Numéro 130, 2022 Femmes criminelles et culture médiatique Sous la direction de Amélie Chabrier, Ariane Gibeau et Mélodie Simard-Houde
Sommaire (7 articles)
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Liminaire
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« Je mourrai demain matin comme un homme. » Condamnation à mort et grâce présidentielle des criminelles : chorégraphies médiatiques
Amélie Chabrier
p. 19–38
RésuméFR :
Au cours de la Troisième République, les criminelles condamnées à mort bénéficieront toutes d’une commutation de leur peine, à partir de 1887, date de la dernière exécution. En observant ces affaires qui mettent au premier plan une accusée en cours d’assises risquant la peine de mort, on constate que leur couverture médiatique devient une sorte de marronnier, créant par exemple un suspense factice autour de l’exécution de la peine ou organisant des débats autour de la question. Mais ces procès sont aussi l’opportunité pour les premières féministes de s’exprimer, profitant des condamnations à mort des criminelles et de la grâce présidentielle qui leur est accordée pour réaffirmer l’égalité hommes-femmes, réévaluer la question de leurs responsabilités pénales et civiles, et revendiquer certains droits. Ainsi tiennent-elles une position pour le moins ambiguë puisqu’elles en viennent à demander l’exécution de leurs soeurs, au nom de l’égalité des droits, alors même que les féministes sont très largement abolitionnistes. C’est d’ailleurs surtout pour en rire et se moquer de leurs idées contraires à la doxa que les journalistes français convoquent ces voix dans un pseudo débat démocratique.
EN :
During the French Third Republic, women criminals sentenced to death benefited from a commutation of their sentence starting in 1887, the date of the last execution. When observing these affairs focused on an accused woman facing the death sentence in a court of law, we realize their media coverage turned into a kind of ongoing story, creating, for example, artificial suspense around the execution of the sentence, or organizing debates around the issue. But these trials were also the opportunity for the first feminists to express themselves, taking advantage of the death sentences of women criminals and the presidential pardons accorded them to reaffirm gender equality, reevaluate the issue of their criminal and civil responsibilities and lay claim to certain rights. Thus, their position was ambiguous, to say the least, since they were calling for the execution of their sisters in the name of equal rights, even as the vast majority of feminists were in favour of abolishing the death penalty. Moreover, it was to have fun mocking feminists’ unorthodox ideas that French journalists welcomed their voices to a pseudo-democratic debate.
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Anna Katharine Green, « le Conan Doyle américain », dans ses aventures éditoriales françaises
Laetitia Gonon
p. 39–59
RésuméFR :
Anna Katharine Green (1846-1935) était une autrice américaine de romans policiers. Admirée par Arthur Conan Doyle et Agatha Christie, elle a vendu son premier roman (1878) à plus d’un million d’exemplaires. Le succès de sa carrière aux États-Unis a trouvé un écho en France, où un tiers de ses oeuvres a été traduit avant 1914. Cet article retrace, à travers la presse de l’époque, les débuts chaotiques de la romancière en France : publiée d’abord en feuilleton dans les quotidiens, retraduite à de multiples reprises sous des titres divers, son oeuvre est surtout associée à ses traducteurs, que la réclame érige en auteurs. Les premiers romans d’A.-K. Green traduits en français intègrent des séries de romans-feuilletons étrangers, que les éditeurs destinent aux publics féminins. Mais à partir des années 1905-1907, avec l’explosion éditoriale du roman policier, la romancière acquiert une notoriété qui la propulse dans la liste des parangons du genre, aux côtés de Conan Doyle et Maurice Leblanc. L’impératif économique qui pèse cependant sur le roman-feuilleton policier transforme les oeuvres d’A.-K. Green en autant d’objets de collections spécialisées, dans une sérialisation bien différente de celle que l’autrice avait imaginée.
EN :
Anna Katharine Green (1846-1935) was an American author of detective fiction. Admired by Arthur Conan Doyle and Agatha Christie, she sold over a million copies of her first novel (1878). The success of her career in the United States found an echo in France, where a third of her books were translated before 1914. This article retraces, through the press of that time, the novelist’s chaotic beginnings in France: first published in serial form in the daily papers and frequently retranslated under different titles, her work came to be associated with her translators, who were publicized as the authors. Green’s first French-translated novels integrated foreign serialized fiction intended by editors for a female readership. But starting with the editorial explosion of detective novels in the years 1905-1907, the novelist gained a notoriety that propelled her onto the list of paragons of the genre, next to Conan Doyle and Maurice Leblanc. The economic imperative that weighed on crime fiction serials, however, transformed Green’s works into just so many special collectors’ items, in a serialization far different from what the author had imagined.
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La prostituée dans la nuit : étude de la presse à sensation au Québec, 1942-1960
Will Straw
p. 61–83
RésuméFR :
Cet article examine la figure de la travailleuse du sexe telle qu’elle est représentée dans la culture imprimée à sensation du Québec des années 1940 et 1950. Il se concentre sur deux périodes successives de l’histoire de la culture imprimée québécoise : d’abord, la période 1942-1947, représentée par le périodique Police Journal, qui, à mi-chemin entre le journal et le magazine, propose un regard réformiste sur la moralité du Québec avec des reportages sensationnalistes sur la criminalité et le vice ; ensuite, les journaux jaunes des années 1950, qui exploitent, à des fins sensationnalistes, les transgressions de la légalité en matière de commerce sexuel. Dans le passage entre ces deux périodes et ces deux corpus, la figure de la prostituée urbaine évolue : elle est d’abord le symbole d’un problème d’hygiène sociale puis devient une figure criminelle génératrice de récits d’action individuelle et d’agentivité.
EN :
This article examines the figure of the sex worker as represented in Quebec’s tabloid press in the years 1942 to 1960. It focuses on two successive periods in the history of Quebec print culture: first, the years 1942-1947, represented by the periodical Police Journal, which, part newspaper and part magazine, proposed a reformist examination of Quebec morality through sensationalist reporting on crime and vice; second, the yellow journalism of the 1950s, which exploited sex trade crimes for sensationalist purposes. During the transition between the two periods and the two print entities, the figure of the city prostitute evolved: she was first the symbol of a social hygiene problem and next a criminal figure, creating narratives of individual action and agency.
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« On ne peut que cracher sur la page du Code. » Pour une nouvelle cour de justice : la journaliste et la criminelle dans la presse quotidienne de la Belle Époque
Kathryne Adair Corbin
p. 85–108
RésuméFR :
Dans cet article, nous verrons comment certaines femmes journalistes de la Belle Époque se positionnent contre le propos dominant dans la presse quotidienne pour s’en servir comme instrument de justice sociale. Alors que le propos du journaliste masculin de la grande presse « sensationnalise » les crimes perpétrés par des femmes (les « beaux crimes ») et propage des clichés sur la duplicité ou la perversité supposée de la condamnée, ou encore sur de prétendues envies de vengeance, Séverine (1855-1929), et plus tard les journalistes de La Fronde (1897-1905), cherchent à faire comprendre la vie de l’accusée et son impact sur ses actions. Nous verrons également comment les femmes journalistes réussissent à se servir de la médiatisation en faveur des victimes d’injustices sociales et de l’abolition de l’inégalité sociale dans le système judiciaire et carcéral. Ce faisant, elles ouvrent à la femme la voie/la voix de la cité. Ce nouvel espace, cette nouvelle cour d’empathie et de justice, cède la place à de nouveaux arguments en ce qui concerne la criminelle, la criminalité, le procès judiciaire, et leur médiatisation, à la fois à l’intérieur des pages d’un journal mais également par un dialogue entre quotidiens. Enfin, leur travail journalistique cherche à abolir le discours public qui surveille et punit la femme, la maintenant dans une position d’altérité, et ouvre à la place la voie à un discours public qui n’est plus strictement disciplinaire envers la femme.
EN :
This article reveals how certain women journalists in the Gilded Age positioned themselves against the main coverage in the daily press and used them as an instrument of social justice. While features by male journalists in the mainstream press “sensationalized” the crimes committed by women (“beautiful crimes”) and propagated clichés on the duplicity or supposed perversity of the condemned woman, Séverine (1855-1929), and later on the journalists of La Fronde (1897-1905), sought to shed light on the life of the accused woman and its impact on her actions. This study also reveals how these women journalists succeeded in using news coverage to support the victims of social injustices and the abolition of social inequality in the justice and prison systems. In doing so, they opened the voice(s) of the city to women. This new space, this new court of empathy and justice, paved the way for new arguments regarding the woman criminal, criminality, the judicial process, and coverage of all three, both within the pages of newspapers and through a dialogue between newspapers. Finally, these women reporters aimed to abolish the public discourse that monitored and punished women, maintaining them in a position of otherness, and made room instead for a public discourse that did not view women from a strictly disciplinary perspective.
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Deux féminités marginales en miroir : la prostituée dans le regard des femmes reporters de l’entre-deux-guerres
Mélodie Simard-Houde
p. 109–137
RésuméFR :
À la croisée des années 1920 et 1930, en France, plusieurs femmes reporters – soit Maryse Choisy, Magdeleine Paz, Marise Querlin, Luc Valti et Adrienne Verdière Le Peletier – s’emparent du sujet de la prostitution. Cet article interroge ces enquêtes afin d’examiner le regard féminin porté sur cette question et sur la figure de la prostituée. Il met en lumière les ambivalences des reportages, qui hésitent entre la reconduction de stéréotypes prégnants de l’imaginaire de la prostitution, hérités des enquêtes sociales et de la littérature du xixe siècle, et l’invention d’une vision neuve du problème. La figure de la prostituée est au coeur de cette tension : à la fois victime et criminelle, femme pure et impure, ordinaire et marginalisée, elle marque les reportages de sa voix et des aventures de son corps, tout en fournissant à la femme reporter un symbole social et réflexif. Elle lui permet en effet de dénoncer certains aspects qui touchent plus généralement la condition des femmes françaises de l’entre-deux-guerres, les inégalités de genre et de classe, mais aussi de dire quelque chose de la condition un peu marginale qu’ont en commun la fille publique et la femme reporter, à l’identité mobile et hors-norme.
EN :
Between the years 1920 and 1930 in France, several women reporters—namely, Maryse Choisy, Magdeleine Paz, Marise Querlin, Luc Valti and Adrienne Verdière Le Peletier—seized on the subject of prostitution. This article examines these investigations in order to examine women’s perception of both prostitution and the figure of the prostitute. It sheds light on the ambivalences of reporting, which hesitated between the renewal of stereotypes based on prostitution in the popular imagination and inherited from social surveys and 19th century literature, and the creation of a new vision of the problem. The figure of the prostitute is at the heart of this tension: at once victim and criminal, pure and impure, ordinary and marginalized, she marks the reportage with her voice and the adventures of her body, while offering the woman reporter a social and reflexive symbol. In fact, the prostitute allows the reporter to not only denounce certain more general aspects of women’s condition during the inter-war period, involving inequities of class and gender, but to comment as well on the somewhat marginal condition shared by both the public woman and the reporter, namely, a mobile identity outside the norm.
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« Elles sont si peu que nous ne les voyons pas. » Les femmes et la prison dans les reportages de La Vie en rose
Charlotte Biron
p. 139–162
RésuméFR :
Cette étude porte sur un dossier intitulé « Les femmes en prison » paru en 1983 dans La Vie en rose et plus précisément sur les grands reportages écrits par Lise Moisan, Francine Pelletier et Françoise Guénette. L’analyse met en lumière la relation entre l’écriture du reportage au féminin et la représentation des femmes en prison. À travers l’examen de ces articles, il s’agira, d’une part, de se demander comment les journalistes de la revue féministe se réapproprient le reportage, genre journalistique qu’elles critiquent dès leur premier numéro. Il s’agira, d’autre part, de mesurer comment l’image des femmes en prison dans la revue se distingue du stéréotype de la femme criminelle, figure exceptionnelle surreprésentée dans l’espace médiatique, mais aussi de celui des femmes en prison dans les grands journaux d’information. Le dossier offre en effet une représentation singulière des femmes et du monde pénitentiaire. Le parallèle entre les reportages dans La Vie en rose et les discours sur les femmes en prison vise ainsi à explorer la façon dont les reporters préconisent une écriture de terrain qui met à distance un certain nombre d’idées reçues à travers une poétique féministe du reportage.
EN :
This study focuses on a dossier titled: “Women in Prison”, published in 1983 in La Vie en rose, and, in particular, on the in-depth feature stories of Lise Moisan, Francine Pelletier and Françoise Guénette. The analysis sheds light on the relation between the writings of women journalists and the representation of women in prison. The purpose is twofold: 1) to examine how the journalists writing for this women’s magazine re-appropriated reporting, the journalistic genre they criticized starting with their first issue, and 2) to measure how the magazine’s image of women in prison differs not only from the stereotype of the woman criminal, a figure exceptionally over-represented in the media, but also from that of women in prison as portrayed in the major newspapers. The dossier, in effect, offers a singular representation of women and prison life. The parallel between the reports in La Vie en rose and discourses on women in prison thus aims to explore how reporters recommend a writing that is based on field research and maintains a distance from many received ideas through a feminist poetics of reportage.