Corps de l’article

Le 8 juillet 1913, Louis Hémon était victime d’un accident mortel à Chapleau (Ontario). Son roman le plus connu, Maria Chapdelaine, paraît de manière posthume, en 1914, en feuilleton, dans Le Temps de Paris. C’est dans ce format que le découvre Louvigny de Montigny, poète, critique et auteur dramatique, qui en prépare alors une édition imprimée à Montréal en 1916, cinq ans avant que Grasset n’en rachète les droits et ne le publie finalement sous forme de livre à Paris en 1921. Un recueil de nouvelles et trois autres romans suivront : La belle que voilà (1923), Colin-Maillard (1924), Battling Malone, pugiliste (1926) et Monsieur Ripois et la Némésis (1950). Puis, au fil des recherches menées par les critiques et les universitaires, nous parviennent d’autres ouvrages : Lettres à sa famille (1968), Récits sportifs (1982), Itinéraire de Liverpool à Québec (1985), Nouvelles londoniennes (1991), Écrits sur le Québec (1993) et Au pied de la lettre (2003). En 1980, Nicole Deschamps publie la première édition critique de Maria Chapdelaine[1] et, entre 1990 et 1995, paraissent les Oeuvres complètes en trois volumes, travail réalisé par Aurélien Boivin[2].

Curieuse carrière que celle de Louis Hémon, qui partage son temps entre trois pays, la France, l’Angleterre et le Canada ; qui, installé à Londres, publie chroniques, récits et nouvelles dans les journaux parisiens et écrit des romans qui ne paraîtront pas, soit parce que les éditeurs les auront refusés, soit parce que la famille les aura soustraits au champ littéraire pour protéger une réputation de bien-pensant largement surfaite[3]. C’est sans doute en grande partie grâce au succès québécois de Maria Chapdelaine que l’oeuvre de Louis Hémon aura survécu au temps, mais c’est aussi ce succès qui a en quelque sorte figé l’auteur dans cet unique roman et ses nombreux palimpsestes. Parce qu’il fut publié le premier, on oublie souvent que Maria Chapdelaine a été le dernier roman écrit par l’auteur. C’est donc à l’aune de cet ultime ouvrage que tous les autres seront lus et relus, de manière rétrospective… quand ils le seront.

Déjà, la lecture de Maria Chapdelaine pose un certain nombre de problèmes. Dès sa publication, le roman est saisi et pérennisé par le milieu littéraire canadien-français, héraut d’une lecture qui, voulant rattacher le roman à la tradition plutôt conservatrice du roman régionaliste, omet de prendre note des transformations qu’il lui fait subir du même coup – a-t-on vraiment remarqué, par exemple, que Maria a été la première femme personnage de roman à porter sur ses épaules le poids de l’héritage familial ? Or, comme le suggérait déjà Gilles Thérien, « [c]e roman que tous croient connaître est d’une heureuse lecture […] Depuis sa parution, on a voulu en faire le champion du catholicisme ou de la colonisation. Il suffit d’y lire une pointe d’ironie pour y retrouver de multiples autres interprétations[4] ». Et, plus largement, Nicole Deschamps en appelait à « envisager l’existence d’un Louis Hémon méconnu, un écrivain plus complexe et moderne que le Louis Hémon conventionnel, celui du lieu commun célébré par le canon[5] ».

L’objectif de ce dossier est de faire le point, voire de redécouvrir cet écrivain-journaliste, de mesurer encore une fois les retombées de son oeuvre, mais sans doute encore plus de mettre en évidence son caractère exemplaire. Il s’agit de relire cette oeuvre à la lumière des avancées récentes en histoire littéraire, poétique, études intermédiales et muséologie ; de s’interroger à la fois sur le projet littéraire et sur la place qu’a tenue l’écriture dans la vie de Louis Hémon, de réfléchir à cette singulière trajectoire d’écrivain, marginal, discret, visiblement en rupture avec le milieu littéraire parisien, mais aussi de mesurer l’exceptionnelle réception critique qui a propulsé Maria Chapdelaine au rang des modèles de la littérature québécoise et entraîné un cortège d’éditions illustrées, d’adaptations et de palimpsestes au cinéma, à la radio, au théâtre, dans la littérature de jeunesse, voire dans le roman contemporain.

Plusieurs des travaux qui composent le présent dossier ont été élaborés à l’occasion des célébrations du centenaire du décès de Louis Hémon, et les premières versions ont été présentées dans le cadre d’un colloque tenu à l’automne 2013 par le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Aux organisateurs et organisatrices était apparue pertinente l’idée de revenir – encore une fois diront certains – sur cette oeuvre séminale, mais pour la lecture de laquelle nous possédons désormais des clés nouvelles, espérant aussi contribuer à remettre l’histoire à l’endroit, en favorisant l’étude des autres oeuvres de Hémon, ce qui jette un éclairage neuf sur le roman. Les articles qui composent le dossier s’organisent en deux volets : le premier fait le point sur l’état des éditions et rééditions de l’oeuvre littéraire de Louis Hémon, ouvrant sur une écriture protéiforme aux enjeux multiples, et le second interroge le processus de patrimonialisation à travers l’analyse de quelques relectures marquantes de Maria Chapdelaine, pour mesurer la fortune du roman, mettre en valeur ce qui est devenu, selon les mots de Nicole Fortin, une « histoire de seconde main[6] ». Ces contributions, qui révèlent l’étonnante pérennité du roman, et peut-être encore plus celle de son personnage éponyme, laissent de ce fait entrevoir quelque chose de fondamental. Pourquoi, en effet, toujours revenir à ce roman, que ce soit pour le condamner ou pour le réactualiser, si ce n’est parce qu’il continue de soulever des enjeux esthétiques ou politiques qui n’ont pas encore trouvé leur résolution ?

L’article que signe Aurélien Boivin, qui ouvre ce dossier, répond au voeu de Jacques Ferron, dont on se souvient qu’il avait préfacé la réédition de Colin-Maillard en 1972 aux Éditions du Jour, et qu’il y engageait à relire l’ensemble de l’oeuvre de Louis Hémon de manière à mieux saisir la démarche ayant conduit à l’écriture de Maria Chapdelaine. Il nous offre ainsi une traversée, où l’on voit Hémon exilé à Londres, faisant ses débuts dans le journal sportif parisien Le Vélo, où il publie près de deux cents textes, récits et chroniques sportives. Il s’y fait la main, comme on dit, et il y gagne son pain, comme le fait à la même époque à Montréal Albert Laberge, son contemporain ; il y exerce sa prose qu’il consacre ensuite à des textes plus longs, des nouvelles pour commencer, puis une série de quatre romans, dont Maria Chapdelaine est le dernier. Émerge une oeuvre où domine l’idée du voyage, de la découverte puis de la description de pays étrangers à travers la mise en récit d’univers sociaux normalement peu fréquentés par les romanciers.

Dans Une société, un récit, Micheline Cambron parlait de la « présence fantomatique de Maria Chapdelaine dans le roman urbain[7] », citant l’oeuvre de Réjean Ducharme. Fantomatique est encore la présence de Maria, cette fois le personnage, dans La dalle-des-morts de Félix-Antoine Savard, comme le rappelle l’auteur dans l’entretien qu’il accorde à Donald Smith[8]. On pourrait sans doute citer d’autres exemples, tout aussi probants. Écrit à quatre mains et se présentant comme un diptyque, l’article de Betty Bednarski et Susan Murphy, traductrices et spécialistes de l’oeuvre de Jacques Ferron, fusionne ici la réflexion qu’elles mènent chacune de son côté depuis de nombreuses années en une seule proposition d’article qui met en valeur la profonde affinité personnelle qui lie Jacques Ferron, l’auteur, à l’homme que fut Louis Hémon. Cette affinité se lit tant dans la correspondance, encore largement inédite, que dans la fiction, comme le montre l’analyse du roman Les roses sauvages où Ferron transpose un élément de sa propre vie et de celle de Louis Hémon à travers la création du personnage fictif d’une petite fille. Cette rencontre entre les deux écrivains met en valeur la problématique de l’altérité qui préoccupait Ferron et qui, jusqu’à présent, n’avait été envisagée qu’à travers la référence à l’Anglais.

« Quels maîtres étrangers ou canadiens, quelles expériences humaines ont déterminé les questions que vous vous posez et que vous posez silencieusement ? À quelles lectures, à quels foyers avez-vous demandé d’éclairer votre route[9] ? », demandait Jean-Charles Falardeau à ses étudiants en 1959, reproduisant peut-être les questions qui avaient présidé à la lecture de Maria Chapdelaine que, jeune étudiant en sociologie, il avait publiée dans L’Événement-Journal, quotidien de la ville de Québec, vingt ans plus tôt[10]. À l’époque, Falardeau s’interrogeait sur le fait que l’on considère Maria Chapdelaine comme un classique, à peine vingt-cinq ans après sa publication. Que penser du discours que l’école tient aujourd’hui sur le roman de Louis Hémon ? Sylvain Brehm pose la question inévitable : Maria Chapdelaine est-il enseigné parce qu’il s’agit d’un classique de la littérature ? Ou est-il un classique de la littérature parce qu’il est encore enseigné ? Car les programmes des cours de français imposés dans l’enseignement collégial ne précisent pas la définition de la notion de « classique ». Tout au plus donnent-ils un certain nombre d’options, que les enseignants auront à actualiser. Brehm s’interroge ainsi sur le discours que tiennent les manuels de littérature destinés à l’enseignement collégial, qui, pour la plupart, reconduisent la doxa, laquelle, s’agissant du roman de Louis Hémon, renvoie inexorablement à la description d’un passé révolu, sans jamais offrir de véritable option qui pourrait en renouveler la lecture. Quel sens doit-on donner alors à toutes ces suites et adaptations qui réactualisent le roman et quel sens donner à ce qui interpelle tant d’artistes dans le personnage de Maria ?

Les trois articles qui suivent contribuent à répondre à cette question. Spécialiste du cinéma québécois, Germain Lacasse revoit les adaptations cinématographiques du roman de Louis Hémon, depuis la version proposée par Julien Duvivier en 1934, jusqu’à la version de Gilles Carles en 1983, accordant une attention toute particulière à La mort d’un bûcheron (1973) qui, sans référer directement à Maria Chapdelaine, n’en propose pas moins une relecture, sans doute et par là même, une des plus intéressantes. Il semble bien que, à la manière de Jacques Ferron, les libertés que les créateurs s’octroient dans l’adaptation, voire dans la simple référence, soient porteuses d’une riche interprétation. La nouvelle version cinématographique du roman, réalisée par Sébastien Pilote, dont la sortie a eu lieu à l’automne 2021, après avoir été retardée pour cause de pandémie, montre que nous n’en avons fini ni avec le roman ni avec le personnage. Au dernier moment de la préparation de ce dossier, David Bélanger et Thomas Carrier-Lafleur, qui ont eu accès au film et au scénario de cette plus récente adaptation cinématographique, ont accepté d’en offrir une première analyse. D’un film à l’autre, dans ces deux articles, émergent les tensions entre la tentation du folklore et les enjeux nationaux, entre le pittoresque et le banal, entre la fidélité et l’aventure, qui animent les scénaristes et réalisateurs.

L’article de Marie-Ève Riel pousse un cran plus loin en interrogeant la trajectoire posthume de l’écrivain, dont le Musée Maria-Chapdelaine, devenu le Musée Louis-Hémon en 1986, conserve la mémoire. Inauguré en 1938 par la Société des Amis de Maria Chapdelaine dans la modeste maison de Samuel Bédard à Péribonka, où l’écrivain aurait vécu en 1912, ce musée est aussi la première maison d’écrivain du Québec. Successivement lieu de culte voué au roman dans les années 1930, centre d’interprétation de la colonisation en 1960 et musée dédié à l’écrivain depuis les années 1980, le musée relève d’un phénomène de patrimonialisation qui cherche à repenser le territoire dans sa spécificité culturelle. Dans cet article, il s’agit moins de rendre justice au roman de Louis Hémon que de s’interroger sur les critères de valorisation et de mise en valeur de la littérature hors du champ littéraire, en particulier quand il s’agit des oeuvres qui ont plus souvent rencontré leur public à travers des productions dérivées, comme les films et séries télévisées, ou à travers des discours secondaires, comme celui de l’école.

L’article de Geneviève Chovrelat-Péchoux s’inscrit en faux contre la plupart des lectures qu’on a, à ce jour, proposées du roman de Louis Hémon. Elle remonte aux sources, c’est-à-dire au moment de la venue à l’écriture du jeune homme qui prépare une licence en droit à la Sorbonne, alors que l’affaire Dreyfus continue de polariser l’opinion publique. Ces années où il rédige ses premiers récits sportifs, publiés dans un journal fondé par un dreyfusard connu, et ses premières nouvelles sont aussi celles où Louis Hémon s’éloigne progressivement de sa famille et des milieux littéraires parisiens pour acquérir, conquérir pourrait-on dire aussi, sa liberté et sa voix propre. Ses premiers textes publiés révèlent ainsi un personnage libertaire, qui s’engage en faveur des laissés-pour-compte et qui prend position contre toute forme de discrimination et de violence politique, aux antipodes des lieux communs véhiculés à son propos.

Il n’est pas possible, dans le cadre d’un dossier de revue, d’explorer toutes les voies qu’ouvre la relecture de cette oeuvre-phare. Ainsi ne sont pas abordées ici les adaptations théâtrales, la série radiophonique ou télévisée, la bande dessinée ou les oeuvres picturales, mais nous avons tout de même tenté l’aventure de soumettre l’oeuvre de Louis Hémon aux lectures et relectures les plus contemporaines[11].