Numéro 129, 2022 Raconter la/sa mort dans les arts narratifs contemporains Sous la direction de Karine Gendron et Maïté Snauwaert
Sommaire (7 articles)
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À la mémoire de Lucie Guillemette
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Liminaire
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Le narrateur mort au combat dans le roman de l’extrême contemporain (Ackerman, Meli, Miller)
Frédéric Weinmann
p. 19–34
RésuméFR :
L’article est consacré à trois romans revenant sur un conflit historique (l’invasion de la Sicile lors de l’unification italienne, les tensions sociales en Jamaïque au xxe siècle et la deuxième guerre d’Irak) dans la perspective d’un narrateur mort. Par-delà la parenté thématique, il s’agit surtout de mettre en évidence leurs similitudes dans le traitement du narrateur qui n’est plus, comme dans le roman réaliste, moderniste et postmoderne, conçu à l’image de l’homme, mais qu’on peut interpréter comme un « être de l’esprit » habitant une conscience individuelle ou collective. Ces trois exemples illustrent le tournant épistémologique et narratif qui s’est produit à l’aube du xxie siècle et qu’on est tenté de qualifier, en suivant la proposition d’Allan Kirby, de digimoderniste.
EN :
This article focuses on three novels that revisit a historical conflict (the invasion of Sicily during Italian unification, social tensions in 20th-century Jamaica and the second Iraq war) from the perspective of a posthumous narrator. Beyond the thematic relationship, its main purpose is to highlight similarities in the treatment of the narrator who is no longer, as in the realistic, modern and postmodern novel, conceived in the image of man, but who may be interpreted as a “being of spirit” inhabiting an individual or collective consciousness. These three examples illustrate the epistemological and narrative turning point that occurred at the dawn of the 21st century and that might be described, in keeping with Allan Kirby’s proposal, as digimodernism.
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La révolte de l’enfant-narrateur mort dans quelques romans québécois au tournant du xxie siècle
Karine Gendron
p. 35–58
RésuméFR :
Depuis les années 1980, nous trouvons plusieurs romans québécois autothanatographiques, racontés à la première personne par un mort. Parmi les cas de figure rencontrés, celui de l’enfant-narrateur décédé constitue une singularité que le présent article approfondit à partir de trois oeuvres contemporaines : L’ingratitude de Ying Chen, La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy et Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert. Des points de recoupement entre ces oeuvres sont relevés pour mieux penser les spécificités énonciatives de l’enfant-narrateur mort, notamment la transgression narrative qu’il implique et la critique sociale portée par son énonciation et les thèmes qui le taraudent (l’emprise, la violence, la marginalisation). Ces romans abordent la mort frontalement et leur jeune narrateur énonce un discours qui tient de la révolte contre les sacrifices à faire au profit d’un futur pensé de manière fixe et fondé sur la transmission. Pour l’enfant qui meurt, l’asservissement du présent en vue de l’avenir reste vain et il préfère la mort – choisie dans les trois oeuvres – à la reproduction servile des traditions. Pour lui, l’avenir relève d’une idéation qui reste imprévisible et inachevable, deux caractéristiques qui rejoignent d’ailleurs la poétique des auteurs qui le mettent en scène.
EN :
Since the 1980s, a characteristic of a number of Quebec novels is a posthumous first-person narrator who recounts their death. Among the examples encountered, the specific case of the dead child-narrator is examined here using three contemporary works: L’ingratitude by Ying Chen, La petite fille qui aimait trop les allumettes by Gaétan Soucy and Tu aimeras ce que tu as tué by Kevin Lambert. The overlapping points between these works are highlighted to better discuss the specific statements of the dead child-narrator, notably the narrative transgression this narrator implies and the social criticism expressed through their statements and the issues that preoccupy them (power, violence, marginalization). These novels discuss death up front, and their young narrator formulates a discourse based on a revolt against sacrifices made for the benefit of a future that is fixed and founded on transmission. For the child who dies, the enslavement of the present to the future is in vain, and death—chosen in the three works—is preferable to the servile reproduction of traditions. For this narrator, the future remains a concept both unpredictable and unachievable, two characteristics that connect, moreover, with the poetics of the authors depicting it.
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Les spectres de l’hydro chez Tim Whiskeychan et Virginia Pésémapéo Bordeleau
Isabella Huberman
p. 59–80
RésuméFR :
Cet article analyse la représentation des spectres de l’hydro dans une oeuvre d’art public, Iiyiyiu-Iinuu de l’artiste cri Tim Whiskeychan, et une oeuvre littéraire, Ourse bleue de l’écrivaine métisse crie Virginia Pésémapéo Bordeleau. Les deux oeuvres partagent comme toile contextuelle la disparition des sépultures eeyouch lors des inondations causées par le développement hydroélectrique sur les rivières Eastmain et Rupert dans les années 2000. Reposant sur l’hypothèse que l’extraction de la ressource hydroélectrique détruit des lieux de vie dans un geste nécropolitique, cet article examine les manières dont les deux oeuvres refusent l’effacement en mettant en scène les morts comme des relations dont il faut prendre soin malgré et en dépit de la transformation du territoire. Alors qu’Iiyiyiu-Iinuu évoque le deuil d’une communauté et crée un lieu de mémoire collectif au coeur de la zone de destruction, Ourse bleue dépeint le deuil personnel d’une femme qui communie avec les esprits de sa parenté.
EN :
This article analyzes the representation of the ghosts of Hydro in a public art work, Iiyiyiu-Iinuu, by the Cree artist Tim Whiskeychan, and a literary work, Ourse bleue, by the Cree-Métis writer Virginia Pésémapéo Bordeleau. The contextual canvas of both works is the disappearance of Eeyou graves during the flooding caused by hydroelectric development on the Eastmain and Rupert rivers during the 2000s. Rooted in the hypothesis that the extraction of hydroelectricity destroys living environments in a necropolitical gesture, the present article examines how both works refuse erasure by representing the dead as relations that must be cared for despite and because of the transformation of the territory. Whereas Iiyiyiu-Iinuu evokes the grief of a community and creates a place of collective memory at the heart of the destruction area, Ourse bleue depicts the personal grief of a woman who communicates with the spirits of her relatives.
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« Nous verrions notre mort ». Écrire la mise en scène de la femme, du féminisme et de la mort aujourd’hui : les exemples de Woman and Scarecrow et La vie utile
Aileen Ruane
p. 81–109
RésuméFR :
Le présent article propose d’explorer les personnifications de la Mort dans les pièces de deux autrices féministes : Woman and Scarecrow (2006) de la dramaturge irlandaise Marina Carr et La vie utile de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière (2019). Ces autrices reprennent à leur compte le motif du dévoilement d’une Vérité par l’apparition de la Mort au chevet du mourant. Dans la plupart des pièces, ce dialogue au seuil de la mort permettrait de confier des vérités cachées au temps de la vie, comme s’il n’y avait plus rien à perdre pour qui quitte le monde. Ce n’est toutefois pas tant une vérité finale que recherchent les protagonistes des pièces étudiées qu’une réévaluation de ce qu’elles croyaient vrai et que la Mort leur fait remettre en question. L’article montrera que le travail textuel et scénographique des dramaturges accentue l’ambiguïté inhérente à tout bilan moral final. Dans ces deux pièces, la pensée féministe est montrée comme étant difficile à incarner au quotidien (au temps présent) par des protagonistes qui n’expriment ultimement les injustices vécues qu’au moment de leur mort, lorsque ces injustices n’engagent plus leur avenir. Il ne s’agit donc plus pour elles de valoriser la pédagogie/punition à travers le personnage de la Mort mais de suggérer qu’à la fin d’une vie se tiennent la discussion/le dialogue, engendreurs de polysémie. La scène est alors un lieu avantageux pour communiquer cette réflexion féministe qui tient de l’ambiguïté des vies possibles davantage que d’une morale implacable à transmettre.
EN :
This article proposes to explore the personifications of Death in the plays of two feminist authors: Woman and Scarecrow (2006) by the Irish playwright Marina Carr and La vie utile by the Quebec playwright Évelyne de la Chenelière (2019). Both authors adopt the motif of Truth unveiled by the appearance of Death at the dying person’s bedside. In most of the plays, this dialogue at the threshold of death supposedly allows the hidden truths of a lifetime to be revealed, as if the person exiting the world had nothing more to lose. However what the protagonists of the plays examined here is less a final truth than a reevaluation of what they believed to be true and what Death leads them to reexamine. This article shows how the textual and scenographic work of the playwrights emphasizes the ambiguity inherent in any final moral assessment. In these two plays, feminist thought is shown as difficult to embody on a daily basis (at the present time) by protagonists who ultimately express the injustices they’ve endured only at the moment of their death, when said injustices no longer shape their future. Thus, the issue is no longer assigning value to teaching/punishment via the figure of Death, but suggesting, rather, that a discussion/dialogue, generators of polysemy, takes place at the end of life. The stage then represents a good place to communicate this feminist reflection, which is more about the ambiguity of possible lives than conveying an uncompromising moral viewpoint.
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Mises en discours de la mort dans le Journal de Marie Uguay
Catherine Parent
p. 111–126
RésuméFR :
Le Journal de Marie Uguay se présente comme un accès privilégié à l’expérience intime que vit l’écrivaine alors que la mort promise par la maladie permet l’émergence de réflexions qui façonnent autant un nouveau rapport au monde qu’un rapport à soi transformé. Si, par le statut posthume du Journal, le lectorat connaît déjà la finalité de l’oeuvre, il n’en demeure pas moins que le bouleversement engendré par la maladie et la mort dévoile chez Uguay une part d’agentivité puisque l’acte d’écrire lui permet de rejouer son sort selon ses propres modalités. Ainsi, cet article propose de se pencher sur la thématique de la mort tant au sein du Journal d’Uguay que dans sa réception critique. Plus précisément, il sera question d’aborder l’écriture à la fois comme une reprise de pouvoir sur la vie et une lutte pour celle-ci.
EN :
The Journal of Marie Uguay presents as a privileged access to the writer’s private experience during a time when foreseeable death due to illness enables reflections that shape a new relationship to both the world and a transformed self. If, by virtue of the Journal’s posthumous status, readers already know how it ends, the fact remains that the sweeping changes caused by illness and death produce a form of agency in Uguay, since the act of writing allows her to replay her fate as she chooses. Thus, this article aims to focus on the theme of death in both Uguay’s Journal and its critical reception. More specifically, the issue is to discuss writing as both a regaining control of life and a struggle for it.