Corps de l’article
Le livre d’Erin Sanders-McDonagh, malgré son titre (un peu trompeur), porte sur une situation qui semble à première vue très singulière : celle des femmes qui, à Amsterdam ou en Thaïlande, assistent dans les quartiers rouges à des spectacles érotiques ou pornographiques.
Si la littérature est désormais abondante sur le tourisme sexuel féminin, elle concerne presque exclusivement, tout comme celle portant sur son corollaire masculin, les échanges sexuels commerciaux. Or, ceux-ci ne constituent qu’une partie de l’offre de l’industrie sexuelle, puisqu’elle propose aussi, notamment aux touristes, des spectacles érotiques ou pornographiques allant du strip-tease aux rapports sexuels sur scène, en passant par des manipulations vaginales avec divers types d’objet (bouteille, balle de ping-pong, cigarette, etc.). Tout comme on a longtemps cru que seuls des touristes masculins étaient concernés par l’offre prostitutionnelle, on a – encore plus longtemps – pensé que ces spectacles étaient surtout, si ce n’est exclusivement, destinés à des hommes et fréquentés par eux. Il n’en est rien. Sanders-McDonagh en fait le surprenant constat sur les deux terrains qu’elle étudie depuis dix ans, où le public féminin est, dans de nombreux cas, notable, voire majoritaire.
L’originalité de son travail ne procède pas que de son objet improbable ; elle tient aussi à sa démarche comparatiste, qui analyse en parallèle les performances et le public dans les quartiers réservés de cinq villes thaïlandaises et de celui d’Amsterdam : ne peut-on y trouver le même public, les mêmes spectacles, voire les mêmes performeuses ? La littérature concernant le tourisme sexuel est bien plus abondante sur les sexscapes (Brennan, What’s Love Got to Do With it? , Duke University Press, 2004 ) des pays du Sud que sur les villes du Nord, dont il semble qu’on peine à admettre que certaines sont aussi des attractions sexuelles. Et si l’on dispose de quelques travaux sur La Nouvelle-Orléans, Prague ou Amsterdam, rarissimes sont les recherches qui mettent en perspective les pratiques dans les pays riches et celles dans les pays pauvres, comme si les deux situations n’avaient rien à voir. Cette polarisation et fragmentation géographiques de la recherche manifestent un biais notable, qui tend à réduire le « vrai » tourisme sexuel à des flux Nord–Sud, qui participent d’ailleurs pour Denise Brennan de la définition des sexscapes . Cela conduit, d’une part, à mettre l’accent sur certains effets de domination et, d’autre part, à occulter des formes de tourisme sexuel de l’entre-soi. Autant de travers dans lesquels l’auteure de ce livre se donne les moyens de ne pas tomber, du fait de son objet.
Bien sûr l’enjeu du livre de Sanders-McDonagh dépasse largement l’objet de l’étude. Si celui-ci était négligé, c’est que les conceptions dominantes du tourisme sexuel le rendaient illégitime ou même invisible : il n’est alors pas surprenant que ces dernières soient déstabilisées par sa prise en compte et son analyse.
Pour l’auteure, la question centrale est celle du regard ( gaze ) et du désir pour l’Autre en tant qu’Autre, qui place l’expérience « spectatorielle » dans le cadre de rapports de pouvoir. Mais celle dans laquelle s’engagent les spectatrices n’est pas de nature sexuelle : il s’agit pour elles de s’aventurer dans des territoires risqués, normalement interdits, en particulier aux femmes, mais ici recommandés par les guides, et d’y satisfaire une curiosité presque ethnologique pour des lieux, des personnes et des pratiques considérés comme typiques et authentiques en même temps que comme des attractions touristiques légitimes. Cette expérience essentiellement visuelle n’autorise pas le contact matériel ou symbolique : une rhétorique du dégoût distancie celle qui regarde de celle qui est regardée, et protège la première de toute forme de contamination. Loin d’être transgressif, le spectacle conforte en fait les normes, les hiérarchies et les identités de genre, de race et de classe. Les travailleuses du sexe consommées par le regard sont non des objets de désir, mais des objets de pitié ou de dégoût, avec lesquelles les spectatrices ne sauraient s’identifier, dans une démarche qui rappelle beaucoup le slumming .
L’intérêt de ce livre tient beaucoup à son objet et à la question posée, mais il repose aussi sur la qualité de la démarche ethnographique, la richesse des références théoriques mobilisées et une écriture dense et directe (le livre ne fait que 166 pages). Il apporte vraiment de nouvelles perspectives sur le tourisme sexuel, catégorie à la déconstruction et au dépassement de laquelle l’auteure appelle à raison.
Il n’y a guère que deux regrets qui apparaissent à sa lecture. Le premier tient à sa focalisation sur le public féminin. Certes, c’est l’objet de l’ouvrage : mais pour en comprendre la spécificité, n’aurait-il pas été utile de le comparer au public masculin, que l’auteure ne mentionne guère ? Et, surtout, Sanders-McDonagh ignore délibérément le point de vue et la parole des travailleuses du sexe impliquées dans les spectacles étudiés. On comprend que ce n’est pas le sujet, mais cela pose quatre types de questions. Premièrement, n’est-ce pas politiquement et éthiquement problématique de les laisser autant dans l’ombre et le silence ? Deuxièmement, l’auteure analyse, déconstruit et dénonce plus ou moins la construction de l’altérité et la rupture ontologique qui permettent aux spectatrices de se distinguer des travailleuses du sexe. En ne considérant que le point de vue des premières et jamais celui des secondes, ne reproduit-elle pas cette dichotomie ? Troisièmement, n’y a-t-il pas des formes d’échanges (de regard par exemple) qui nécessiteraient de prendre en compte ce que font ou pensent les travailleuses du sexe pour comprendre la façon dont les spectatrices les regardent ? L’approche asymétrique retenue par l’auteure ne laisse guère de place à l’étude des interactions et ne permet pas d’examiner l’agentivité des travailleuses du sexe dans ce qu’elles donnent à voir, en particulier à leur public féminin. Quatrièmement, et dans la même veine, ne peut-on imaginer que ces travailleuses connaissent leur public et qu’elles auraient pu constituer une source d’information pertinente à leur propos, méritant la réalisation de quelques entretiens ? Le comportement et les attentes du public féminin ne sont finalement analysés que de l’intérieur, l’auteure faisant partie du public étudié.
Un second regret tient à l’absence d’illustrations : alors que c’est un livre qui porte sur le regard et sur les spectacles visuels, il ne donne rien à voir. L’auteure a probablement des (bonnes) raisons pour cela, mais elles ne sont pas explicitées. Est-ce que la photographie n’est pas bienvenue dans les lieux étudiés et que la nature du spectacle ne permet pas d’en publier des images ? Quels sont les problèmes, notamment éthiques, que cela soulève ? Poser ces questions aurait permis de revenir sur ce qui différencie (ou devrait différencier ?), dans la configuration présente, l’ethnologue du touriste, et le lecteur du voyeur.