Dans sa célèbre préface aux Figures du discours de Pierre Fontanier, Gérard Genette nous invite à envisager les « figures » en tant que traits, formes, tours par lesquels le langage « s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune ». Fontanier insiste quant à lui sur la figure comme détournement du sens littéral : « [A]insi, dans le cas des tropes, est trope-figure le mot pris dans un sens détourné qui s’oppose au mot pris dans un sens propre. » Il n’en demeure pas moins, conclut le préfacier, que la figure constitue cette voie de sortie du langage utilitaire, qu’il soit simple ou commun, et qu’en tant que détour du langage, elle participe à une forme de démocratie discursive : Ce qui nous intéresse dans cette présentation rhétorico-poétique de la figure n’a pas tellement à voir avec la méthode qu’elle sous-tend, mais plutôt avec ce qu’elle suppose en regard du reste : la figure serait, quand elle n’est pas morte, à l’instar de la catachrèse, le lieu d’une expression et d’un langage qui peut s’approprier le réel – non pas seulement le réverbérer, non pas seulement le rendre, mais l’incarner dans les signes. Figurer, mettre en figure, consiste donc à dépasser le déjà-là – le propre – pour dire autre chose. Ces « figures de discours », pour éloignées qu’elles paraissent de ce qu’on pourrait entendre par « figures de l’économie en littérature québécoise », nous permettent d’étayer le geste au coeur de ce dossier : nous entendons bien analyser, définir, décrire un ensemble de figures marquantes dans la littérature québécoise, plus spécifiquement capables de dire son économie. L’enjeu alors apparaît double, dans la mesure où il est de notoriété critique que l’économie a longtemps échappé au discours québécois. Il est vrai qu’on s’accorde pour dire que la grande bourgeoisie, et surtout le capitaliste et son « corps sans organe » qu’est le capital, ont appartenu à une autre nation, qu’il s’agisse de la France, représentée par le « bourgeois-gentilhomme » que décrivait Cameron Nish dans la prime Nouvelle-France, ou qu’il s’agisse de l’Angleterre, comme la présentent Dickinson et Young dans leur analyse du Canada français industriel. À ce capital qui échappe à la poigne et au discours québécois, s’ajoute l’opposition quasiment rituelle entre le domaine de l’économie et celui de la littérature, que Martha Nussbaum présentait bellement dans L’art d’être juste (1995) en lisant l’imagination littéraire contre le discours économique de Mr. Gradgrind dans le roman Hard Times de Charles Dickens. L’expression que Pierre Bourdieu utilise pour parler du fonctionnement du champ littéraire, cette fameuse « économie inversée », témoigne de cette opposition, à tout le moins de cette tension, qui se trouve confortée dans les textes littéraires eux-mêmes, n’ayant pour autre motif, souvent, que de relativiser la valeur financière au profit du gain symbolique. Les figures économiques de la littérature québécoise, il faut déjà le dire, sont souvent éloignées – du moins dans un premier temps – de ce schéma attendu. En ressort une forme d’ambivalence qui caractérise nos lettres. Comme cette ambivalence servira de problématique au présent dossier, il apparaît productif de gloser quelque peu la place particulière qu’occupe le discours économique – et les affaires économiques – dans la société québécoise, puis d’expliciter ce qui participe plus largement de ce chantier consistant à lire l’économie en littérature. Dans les différents articles composant ce dossier, les figures économiques sont examinées dans des corpus jalonnant la période de 1940 à nos jours. L’imaginaire qui informe ces figures précède de beaucoup les ruptures annonçant la Révolution tranquille. Qu’on parle de transclasse, …
Parties annexes
Bibliographie
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