On raconte qu’un disciple de Bashô, perplexe devant l’aveu que venait de lui faire son maître — à savoir qu’il avait expliqué le zen durant toute sa vie sans pourtant le comprendre —, l’interrogea afin d’élucider le paradoxe. Comment cela était-il possible ? Bashô, exaspéré, s’empressa de lui demander à son tour : « Oh, dois-je aussi vous expliquer cela ? » À bien des égards, nous pourrions ici remplacer le mot « zen » par le mot « poésie » sans que cette histoire ne perde de sa force, tant il est vrai que la poésie n’a pas manqué, elle aussi, de confondre les uns et les autres au fil du temps. En effet, qu’est-ce que la poésie ? Et qui peut répondre à cette (trop) simple question sans craindre de décevoir celle ou celui qui attend des explications ? Ce n’est pas un hasard si même ceux qui ont noué de profonds rapports avec elle restent prudents lorsqu’ils en parlent, a fortiori quand ils se risquent à la définir, à tel point qu’ils se limitent souvent à reconnaître l’insuffisance de leur savoir. Jacques Brault, par exemple, y allait de cette confidence : « Quant à moi, je vous dis ma vérité du moment : j’ignore ce qu’est la poésie, d’où elle vient, où elle va, j’ignore jusqu’à son nom, son visage. » Une certaine sagesse recommanderait ainsi de ne point forcer la grâce et de laisser la poésie en paix, c’est-à-dire de la laisser être et agir en nous comme elle le fait si bien : en se faisant sentir, mais sans se faire pleinement comprendre. Et pourtant, qui peut dompter parfaitement l’animal rationnel en lui et laisser tranquille ce mystère sans éprouver le besoin de l’éclaircir, de le faire sien ? Quoi qu’il en soit, le poète ne résiste pas toujours à l’appel de définir ce qu’il produit : des poèmes, de la poésie. Conséquemment, la figure de l’être inspiré, celui que les Muses visitent ou que les mouvements irrationnels emportent, trouve depuis longtemps dans celle du théoricien (du professeur) un contrepoids qui, toutefois, influence moins la représentation du poète dans l’imaginaire collectif. Inaugurée par Aristote, « la tradition européenne multiséculaire de l’Art poétique (Ars poetica) et de tous les textes apparentés » met néanmoins en lumière l’importance de la pulsion critique chez le poète ainsi que la persistance avec laquelle elle s’exprime à travers l’histoire de la poésie. Dans les travaux qu’elle lui a consacrés au début des années 1990, Jeanne Demers a voulu définir l’art poétique en tant que genre. Fondée sur une synthèse historique et bibliographique, sa réflexion visait peut-être surtout à mieux saisir la teneur et la valeur des arts poétiques qui ont fleuri dans le champ de la poésie moderne et ce, malgré l’apparente désuétude qui pesait sur eux. Contre toute attente, pourrait-on dire, l’art poétique n’a pas été relégué aux archives après que le romantisme eut tourné le dos à celui de Boileau, quasi naturalisé au début du xixe siècle. Or s’il n’est pas devenu une chose dépassée, c’est évidemment parce que certaines transformations lui ont permis d’être soluble au sein des pratiques modernes. Lorsque Jacques Rancière examine le passage de la représentation à l’expression, autrement dit le renversement de la poésie classique par la poésie romantique (ou moderne), il constate que l’essentiel du changement repose sur l’idée que le poème, désormais, « a pour essence l’essence même du langage ». Cela explique, bien entendu, la nette tendance autoréflexive de la poésie moderne et, de surcroît, le choix de rassembler les articles de ce dossier sous le signe …
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Thomas Mainguy
Collégial international Sainte-Anne