dessus tout international », un quartier « apprécié des noctambules », où nombre de « designers, créateurs et artistes » se sont installés. La photographie représentant le quartier, prise sur une de ses nombreuses terrasses, concentre également les aspects alternatifs, branchés et décontractés qui sont valorisés (illustration 4).

Illustration 4 

Photographie représentant le quartier de Neukölln sur le portail touristique de la ville, « Visitberlin.de »

Photographie représentant le quartier de Neukölln sur le portail touristique de la ville, « Visitberlin.de »

On peut y lire : « Neukölln. Quirlig, lebhaft und tausend Gesichter » (« Neukölln. Animé, dynamique et multifacette »).

Photo : Visitberlin.de.

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On peut également trouver le quartier dans « Les incontournables » berlinois sur le site Lonely Planet, dans la catégorie « Art urbain et vie alternative » :

Si Berlin rivalise avec d’autres capitales par sa vie artistique, ses manifestations culturelles et ses restaurants de plus en plus raffinés, elle trouve sa singularité dans son climat d’ouverture et de tolérance, propice à l’expérimentation et au florissement de mouvements alternatifs. À la pointe de l’innovation, Kreuzberg, Friedrichshain ou le nord de Neukölln sont des pépinières de diversité et de créativité[17].

On retrouve également ici les caractéristiques attractives pour ce nouveau tourisme urbain en quête d’un type bien spécifique d’urbanité (Füller et Michel, 2014) : des espaces marqués par une diversité fonctionnelle et ethnique, par un large choix de petits commerces et de gastronomie, et par la présence d’une « classe créative » (Florida, 2005). Toutes ces caractéristiques, comme le soulignent Henning Füller et Boris Michel (2014), sont les mêmes que celles qui attirent les nouveaux résidents des quartiers en voie de gentrification. C’est bien en cela, soulignent ces auteurs, que les liens entre nouveau tourisme urbain, gentrification et transformations urbaines sont ténus, et mal connus.

Si plusieurs travaux récents s’intéressent à ces liens, cherchant à en démêler les acteurs ou les temporalités[18], aucun, à notre connaissance, n’interroge de façon approfondie les perceptions des habitants « déjà là » et les conséquences de ce double processus sur leur quotidien. La question de savoir comment sont vécues de telles situations de cohabitation pour ces habitants gagnerait vraiment à être étudiée ; ces situations nous paraissent d’autant plus intéressantes dans un contexte marqué par une « compétition croissante pour des ressources et services limités » et, donc, « potentiellement conflictuels » (Füller et Michel, 2014 : 4).

Nous nous concentrerons sur les coprésences conflictuelles, qui nous semblent fécondes sur le plan heuristique. Les tensions ou les conflits de cohabitation sont ici considérés comme des révélateurs de ce qui se joue dans les tentatives d’élaboration de « grammaires des relations sociales qui in-forment la notion de voisinage » (De Gourcy et Rakoto-Raharimanana, 2008 : 2) et de mises en place de « régimes de coprésence » entre des individus « dont la proximité sociale ou culturelle n’est pas acquise » (ibid. : 3). L’observation d’expérimentations de « compromis de coexistence en milieu urbain » (Grafmeyer, 1999) et de leurs échecs permet d’éclairer les dynamiques sociales contradictoires présentes sur un même territoire dans un moment donné, pendant lequel des individus aux ressources inégales se trouvent confrontés à un bouleversement de leur habitus (Giroud, 2007 : 258 ; Lehman-Frisch, 2008) et à une proximité spatiale soulignant parfois d’autant plus la distance sociale (Chamboredon et Lemaire, 1970).

Tourisme et logements : le point saillant des perceptions négatives

Les entretiens menés en 2017 auprès des résidents du Reuterkiez montrent une perception majoritairement négative de la « touristification[19] » du quartier et soulignent l’existence de conflits d’usage et d’appropriation dus à cette présence touristique. C’est autour des effets sur le marché immobilier que se cristallisent avant tout ces perceptions négatives. Avec 476 annonces Airbnb concernant des logements entiers ou des chambres dans le quartier[20], le Reuterkiez était ainsi en janvier 2015 le quartier berlinois qui comptabilisait le plus grand nombre d’annonces. Sur un marché du logement local déjà très tendu dont les prix des loyers sont en augmentation constante et dans lequel il est de plus en plus difficile pour un ménage modeste de s’insérer ou de se maintenir, beaucoup d’enquêtés perçoivent négativement le fait que des logements soient loués à des fins touristiques. La location de ce type de logements à un prix supérieur à celui du marché participerait selon eux à l’augmentation des loyers et retirerait du marché locatif un grand nombre de logements.

Certains enquêtés évoquent également un fort turnover résidentiel au sein des immeubles où des logements sont loués à des touristes, ainsi que le comportement de « je-m’en-foutiste » attribué à certains d’entre eux :

L’appartement était loué à un groupe de jeunes touristes qui fumaient souvent leur cigarette à la fenêtre […] Un soir il y a eu un début d’incendie juste en dessous de la fenêtre, ce sont d’autres voisins qui s’en sont aperçus et ont donné l’alerte. Bon, l’incendie a été maîtrisé très vite, et je ne peux pas prouver que c’est de leur faute, mais… Et puis ils ne s’en étaient même pas aperçus ! Et ça m’est déjà arrivé de me plaindre du bruit qu’ils faisaient la nuit, sans résultat… De toutes façons tout leur est égal, ils restent quelques jours pour prendre du bon temps et repartent ! (Institutrice à la retraite, 71 ans, résidente depuis 1987, locataire. Entretien réalisé le 10 mai 2017)[21]

Le turnover résidentiel est également attribué par certains enquêtés à l’existence de nombreuses colocations dans le quartier, qui retireraient par ailleurs du parc locatif des logements de grande taille. Selon ces enquêtés, en effet, il serait plus avantageux pour les propriétaires de les louer bien plus cher à une clientèle d’étudiants et à de jeunes résidents de court ou moyen terme.

Ces jeunes, qui bien souvent viennent d’autres villes européennes, trouvent que 300 € ou 400 € ce n’est pas cher pour une chambre… et de toute façon ce sont leurs parents qui payent ! Mais si l’on additionne ce que paie chaque étudiant pour sa chambre, au final le loyer est bien plus cher que ce que pourrait se permettre une famille du quartier, et c’est pour ça qu’on ne trouve plus rien, c’est plus intéressant pour les propriétaires ! (Employée dans une association d’aide à l’intégration des femmes migrantes dans le quartier, 37 ans, résidente depuis 2009, locataire. Entretien réalisé le 18 juillet 2017)

De manière générale, les augmentations de loyers et les difficultés croissantes pour trouver un logement dans le quartier sont deux sujets abordés par la majorité des enquêtés, qui en attribuent la responsabilité à des acteurs variés : étudiants, jeunes Européens de classe moyenne, touristes, spéculateurs immobiliers. On observe ainsi un enchevêtrement de la gentrification et de la « touristification » à la fois dans les perceptions des habitants et dans les causes objectives d’un marché locatif très tendu[22]. À ce sujet, Füller et Michel (2014) montrent bien la diversité d’acteurs jouant un rôle dans les augmentations de loyers et la pénurie des logements locatifs (de petite taille notamment) dans l’est du quartier de Kreuzberg et le nord de Neukölln. Celles-ci sont autant les effets d’actions individuelles (nouvelle stratégie d’investissement de la part de propriétaires privés acquérant à bas prix un pied-à-terre berlinois qu’ils louent à des touristes le reste du temps ; demande croissante de la part de nouveaux touristes urbains boudant hôtels et hébergements touristiques classiques ; arrivée de nouveaux résidents de classe moyenne dans un contexte de gentrification…), que d’initiatives et des manquements des pouvoirs publics (marketing urbain vantant la qualité de vie berlinoise ; arrêt des limitations des loyers des logements sociaux[23] ; politique du logement pas assez protectrice…).

La situation dans le Reuterkiez, où la crainte de devoir quitter son logement en raison d’une trop forte augmentation de loyer s’étend désormais aux classes moyennes, n’est pas sans rappeler ce qu’observe Hovig Ter Minassian (2009) dans le district Ciutat Vella de Barcelone. Il y décrit un déplacement progressif des classes moyennes et supérieures « déjà là », attribuable à la fois à l’arrivée de migrants européens aisés et à l’investissement immobilier à visée touristique. Cette analyse souligne la nécessité de se garder de catégoriser de manière trop stricte les acteurs, puisqu’on peut « être gentrifieur un jour et gentrifié le lendemain » (Chabrol et al., 2016 : 70).

Par exemple, le 3 mai 2016, l’occupation dans le Reuterkiez d’un logement touristique est symbolique de la transformation du quartier et des conflits qu’elle engendre. Le choix de l’occupation s’est porté sur un immeuble de logements sociaux ayant connu des augmentations de loyer de 70 %, et au sein duquel la résistance d’une retraitée handicapée contre un déménagement contraint avait été publicisée (Brandenburg, 2012 ; Jacobs, 2016). Le logement touristique appartient à la gérante d’un café-cinéma dans le Reuterkiez, qui, étant également propriétaire de plusieurs autres logements loués dans le quartier (entretien avec cette propriétaire, le 15 juin 2017), symbolise pour les occupants la figure idéale-typique de l’entrepreneur « pionnier » (Chabrol et al., 2014 : 4), participant à la fois à la gentrification commerciale et à la « touristification ».

Il s’agit là d’une première action contre la « touristification » du quartier venant marquer un élargissement de l’objet et des acteurs des luttes urbaines, mobilisant jusqu’alors principalement des militants de gauche très politisés. Ces « nouveaux mouvements anti-gentrification » (Füller et Michel, 2014 : 7) mobilisent désormais des acteurs hétérogènes aux motivations variées. Si les augmentations de loyers et le déplacement de ménages modestes sont deux objets fortement mobilisateurs, c’est aussi sur les usages et les appropriations des espaces publics que portent les tensions que nous avons observées sur le terrain.

Des espaces collectifs concurrentiels

Les observations diurnes du Reuterkiez ont permis d’appréhender une diversité des populations et des usages. On voit le matin dans les espaces collectifs du quartier (rues, parcs…) beaucoup de personnes âgées, d’adultes et de mères avec de jeunes enfants qui profitent du calme et du nombre réduit de piétons et de bicyclettes pour se promener (illustrations 5 et 6). À partir du début de l’après-midi, ces mêmes espaces sont ensuite fréquentés par une population jeune composée de résidents et de touristes (illustration 7).

Illustration 5 

Usagers de la Reuterplatz en matinée. Jeune couple prenant le soleil et homme âgé en déambulateur

Usagers de la Reuterplatz en matinée. Jeune couple prenant le soleil et homme âgé en déambulateur
Photo : Hélène Jeanmougin, juin 2017.

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Illustration 6 

Mères de jeunes enfants se promenant dans le Reuterkiez en matinée

Mères de jeunes enfants se promenant dans le Reuterkiez en matinée
Photo : Hélène Jeanmougin, juillet 2017.

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Illustration 7 

Utilisation des pelouses de la Reuterplatz par des groupes de jeunes en fin d’après-midi, juillet 2017

Utilisation des pelouses de la Reuterplatz par des groupes de jeunes en fin d’après-midi, juillet 2017

Sur la fontaine, on aperçoit un graffiti « Gentrification ».

Photo : Hélène Jeanmougin, juillet 2017.

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Si ces usages diurnes semblent à première vue cohabiter plutôt pacifiquement, les entretiens ont cependant mis au jour l’existence de coprésences conflictuelles. Liées à des concurrences d’usages et d’appropriation de l’espace, elles soulignent des formes altérées de mixité, phénomène par ailleurs assez commun dans des lieux devenus très touristiques (Delaplace et Simon, 2017 : 119).

Plusieurs enquêtés sont agacés par le manque de place dans l’espace collectif par les terrasses de café, qui, en s’étalant sur les trottoirs, laissent à peine passer poussettes et déambulateurs. Ce sont d’ailleurs les enquêtés appartenant aux deux populations les plus concernées par ce problème – les parents de jeunes enfants et les personnes âgées – qui sont les plus véhéments à ce propos. Le 22 juillet 2016, se tient ainsi une Rollator-Aktion (littéralement action déambulateurs). Une quinzaine de résidents en déambulateur, en fauteuil roulant ou munis de poussette descendent alors dans les rues du quartier (illustrations 8 et 9). Ils distribuent aux usagers et aux gérants des bars, cafés et restaurants des dépliants expliquant que « le quartier appartient à tous », qu’il faut de la place « à la fois pour ceux qui profitent des terrasses extérieures et pour ceux qui aimeraient se rendre à leurs activités sans être obligés de faire des détours », et que « davantage de bons contacts de voisinage sont encore possibles »[24].

Illustration 8 

Aktion pour sensibiliser les usagers et les gérants des terrasses à laisser davantage de place sur les trottoirs pour circuler

Aktion pour sensibiliser les usagers et les gérants des terrasses à laisser davantage de place sur les trottoirs pour circuler
Photo : Stadtteilbüro Reuterkie, 2016

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Illustration 9 

Aktion pour sensibiliser les usagers et les gérants des terrasses à laisser davantage de place sur les trottoirs pour circuler

Aktion pour sensibiliser les usagers et les gérants des terrasses à laisser davantage de place sur les trottoirs pour circuler
Photo Andreas Berg ; juillet 2016.

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L’appropriation de l’espace collectif est jugée d’autant plus négativement qu’elle émane d’une population considérée comme illégitime car extérieure au quartier, indifférente à son tissu social et au quotidien de ses habitants permanents, ainsi qu’aux tentatives de dialogue :

J’ai déjà essayé plusieurs fois d’aller discuter avec le gérant pour lui expliquer le problème et demander de faire un petit peu plus attention de ne pas trop empiéter sur le trottoir. Mais autant c’était possible de se faire entendre par les gérants des premiers bars qui ont ouvert ici, c’étaient des gens qui n’ouvraient pas ici par hasard et à qui la vie du quartier tenait vraiment à cœur, mais maintenant ce n’est que du business… Que ce soient les gérants ou les clients, ils te disent « Oui, d’accord… » avec un air ironique, et tu vois bien qu’ils n’agiront pas et qu’ils te prennent pour une Allemande hystérique et trop disciplinée. (Chargée de projets socio-urbains dans un Quartiersmanagement, 41 ans, résidente depuis 2010, locataire. Entretien réalisé le 28 juillet 2017)

Des tensions existent également autour d’une présence jugée excessive des cyclistes, qui conduiraient sans se soucier des règles locales – usage des pistes cyclables, vitesse limitée sur les trottoirs, attention aux populations plus vulnérables comme les enfants ou les personnes âgées… Les accusations portent contre les touristes et les « nouveaux habitants », qui ignoreraient l’existence de ces règles ou ne les considéreraient pas, à cause d’une attitude individualiste indifférente au sort des autres. Cela n’est pas sans rappeler la « mentalité métropolitaine » (Simmel, 1903 : 69) caractérisée par l’intellectualité et l’impersonnalité des échanges, et s’opposant aux valeurs d’échanges et de solidarité quotidienne valorisées par certains enquêtés, notamment par ceux dont le profil se rapproche de celui des « gentrifieurs ». Une certaine « néo-convivialité » est en effet associée de façon récurrente au « quartier-village » par les nouveaux habitants de territoires centraux en renouvellement urbain (Lehman-Frisch et Capron, 2007). Elle serait ici menacée par la présence d’individus – des gentrifieurs arrivés plus récemment – ne partageant pas cette « manière d’habiter » (Authier, 2001) l’espace local d’une « première génération » (Collet, 2015) de gentrifieurs.

Des enquêtés de milieu modeste décrivent quant à eux un sentiment de distance sociale, de domination, voire d’exclusion face à l’appropriation et aux usages du quartier par d’autres populations mieux nanties. La domination et l’exclusion perçues ici sont en partie d’ordre symbolique. Certains auteurs utilisent la métaphore d’un « langage » de la gentrification s’exprimant à travers la production de symboles (nouveaux commerces, sociabilisations et rythmes urbains spécifiques…) venant marquer l’espace local, et compréhensibles de manière différenciée selon le profil social des individus (Semi, 2015 : 104). Comme tous les langages, c’est une forme de pouvoir qui produit des inégalités en excluant de ce « langage » tous ceux qui voient leurs habitudes bouleversées par celui-ci et dont les repères urbains sont marqués par d’autres codes : personnes âgées, classes populaires… À l’instar d’autres terrains où les goûts et les consommations des gentrifieurs mettent en place des « formes subtiles de distinction » (Tissot, 2013 : 150) et soulignent « les luttes de classement qui […] structurent […] les rapports à l’espace résidentiel » (ibid. : 151), il y a des enquêtés qui pointent des pratiques de consommation excluantes, marqueurs de frontières sociales et symboliques et d’injustice sociale :

Quand je vois toutes ces personnes dans leur monde, qui ne pensent qu’à être chics et à trouver le meilleur café qu’elles payent 3 €, alors qu’elles semblent ne jamais travailler, sans aucune attention pour la réalité sociale du quartier, franchement je ne comprends pas. C’est un monde à part et c’est un peu violent pour toutes les personnes qui ont du mal à boucler leurs fins de mois… C’est pareil, toutes ces boutiques de vêtements, il y a cinq tee-shirts dans tout le magasin et tu ne vois jamais personne y entrer, c’est à se demander comment ils gagnent leur vie ! […] C’était un quartier où personne ne voulait venir et où arrivaient tous les immigrés qui n’avaient pas d’argent, maintenant que c’est à la mode et que le quartier s’est embelli, on se fait jeter dehors car les loyers augmentent. (Éducateur spécialisé dans un centre social du quartier, 28 ans, ancien réfugié politique libanais, résident du quartier depuis 1998 et jusqu’en 2014. Entretien réalisé le 11 mai 2017)

Un autre gros point de tensions au sein du Reuterkiez est l’usage de l’anglais, associé autant aux touristes qu’aux gentrifieurs, et qui tend à se généraliser au sein des commerces et lors des échanges dans les espaces collectifs. Comme dans d’autres contextes de gentrification dans lesquels les langues parlées respectivement par deux populations – l’italien et le sicilien – empêchaient, entre autres facteurs, une communication effective (Jeanmougin et Bouillon, 2016 : 115), la langue devient à la fois obstacle à des cohabitations pacifiées ainsi que marqueur et vecteur de la transformation sociale en cours, à laquelle une bonne partie des enquêtés assistent en se sentant exclus :

La dernière fois le serveur arrive pour prendre ma commande et s’adresse à moi en anglais de façon tout à fait naturelle. Je lui ai parlé en allemand mais il ne comprenait pas un mot, et du coup c’est moi qui me sentais touriste dans mon propre quartier, c’est absurde ! (Institutrice à la retraite, 71 ans, résidente depuis 1987, locataire. Entretien réalisé le 10 mai 2017)

Vie nocturne et temporalités décalées

Les entretiens ont permis de mettre à jour ce qui caractériserait le « touriste-gentrifieur » dont les perceptions sont majoritairement négatives : il parle anglais, il semble avoir du temps, ne pas travailler (ou très peu) et fréquenter intensivement bars et cafés. On retrouve ici les caractéristiques d’une « élite gentrifieuse transnationale » (Rofe, 2003) et de l’individu hypermoderne (Aubert, 2006), dont « le rapport gourmand au temps est possible du fait d’un emploi du temps souple » et d’une « nouvelle conception du quotidien marquée par la perturbation du couple traditionnel travail/loisirs dans la réalisation de soi » (Guérin, 2015). Dans cette perspective, les lieux de divertissement nocturne représentent les espace-temps privilégiés pour une population partageant un moment particulier de l’existence dans lequel jeunesse, capacité de consommation et flexibilité ou inactivité professionnelle se rencontrent (Semi, 2015 : 133).

Et c’est précisément dans l’existence d’un conflit d’usage nocturne entre fonction résidentielle et fonction de divertissement du quartier que se cristallisent les coprésences tendues entre habitants et touristes.

C’est à partir des fins d’après-midi et notamment du mercredi au dimanche que la fréquentation du Reuterkiez par une population jeune s’intensifie. Les terrasses sont pleines dès 18 heures (illustration 10), et beaucoup de jeunes s’assoient également sur des bancs, sur du mobilier urbain (matériel de chantier, gros parpaings…) ou à même le sol pour boire, manger et discuter, et ce, jusqu’à ce qu’ils décident d’aller continuer leur nuit ailleurs, le plus souvent dans un des nombreux clubs de la ville. Ce qui peut advenir tard dans la nuit, les bars et les épiceries de nuit berlinois ne fermant que lorsqu’il n’y a plus de clients, et les clubs étant ouverts jusqu’au lendemain midi, voire pendant toute la fin e semaine sans interruption.

Illustration 10 

Une terrasse de café en fin d’après-midi. On aperçoit un graffiti « Berlin hates you »

Une terrasse de café en fin d’après-midi. On aperçoit un graffiti « Berlin hates you »
Photo : Hélène Jeanmougin, juillet 2017

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Ces temporalités d’usage se répercutent fortement sur le rythme et le niveau sonore des espaces collectifs du quartier :

Écoute ! [mon interlocuteur fait une pause pour me laisser constater le calme qui règne dans la rue] Là, c’est la nuit, ou c’est comme ça devrait être pendant la nuit. Il est 11 heures du matin et tous les touristes sont encore en train de dormir. Pendant la nuit, c’est autre chose ! […] La dernière fois il y avait un groupe de touristes, je crois qu’ils étaient espagnols, ils fêtaient l’anniversaire d’une des filles… Moi ça me plaît de voir tous ces jeunes gens dans le quartier, mais… ils ont commencé à boire du mousseux et ont hurlé toute la nuit, ils ont même tiré des feux d’artifice ! Personnellement ça ne me dérange pas tellement, je ne travaille pas et je me couche souvent tard, mais beaucoup de résidents se plaignent. Il faudrait que les touristes pensent parfois que des gens habitent ici et travaillent le lendemain… (Enseignant à la retraite, 56 ans, résident depuis 1988, locataire. Entretien réalisé le 7 juillet 2017)

Ces temporalités décalées et l’opposition entre territoire résidentiel et territoire festif sont au cœur de vives tensions. On observe plusieurs initiatives de résidents pour tenter de sensibiliser les touristes au fait que le Reuterkiez est un quartier résidentiel et qu’il faut le respecter, par exemple la distribution d’un petit « manuel pour la nuit » (illustration 11) ou l’affichage de texte plus directif (illustration 12).

Illustration 11 

« Manual for the Night Out »

« Manual for the Night Out »

Document distribué aux usagers nocturnes du quartier le 21 juillet 2017 par un petit groupe de résidents constitué en majorité de personnes âgées.

Source : collection personnelle

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Illustration 12 

Affiche visible dans les rues du quartier en juin-juillet 2017 :

Affiche visible dans les rues du quartier en juin-juillet 2017 :

Document réalisée par un groupe de résidents qui habitent dans les rues les plus concernées par la fréquentation touristique nocturne. On peut y lire : « Les touristes cherchent toujours l’authentique. Les touristes se rendent volontiers dans les quartiers tendance. Les touristes aiment faire rouler leurs valises. Les touristes aiment les groupes. Les touristes rient volontiers ensemble. Les touristes trouvent la nuit géniale. Les touristes ne pensent pas à dormir. Les touristes sont souvent bruyants, et nous énervés. Respectez vos voisins, ne soyez pas ignorants. S’il vous plaît soyez silencieux et libérez les trottoirs à partir de 23h ! ». [Notre traduction]

Source : collection personnelle

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En plus des nuisances nocturnes, les résidents se plaignent des conséquences de ces usages nocturnes sur la qualité de l’environnement diurne du quartier : détritus, verre cassé, odeur d’urine…

Quand tu sors de chez toi pour emmener ton petit à l’école et que tous les matins tu es obligé de le faire slalomer entre du vomi, du verre cassé et des jeunes gens encore saouls, franchement à un moment tu en as marre ! (Informaticien, 42 ans, résident depuis 2009, locataire. Entretien réalisé le 11 juillet 2017)

La perception d’une mono-fonctionnalité des espaces commerciaux – bars et restaurants à destination d’une clientèle jeune et « branchée » – est également centrale dans ce conflit d’usage. Beaucoup d’enquêtés évoquent une perte de repères et de l’identité du quartier et une crainte de son uniformisation ainsi que de sa transformation en Ballermann-Kiez – littéralement « quartier de soûlards » – et en Simon-Dach-Strasse – une rue de l’arrondissement de Friedrischain célèbre pour s’être transformée en terrain de jeux pour jeunes touristes ivres.

En avril 2017, l’ouverture d’une auberge de jeunesse pour une clientèle jeune et festive dans les anciens locaux d’un club dont les habitants se sont plaints pendant des années devient le symbole de cette mono-fonctionnalité commerciale dont beaucoup de résidents ne veulent plus. Un conflit éclate alors autour de la légalité de l’ouverture de cet établissement au sein d’un immeuble résidentiel :

Pendant plusieurs années, nous avons apprécié le développement créatif du quartier. Mais ces dernières années, les niveaux de bruit et de saleté dus au nombre de personnes qui affluent nuit après nuit ont pris une dimension que les habitants ne veulent plus subir. Cet hôtel[25] symbolise pour nous un point de bascule : l’autorisation et l’ouverture effective de l’hôtel signifieraient l’escalade de l’atmosphère nocturne festive […] Plus encore : une telle autorisation annoncerait l’ancrage définitif du développement d’une monoculture exclusive de commercialisation et de touristification. Nous ne voulons absolument pas de ce genre de transformation structurelle de notre cadre de vie. La dimension structurelle du tourisme festif dans le quartier provoque des craintes de réduction du taux de logements locatifs, de nouvelles augmentations de loyers et, pour finir, une ségrégation sociale. Et qui pense que ces craintes sont dépourvues de fondements devrait regarder le développement des quartiers avoisinants […] Par conséquent, nous demandons aux pouvoirs publics et à l’administration d’exprimer un refus clair et définitif au gérant de l’hôtel. (Extrait du communiqué de presse d’un collectif de résidents, 26 avril 2017, notre traduction)

Après plusieurs mois de conflits entre les résidents du quartier et le patron de l’hôtel, qui « s’affrontent » par le biais d’actions judiciaires et de communiqués de presse, l’administration locale ordonne l’arrêt de l’activité hôtelière. Elle motive sa décision par le fait qu’« un hôtel avec 35 lits, implanté dans la cour intérieure d’un immeuble résidentiel, et plus largement dans un quartier résidentiel, n’est pas compatible avec ce territoire[26] ».

Par ailleurs, les usages festifs nocturnes du quartier révèlent de fortes similitudes entre les pratiques des « nouveaux touristes urbains » et celles des « nouveaux résidents-gentrifieurs ». Ces similitudes illustrent la porosité des frontières entre touristes et locaux (Gravari-Barbas et Guinand, 2017 : 5), appartenant ici à une même classe transnationale capable d’être « à la maison » et de vivre « comme un local » dans différents contextes internationaux (Sklair, 2000). La caractéristique commune de ces individus semble être le partage d’un moment de la vie – la jeunesse – propice à un quotidien guidé par une consommation hédoniste et des temporalités distendues (Semi, 2015 : 133), communes aux étudiants, aux jeunes touristes et aux « travailleurs autonomes de seconde génération » (Bologna et Fumagalli, 1997) incarnés ici notamment par la « classe créative » (Florida, 2002), très présente dans le quartier (Boichot, 2012).

En suivant l’idée de perméabilité entre styles de vie et choix touristiques (Gravari-Barbas, 2017), la situation du Reuterkiez nous semble symptomatique de la circulation d’une population jeune et mobile au sein d’un « système de lieux » (Giroud, 2007) articulant les quartiers centraux gentrifiés des métropoles européennes, avec le plaisir et la fête comme leitmotivs principaux. La pratique de l’« easyjet-setting » de Paris vers Berlin, défini par Florian Guérin (2015) comme « un tourisme urbain de court séjour, nocturne et festif », guidé par la recherche du plaisir « ici et maintenant », apparaît alors comme une illustration exacerbée de modes de vie spécifiques[27].

Ces modes de vie s’inscrivent dans le développement de « l’habitat polytopique » (Stock, 2012) et d’une culture postmoderne caractérisée par « l’exaltation de la capacité individuelle à détruire et recomposer les identités à travers la consommation » (Semi, 2015 : 133). Une résidente française arrivée en 2013 évoque ainsi un quartier « flottant » dans lequel il serait difficile de s’ancrer car les résidents récemment arrivés ne feraient que passer. Sans aucune volonté de se fixer et d’apprendre la langue allemande, ils projettent plutôt de repartir ailleurs après avoir vécu leur « expérience berlinoise » (entretien réalisé le 27 juillet 2017 avec une résidente du Reuterkiez depuis 2013, 33 ans, française, locataire, agente immobilière).

Les lieux de socialisations nocturnes, notamment les bars et les clubs, peuvent dès lors être perçus comme des espaces-temps privilégiés du déploiement des « affinités sélectives » de ces individus « de passage », dont les motivations ne sont pas intrinsèquement liées au tourisme mais plutôt guidées par des choix de mode de vie (Gravari-Barbas et Guinand, 2017 : 6). Dans cette perspective, nombre de conflits de coprésence sont ici l’expression d’une confrontation avec d’autres modes de vie et d’autres temporalités – temporalités quotidiennes et temporalités de moments de vie : ceux des autres résidents engagés dans une vie professionnelle et/ou familiale. Leur quotidien, plus traditionnellement guidé par le modèle fordiste, est rythmé par la séparation jour/nuit et semaine/weekend (Semi, 2015 : 133).

Ainsi, l’entrée dans la vie familiale et la volonté de se consacrer plus sérieusement à sa vie professionnelle semblent être des éléments déclencheurs d’un arrêt – ou d’une pause – de ce mode de vie, comme l’illustre cet extrait d’entretien :

Moi je suis parti du quartier parce que j’avais l’impression d’être le seul à travailler ! [rires] Et c’était difficile de se concentrer, tu vois, tu décides de boire juste une bière en début de soirée et tu rencontres un pote et puis un autre et de fil en aiguille il est 5 heures du matin ! [rires] Bon, parfois le Reuterkiez me manque… enfin c’est de boire qui me manque ! [rires] (Photographe, italien, 34 ans, résident de 2014 à 2017. Entretien réalisé le 13 juillet 2017)

Cet extrait d’entretien est particulièrement intéressant, dans la mesure où il révèle le dynamisme des statuts et des rapports d’appropriation de l’espace, « évoluant […] au cours du temps, à mesure que le contexte change et que la valeur des différentes ressources des uns et des autres évolue » (Chabrol et al., 2016 : 70). Dans le Reuterkiez, la « touristification » et les tensions qu’elle exacerbe entre « touristes » et habitants « déjà là » – notamment ceux appartenant à une « première génération » de gentrifieurs – ainsi que l’hétérogénéité des formes, des objectifs et des acteurs des mobilisations soulignent l’importance de ne pas catégoriser trop strictement « gentrifieurs » et « gentrifiés ».

Conclusion

L’observation à une échelle fine des conflictualités de cohabitation dans le Reuterkiez a permis de saisir les écarts entre les différentes « normes d’habiter » (Valegeas, 2016) des acteurs, aux représentations, temporalités et pratiques souvent éloignées. Ici, ces écarts sont notamment dus à un « hiatus persistant entre la ville rêvée des touristes et la ville construite et vécue par les riverains, qui se traduit par des conflits autour de la publicisation des lieux urbains » (Guérin, 2015 : 56). Les objets et les acteurs des conflits permettent aussi de mettre au jour la diversité des ressources mobilisées par les uns et par les autres et les redéfinitions des groupes sociaux, des positions sociales et des dominations que ces côtoiements engendrent (Chabrol et al., 2016 : 75). Autrement dit de rompre avec une catégorisation souvent trop stricte des acteurs et des dominations dans de tels contextes (« gentrifieurs » vs « gentrifiés » et « habitants » vs « touristes notamment), et à en souligner toute la complexité et le dynamisme.

Si cet article se concentre sur les perceptions négatives du double processus en œuvre dans le quartier, certains résidents ont des perceptions plus nuancées. Il s’agit très majoritairement de femmes, soit de classes moyennes à la retraite, soit de milieux modestes et immigrées de pays arabophones (Palestine, Liban) ou de Turquie. Les entretiens font ressortir un sentiment de fierté de vivre dans un quartier longtemps dévalorisé qui attire désormais une population d’« étudiants » jeunes et étrangers, au sein de laquelle se mêlent touristes et nouveaux résidents. Elles observent également plus d’attention pour le quartier de la part des pouvoirs publics, ce qu’elles jugent positif bien que cela n’ait que rarement une influence directe sur leur quotidien[28]. Certaines femmes retraitées, tout en regrettant les « excès » de certains touristes, évoquent un quartier agréablement animé et un nouveau sentiment de sécurité lors des sorties nocturnes grâce à des rues plus fréquentées.

Quels sont alors les paramètres qui font varier les perceptions de la gentrification et de l’essor de la fréquentation touristique ? Comme dans d’autres contextes (Lavoie et Rose, 2012 : 12), les propriétaires perçoivent moins négativement ces transformations locales menant à la valorisation du quartier et à l’augmentation de la valeur de leur bien que les locataires, vulnérables face à une augmentation de loyer. Outre le statut d’occupation du logement, d’autres critères influent sur les perceptions des transformations locales de l’espace, des acteurs et des rythmes urbains, et donc sur les « manières de cohabiter » : appartenance sociale et ethnique, dotation en capitaux économiques, sociaux et culturels (Bourdieu, 1979), moment d’arrivée, temps de présence dans le quartier et attachement au quartier, dotation en « capital d’autochtonie » (Retière, 1994)[29], âge, période de la vie professionnelle ou familiale.

Une partie des enquêtés ayant aujourd’hui une perception négative de la gentrification et de la « touristification » du quartier s’étaient d’abord réjouis de la transformation de son paysage urbain et social. Beaucoup disent avoir apprécié l’ouverture de nouveaux bars et restaurants et la venue d’usagers plus diversifiés. Le point de rupture dans cette perception intervient lors du « basculement » que constituent l’accumulation et l’uniformisation de ces commerces et de leurs clients, et la répercussion des transformations locales sur les prix du marché locatif et l’ambiance du quartier ; la figure du « touriste-gentrifieur » symbolisant tout cela.

Certaines mesures récentes des pouvoirs publics berlinois indiquent une prise en compte a minima d’un tel « basculement ». La ville de Berlin s’est ainsi dotée en 2014 d’une législation permettant aux maires d’interdire la location de logements meublés touristiques en fonction de l’offre locative du secteur. Depuis 2016, la mise en location avec Airbnb doit se limiter à une surface n’excédant pas 50 % d’un logement occupé, et il est possible de signaler qu’un logement est loué illégalement à des fins touristiques[30]. Mais le manque de moyens humains rend difficiles des contrôles réguliers et donc l’application effective de cette législation (entretien avec Jochen Biedermann, adjoint au maire de Neukölln chargé du développement urbain et des affaires sociales, 20 juillet 2017).

Dans le Reuterkiez, le projet de limiter le nombre de bars au sein d’une même rue (ibid.) ou la mise en place en juin 2016 d’un Milieuschutzverordnung, outil juridique permettant d’encadrer et de limiter les spéculations immobilières et les augmentations de loyers, sont des signaux positifs envoyés aux résidents de la part de la municipalité[31]. Mais les limites de cet instrument sont multiples. Citons notamment sa mise en place tardive au regard du processus de revalorisation immobilière, et les nombreuses exceptions pour lesquelles il n’a aucun effet. Ainsi, le Milieuschutzverordnung ne protège pas les locataires contre des augmentations de loyer dues à des travaux de rénovation énergétique ou à la suite d’un nouveau bail lors d’un emménagement, deux des raisons les plus courantes d’augmentation.

Les conflits d’usage et d’appropriation observés invitent à des transformations plus profondes des politiques urbaines. Celles-ci devraient réussir à articuler le partage entre la ville « de l’intérieur » – celle pour les résidents – et la ville « de l’extérieur » à destination des visiteurs (Dubois et Ceron, 2011 ; Guérin, 2015), ainsi qu’entre « ville de loisirs » et « ville active » (Guérin, 2015). Car si l’économie liée à la fête et au tourisme est conséquente pour la municipalité (ibid.), Berlin reste marquée par la persistance d’une forte précarité et d’une fragilité économique et sociale. En termes d’exclusions sociale et résidentielle, les enjeux sont importants. À titre d’exemple, les logements abordables pour des ménages allocataires du Hartz IV sont de plus en plus rares à Berlin[32], alors même que la capitale allemande, avec 16,4 % de la population dans cette situation, concentre le taux d’allocataires le plus haut d’Allemagne[33].

Une redéfinition géographique, sociale et fonctionnelle des quartiers centraux berlinois est en cours, et s’accompagne de l’accroissement des polarités sociales, autant entre le centre et la périphérie qu’au sein même des quartiers centraux. La gentrification et le nouveau tourisme urbain ont déjà eu de lourdes conséquences pour les ménages les plus modestes en termes de ségrégation socio-spatiale et, parallèlement à son aggravation pour ces populations, le risque d’une telle ségrégation s’étend désormais aux locataires de classe moyenne des quartiers centraux.

Dans de tels contextes, l’analyse des conflits de coprésence permet de mettre au jour les logiques des acteurs et l’importance de leurs actions dans les transformations de l’espace local. La mobilisation contre l’ouverture de l’auberge de jeunesse dans le Reuterkiez ou celle, plus récente, contre l’installation d’un campus Google dans le quartier voisin de Kreuzberg [34] démontrent la persistance d’une « compétence » des résidents de ces quartiers à infléchir (au moins partiellement) le cours des choses (Deboulet et al. , 2007 : 10).