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Écrivain et journaliste dans l’entre-deux-guerres, scénariste et dialoguiste[2] à partir des années 1940 jusqu’au début des années 1970, Pierre Bost (1901-1975) est un nom peu souvent cité. Son oeuvre littéraire fait néanmoins l’objet d’une réédition remarquée depuis une quinzaine d’années[3]. Le journaliste n’est pas en reste : des articles littéraires[4] et des critiques cinématographiques[5] inédits ont été édités récemment. On se souvient davantage de la paire réputée de scénaristes qu’ont formée Jean Aurenche et Pierre Bost dans les années d’après-guerre, représentatifs de la « qualité française » que François Truffaut devait attaquer dans son célèbre article « Une certaine tendance du cinéma français[6] ». Pour le futur réalisateur des Quatre cents coups, il s’agissait avant tout de se faire un nom en attaquant les scénaristes emblématiques du cinéma de l’heure[7]. Il faudra attendre les premiers films de Bertrand Tavernier, scénarisés par Aurenche et Bost[8], pour qu’ils soient d’une certaine manière réhabilités, même si, avec le recul, Truffaut reconnaîtra avoir été excessif dans ses propos et qu’il aurait été plus avisé de critiquer le travail du réalisateur Claude Autant-Lara plutôt que celui de ses scénaristes attitrés[9]. On sait du reste l’admiration de Truffaut pour deux autres films d’Autant-Lara : d’abord La traversée de Paris, d’après un texte de Marcel Aymé, car « le film va plus loin que la nouvelle, il est plus fort, plus profond, tout en recélant toutes les beautés du texte », de sorte que « la technique de Jean Aurenche et Pierre Bost (déplacement de scènes, équivalences, etc.) a fait merveille[10] » ; ensuite En cas de malheur, où les scénaristes « ont trouvé en Claude Autant-Lara le partenaire idéal puisque, sans rechigner et sans jamais toucher à une virgule de leur texte, il met en valeur chacune de leurs trouvailles[11] ».

Le cinéma a toujours occupé une place centrale dans la vie de Pierre Bost. Dès la fin des années 1920, il commente certains films dans sa chronique « Spectacles et promenades » de La revue hebdomadaire, avant de tenir assidûment les chroniques cinématographiques des Annales politiques et littéraires à partir de 1930 (jusqu’à la guerre) et de l’hebdomadaire Vendredi, depuis le premier jusqu’à son dernier numéro (novembre 1935 à décembre 1938). Dans « Éloge de Pierre Bost », sa préface à l’édition d’un choix d’articles de Bost sur le cinéma, Tavernier rappelait l’inspiration, l’ouverture, la culture et la qualité de l’écriture d’un critique[12] qui savait repérer les forces et les faiblesses d’un film et qui se trompait très rarement.

Bost n’a jamais produit de monographie ni même de véritable réflexion de fond sur sa conception du cinéma. Ses contributions étaient alimentaires ; en marge de son oeuvre littéraire, il écrivait aussi sur le théâtre, le cirque, le sport et bien d’autres sujets dans divers journaux et revues. Toutefois, une certaine conception du cinéma peut être déduite des centaines de chroniques qu’il a rédigées au fil de l’actualité cinématographique, une conception à la fois très rigoureuse et très libre, car, comme le disait Lucien Wahl, il est vain de vouloir « établir des théories esthétiques », c’est plutôt « en étudiant les films que l’on en établit soi-même[13] ».

Dans cette perspective, j’essaierai, dans les pages qui suivent, de montrer comment se construit chez Bost une réflexion critique qui cherche résolument à saisir les qualités artistiques inhérentes au médium filmique et qui accorde une place centrale aux images et à leur traitement.

L’art n’imite pas le réel

Il y a chez Bost une vision esthétique très nette des qualités formelles propres au cinéma, et ce, dans une perspective qui n’exclut pas le scénario, les dialogues, le décor et le jeu des acteurs, de la même manière que les qualités d’écriture d’un roman tirent aussi leur effet de l’histoire qui est racontée et des personnages qu’on y trouve. Autrement dit, pas plus que le roman, le cinéma n’imite le réel.

À cet égard, il faudrait rappeler ici, simultanément à sa découverte du cinéma, l’intérêt de Bost pour la photographie, notamment dans deux publications produites au tournant des années 1930. Manifeste de la « nouvelle vision photographique », Photographies modernes présentées par Pierre Bost contient, entre autres, des photos de Roger Parry, Jean Dréville, André Kertesz, Eli Lotar, Germaine Krull et Joris Ivens, lequel s’orientera ensuite vers le cinéma documentaire. Le début volontaire de la présentation de Bost pourrait très bien tenir lieu de profession de foi pour un art cinématographique :

C’est une grande erreur de croire qu’il est plus facile de décrire que de commenter. Voir est plus difficile que comprendre, parce que, malgré les apparences, voir suppose comprendre, bien plus encore que comprendre ne suppose voir. On s’en aperçoit très bien en lisant les bons auteurs, comme en regardant les grands peintres ; voir ce n’est pas du tout enregistrer passivement, mais bien reconstruire. Les grands artistes ont ce privilège de nous offrir des images qui ne copient pas le réel, mais sont plus vraies que le réel[14].

Si Bost prend exemple sur la peinture, ce n’est ici que pour signifier que la photographie, entre sa volonté de représenter le réel et celle de le (re)composer, aura connu une évolution similaire à celle de l’art pictural, qui devait s’orienter à partir du xixe siècle vers une forme de figuration toujours plus suggestive et abstraite. D’où, après six pages de développement sur la photographie, cette conclusion : « Si la photographie est un art, c’est parce qu’elle a renoncé bravement à l’exactitude photographique[15]. »

Cette autonomie devient plus manifeste encore dans sa présentation, l’année suivante, des images de Man Ray issues du procédé que l’artiste surréaliste nomme « rayogramme ». Dans Électricité. Dix rayogrammes de Man Ray et un texte de Pierre Bost, celui-ci célèbre cette technique qui est « de donner des images non pas ressemblantes mais vraies de ce qui est au monde de plus abstrait[16] », où « toutes ces formes incroyables et indiscutables laissent deviner les vrais artifices de l’habileté, de cette tricherie avec le monde qui fait l’artiste[17] ».

Je reviendrai plus loin sur cette expression des « images vraies » qu’on trouve dans les deux textes. Ce que pour l’instant je retiens de ceux-ci, c’est que pour Bost il n’y a pas d’art sans arrangement, sans fabrication. L’art n’imite pas le réel mais construit son propre réel, son propre espace de représentation. Il est une architecture. Le cinéma n’est pas différent, à cet égard, de la photographie, si bien que le réalisateur qui, à l’instar de Sidney Franklin, « a le sens du cinéma […], n’est pas seulement un habile manipulateur de grandes machines, mais aussi un artiste[18] ».

Vers un art autonome

Ce souci de saisir le média en fonction de l’autonomie qui est la sienne dans sa volonté non pas de reconduire le réel mais de le transformer par l’art, nous le retrouvons au coeur des positions critiques de Bost sur le cinéma. La question qui se pose ici est de savoir comment parler du cinéma, de la technique qui lui est propre et des images qui en sont le langage privilégié. Car le cinéma donne d’abord à voir. Pierre Bost, comme Jean Prévost, André Beucler, Alexandre Arnoux et bien d’autres critiques contemporains, est d’abord un écrivain, même si, pour eux tous, leurs débuts littéraires coïncident à peu près avec l’exercice de leur travail de chroniqueur cinématographique. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que ces écrivains essaient spontanément d’établir, à partir de caractéristiques qui définissent le roman et le théâtre, et donc dans un esprit de comparaison, l’optique formelle par laquelle le cinéma peut être traité spécifiquement comme un art à part.

Par conséquent, Bost n’aura de cesse de se plaindre de ces films qui ne sont que du « théâtre filmé », comme Jean de la lune de Jean Choux ou la trilogie marseillaise issue des pièces de Pagnol, dont il déplore le « manque surprenant d’invention cinématographique, d’interprétation, de montage » (MGA, p. 60[19]). De la même façon, il critique les films, assez nombreux, qui transposent dans les formes du cinéma celles de l’opéra-comique – comme Nuits d’Andalousie d’Herbert Maisch – ou les artifices du music-hall, comme dans les films de Laurel et Hardy, qui sont précisément « ce qu’on pourrait appeler le “music-hall filmé”, ou même, presque, le “cirque filmé”[20] ». Sans intérêts cinématographiques, ils ont le mérite de divertir ; à l’inverse, les frères Marx ont le mérite d’avoir « résolu le difficile problème d’orienter le jeu du clown dans le sens cinématographique » (MGA, p. 343), car ils « ont réussi à transposer les effets de la piste [de cirque] dans le sens du “comique d’écran” » (MGA, p. 343). Dans le même ordre d’idées, Chercheuses d’or, un film de Mervyn Leroy, trouve grâce aux yeux de Bost parce qu’il « crée une nouvelle sorte de spectacle, le “music-hall cinématographique”, qui renouvelle entièrement le genre, et qui fait, en somme, une des inventions les plus valables de l’art de la mise en scène au cours des derniers mois[21] ».

La transposition ou l’adaptation cinématographique exige une inventivité qui est un réel défi, pose des difficultés qu’il n’est pas aisé de résoudre. À cet égard, Bost départage toujours les réussites et les échecs en fonction de la capacité du réalisateur de soumettre entièrement le texte qu’il adapte au langage et à la forme cinématographiques. Partant, devant les erreurs d’adaptation du Songe d’une nuit d’été par Max Reinhardt, Bost est « tenté de croire, par moments », que le célèbre metteur en scène de théâtre, qui avait monté cette pièce à Florence en 1933, « n’a rien compris au cinéma[22] ». En revanche, Georges Cukor, en adaptant Roméo et Juliette par « un montage souvent intelligent et heureux », lui paraît avoir « construit un film, tout comme Shakespeare avait construit une pièce[23] ». L’autonomie que Bost demande au cinéma par rapport aux genres littéraires et aux arts de la scène, il l’exige aussi en ce qui a trait à l’Histoire. Consacrant sa chronique au Dictateur de Victor Saville, il affirme d’emblée : « Je n’ai jamais demandé aux films historiques de m’apprendre l’Histoire », précisant que ces films n’intéressent « que sur le plan du cinéma[24]. »

Si parfois, compte tenu de sa parenté évidente avec la narration filmique, le roman sert de mesure étalon, Bost ne perd jamais de vue que son rôle de critique vise précisément à rendre au cinéma ce qui lui appartient en propre, à définir l’identité générique qui lui est exclusive. Le roman devient de la sorte une forme de repoussoir utile pour mesurer les qualités de l’art cinématographique. Ainsi, si le roman policier s’est récemment renouvelé, écrit-il en 1933, c’est probablement parce que « c’est le cinéma qui s’est attaqué à des oeuvres de ce genre et qu’il les réussit mieux que les romans policiers[25] ». Si l’action des Bas-fonds, adaptation d’un roman russe de Gorki, se passe à Paris, le film n’en est pas moins beau, car il faut « juger les films tout nus » et que, dans le cas de celui de Renoir, « tout ce qu’il raconte reste valable, dans quelque lieu que ces événements se déroulent[26] ». Si, encore, l’adaptation de Madame Bovary est admirable, c’est parce que Renoir a su retrancher du roman de Flaubert tout ce qui lui a permis de faire un film à part entière (MGA, p. 373). De même, il loue la capacité du film de George Cukor, Les quatre filles du docteur March, de s’émanciper du roman :

Ajoutez à cela que le cinéma, par le jeu des éclairages, par le découpage, par la perfection possible de tous les détails, peut donner à une oeuvre un caractère nouveau, une unité. Il n’en faut pas plus pour que le film se substitue au roman et le fasse oublier. En somme, le sujet passe au second plan, et pourtant reste présent et nécessaire. C’est alors la marque même d’un art évolué.

MGA, p. 103

Au-delà du fait que le cinéma raconte et invente une histoire qui met en scène des personnages, on sait que nombre des mécanismes du cinéma reconduisent spontanément des procédés qui depuis longtemps déjà caractérisent les formes littéraires. Le récit rétrospectif est une donnée essentielle de la poétique narrative. Le gros plan nous ramène à l’art du portrait littéraire. Le montage se décline en séquences qui rappellent l’ordre des paragraphes, voire des phrases d’un roman, etc. Tout cela crée assurément chez le critique de l’époque une grille de lisibilité et de compréhension du film qui, du fait même de la référence implicite à la littérature, aide les critiques les plus consciencieux à prendre la mesure d’un art cinématographique en propre. La question devient alors de savoir comment le cinéma découvre, assimile et développe ces techniques jusqu’à les rendre, par la nature de la fonction qu’elles exercent dans l’économie filmique, exclusivement siennes.

Ainsi, si le récit rétrospectif introduit une difficulté de compréhension, puisqu’il répond à un « découpage particulier » (MGA, p. 80), Bost souligne la manière dont il devient gage de réussite dans un film comme Thomas Garner de William K. Howard :

Le plus important, c’est cette volonté de briser un instrument trop souple, de forcer le cinéma à s’exprimer selon un rythme nouveau. Et c’est pour avoir considéré ce nouveau procédé non comme une fin en soi, mais seulement comme un moyen d’expression, que le metteur en scène a pu nous toucher. On peut prévoir que ce film sera imité… Profitons du temps où il est encore le seul, le premier (du moins pour nous), et admirons un homme qui ose s’aventurer, dans l’ordre du cinéma, à des recherches qui sont vraiment des recherches de style. Ce sont de telles entreprises qui font la vie même de tous les arts. Si le cinéma veut en être un, il faut qu’il ait le courage de s’y jeter à son tour.

MGA, p. 80

Quelques mois plus tard, Bost pourra déjà se plaindre que « [l]e rétrospectif est terriblement à la mode » (MGA, p. 94). L’habileté avec laquelle on est rapidement venu à en faire usage exige au moins que cet usage soit pertinent, commandé pour les besoins de l’histoire racontée. Selon cette logique, Bost reproche à Renoir de faire une utilisation arbitraire du récit rétrospectif dans Le crime de monsieur Lange, un film qu’il admire néanmoins. Le raisonnement de Bost est perspicace : si le récit rétrospectif que fait le personnage contient beaucoup plus d’éléments que ce qu’il a pu personnellement en connaître, quelle est dès lors la raison de ce récit ? Autrement dit, « pourquoi introduire un narrateur, si ce n’est pas pour nous montrer les événements vus, compris et sentis par lui ? » (MGA, p. 224)

Dans l’une de ses toutes premières critiques, attentif à ce qu’il appelle un « art de l’écran » dans son appréciation de La passion de Jeanne d’Arc de Carl T. Dreyer en novembre 1928, Bost observe que celui-ci révolutionne le cinéma par l’usage de gros plans, ce qui crée des « effets de pur cinéma » (MGA, p. 32), où les « portraits » sont des « images si étroitement liées entre elles par la marche du drame que ce procédé ne se découvre pas tout de suite » (MGA, p. 32). Ultérieurement, de la même manière que le récit rétrospectif est devenu un effet de mode, Bost pourra noter que « [l]’abus des gros plans et des surimpressions date un peu » (MGA, p. 114) dans Tonnerre sur le Mexique. C’est que « [l]’art cinématographique fait des progrès trop rapides » pour supporter qu’un film paraisse avec un peu de retard » (MGA, p. 43), même si par ailleurs cet art « n’avance pas selon un progrès continu[27] ».

De ce point de vue, Bost sera toujours sensible aux développements techniques qui forcent le critique à évaluer la qualité des films aussi en fonction des possibles qui les habitent. L’intérêt et la réussite d’un film ne tiennent pas seulement à l’expérimentation d’un procédé nouveau, mais aussi, conséquemment, à sa capacité de s’affranchir de procédés vieillis en les renouvelant. C’est pourquoi Bost se montre sensible à la notion d’« oeuvre ». Sans doute l’exemple lui vient-il de la littérature, mais cette notion est pour lui pratique, à la fois pour désigner les balises à l’intérieur desquelles se trouvent réunis les éléments techniques propres au cinéma, et dont le traitement garantit la cohérence de la démarche du réalisateur, et pour rendre compte de ce que le cinéphile est en droit d’attendre.

On le voit donc, en décembre 1928, dans le troisième numéro du magazine Pour vous, faire paraître un article (le premier qu’il publie sur le cinéma qui n’est pas une critique de film) dans lequel il déplore que le cinéma doive payer « sa trop grande familiarité avec le public » et ainsi « laiss[er] croire qu’il [est] un art “facile” » – sans doute, ajoute Bost, parce qu’« il l’a été trop souvent[28] ». Cette crainte de la proximité du cinéma avec le public sera une récrimination courante de Bost au fil des ans, où le succès public du film va habituellement de pair avec une incompétence cinématographique. Il écrira par exemple : « C’est un fait connu, toujours vérifié et, je le dis sans exagération, affreusement désolant, que les films les plus médiocres, les plus vulgaires, les plus mal faits, les plus inutiles, continuent à plaire à la foule, et à lui plaire plus que les autres. » (MGA, p. 73) Mais déjà, dans son article de 1928, il concluait : « C’est pourquoi nous devons tant de reconnaissance à ceux qui cherchent, un peu plus haut que le sol, à réaliser non pas seulement des “films”, mais des oeuvres[29]. » Le mot oeuvre sonne ici comme les images vraies de la « nouvelle vision photographique » et de Man Ray : c’est ce qui se construit par opposition à ce qui donne simplement à voir.

Dans tous les cas, Bost s’efforce d’adopter une posture qui attend du film qu’il témoigne de la nécessité interne qui l’anime. Il y a chez lui la volonté de saisir l’adéquation entre le fond et la forme, l’histoire et la technique. Justin de Marseille de Maurice Tourneur est un film réussi parce qu’il « est traité dans le mouvement exact et sur le ton qui conviennent à ce genre de sujet, et, par conséquent, tout va bien. C’est peut-être ce qu’il faut le plus remarquer ici : l’accord entre la matière et sa mise en oeuvre ; c’est en quoi ce film est bon, car il est d’abord et avant tout du cinéma » (MGA, p. 353). La première partie de La belle équipe de Duvivier est excellente, note-t-il, mais ensuite le film « déraille » et peine à légitimer les événements qu’il raconte, ce qui se traduit du coup par une faiblesse dans la composition : « Il est remarquable qu’à partir du moment où le sujet tombe dans la facilité, l’auteur ait perdu la maîtrise de son récit. » (MGA, p. 135) À propos de Marcel Carné, il pourra écrire que « [c]’est tout l’art d’un auteur, d’imposer une nécessité à ce qu’il raconte » (MGA, p. 295), alors que si « on se lasse vite des photographies qui ne sont pas autre chose » (MGA, p. 85) dans Les aventures du roi Pausole d’Alexis Granowsky, c’est justement parce que cette nécessité fait défaut. Car les images, c’est très beau, mais il faut d’abord se demander : pourquoi ces images ? Qu’est-ce qui les rend nécessaires ? Plus précisément, pourquoi sont-elles nécessaires ? Quelles sont leurs raisons d’être ? Pourquoi celles-ci plutôt que d’autres ?

Puissance des images

Pour répondre à ces questions, on pourrait montrer d’abord ce qu’elles ne sont pas, ce qui leur manque parfois pour pouvoir véritablement se réclamer de l’art cinématographique. La critique de Bost de L’escadron blanc, film italien d’Augusto Genina, illustre de façon assez efficace la différence entre des images impuissantes à faire valoir un film et un film composé d’images dignes de ce qu’est le cinéma :

Ce qui donne à ce film un certain caractère archaïque, c’est qu’il est, évidemment, un film de photographe. On sait que les dunes du désert, les éclairages contrastés, la lente procession des méharis offrent aux faiseurs de films des tentations bien fortes, et depuis longtemps ; M. Genina n’a échappé à aucune, il s’y est au contraire précipité exprès ; et cette recherche du tableau, il faut l’avouer, date beaucoup. Au reste, il faut ajouter que ces images sont mieux qu’admirables ; je ne connais aucun film, même purement documentaire, qui nous ait donné avec autant de puissance et d’émotion plastique l’impression du désert, du sable, de la lumière, du pays muet et trompeur, de l’eau matière précieuse… Seulement, des photographies de désert et de dromadaires, ce n’est jamais que le décor d’un film. Le film lui-même, qu’est-il devenu ? Il est bien lent, et bien simplet[30].

Le propos est juste. Si ces photographies ne sont jamais que le décor d’un film, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de film, mais que l’échec de ce film tient à une conception cinématographique qui va à l’encontre du développement technique et des attentes esthétiques des années 1930. Du moins pour Bost, pour qui le cinéma, ce sont des images, et que les images ne peuvent pas se contenter d’être montrées comme des cartes postales ; elles doivent être animées par le montage, que Bost définit par « l’art de suggérer par la juxtaposition ou la liaison des images[31] ». Il s’agit d’« écrire en images », pour reprendre l’expression de René Clair, c’est-à-dire d’assembler des images plutôt que des mots, où les images, comme les lettres de l’écriture, sont liées entre elles pour produire du sens. Dans L’escadron blanc, la photographie prend le pas sur le montage, évite les ressources du montage, ce qui en fait un film « lent », comme le dit Bost[32]. C’est que les images doivent de facto participer du mouvement de l’oeuvre, de son rythme. Et un montage rapide fait parfois mieux saisir l’effet narratif du récit cinématographique[33].

Pour Bost, l’image parle, et cela peut suffire à faire du cinéma, comme c’était le cas au temps du muet. Repensant à Finis Terrae d’Epstein près de dix ans après la sortie du film, Bost songe : « Que sont devenus ces beaux films-là, du temps que l’on aimait les images vraies, du temps où une certaine forme du cinéma réussissait à trouver sa perfection[34] ? » Bost reprend la formule des images vraies par lesquelles il qualifiait précédemment l’art de la photographie. L’image vraie, on l’a vu, c’est celle qui reconstruit le réel. Mais il n’y a qu’une suite d’images vraies « montées » qui puissent faire un film, et donc reconstruire un réel qui est narrativisé au lieu de n’être qu’un instantané. Il est assez clair, pour Bost, que le passage du muet au parlant au début des années 1930 aura eu pour effet d’atténuer l’autonomie des images et d’accroître l’importance du montage. En 1937, tout en louant la « beauté presque insoutenable » d’un film de Paul Strand, Les révoltés d’Alvarado, qui lui rappelle les films russes « de la grande époque », il admet « que les merveilles photographiques ont beaucoup perdu de leur prestige depuis dix ans[35] ». Ce qui nous ramène en 1927, « au temps des belles images[36] » ; et sans doute faut-il entendre par cette expression que ces images pouvaient à peu près se suffire à elles-mêmes.

La critique qu’il fait de Tonnerre sur le Mexique, un film réalisé par Sol Lesser à partir d’images tournées quelques années plus tôt par Eisenstein, est à cet égard révélatrice de la force de l’image à l’époque du muet et de ce qu’elle devient à l’ère du parlant, où le montage se raffine. Bost rappelle que le cinéaste russe, parcourant le Mexique, avait « enregistré des kilomètres de pellicules » inutilisées : « Admirables photographies, on s’en doute. Seulement, on lui avait interdit de “monter” ses images, c’est-à-dire de faire un film avec ses bobines. » (MGA, p. 112) Au final, si le montage du film réalisé par le cinéaste américain est bon, c’est l’image qui triomphe, parce qu’Eisenstein a su magnifiquement équilibrer les plans, « a su jouer des architectures, des horizons, des visages » :

Puissance des images, choix des visages, jeu des lumières. Nous ne sommes plus habitués à ce rythme, et nous le retrouvons avec un plaisir presque physique. Ce film est muet, et c’est à peine si l’on s’en aperçoit, tant les images se suffisent à elles-mêmes. C’est bien ce qu’on appelle le sens du mouvement, car, ici, le mouvement est rapide quand il le faut, et lent quand il le faut.

MGA, p. 114

Image et mouvement, les deux sont indissociables, et cela apparaît de manière peut-être plus évidente dans le cas du film muet. Plus exactement, ce sont les images qui, dans le muet, imposent le rythme. Le muet, comme le dit joliment Bost, c’est un art d’« images nues[37] », d’une part, et « l’art des expressions du visage[38] », d’autre part. La première expression lui est inspirée par L’ordre des mers de Jean Epstein, film dans lequel on reconnaît « toute la puissance, la grandeur qu’avaient les images muettes[39] », la seconde par un film de Chaplin.

D’où encore la réussite visuelle du film d’Efim Dzigan, Les marins de Cronstadt, qui « est presque un film muet ; est-ce pour cela que nous retrouvons le rythme fort, large, puissant, cette sorte d’“enthousiasme des images” qui ont fait la gloire du cinéma russe[40] ? », demande le critique. Et d’ajouter, reprenant l’expression utilisée pour qualifier la beauté visuelle de Tonnerre sur le Mexique : « Puissance des images ; le sens du récit purement plastique est retrouvé. Nous sommes conquis par des effets de mouvement, par des réussites en noir et blanc, par un rythme qui ne doit rien à celui d’aucun autre art. » (MGA, p. 126) C’est encore pourquoi Bost pourra dire qu’« un metteur en scène qui [comme Marcel Carné] a le goût des images parlantes, des décors justes, des lumières, tient peut-être déjà là l’essentiel de son métier » (MGA, p. 136).

La puissance des images, on ne saurait mieux la voir que dans la confrontation faite par Bost entre le documentaire réalisé par Leni Riefenstahl sur les Jeux olympiques de 1936 à Berlin, Les dieux du stade[41], et ces mêmes Jeux auxquels il a assisté, et dont il tirera des reportages pour l’hebdomadaire Marianne. Si pour Bost le film est « presque plus beau que le spectacle », c’est parce que la caméra a l’avantage sur l’oeil de pouvoir cadrer et de rapprocher les images :

Dans chaque course, on nous montre exactement ce qui était le plus important. Tel passage, telle attaque, tel coureur, tel départ, telle arrivée. Le spectateur est beaucoup mieux placé qu’il ne l’était à Berlin. Il comprend mieux, parce que les caméras avaient plus d’yeux que lui, et parce qu’elles étaient partout. Images géantes du stade plein, images presque microscopiques d’un visage en plein effort ou de deux jambes qui courent, tout cela s’enchaîne avec une mesure, une élégance et une force qui nous surprennent de mètre en mètre, et qui évitent presque toujours une monotonie qu’on aurait pu croire inévitable.

MGA, p. 176-177

Bost souligne par ailleurs le talent des Allemands dans le film documentaire, dont La mélodie du monde, de Walter Rutmann, « nous avait révélé presque une forme d’art nouvelle » (MGA, p. 178). Il aura le même enthousiasme pour La vie est à nous, documentaire collectif dirigé par Renoir, dont il juge remarquable « l’ingéniosité de la construction, l’intelligence avec laquelle les “chapitres d’images” s’enchaînent et s’équilibrent » (MGA, p. 331), y trouvant « un art du montage » (MGA, p. 332) inspiré du cinéma russe et de La mélodie du monde.

Si, pour Bost, le cinéma c’est l’art de monter des images, celles-ci restent reines. Et cependant, le mot clé ici, c’est le montage, sans quoi il n’y a pas de film, que de la photographie. C’est souvent le montage qui permet de séparer le bon grain de l’ivraie. Ainsi, le montage « aussi mal fait que possible » (MGA, p. 119) explique l’échec de Marie des Angoisses de Michel Bernheim. « En vérité, on dirait une espèce de puzzle, morceaux détachés, posés côte à côte, avec prière au spectateur de retrouver leur ordre et le sens. » (MGA, p. 119) En revanche, John Ford donne à voir, dans Je n’ai pas tué Lincoln, « un modèle de composition cinématographique, de montage » (MGA, p. 362). C’est « un des films qui feront le mieux comprendre ce qu’est la construction d’un film, les difficultés qu’elle présente, et comment un bon metteur en scène les surmonte sans les tourner » (MGA, p. 363).

À l’inverse, Bost estime que Le roman d’un tricheur de Sacha Guitry n’est pas « un “vrai film” dans le sens habituel du mot » (MGA, p. 377), précisément parce que les images paraissent soumises à une « réalité d’ordre littéraire ou poétique » ; puisque ce qui est montré découle de ce que dit Guitry lui-même, « récitant invisible, qui nous lit son petit roman et fait naître l’action à mesure qu’il parle » (MGA, p. 378), le film échappe à l’idée qu’on peut se faire du cinéma. C’est ce qui fait aussi que l’histoire du tricheur « vaut par la manière dont elle est racontée, plutôt que par les images qu’on nous en montre : […] Il s’agit presque, finalement, d’une lecture publique pendant laquelle on occupe l’oeil du spectateur par des images » (MGA, p. 379). « C’est quelque chose comme un livre d’images. » (MGA, p. 377) Et donc à peu près le contraire d’écrire en images.

L’image n’est pas que mouvement. Elle passe progressivement du noir et blanc à la couleur dans les années 1930. En juin 1933, à une époque où le procédé n’est pas au point, Bost note que l’ajout de la couleur dans Masques de cire, de Michael Curtiz, devient une technique, car cela accroît l’horreur des visages (MGA, p. 71). La couleur devient un élément esthétique au même titre que le décor ou les éclairages. Mais, comme pour tout nouveau procédé, certains réalisateurs auront pu croire qu’il suffisait de peindre un ciel en rose pour faire un film intéressant, comme Bost le déplore au sujet du Jardin d’Allah de Richard Boleslawski, insistant sur le fait qu’un bon metteur en scène doit savoir « jouer de la couleur comme du mouvement, c’est-à-dire comme d’un élément qu’il faut utiliser, et non subir » (MGA, p. 141).

Bost n’a guère été enthousiaste envers les films en couleurs d’avant-guerre. D’abord parce que le procédé ne lui paraît jamais satisfaisant, ensuite parce qu’il détourne le réalisateur et le spectateur du film même et de ses autres composantes. À propos de Becky Sharp, le premier long métrage tourné en technicolor trichrome, il note : « Les premières images surprennent et choquent. Les couleurs ne sont pas vraies[42]. » Et s’il juge le film excellent, Bost déplore « un peu de décousu à la construction générale », peut-être parce que le réalisateur aura « été guidé, et limité, par le souci de réussir des ensembles, ou des scènes, selon ce nouveau procédé des images en couleurs…[43] ».

Il développe cette critique dans un article au titre évocateur : « Prenez garde à la peinture ! » :

La difficulté est en ceci que, devant un film en couleurs, nous cherchons d’abord à savoir si les problèmes techniques [liés à la couleur] sont adroitement résolus ; nous regardons chaque image comme un tableau qui mérite la critique, et la liaison des tableaux entre eux, le mouvement même du film, son sens, nous échappent. Le détail cache l’ensemble. C’est ainsi que les amateurs de livres de luxe regardent les lettres et les culs-de-lampe, sans lire le texte[44].

Peut-être y a-t-il un peu de mauvaise volonté dans ce commentaire, et Bost lui-même reconnaît qu’il a « peut-être tort de juger ainsi[45] ». Mais sa réaction est révélatrice de la conception qu’il se fait du cinéma comme art des images et du montage. La couleur n’étant pas au point, la qualité des images en souffre, ce qui dès lors affecte somme toute moins le travail technique du réalisateur, comme il le suggérait dans sa critique de Becky Sharp, que l’intérêt que porte au film le spectateur distrait par la couleur. Devant « subir » la couleur, il doit renoncer un peu au plaisir du cinéma, au plaisir des images et du récit bien monté. Il lui faudra pourtant accepter la couleur comme il aura accepté, d’abord à contrecoeur, le parlant.

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En décembre 1938, l’hebdomadaire Vendredi met la clé sous la porte, et les Annales politiques et littéraires font de même un an plus tard, deux mois après la déclaration de la guerre. Mais, à cette époque, Bost a commencé à passer du côté de la fabrication des films. En 1938, il a produit, avec Jacques Prévert et Stéphane Manier, un scénario pour Jean Grémillon, Train d’enfer, première mouture de ce qui devient, sous la caméra de Jean Renoir, La Bête humaine[46]. L’année suivante, il écrit les dialogues d’un film d’Albert Valentin, L’héritier de Mondésir, avec Fernandel et Jules Berry, qui sortira sur les écrans en mai 1940, et il fait les dialogues du nouveau film de René Clair, Air pur, dont le tournage, commencé en juillet 1939, est interrompu par la mobilisation, et jamais achevé par la suite. Au retour d’une année éprouvante comme prisonnier de guerre dans un stalag (du 19 juin 1940 au 30 juin 1941), Bost reprend du service et fait les dialogues de plusieurs autres films, avant de s’adonner à la scénarisation, en 1943, de Douce de Claude Autant-Lara : très joli coup d’envoi de sa carrière de scénariste, qui marque aussi sa première collaboration avec Jean Aurenche. C’est dès lors une nouvelle carrière qui commence pour lui, au moment où, par ailleurs, il renonce à la littérature. Mais ses chroniques révélaient un tel amour du cinéma, un tel enthousiasme, qu’il était peut-être inévitable qu’un jour il passe de l’autre côté de l’écran.