Si de nombreuses femmes d’Ancien Régime ont laissé paraître cette « joie » de l’écriture de soi, peu l’ont cependant décrite ou racontée : d’une part, la lettre n’est pas alors le lieu des effusions ; d’autre part, ses utilisatrices se gardent de se vanter des bénéfices tirés d’une pratique acquise de haute lutte. L’épistolaire requiert des compétences multiples, notamment graphiques et rhétoriques, rarement enseignées aux femmes, que les candidates à l’écriture doivent développer en grande partie par elles-mêmes. Ce sont des circonstances découlant de rapports sociaux de sexe défavorables aux femmes qui ont déterminé un rapport singulier à la pratique épistolaire. Il ne sera donc pas question dans ce volume d’« écriture féminine » ni de « genre féminin », mais de formules variées expérimentées par les usagères de la lettre, en réponse à des situations d’exclusion et de domination. Aborder le legs des épistolières des xviie et xviiie siècles suppose de prendre en compte, dans un premier temps, les innombrables contraintes qui pèsent sur l’existence des femmes et leur défendent notamment l’accès aux savoirs et aux techniques nécessaires à l’entretien d’une correspondance. La notion d’agentivité, empruntée aux sciences sociales, s’avère opératoire en tant qu’elle ne désigne pas seulement l’activité des femmes ou leur puissance d’agir mais renvoie, selon la définition de Jean Guilhaumou, aux « conditions de possibilité d’une action propre des femmes face au pouvoir dominant ». Le geste et la geste des épistolières témoignent d’une volonté de faire ainsi que d’une capacité de résistance et d’un appel au changement. Des travaux en histoire ont d’ores et déjà démontré la pertinence d’un paradigme qui permet de mettre en lumière les stratégies d’autonomisation, les négociations et les procédés d’autorisation auxquels les épistolières ont eu recours. Du côté des études littéraires, Dena Goodman a établi une distinction essentielle entre l’épistolaire comme pratique sociale, véritablement émancipatoire pour les femmes, et son exploitation artistique par des auteurs qui reconduisent les préjugés genrés. Dans la longue durée qui s’étend de la première moitié du xviie siècle à la veille de la Révolution française, l’écriture de la lettre, et les compétences multiples qu’elle suppose, ont permis à des femmes de milieux socio-économiques très divers d’occuper en pratique des espaces d’où elles étaient exclues en théorie. Une princesse, de grandes et moins grandes aristocrates, une fille de commerçant, des épouses, des veuves, des célibataires, des religieuses prennent la plume pour accomplir des opérations multiples, selon des objectifs variés. Leurs écrits, qu’ils s’inscrivent dans des correspondances suivies ou des échanges ponctuels, qu’ils consistent à partager des nouvelles, accomplir une démarche de civilité ou produire une réflexion, constituent une alternative au récit patriarcal. En effet, les épistolières exposent les contraintes et les obstacles auxquels elles font face. On trouve chez Marie de Sévigné et chez Marie de l’Incarnation la même expression de regret face à leur exclusion du voyage. L’une déplore, à l’intention de son cousin Coulanges, chargé d’une mission diplomatique à Rome, « l’avantage qu’ont les hommes au-dessus des femmes, dont les pas sont comptés et bornés », l’autre oppose à la réclusion conventuelle le voeu d’« aller aux extrémités de la terre, quelque barbares qu’elles soient ». Sévigné ne verra pas la chapelle Sixtine et Marie de l’Incarnation ne s’embarquera pas dans les canots aux côtés des missionnaires. Mais dans le même temps, leurs lettres s’acheminent par-delà les provinces, les frontières et les océans, preuves matérielles de l’élargissement du champ d’action de leurs autrices. Notre dossier est issu du colloque « Femmes en correspondances », tenu à l’Université de Montréal en juin 2022, qui a réuni des expert·es venu·es …
Parties annexes
Bibliographie
- BUTLER, Judith, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, Londres, 1990.
- DAYBELL, James et Andrew GORDON (dir.), Women and Epistolary Agency in Early Modern Culture, Routledge, Londres, 2016.
- DIAZ, Brigitte et Jürgen SIESS (dir.), L’épistolaire au féminin. Correspondances de femmes (xviiie-xxe siècle), Caen, Presses universitaires de Caen, coll. « Symposia », 2006.
- GOODMAN, Dena, Becoming a Woman in the Age of Letters, Ithaca and London, Cornell University Press, 2009.
- GIDDENS, Anthony, The Constitution of Society, University of California Press, Berkeley, 1984.
- GUILHAUMOU, Jacques, « Autour du concept d’agentivité », Rives méditerranéennes, no 41 (Agency : un concept opératoire dans les études de genre ?), 2012, p. 25-34.
- MARIE DE L’INCARNATION, Correspondance, éd. Dom Guy Oury, Abbaye Saint-Pierre de Solesme, 1971.
- MELANÇON, Benoît et Pierre POPOVIC (dir.), Les femmes de lettres. Écriture féminine ou spécificité générique ?, Centre universitaire de lecture sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances (CULSEC), Université de Montréal, 1994.
- PALMER THOMPSON, Edward, The Making of the English Working Class, Victor Gollancz, Londres, 1963.
- PLANTÉ, Christine (dir.), L’épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Champion, 1998.
- SÉVIGNÉ, Marie de Rabutin Chantal, marquise de, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1972-1978.
- WIESNER-HANKS, Merry E. (dir.), Challenging Women’s Agency and Activism in Early Modernity, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2016.