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Sortez de chez vous, marchez. Allez jusqu’à la forêt. Marchez. Entrez dans la forêt, marchez

Bengt af Klintberg[1]

Je vais ici faire retour sur l’exploration dansée intitulée Devenir végétal de Marina Pirot. Mais avant d’entrer dans la matière même de son atelier, puisque mon texte a été pensé comme pendant au sien, « Artiste maraîchère », je reprendrai quelques réflexions sur la relation corps/paysage que j’avais introduites lors du temps d’étude qui réunissait à Rosporden, en septembre 2022, une équipe de femmes désireuses de mettre en commun leurs savoirs et de partager leur souci du vivant[2]. Il s’agissait alors pour ce groupe d’enseignantes, artistes et chercheuses, de s’extraire du joug de la routine, de laisser de côté les obligations liées à leurs charges respectives, voire de distendre un temps leurs liens affectifs pour se rendre disponible hic et nunc à une expérience sensible. Il fallait faire ce choix, en pleine rentrée scolaire et universitaire, de différer la reprise des activités (au risque d’en payer le prix) pour volontairement marquer un arrêt et se donner ainsi l’occasion de se consacrer à plusieurs à une recherche in situ. Le seul fait de se rendre au château de Kerminy afin de comprendre la teneur expérimentale et environnementale du projet (n) d’agriculture en art, même si dans mon cas il s’agissait d’un second séjour, permettait déjà de créer une disponibilité de la pensée et une disposition du corps bien différente. Avant même que d’imaginer ce que pourrait être une « dramaturgie des plantes », et de comprendre comment les arts de la scène, la danse en particulier, pouvaient contribuer à promouvoir le respect du végétal, s’offraient les potentialités du lieu :

Un lieu n’est pas le simple cadre inerte et extérieur de nos vies mais pour reprendre un terme d’Aristote, une puissance, ou pour parler comme Platon, ce qui accueille et participe. Dans tous les cas, le lieu provoque quelque chose, il a des effets sur ce qui s’y trouve ou s’y joue. Que peut-il donc ?

Ce que peut le lieu, c’est d’abord ce qu’il inscrit dans notre corps[3].

S’ouvrait donc un temps d’immersion, car au-delà du lieu-dit de Kerminy, le milieu, dans sa double dimension de réalité physique et phénoménologique d’Umwelt, exige bien, plus qu’une hauteur de vue, qu’on en éprouve la « médiance[4] », soit la pleine et entière acception de sa qualité immanente. Durant leur séjour au Château de Kerminy, attentives à la biodiversité présente autour d’elles comme à la manière dont la terre y est cultivée, ces femmes se sont muées en glaneuses. Elles allaient au potager cueillir les légumes de leurs repas, assaisonnaient leurs salades de plantes aromatiques, saisissaient dans l’huile d’olive des chips de lierre terrestre. Elles portaient des rudérales et leurs racines à même la peau à l’invitation de la plasticienne Pascale Weber. Guidées pendant une séance de bag of bones[5] par Marina et moi-même, parcourant le corps d’autrui, elles découvraient sous leurs mains des paysages insoupçonnés, des densités et des textures nouvelles. Enfin, sous la conduite de Marina Pirot qui proposait de mêler les techniques du Body-Mind Centering©, du Mouvement Authentique, de Feldenkrais et du Body Weather avec une observation documentée du génome végétal, elles s’initiaient aux pratiques écosomatiques[6]. Au fil des interventions des unes et des autres, consignant leurs pensées dans leur cahier, comme en un herbier, elles se constituaient un corpus de références communes. Disons que, dans cette expérience, tout a débuté par inverser l’ordre des priorités pour se recentrer sur le temps du corps, et s’accorder pleinement et synesthésiquement avec le paysage, en tant que laboratoire du vivant. Car, comme le souligne l’écologue Jacques Tassin, « la perception synesthésique est la règle et si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience, et que nous avons désappris de voir, d’entendre et, en général de sentir[7] ».

Incorporer le paysage : « n’être qu’une surface sensible »

Mon approche pour évoquer cette immersion kerminienne découle d’une pratique menée depuis le champ chorégraphique avec les outils du Body Weather, exploration qui a débuté dans les années 2000, lors des séjours « Marche et danse » organisés par la chorégraphe Christine Quoiraud[8], ex-danseuse de la compagnie Maï-Juku, et s’est poursuivie avec elle en diverses occasions : stages, rencontres, exposition et table ronde[9]. Nous avons ensemble, de 2018 à 2020, accompagnées de Moni Hunt et Marina Pirot[10], approfondi cette collaboration dans le cadre du projet « Le Body Weather, pratique contemporaine : un laboratoire du toucher », qui a bénéficié d’une bourse d’aide à la recherche et au patrimoine en danse et a encouragé Marina Pirot à se lancer dans l’expérience vivrière et artistique de Kerminy. Pour mémoire, les bases du Body Weather ont été formalisées par le danseur Min Tanaka (1945) et développées initialement, dans les années 1980, au sein de sa compagnie internationale comme dans le contexte agricole de la ferme de Hakushu au Japon[11]. Cet entraînement complet qui explore les interactions entre le corps et l’environnement[12] en exacerbant la sensibilité aux phénomènes météorologiques (météorologie d’un corps fluide, sans contours définis, constamment exposé au dehors et réagissant aux pressions physiologiques et externes) est à la fois une non-méthode[13], celle d’une danse en libre accès, et une philosophie toujours opérante.

Cette dénomination poétique de météorologie, qui fut utilisée dans les années 1980-1990 avec tout un éventail de variations et de nuances, pose d’emblée la question écologique. Dès les premiers écrits dans le Drive On, Min Tanaka affirme le rôle prépondérant de l’interface peau dans la relation au milieu : cette surface en constant renouvellement institue notre lien charnel et immédiat à ce monde affecté et scarifié par l’Anthropocène. « Pas de concept, pas de sujet. Un seul objet, n’être qu’une surface sensible », écrit Min Tanaka dans Bodyprint[14]. Au prisme du Body Weather, les corps ne sont pas compris comme des entités fixes et distinctes, restreintes à une enveloppe ou à une individualité, mais plutôt comme participant activement d’un corps élargi et sans organe, ce CsO théorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans le prolongement de la pensée artaudienne. « Comment nous défaire des points de subjectivation qui nous fixent, qui nous clouent dans une réalité dominante ? » s’interrogeaient déjà les auteurs de Mille plateaux[15], défenseurs d’une pensée incarnée mais non plus assujettie, débordant le cadre identitaire pour générer de la multiplicité, et susciter des alliances inattendues, ces connexions désirantes amorcées par le percept comme par le jeu des affects[16].

Ma démarche s’étaye aussi sur l’analyse de propositions artistiques in situ[17], elles-mêmes héritières du Land Art[18] et des Experiments in the Environnement du couple Lawrence et Anna Halprin. De fait, à la fin des années 1960, l’architecte paysagiste américain Lawrence Halprin (1916-2009) et la pionnière de la danse d’avant-garde Anna Halprin (1920-2021) conduisirent tous deux une série d’ateliers interdisciplinaires de sensibilisation à l’environnement à San Francisco et le long de la côte nord de la Californie. Les expériences réunissant des participants artistes et non-artistes se déployaient dans des environnements soit urbanisés dans la ville de San Francisco, soit au contact de la nature : sur le plateau de danse conçu par Lawrence dans le prolongement de la maison des Halprin à Kentfield et dans les bois environnants, ou bien sur la plage à Sea Ranch, petite commune balnéaire dont Lawrence Halprin avait conçu le plan directeur (1962-1967). Ces activités variées, organisées sur plusieurs semaines, alternaient des promenades sensorielles parfois conduites à l’aveugle (blind Walk, sensory Walk), des séances d’improvisation sur le deck, des constructions éphémères sur le sable. Suivant le principe collaboratif du cycle RSVP imaginé par Lawrence Halprin[19], elles procédaient sous la forme de scores, ou de « partitions ouvertes », afin de faciliter la créativité et l’échange entre participants :

Prenez contact avec l’environnement et éprouvez-le à travers l’isolation de vos sens. Entrez dans l’environnement. Vous y resterez pendant deux heures, dans le silence complet (vous ne devez pas parler). Le contact avec l’environnement se fait uniquement par un sens que vous isolerez : entendez, sentez, touchez, bougez, goûtez, voyez. Concentrez-vous sur chacun des sens pris isolément, suffisamment longtemps pour vraiment approfondir le ressenti de l’environnement avec un des sens avant de passer au suivant.
Lorsque les deux heures se seront écoulées, on fera sonner une cloche et on viendra vous chercher[20].

Les liens entre les pratiques d’Anna Halprin et Min Tanaka, qui envoyait quant à lui ses danseurs s’isoler en ermites dans la montagne[21] ou les incitait à participer aux travaux des champs pour développer leur acuité, ont déjà été mis en évidence. J’inscris donc mon propos dans une continuité de ces recherches esthétiques qui me conduisent à explorer des actions et des gestes qui relèvent d’une poétique de l’attention, qu’il s’agisse de relater une traversée des ambiances en environnement péri-urbain dans Territoire en mouvements[22], ou de ralentir à l’extrême sur l’Ile de Terschelling avec Bob Wilson[23]. En effet, les propositions artistiques situées, qui depuis les vingt dernières années s’aventurent en marge des lieux consacrés, entretiennent avec le spectaculaire un rapport des plus distanciés[24]. Elles agencent des dispositifs peu ou faiblement artialisés, cadres flous dont l’efficacité première repose sur un énoncé performatif, car l’idée est précisément d’aiguiser la perception, voire de la ré-ensauvager[25] en amenant des publics participants à s’immerger dans un contexte paysager pour mieux le humer. On retrouve, au travers de ces pratiques de vigilance et dans ces dispositifs d’affinage des sens où l’artiste se décentre pour adopter un rôle d’intermédiaire, une préoccupation d’ordre environnemental. Elles relèvent d’une conception de « l’art comme expérience », telle que voulue déjà par Dewey, comme tout à la fois englobante et individuellement et collectivement encapacitante[26]. Quant au ré-ensauvagement, concept emprunté à Andréas Weber, il est bien sûr l’antithèse d’un retour à l’état « sauvage ». Il s’agit, pour le philosophe et biologiste, disciple de Varela, de se démarquer radicalement du darwinisme pour, dans une perspective incarnée et située, renouer avec le vivant en soi et autour de soi. Cette entreprise énactiviste[27], qui exige la rigueur d’un engagement éthique, ne saurait être autre que délibérément poétique[28].

Pour autant, il importe de souligner que, sans même invoquer une quelconque intercession de caractère artistique, l’appréhension du paysage ne peut être qu’holistique. Le paysage est prolongement de notre corps, il nous habite autant que nous l’habitons. « Il est une expérience de l’exposition du corps et de soi tout entier[29] », dit d’ailleurs Jean-Marc Besse. Ainsi, la relation au paysage implique-t-elle déjà « un savoir lire, écouter, goûter, sentir, bref une mobilisation active de tous les sens, une capacité à se tenir à l’affût et pour ainsi dire à la lisière des choses en guettant leur venue[30] », ce que, parmi les artistes du spectacle vivant, certains ont parfaitement saisi, se détournant des scènes, pour frayer directement dans, et avec le milieu. Les expériences de marches sonores et sonorisées, les parcours chorégraphiques, ponctués de jeux et d’exercices dans lesquels on se surprend à plisser les yeux pour mieux voir ou à tendre l’oreille pour capter un bruit ténu contribuent à intercéder en faveur d’une appréhension sensible du paysage et à réconcilier chacun et chacune avec sa propre écologie sensorielle[31].

Une promenade au bois des fontaines

Il est bien évident que toute description spécifique de l’appréciation du paysage reflètera les conditions particulières dans lesquelles celle-ci se produit : quoi, quand, où, et par qui. Mais il est possible de dégager certains traits communs entre ces différentes circonstances. Je ferai la suggestion heuristique suivante : s’il est une chose que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que l’appréciation du paysage se produit dans un contexte impliquant (du moins pour ce qui nous préoccupe dans l’immédiat) un observateur humain dans un endroit bien défini […]. Tout ce que l’on peut dire d’autre découle, je pense, de cette condition initiale d’entièreté. Elle reconnaît que l’observateur se trouve dans le paysage, en fait partie intégrante et n’y est pas extérieur. On n’entre pas dans un paysage. Se trouver dans un paysage n’est pas la même chose qu’entrer dans une chambre, ce n’est pas une progression au-delà d’un seuil vers un espace distinct et séparé. Nous nous trouvons là, ici, nous en faisons partie. C’est l’expérience d’être présent et, par cette présence, de contribuer à la formation du paysage et à sa tonalité unique[32].

Il est temps de retourner au paysage. Mais avant de nous enforester en compagnie du petit groupe guidé par Marina Pirot, il m’appartient, ainsi que le propose cette citation d’Arnold Berleant et de Jeanne Delbaere-Garant, de recontextualiser la forêt bretonne dont il est question ici, afin de faire du site de Kerminy le lieu dans lequel se fondre. La forêt européenne qui nous occupe fait partie d’un domaine agroforestier qui s’étend aujourd’hui sur douze hectares, domaine sur lequel autrefois vivaient les membres d’une même communauté rassemblée autour du château et dont la survie économique dépendait des activités agricoles et sylvicoles. Quiconque emprunte les chemins en lisière du château de Kerminy est frappé de le voir ainsi ceint de cette forêt qui s’étend depuis ses bornes, de même que de découvrir en cheminant dans les sentiers des empreintes marquées de l’activité humaine, ruines de fermes à l’abandon, ou même ce lavoir, que la végétation avait peu à peu recouvert et dont les nouveaux occupants du château ont défriché les abords, redonnant au bois des fontaines et à son bassin une certaine magie. Cependant, il serait plus juste avant toute chose de bien distinguer ce que nous appelons la forêt du bois plus familier où nous allons nous enfoncer, mais dont nous ferons rapidement le tour. Ce bois, comme les prairies alentour, le jardin potager, la pelouse avec son grand cèdre, fait partie de l’enceinte du château[33]. Ce n’est pas qu’il ne contienne pas du « sauvage[34] », dit celle qui y a à plusieurs reprises frôlé des biches ou enlevé des tiques greffées sur ses mollets à la pince à épiler, mais mieux vaudrait partir du principe que, dans toute découverte, il faut commencer par établir un topos et donc s’en tenir dans un premier temps à une réalité concrète, et plus modeste que la forêt avec son grand F : celle du bois avec un petit b.

Pour le dictionnaire, le bois est un territoire d’une étendue moyenne, mais il peut y avoir de très grands bois, dit encore la définition[35]. Domaine, forêt, bois, commençons par délimiter les frontières de notre espace d’investigation, d’autant plus que pour la durée de notre expérience buissonnière, nous n’avons pas franchi les limites du parc, mais nous sommes bien restées là pour y « jardiner des possibles » avec ce qui se trouvait déjà sur place, dehors sur la pelouse face au grand cèdre, au milieu des fougères arborescentes, ou dedans sur les rayonnages de la bibliothèque, cet autre bois dont la pensée est faite. « Jardiner revient comme un mot lesté d’une nouvelle audace, et le jardin ici excède tout pré carré. C’est une pratique plus vaste, un grand appel d’air, une réoccupation de l’avenir, une chance de se rapporter d’une nouvelle manière à l’existant », écrit Marielle Macé, qui préconise de « diminuer les actions et pourtant accroître la connaissance[36] », ou pour le dire autrement, de raréfier la quête pour en approfondir la teneur.

En résumé, armées de cette nouvelle audace et sans autre outil que notre perception, sans autre désir que celui de nous é-mouvoir[37], à Kerminy, nous pouvions nous ré-ensauvager dans le bois, sans pour autant nous éloigner des sentiers balisés. Pour l’artiste Guiseppe Penone, il est en effet primordial de

délimiter l’enceinte du jardin pour en marquer le lieu, pour en créer l’identité. En le délimitant, on en provoque l’exclusion ; et c’est dans l’exclusion que naissent les valeurs du mystérieux, du secret, de l’enchantement. […] Parcourir le jardin, c’est toujours effectuer un parcours initiatique, faire l’expérience d’une révélation qu’accentue encore cette perte, atavique, de l’orientation qu’on éprouve quand on avance dans les broussailles, dans la forêt, que l’on perd tout point de repère et que l’attention se concentre sur les divers détails, sur les apparitions soudaines et imprévues, sur les sons, les éclats de lumières, les bois. Seul pourra percevoir une telle initiation celui qui est préparé à faire l’expérience d’une osmose avec les choses, avec le paysage[38].

Donc, si on en croit Giuseppe Penone, qui veut déchiffrer le détail du monde[39], on peut faire l’expérience du ré-ensauvagement dans un lieu clos. Le jardin est susceptible de permettre une profondeur de l’expérience, révélant une puissance d’attractivité semblable à celle de plus vastes contrées. Pensons par exemple au jardin des Fizzi Contini[40], tel qu’il est composé par le romancier italien Giorgio Bassani comme un espace médial, miroir d’un monde tout à la fois opulent, sensuel et inquiétant. On ne pense pas assez au jardin comme à une expérience paysagère, totale et immersive, et c’est la raison pour laquelle, souvent, on se tourne vers la forêt, qui nous attire par sa densité et sa complexité touffue, au point de vouloir s’y perdre ; la perte étant une expérience qui, si elle peut parfois être destructrice comme en témoigne le film Into the Wild[41], peut également s’avérer une expérience fondatrice, une cause choisie[42]. Or, ce que nous dit Giuseppe Penone, capable de s’absorber des heures entières dans la contemplation d’un tas de feuilles ou d’une mare de vase boueuse, peu importe donc la taille du bois, ou la hauteur de la futaie du moment que l’on s’émeut de son environnement. Ce paysage qu’on éprouve à fleur de peau, de manière tonale, affective, comme un ensemble poly-sensoriel, vient en retour nous envahir, et diluer nos contours.

S’enforester

On peut ainsi être entièrement pénétré, être dans la forêt et sentir la forêt en soi, même dans un bois de modeste importance, un bosquet de jardin public, ou bien même, contrairement à ce qu’affirme Berleant, dans une chambre. C’est le cas pour Antoine Percheron, qui débute le récit d’une maladie invalidante par ce constat :

[U]n jour, j’ai changé d’odeur. Je me suis mis à sentir le végétal. D’un coup. Comme une odeur de sous-bois quand je soulève les bras. Mon torse soudain recouvert de mousse. Mon nez se surprend à renifler des racines, du bois humide et moisi autour de moi. Mon corps nu sent l’humus, je me vois bien tout blanc dans la glace, mais quand j’inhale, c’est de la terre brunâtre qui entre dans mes narines[43].

Lui, a senti la forêt envahir sa chambre, et son corps se rigidifier comme le bois d’un roncier. Peu à peu, la tumeur qui lui rongeait le cerveau, de même que l’imminence d’une mort annoncée, l’ont obligé à pénétrer sous l’écorce pour comprendre ce vieillissement accéléré de ses organes qui le faisait prématurément rejoindre la communauté végétale : « outre l’aspect de l’écorce et la présence de mousses, d’autres modifications corporelles nous renseignent sur l’âge des arbres », remarque Peter Wohlleben[44] qui explique comment, à l’instar des humains, les arbres se rabougrissent et dépérissent dès lors qu’ils sont attaqués par des bactéries ou infestés d’insectes.

Pénétrer sous l’écorce, c’est ainsi aller sous la surface des choses. S’enforester, c’est aller au-delà des apparences pour se concentrer sur la forêt en soi. Pénétrer sous l’écorce, c’est dépasser le stade de l’individuation pour entrer en relation avec la vie sensible telle qu’elle se manifeste par le sentir[45] et s’exprime en une infinité d’êtres et dans tous les êtres qu’ils soient végétaux, animaux, humains. Ainsi que le rappelle Emanuele Coccia :

[T]ous nos traits identitaires sont des formes de l’apparence, notre nature n’a pas d’autre contenu que notre espèce. Ce n’est pas un hasard si le terme technique qui sert à désigner l’identité biologique de chaque individu ne nomme rien d’autre que son apparence sensible, sa species. Dans la définition de notre apparence, notre nature est toujours en jeu, et vice versa, chaque fois que nous modifions notre nature, notre apparence, notre espèce même. À la lettre, nous changeons de peau. Tout ce que la biologie énumère comme forme ou comme nature doit être considéré comme l’expression de cette faculté[46].

L’auteur de La vie sensible poursuit sa réflexion, énumérant les différentes enveloppes dont se recouvrent les êtres vivants, parures de plumes, poils, écailles ou écorces, pour attirer ensuite notre attention sur ce moment où la peau, de nature souple et élastique, se transforme en organe opaque, une cosse, une coque ou un costume, oripeaux conçus pour sauver les apparences, protéger une intégrité organique, introduire de la différenciation, et faire écran entre différentes modalités de la vie sensible. Partir de l’approche spéculative d’un « devenir végétal », pour l’humain, reviendrait donc à ré-assouplir sa peau pour la rendre de nouveau perméable ; et pourquoi pas s’autoriser ensuite à changer de peau, en convoquant d’autres peaux, d’autres organes, d’autres CsO.

Cela ne peut se faire sans connaissances du sentiment[47], cette substance en mutation constante qui permet à chaque être d’éprouver sa propre vie, ni sans les pouvoirs d’une imagination motrice qui contribuerait à cette régénération des possibles en associant les dimensions symbiotique et symbolique. C’est en ce sens que ce qui nous rapproche le plus des autres acteurs non humains se trouve à la lisière de l’épiderme, et au-delà dans cette épaisse forêt de l’organicité, là où l’être se trouve en présence du vivant en lui et pris dans le ressac de son mouvement.

S’enpaysager en dansant

« L’art de la danse peaufine les mêmes sensibilités kinesthésiques que celles liées à toute expérience somatique, y compris les formes qu’elle prend dans le paysage. Il peut paraître plus bizarre de parler du paysage en tant que danse que de l’expérimenter comme une danse[48] ». À Kerminy, nous avons expérimenté le paysage comme une danse. Les exercices proposés par Marina Pirot, qui exploraient la congruence entre l’humain et le végétal, en partant de l’examen de l’unité minimale de la cellule, nous invitaient à lever un coin du voile sur la complexité des interactions entre les vivants :

Protocellules, 4 milliards d’années,
Premières cellules, 3,8 milliards d’années,
Photosynthèse, 3,5 milliards d’années,
Premières cellules individuelles à noyau, 2 milliards d’années,
Premiers organismes multicellulaires, 700-600 millions d’années[49].

Nous avons commencé par un échauffement sur la pelouse, la plante de nos pieds nus au contact du sol, les herbes drues chatouillant notre épiderme, provoquant des fourmillements. Par l’entremise de ces picotements, nous percevions une continuité entre le grouillement de la vie souterraine et notre corps comme cet espace médian, ce milieu où l’organisme éprouve l’activité du vivant en lui. L’activation par une marche d’abord lente, puis dynamique, en élargissant le mouvement depuis le centre vers les extrémités, permettait peu à peu de fluidifier les liquides internes, comme de détecter « des intelligences secrètes, dissimulées, non explicites[50] » fondées sur des processus chimiques et organiques présents, à commencer au niveau de la mitochondrie, jusque dans l’organelle et la membrane cellulaire. Sollicitant un large éventail de sensations autour de ces micro-organismes qu’elle nous invitait à inspecter, Marina convoquait dans sa guidance des représentations et des savoirs qui peu à peu nous reliaient aux êtres qui nous ont précédés : « Plantes, 470 millions d’années, Mammifères, 200 millions d’années, Oiseaux, 60 millions d’années, Hominidés 14-12 millions d’années, Homo Sapiens 300 000 ans[51]. » Loin d’user d’un langage métaphorique, mais mobilisant la botanique et le Body-Mind Centering ©, procédant par observations et par recoupements analogiques d’informations, nous pouvions, à travers des données biologiques avérées et des représentations anatomiques détaillées, considérer l’éventualité d’un partage d’expérience avec les plantes et tramer symbiotiquement d’autres relations avec le paysage environnant.

Cette exploration des couches intramoléculaires de l’homéostasie végétale qu’accompagnait cette palpation interne des tissus, muscles, fascias, organes, nous faisait toucher la chair, cette matrice tout à la fois unique et innombrable. Nos attentions ainsi animées, devenues multipolaires, se déployaient en cercles concentriques, irradiaient en faisceaux multiples. Progressivement affectées, nous pouvions accéder à une mémoire biologique archaïque et collaborer avec la végétation alentour par cette « mise en culture intime et collective des sens[52] », pour reprendre les propos de Jérémy Damian. Puis, nous nous sommes dirigées, en silence, sous les frondaisons, là où s’élançaient les troncs et où bruissaient les feuilles, nous ajustant acoustiquement et olfactivement aux manifestations de la biodiversité. Après avoir préparé les conques de l’oreille interne, nous nous sommes collées à l’écorce des troncs pour écouter le souffle de la forêt, avant de déboucher dans un pré pour une observation deux par deux. Des branches et des ramures, nous en sommes venues aux bronches, glissant ainsi de la structure en écailles de la pomme de pin aux alvéoles pulmonaires. Tout en calquant notre respiration sur le respir du lieu, nous cherchions à atteindre l’endroit précis de l’attache de nos poumons sur l’os, parcourant du bout des doigts nos cages thoraciques, de la clavicule à la ceinture intercostale. Partant de l’expansion de nos muqueuses, cette exploration menée à ciel ouvert rendait perceptible l’échange d’oxygène de feuilles à poumons, de stomates en bronchioles. Incluses dans ce pré tout frémissant de vie, arrimées à la terre comme les arbres dont nous avions caressé les flancs élancés, innervées comme les fougères se balançant au vent, nous ne pouvions plus nous soustraire à ce mouvement d’adhérence au lieu que Marina accompagnait de la lecture à haute voix d’un passage tiré des Émotions cachées des plantes[53]. Pour Didier van Cauwelaert, quand bien même les plantes sont condamnées à l’immobilité, leur imagination motrice leur permet de voyager dans l’espace et le temps, et de se relier avec d’autres existants. Ici, la comparaison entre l’imaginaire des plantes susceptibles de prospecter pour se développer, de créer de l’intimité avec d’autres agents étrangers et d’interagir pour disséminer la vie ailleurs, nous renvoyait à l’urgence absolue de nous reconnecter à cette intelligence du sensible, intelligence sentinelle ou sentience qu’Antonio Damasio nomme « absence d’esprit[54] » mais qui pourtant régénère le vivant à tout instant. Suspendant l’incessant jugement auquel la raison nous entraîne par habitude, ces exercices écosomatiques nous ramenaient à être enracinées dans le présent du corps. Ils sollicitaient en nous l’antériorité sauvage du sentiment de viscéralité, de même qu’ils éveillaient l’envie d’autres branchements, en nous faisant prendre conscience de notre appartenance à l’ici, dans cette toile commune qui nous retient comme toutes les autres espèces dans le jeu de ses mailles.

Au-delà de ces quelques journées passées ensemble dans le Finistère, de l’expérience paysagère et de la volonté que nous avions Marina et moi de continuer à éclairer le défi kerminien au prisme de la radicalité radicante du Body Weather, il y a cette conviction que la danse, en tant que connaissance, a depuis longtemps forgé les outils d’attentivité adéquats pour réfléchir à d’autres lendemains. Quant aux pratiques in situ, elles ménagent des dispositifs d’attention susceptibles de nous préparer à imaginer des relations plus responsables et responsives avec les altérités non-humaines.