Numéro 118, 2018 Les romanciers critiques, de Huysmans à Houellebecq Sous la direction de Isabelle Daunais
Sommaire (7 articles)
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Liminaire
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Critique et mémoire : les romanciers et l’histoire du roman
Isabelle Daunais
p. 13–25
RésuméFR :
À quoi tient l’attachement des romanciers, ou en tout cas d’un grand nombre d’entre eux, à l’histoire et à la mémoire de leur art ? D’où vient qu’il traverse et souvent motive le vaste ensemble des commentaires qu’ils consacrent au roman ? Au tournant des xixe et xxe siècle, cet attachement renvoie aussi bien à la réussite du roman comme genre majeur de la littérature (réussite qui impose de trier et de tracer des chemins dans une production toujours plus abondante) qu’au fait que la mémoire du roman est plus fragile que celle des autres genres et des autres arts. Genre sans règles et sans modèle fixe, le roman exige, pour être reconnu, qu’on se souvienne de ce qu’il a été, effort qui nécessite plus de soin et d’attention dans un contexte de renouveau esthétique tel que l’a été, pendant toute sa durée, le xxe siècle. Mais l’attachement des romanciers à l’histoire et à la mémoire du roman tient aussi à ce que ce dernier a partie liée à l’expérience de la durée et de la transformation, que les récits qui sont les siens sont toujours, d’une façon ou d’une autre, des récits du temps qui s’écoule et fait son oeuvre.
EN :
To what can we attribute the attachment of novelists—a good number of them in any case—to the history and memory of their art? Why does it traverse and often motivate the vast body of their comments on fiction? At the turn of the nineteenth and twentieth centuries, this attachment also referred to the novel’s success as the main literary genre (a success that called for selecting and tracing paths through a prodigious and ever-increasing output) and the reality that its memory today is more fragile than that of other genres and other arts. A genre without rules or a fixed model, fiction, to be recognized, insists that we recall what it has been—an effort that demands greater care and attention within a context of aesthetic renewal comparable to that of the twentieth century while it lasted. But another reason for novelists’ attachment to the history and memory of fiction is that it deals with the experience of duration and transformation. This means that its own narratives are always, in one way or another, narratives of time and change.
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Changer les règles sans changer le métier : l’art du roman de Huysmans
Michel Biron
p. 27–39
RésuméFR :
Huysmans annonce la « crise du roman » décrite par Michel Raimond et cette rupture est d’autant plus fortement ressentie que Huysmans avait embrassé le credo naturaliste avec plus d’enthousiasme que quiconque. Mais l’auteur d’En ménage et d’À rebours, les deux romans examinés ici, rompt sans rompre, comme s’il cherchait moins à renouveler le genre qu’à manifester le fait qu’il arrive après le triomphe du réalisme. Tel est le drame de Huysmans : il arrive après. Il a beau changer les règles du roman, le métier reste le même, dépourvu toutefois de l’élan propre à ceux qui ont marqué un demi-siècle de réalisme triomphant. Le combat a déjà eu lieu. Chaque personnage de Huysmans le sait, et c’est en quelque sorte cette lucidité résignée qui leur donne une réelle présence, comme le dira Houellebecq dans Soumission. La nouveauté de Huysmans apparaît ainsi paradoxalement dans le fait qu’il est le premier romancier de l’après-roman.
EN :
Huysmans proclaimed the “crisis of the novel” described by Michel Raimond, a rupture felt all the more strongly in that Huysmans had embraced the naturalist credo more enthusiastically than anyone else. But the author of En ménage and À rebours, the two novels examined in this article, disrupts without disrupting, as if he were seeking not so much to renew the genre as to demonstrate its arrival following the triumph of realism. This is Huysmans’ drama: he arrived afterwards. He may well have changed the rules of fiction, but the profession remained the same, albeit deprived of the momentum unique to those who had stamped triumphant realism on half a century. The battle was over. Each of Huysmans’ characters knows it and, to some extent, this resigned clear-sightedness is what gives them genuine presence, as Houellebecq noted in Soumission. Huysmans’ novelty thus seems paradoxical in that he is the first novelist of the post-novel period.
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L’héritage français et européen du roman italien des années 1960 : un rendez-vous manqué
Cecilia Benaglia
p. 41–59
RésuméFR :
Cet article étudie la place du roman étranger dans le champ littéraire italien, avec l’objectif de cerner les raisons expliquant l’intérêt que les romanciers associés à la Neoavanguardia portent aux travaux de leurs contemporains européens, et en particulier français. Dans une première partie, nous portons notre attention sur l’un des « événements » littéraires des années 1960, à savoir l’importation en Italie du Nouveau Roman. La deuxième partie de l’étude est consacrée au cas de l’écrivain Alberto Arbasino et à l’essai Certi romanzi qu’il publie en 1964. L’approche critique d’Arbasino relativement à divers modèles littéraires se comprend à la lumière de la situation historique de sa génération et permet d’interroger le rapport de celle-ci avec l’héritage romanesque européen.
EN :
This article examines the importance of foreign fiction in Italian literature in order to explain why novelists associated with the Neoavanguardia focused on the work of their European, particularly French, contemporaries. The first part highlights one of the literary “events” of the 1960s: the arrival of the nouveau roman in Italy. The second part discusses the case of the writer Alberto Arbasino and his essay Certi romanzi, published in 1964. Arbasino’s critical approach to diverse literary models is understood in light of his generation’s historical situation and serves as a basis for exploring its relation to Europe’s fictional heritage.
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L’innocence du romancier : Orhan Pamuk ouvre son art
Yan Hamel
p. 61–77
RésuméFR :
Cet article se penche sur Le romancier naïf et le romancier sentimental, transposition écrite des conférences de Charles Eliot Norton prononcées par Orhan Pamuk à l’Université Harvard en 2009, ainsi que sur D’autres couleurs, recueil d’essais portant en partie sur l’art du roman et l’oeuvre de romanciers importants tels que Sterne, Dostoïevski, Tolstoi, Mann, etc. Il s’agit de montrer comment la pensée de Pamuk sur l’art du roman est profondément scindée, mise en tension par une série de contradictions irrésolues. Par exemple, l’auteur, qui veut présenter le roman comme un genre autosuffisant — capable de s’engendrer et de se penser lui-même —, se montre néanmoins féru de théorie littéraire et désireux d’exposer ses idées dans des genres non fictionnels. L’article en vient à proposer une lecture montrant comment le dynamisme propre au genre romanesque naît justement de cette instabilité et de cette irrésolution qui se laissent lire dans les méandres de la pensée élaborée par le Prix Nobel de littérature.
EN :
This article focuses on The Naïve and the Sentimental Novelist, a written transposition of the lectures of Charles Eliot Norton given by Orhan Pamuk at Harvard University in 2009, and on Other Colours, a collection of essays that examines, in part, the art of fiction and the work of such major novelists as Sterne, Dostoevsky, Tolstoy, Mann, etc. The aim is to demonstrate how Pamuk’s thought on the art of fiction is deeply divided, put in tension by a series of unresolved contradictions. For example, the author, who seeks to present fiction as a self-sufficient genre —i.e., one capable of self-generation and self-conception—, is nonetheless revealed to be passionate about literary theory and eager to expose his ideas in non-fictional genres. This study proposes a reading that shows how the dynamic unique to fiction arises from precisely this instability and irresolution, which comes through in the meandering thinking developed by the winner of the Nobel Prize for literature.
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« En tout cas, la question formelle est secondaire » : Michel Houellebecq et l’art du roman
Olivier Parenteau
p. 79–101
RésuméFR :
Cet article est consacré à l’étude d’un vaste ensemble de textes écrits par Michel Houellebecq entre 1991 et 2016 dans lesquels l’écrivain s’exprime sur l’art du roman. Que ce soit dans son essai H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, dans ses chroniques rassemblées en deux volumes d’Interventions, dans le cadre d’entrevues, dans des préfaces, dans les pages de sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy ou directement dans son oeuvre romanesque (et plus particulièrement dans ses deux romans les plus ouvertement métatextuels, à savoir Extension du domaine de la lutte et La carte et le territoire), Houellebecq a développé un discours sur le roman qui est demeuré étonnamment stable à travers le temps, le romancier ne manquant jamais une occasion de rappeler sa prédilection pour les formes dites « traditionnelles » du roman — et n’hésitant pas à affirmer, non sans désir de polémiquer, que par rapport à ce genre, aucune véritable révolution esthétique n’a eu lieu depuis Balzac. De plus, Houellebecq attache beaucoup d’importance à la création de personnages vraisemblables et psychologiquement complexes sans qui il lui serait impossible d’interroger les phénomènes du monde réel, auxquels toute son oeuvre est consacrée.
EN :
This article examines a vast body of texts written by Michel Houellebecq between 1991 and 2016 and expressing his views on the art of fiction. In his essay H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, his two-volume collection of columns titled Interventions, his interviews, prefaces, pages of correspondence with Bernard-Henri Lévy, and the pages of his fiction (most notably his two most overtly metatextual novels: Extension du domaine de la lutte and La carte et le territoire), Houellebecq developed a discourse on fiction that has remained astonishingly stable over time. The novelist never missed an opportunity to recall his predilection for the so-called “traditional” forms of fiction—steadfastly insisting, not without a wish for controversy, that no real aesthetic revolution had occurred in this regard since Balzac. What’s more, Houellebecq attached a great deal of importance to the creation of realistic and psychologically complex characters without whom he could not have explored the phenomena of the real world to which his entire work was devoted.
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« Le roman vit selon ses propres lois », ou comment les romanciers font du roman « le genre le plus libre qui soit »
Jolianne Gaudreault-Bourgeois
p. 103–118
RésuméFR :
Quand ils entreprennent de définir le roman, les romanciers n’ont souvent qu’un mot en bouche : « liberté ». S’ils n’hésitent pas à y revenir et à le répéter, c’est que pour eux il va de soi que le roman est le genre libre par excellence. Cet article s’intéresse au motif « obsessionnel » de la liberté dans un ensemble d’essais sur le roman ayant été écrits par des romanciers dans la seconde moitié du xxe siècle, soit, principalement, Le roman en liberté (Félicien Marceau), Roman du roman (Jacques Laurent), L’invitation au mensonge (Gilles Barbedette) et Les testaments trahis (Milan Kundera). Dans ces textes, proclamer que le roman est le « genre le plus libre qui soit » ne se fait pas sans personnifier ce genre littéraire, sans narrer son histoire et sans lui faire affronter différents antagonistes qui tentent de le domestiquer ou de le soumettre à des règles. Quelles sont ces règles ? Le roman peut-il fonctionner sans règles ? Et, par-dessus tout, la liberté du roman est-elle vraiment une affaire définitionnelle ?
EN :
When they undertake to define the novel, novelists often mouth only one word: “freedom.” They do not hesitate to return to the word and repeat it because fiction, in their eyes, is clearly the free genre par excellence. This article focuses on the “obsessional” motif of freedom in a collection of essays on fiction written by novelists in the second half of the twentieth century: mainly Le roman en liberté (Félicien Marceau), Roman du roman (Jacques Laurent), L’invitation au mensonge (Gilles Barbedette) and Les testaments trahis (Milan Kundera). In these texts, fiction is not declared to be the “freest genre in existence” without personifying this literary genre, narrating its history and confronting it with various antagonists who try to domesticate it or subject it to rules. What are these rules? Can fiction function without rules? And, above all, is the freedom of fiction really a definitional issue?