La relation des humains à la mort et aux morts traverse de façon stable l’histoire de l’art. Dans les tragédies grecques, le déchirement du héros provenait de son désir d’échapper à un destin prédit, lequel impliquait le plus souvent un décès non souhaité. Chez Homère, les guerres ou les voyages des protagonistes menaçaient de mort les héros que les lecteurs auraient voulu voir survivre. Dans l’épopée médiévale, la poésie lyrique ou le roman courtois, la mort était non seulement thématisée mais mise en scène ouvertement dans toute sa matérialité. Les personnages de morts abondaient dans les littératures du xvie au xxe siècle (Shakespeare, Beaugrand, Poe, Balzac, Baudelaire, Maeterlinck, etc.). Ils communiquaient peu ou indirectement avec les vivants, hantant le monde en tant que présence ambiguë. Relevant plus souvent d’un instant d’hallucination ou de confusion, le revenant dévoilait un bouleversement ou une culpabilité présumée. Plus récemment, les guerres des xixe, xxe et xxie siècles et les nombreuses morts anonymes qu’elles ont engendrées ont fait naître des récits de survie, que l’on pense au Colonel Chabert de Balzac, enterré vivant et revenant chez lui comme un mort-vivant, ou encore à l’enfant-soldat narrateur de Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, qui interrompt sans cesse le récit de ses aventures par des oraisons funèbres qu’il s’efforce d’accomplir pour commémorer les enfants morts au combat dont personne ne se souviendra autrement. La mort reste aussi un moyen, pour l’écrivain intimiste, d’assurer – du moins de rendre plus plausible – une relative postérité. Il peut s’agir alors de projeter son oeuvre dans un temps posthume. Annie Ernaux commence Les années (2008) en affirmant que : « Toutes les images disparaîtront », énumérant une série de souvenirs formulés comme des arrêts sur image de différentes scènes qu’elle ne retrouve plus ailleurs que dans sa mémoire. Elle termine son introduction avec cette réflexion : Depuis les années 1980, les arts narratifs revisitent ces motifs en dépassant l’opposition entre les morts et les vivants. Les fantômes, plus sympathiques que menaçants, prennent même les traits de narrateurs ou de narrataires. Énoncer « je suis mort » ou « tu es mort » et faire de cette affirmation le point névralgique d’une histoire semblent maintenant possibles sans que soit justifiée à outrance cette irrégularité narrative et imaginaire. Les défunts retrouvent dès lors le droit à la parole et à d’autres formes d’expression (corporelle, scripturale). Cette tendance s’inscrit pourtant dans un contexte social où la mort est devenue, dans les sociétés occidentales, difficilement exprimable, comme l’a montré l’historien des mentalités Philippe Ariès. Pour ce dernier, c’est au milieu du xviiie siècle que la « mort apprivoisée », familière et perçue comme une expérience normale, est devenue un drame incitant une mise en scène spectaculaire de la mort et du mourant. La vie de tout un chacun, et non plus seulement celle des personnes illustres, devint dès lors inachevable, les conséquences de l’existence étant projetées dans une forme de vie posthume. Celle-ci s’est étendue à une échelle sociale avec l’entretien des sépultures et des cimetières, qui répond à l’idée positiviste d’Auguste Comte selon laquelle le cimetière constituerait une preuve de l’image intemporelle de la cité et assurerait la pérennité de sa mémoire. Encore aujourd’hui, nombreux sont les monuments aux morts ou les musées qui commémorent les génocides. Depuis les travaux d’Ariès, plusieurs penseurs des humanités (Edgar Morin, Vladimir Jankélévitch, Jean Allouch, Hicham-Stéphane Afeissa, Luce Des Aulniers) remarquent un arrachement de la mort à l’ordre du visible. Pensons notamment à l’incinération ou à l’embaumement, l’une réduisant en cendres le corps et l’autre lui donnant une apparence de …
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Karine Gendron
Université de MontréalMaïté Snauwaert
Université de l’Alberta