Résumés
Résumé
Où en est la recherche en études théâtrales ? Dans le bilan que nous proposons, il s’agit de mettre en lumière les développements successifs d’un champ d’activité relativement nouveau au Québec en prenant en compte des questions relatives aux délimitations de l’objet d’analyse qu’est le théâtre et en dressant le paysage des savoirs spécifiques à ce domaine de recherche qui ont été élaborés sur une période de 30 ans. Cette réflexion s’intéresse également aux médiations et aux réseaux par lesquels ce savoir circule et contribue, le cas échéant, à modifier la compréhension qui se dégage des pratiques scéniques et dramaturgiques et de leur évolution dans le contexte particulier du Québec. Partant du cas de L’Annuaire théâtral, seule revue savante dans le domaine au Québec, ce bilan n’ignore pas néanmoins le cadre international de production de la recherche théâtrale québécoise. Il en sera question largement lorsqu’il s’agira d’évaluer les retombées de la recherche, d’identifier des tendances et des voies possibles de renouveau.
Abstract
What is the state of research on theatre studies? This review proposes to highlight the successive developments of a relatively new field of study in Quebec by considering questions regarding the delimitations of the study of theatre and presenting the knowledge on theatre that has been produced over a period of thirty years. Our article focuses on the mediations and networks by which this knowledge circulates and helps modify, as needed, the understanding that emerges from stage and dramaturgical practices and their evolution in the particular context of Quebec. Beginning with the case of the Annuaire théâtral, the only scholarly journal in the field in Quebec, we move on to consider the international framework of Quebec research on theatre. This will be discussed in depth when evaluating research impacts and identifying trends and possible pathways for renewal.
Corps de l’article
Fin 2012, L’Annuaire théâtral publiait sa cinquantième livraison. Cinquante numéros sur une période de 28 ans. Fondée en 1985, grâce à l’initiative de la Société québécoise d’études théâtrales, jadis Société d’histoire du théâtre du Québec[1], la revue demeure à ce jour la seule publication savante dans le domaine. C’est dire à la fois son importance dans le paysage de la recherche et les conditions particulières expliquant cette longévité relative. Par comparaison avec le domaine de la littérature, auquel sont associées plusieurs revues de haute tenue[2], L’Annuaire théâtral constitue le foyer principal de l’activité savante en théâtre et couvre, à ce titre, un large spectre d’approches théoriques et méthodologiques. Cette situation en fait indéniablement un poste d’observation privilégié pour qui veut cerner les enjeux épistémologiques, idéologiques et institutionnels de la recherche théâtrale au Québec.
On comprendra qu’il ne s’agit pas ici, pour son directeur actuel, de faire le portrait, encore moins l’éloge, de cette publication. Dans le bilan que nous proposons, la visée consiste surtout à mettre en lumière les développements successifs de ce champ d’activité, en prenant en compte aussi bien des questions relatives aux délimitations de l’objet d’analyse qu’est le théâtre que les savoirs spécifiques qui se sont élaborés au fil des trois dernières décennies, ainsi que les interrogations touchant les médiations par lesquelles ce savoir circule et parvient, le cas échéant, à modifier la compréhension que nous en avons. Si L’Annuaire théâtral n’a pas d’équivalent dans le domaine, cela ne saurait faire oublier qu’il existe d’autres lieux de production et de diffusion de la recherche et que celle-ci répond même à des réalités débordant le contexte québécois. Il en sera nécessairement question dans ces pages lorsque viendra le moment d’évaluer les retombées de la recherche, d’identifier des tendances et des voies possibles de renouveau.
Signe des temps, le numéro 50/51 de L’Annuaire théâtral portait sur un thème qui, considéré dans la perspective des fondateurs de la revue, n’aurait pas fait l’unanimité. En effet, au sein de ce numéro, conçu dans l’esprit d’un bilan critique des approches et des discours sur la dramaturgie depuis 1968[3], année correspondant à l’acte inaugural du théâtre québécois[4], le responsable du dossier, Gilbert David, choisissait de rompre avec le traditionnel découpage national en parlant plutôt des dramaturgies de l’Amérique francophone. Outre le fait que cette expression répondait à un programme appelant des contributions internationales, la prise de position qu’elle suppose est significative d’un tournant majeur dans la critique savante actuelle. Celle-ci questionne en effet de plus en plus la pertinence du modèle interprétatif fondé sur un corpus circonscrit nationalement. Ce qui est discuté et même admis largement dans le domaine littéraire, où les critiques québécois ont été parmi les premiers à investir le champ des études francophones[5], s’est pourtant heurté longtemps à l’évidence du caractère localisé de la production théâtrale québécoise et, plus fondamentalement, à la quasi autarcie de son fonctionnement institutionnel. Maintenant que les frontières géographiques et linguistiques ne freinent plus la circulation du théâtre québécois[6], nombre de commentateurs sont tentés de voir dans cette appellation un label publicitaire davantage qu’un cadre interprétatif, à l’usage de l’État, des artistes et de ceux qui ont la délicate mission de promouvoir la production québécoise dans le champ mondialisé du théâtre[7].
Ces discussions, qui animent les débats au sein de la Société québécoise d’études théâtrales depuis plusieurs années, renvoient à l’ambition première qui fut celle des « fondateurs » de la discipline. Tout autant que par la volonté de rompre avec l’approche littéraire du phénomène théâtral, ceux-ci ont été interpellés dans les années 1970 par une actualité théâtrale effervescente, en phase avec la collectivité, qui força très tôt la remise en cause des approches jusque-là en vigueur dans les cercles d’amateurs d’histoire du théâtre. Issues d’une longue tradition ecclésiastique préoccupée par la conservation du patrimoine ou de la mouvance folkloriste de la fin du xixe siècle et associée à des travaux d’archivistique, les recherches de ces amateurs éclairés appartiennent à la pré-histoire des études théâtrales au Québec[8]. L’essor de la critique savante, rendue possible par le développement de la profession de chercheur universitaire, rompait avec ces conceptions de l’étude du théâtre en s’inscrivant à l’enseigne du présent et de sa mise en valeur au moyen d’un discours façonné par les théories critiques en vigueur à l’époque et conférant une valeur à des objets n’ayant pas, dans la majorité des cas, subi l’épreuve du temps[9].
Cette conception de la fonction savante comme défense et illustration de l’activité théâtrale aura des effets durables sur le développement de la recherche dont l’horizon va naturellement être délimité par le champ contemporain et induire une lecture culturelle et politique des oeuvres. À l’heure actuelle, il convient d’observer qu’une logique similaire opère mais à une autre échelle. Dans la majorité des recherches universitaires, le théâtre québécois reste manifestement un phénomène contemporain, mais cette contemporanéité se conjuguerait désormais sur le mode post-national avec, pour conséquence, la mise à distance (ou entre parenthèses) de la référence au Québec, laquelle tend à son tour à faire apparaître l’emplacement de plus en plus décalé du théâtre dans l’espace culturel national[10].
À ces observations il faudrait ajouter que la critique et l’activité de recherche en théâtre au Québec se sont elles-mêmes largement autonomisées[11] et que de nombreux travaux, publiés dans L’Annuaire théâtral et ailleurs, ne se limitent plus aujourd’hui au seul domaine québécois. À l’heure où se mettent en place des réseaux internationaux de recherche, où la présence des chercheurs québécois à l’étranger est plus grande que jamais, et que s’observe un phénomène de déterritorialisation de la recherche sur le théâtre québécois, l’idée même d’un champ savant québécois ayant le théâtre pour objet mérite d’être interrogée.
Il convient de noter qu’une portion non négligeable des travaux effectués ces dernières années sur le théâtre québécois est produite dans des universités étrangères. Dans le numéro 27 (2000) de L’Annuaire théâtral[12], Lucie Robert notait que ce phénomène était déjà observable dans les années 1990 et constatait que l’élargissement et la multiplication des pôles de diffusion de la recherche n’avaient toutefois pas contribué à modifier de façon significative le cadre d’interprétation des oeuvres (dramaturgiques principalement) québécoises, en raison surtout du fonctionnement circulaire de ces réseaux et du caractère normatif que jouaient, même à l’échelle internationale, les critères et les modes de lectures établis par la critique québécoise[13].
Depuis la publication de cette étude, les choses pourraient bien avoir changé. Faute d’enquêtes quantitatives fiables, il n’est pas possible d’affirmer que la recherche produite hors du Québec sur le théâtre québécois a augmenté proportionnellement à celle réalisée et diffusée sur le territoire québécois. En revanche, la fréquentation régulière des publications américaines, canadiennes et européennes démontre qu’une mutation serait en train de s’opérer au niveau de la compréhension des oeuvres, soumises à des approches, à des questionnements, de même qu’à des rapprochements qui ne répondent plus au modèle interprétatif hégémonique.
Cela concerne, au premier chef, le choix des oeuvres et des auteurs à l’étude qui constituait, de l’avis de Lucie Robert, l’un des principaux facteurs d’uniformisation du discours critique durant la période qu’elle a elle-même étudiée. À titre d’exemple, il faut citer le cas des oeuvres dramatiques écrites par des femmes, relativement négligées par la critique québécoise récente, mais qui continuent d’inspirer de nombreux travaux aux États-Unis et au Canada. De la même façon, les théories postcoloniales, répandues dans le monde anglo-saxon, semblent avoir eu pour effet d’établir un canon distinct de celui de la critique québécoise. Autant dire que lorsqu’il est lu (plutôt que vu, ce qui, on en conviendra, fait toute la différence) d’ailleurs, le théâtre québécois n’est plus tout à fait le même… Cette altérité devra, tôt ou tard, être interrogée.
Une autre considération découle de ce nouveau contexte : la recherche théâtrale produite dans les universités québécoises n’a maintenant rien à envier à ce qui se fait à l’échelle internationale en termes de diversité des approches, des méthodologies et des pratiques d’analyse. Il faut néanmoins distinguer, sur ce plan, l’espace anglo-saxon des réseaux européens de la recherche théâtrale ; et encore, dans ce dernier cas, il importe de considérer la France à part en raison principalement de la forte influence qu’elle continue d’exercer sur les chercheurs québécois par le biais de relais universitaires et éditoriaux efficaces et grâce à la circulation constante des chercheurs français dans le circuit restreint des universités québécoises.
Cette distinction permet notamment d’identifier l’une des tensions à l’oeuvre dans la recherche. Tension entre deux traditions épistémologiques et deux visions esthétiques. La première, d’influence française, postule, au-delà de la répartition entre études dramaturgiques et scéniques, l’existence d’un champ spécifique au théâtre, reléguant ainsi à la marge les autres formes de spectacles et pensant les rapports du théâtre avec celles-ci à partir des catégories propres au modèle théâtral. Dans la perspective offerte par les performance studies à l’américaine, les frontières avec les autres arts de même qu’avec les formes plus populaires deviennent, à l’inverse, de plus en plus poreuses et le champ d’analyse tend ainsi à se dissoudre dans un tout « performanciel » où est abolie toute volonté de hiérarchisation[14]. Entre ces deux pôles, la recherche québécoise récente opère des déplacements constants. Demeurée fidèle à la tradition européenne et française du théâtre comme art hégémonique (après avoir récusé ce modèle dans les années 1960 et 1970), elle est néanmoins réputée pour ses avancées sur le front des études interdisciplinaires et intermédiales[15]. On devine que cet intérêt (et cette réputation) s’explique par les développements actuels dans les pratiques scéniques et l’attention qu’ils suscitent à l’étranger où, comme nous l’avancions plus tôt, l’image du théâtre québécois a considérablement changé.
La vie de la recherche n’est pas qu’une succession ou une accumulation de travaux diffusés sous forme de publications savantes. Elle se traduit aussi par une activité d’enseignement, la mise sur pied de programmes d’études et par une certaine forme de structuration (centres de documentation, instituts et groupes de recherche, sociétés savantes) qui influence grandement ses orientations et son développement. À l’heure actuelle, il n’y a pourtant qu’une seule université francophone au Québec qui abrite un département de théâtre (Université du Québec à Montréal)[16]. Ailleurs, les chercheurs cohabitent avec leurs collègues en lettres ou en communication et exercent, par conséquent, un poids bien relatif dans les grandes orientations de la recherche universitaire.
Par ailleurs, il n’est pas inutile à cet égard de noter qu’au sein de nos universités, la production scientifique consacrée au théâtre occupe une place relativement marginale au regard de celle effectuée dans des domaines voisins. On pense aux études littéraires, notamment, mais également à des disciplines comparables en art (danse, musique, histoire de l’art) et dans les sciences humaines (sociologie, anthropologie, esthétique) auxquelles les études théâtrales se référent d’ailleurs abondamment, y puisant des concepts, des méthodes et des théories qu’elles adaptent ensuite à l’objet du théâtre.
Dans le miroir des disciplines dominantes (littérature, histoire de l’art[17]), la recherche théâtrale est sans cesse confrontée à l’image de son in-signifiance. En termes quantitatifs, la production paraît comparativement négligeable, même si elle n’a cessé d’augmenter à mesure que les chercheurs du domaine ont été plus nombreux à l’université à occuper des postes permettant la mise en place de structures solides qui en assuraient le développement[18].
Au-delà de sa reconnaissance institutionnelle comme champ universitaire d’enseignement et de recherche, l’enjeu des études théâtrales en est un, à vrai dire, de visibilité. Il conviendrait, dans une enquête qui reste à faire, de mesurer en effet l’impact sur l’environnement universitaire québécois de la constitution d’un champ scientifique articulé autour du théâtre depuis une trentaine d’années. Cette étude devrait notamment dresser l’inventaire des projets de recherche développés depuis les années 1980, calculer les montants accordés au titre de subvention, dénombrer les articles et ouvrages publiés et cités au Québec comme à l’étranger, enfin établir une liste des thèses de troisième cycle dans le domaine[19].
Faute d’avoir accès à ces données, d’autres indicateurs sont toutefois à notre portée pour juger dès maintenant de la santé de la discipline. Mentionnons le fait que le système universitaire parvient à peine à assurer le renouvellement du corps professoral en études théâtrales, si l’on en juge par le nombre relativement peu élevé de candidats aux concours d’embauche. Dans l’immédiat, le nombre de diplômés de troisième cycle au Québec semble nettement insuffisant pour infléchir rapidement cette tendance. Les perspectives de carrière dans le domaine expliquent en partie la situation présente, sans doute aggravée par la crise budgétaire et structurelle que traversent actuellement les universités québécoises. La décision de faire une thèse en théâtre constitue un pari encore trop risqué pour plusieurs qui choisissent alors une voie plus sûre. Où en sera-t-on dans 10 ans ? Dans 15 ans ? Des efforts devront être déployés assurément pour rendre la discipline plus visible et plus attrayante. Dans un souci de pérennité certes, mais aussi pour insuffler au milieu une dynamique nouvelle, sans quoi celui-ci pourrait bien, à l’instar du théâtre québécois, devenir autre chose que ce qu’il est aujourd’hui. Pour le meilleur ou pour le pire.
Sur un tout autre plan, les signes sont nombreux qui montrent déjà les transformations en cours dans la discipline. Pour y voir clair, peut-être faut-il d’abord s’interroger sur cette notion. Y a-t-il véritablement une discipline du théâtre à l’université ? C’est ainsi que Marie-Madeleine Mervant-Roux, dans un article publié en 2007[20], posait le problème en guise de préambule à une vaste réflexion sur l’histoire et les perspectives de la recherche en études théâtrales en France. Discipline ou simple objet d’analyse : le théâtre, depuis l’établissement des premiers laboratoires de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) avec Jean Jacquot (1954) et Eli Koningson et la création de la Chaire d’histoire et technique du théâtre à la Sorbonne tenue par Jacques Scherer (1956), a toujours été le lieu de confrontations théoriques et méthodologiques qui n’ont pas pris fin, du moins en France, le jour où il a été reconnu comme un objet de savoir scientifique digne d’être enseigné. Mervant-Roux souligne, à cet égard, le projet inachevé d’un champ d’expertise qui reposerait sur une charpente théorique unique et cohérente. En France, comme au Québec du reste, on se souviendra que ce fut la tâche entreprise par plusieurs dans les années 1980 et 1990[21]. Les travaux sur la théâtralité, inspirés par des approches très diversifiées, ont mobilisé une génération de chercheurs convaincus de la nécessité de créer ainsi un champ d’étude autonome, mais qui n’ont, à l’évidence, pas réussi à le fonder sur un cadre conceptuel commun[22].
À l’heure actuelle, ce chantier serait largement abandonné. Entre théâtrographie et scénologie, vocables qui n’ont jamais véritablement emporté l’adhésion des spécialistes, il apparaît impossible de choisir un terme qui parvienne à résoudre toutes les contradictions du modèle théâtrologique et ainsi mettre un terme à la crise épistémologique des études théâtrales. Le pluriel de cette dernière appellation serait, tout compte fait, une indication suffisante du fait que le domaine fonde sa connaissance sur des croisements, des emprunts et des réappropriations, et qu’il forme, en ce sens, un ensemble soumis à d’incessantes fluctuations et métamorphoses. Répondre à la question ci-haut (où sera-t-on dans 10 ans ?) invite à observer en tout temps ce qui est en train de muter à l’échelle de la recherche théâtrale, mais également au niveau de la scène et de la dramaturgie. L’idée d’un projet scientifique unique, s’il n’a jamais pu se réaliser, semble donc plus que jamais improbable. Tout indique que l’évolution de la discipline (comme si le fait de conserver ce vocable atténuait le sentiment de vertige qui accompagne ce constat !) va plutôt suivre une tendance naturelle à la fragmentation (des discours) et à la diversification (des approches), au point que, dans un avenir rapproché, le cursus enseigné produira peut-être des spécialistes d’une autre discipline…
Ce manque d’unité dans les savoirs élaborés en études théâtrales a des conséquences importantes en ce qui concerne la recherche sur le théâtre québécois. S’il est un projet inachevé, c’est sans nul doute celui qui consiste à produire une histoire des pratiques scéniques et dramaturgiques au Québec. Quarante ans de travaux accomplis par trois générations de chercheurs québécois n’ont toujours pas abouti à l’ouvrage historique qui ferait le point sur les connaissances acquises dans le domaine[23]. Les causes de ce déficit sont nombreuses, la première d’entre elles renvoyant au parti pris contemporain de l’approche québécoise du théâtre qui aurait littéralement relégué le passé aux oubliettes. Mais à mesure que notre modernité théâtrale se présente sous la forme d’une tradition à conserver et à transmettre, la nécessité d’une histoire se fait de nouveau sentir.
Cette tâche risque toutefois d’avorter si elle se fonde sur le pari de réconcilier toutes les perspectives. Car une histoire du théâtre au Québec existe bel et bien, même en l’absence d’ouvrages de synthèse, et elle se glisse entre les mailles des discours multiples qui se sont élaborés au fil des décennies. Cette histoire implicite, à l’échelle de la production savante, oriente à l’évidence le choix du répertoire, délimite des périodes, prend appui sur des événements charnières qui, mis bout à bout, ont acquis une fonction et une valeur explicatives. De même, la mémoire agissante des artistes, en raison sans doute de l’absence d’un récit canonique du théâtre québécois[24], n’a cessé à son tour d’emprunter divers chemins, commandant, là où la création elle-même est amenée à s’inscrire dans la durée, l’usage de figures, de mythes et de repères esthétiques et culturels qui traduisent la diversité des pratiques et visions du théâtre.
Entre histoire et mémoire, il n’y aurait pas lieu de choisir si l’on considère que la matière du passé dont il est question ici n’a de sens que si elle entre en écho avec la conscience historique de la société globale. Le défi, disions-nous, des études théâtrales en est un de visibilité. On serait tenté d’ajouter : de légitimité. Sans remettre en cause la règle d’autonomie qui doit régir la production du savoir universitaire, il n’est pas inutile de soulever l’hypothèse d’un déficit social de la recherche théâtrale, partiellement la cause de la marginalité institutionnelle qui est la sienne, et qui serait peut-être résorbée avec la production d’une histoire générale.
Est-il besoin de rappeler qu’en rompant, il y a 40 ans, avec l’histoire littéraire, la recherche sur le théâtre renonçait du même coup aux avantages dont elle bénéficiait sous le régime de la littérature ? L’un d’eux était de faire partie d’une tradition culturelle qui s’arrimait à la mémoire collective et dont les enjeux saisissaient périodiquement l’attention de la société. Comment rebâtir cette filiation sinon en retraçant la trajectoire historique du théâtre ? Celle-ci apparaît non seulement nécessaire pour l’avenir de la recherche elle-même mais pour réaffirmer la conviction que le théâtre constitue un lieu pour comprendre une part essentielle de l’expérience de la collectivité québécoise.
Parties annexes
Note biographique
Professeur à l’École supérieure de théâtre (Université du Québec à Montréal) et responsable du Centre de recherches théâtrales (CERT), Yves Jubinville se spécialise dans les domaines de la dramaturgie contemporaine et de l’histoire du théâtre au Québec. Ses recherches portent principalement sur des questions liées à la mémoire des oeuvres théâtrales aussi bien dans le cadre de travaux en histoire que dans une visée interprétative des textes et de leur inscription dans la mémoire collective. En 2013, il complète un programme de recherche au sein d’une équipe dirigée par Jacinthe Martel (Université du Québec à Montréal) et portant sur les archives d’écrivains québécois (Traces et tracés de l’invention : archives d’écrivains québécois, CRSH, 2009-2012), tout en amorçant, en collaboration avec Hervé Guay, Hélène Jacques et Gilbert David, des travaux en histoire du théâtre orientés vers une « Socio-esthétique des pratiques théâtrales du Québec contemporain » (FQRSC, 2012-2014). Yves Jubinville est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (CRILCQ) et de la Société québécoise d’études théâtrales (SQET). Auteur de plusieurs articles de revue et d’ouvrages collectifs, il est directeur de la revue L’Annuaire théâtral depuis 2008.
Notes
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[1]
Le premier numéro de la revue portait sur l’homme de théâtre, auteur de pièces radiophoniques, Henry Deyglun, et a été publié sous la direction de Raymond Pagé et Louise Blouin. Jean-Marc Larrue était alors directeur de la revue.
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[2]
On pense notamment à Études françaises (Université de Montréal), Études littéraires (Université Laval) et Voix et Images (Université du Québec à Montréal), qui ont chacune publié des dossiers et des articles sur le théâtre, principalement sur la dramaturgie. À Tangence (UQAR et UQTR), un numéro a été consacré en 2008 aux pratiques scéniques (Gilbert David et Hélène Jacques (dir.), Devenir de l’esthétique théâtrale, Tangence, no 88, automne 2008). Notons toutefois que le rythme de production de ces revues dans le champ théâtral a eu tendance à diminuer fortement depuis 15 ans. Le déplacement du champ vers les études scéniques explique en partie cette situation.
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[3]
Voir Gilbert David (dir.), L’Amérique francophone pièce sur pièce : dramaticité innovante et dynamique transculturelle, L’Annuaire théâtral. Revue québécoise d’études théâtrales, nos 50/51, automne 2011/printemps 2012.
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[4]
Cette date correspond à la production des Belles-soeurs de Michel Tremblay qui marque l’entrée du théâtre québécois dans la modernité. L’historiographie reconnaît l’importance de cet événement dans la perspective des pratiques scéniques et dramaturgiques.
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[5]
On pense notamment aux travaux de Lise Gauvin dans les années 1990 : Lise Gauvin et Jean Jonassaint (dir.), L’Amérique entre les langues, Études françaises, vol. 28, nos 2-3, automne-hiver 1992 ; Lise Gauvin, Christiane Ndiaye et Josias Semujanga (dir.), La représentation ambiguë : configurations du récit africain, Études françaises, vol. 31, no 1, été 1995 ; Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens, Paris, Karthala Éditions, 1997.
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[6]
Ce que révèle le dossier publié dans L’Annuaire théâtral en 2000 : Gilbert David et Dominique Lafon (dir.), Circulations du théâtre québécois : reflets changeants, L’Annuaire théâtral. Revue québécoise d’études théâtrales, no 27, printemps 2000.
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[7]
Nous renvoyons sur ce thème aux travaux récents de Sylvain Schryburt, dans la suite de son ouvrage De l’acteur vedette au théâtre de festival. Histoire des pratiques scéniques montréalaises 1940-1980, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius », 2011.
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[8]
L’histoire de la critique dramatique au Québec, avant l’instauration du modèle universitaire actuel, a fait l’objet de rares travaux. Mentionnons tout de même l’ouvrage d’Hervé Guay, L’éveil culturel. Théâtre et presse à Montréal, 1898-1914, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Nouvelles études québécoises », 2010 ; et les recherches de Gilbert David qui ont donné lieu à un ouvrage de synthèse, Paragraphe, vol. 30 (Écrits sur le théâtre canadien-français. Études suivies d’une anthologie. 1900-1950), 2011, dans lequel figure notre propre étude : « Le prix du théâtre. La critique dramatique dans la presse quotidienne à Montréal entre 1900 et 1950 », p. 29-56.
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[9]
Telle est la critique adressée au Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, projet initié par Maurice Lemire en 1971, dont l’ambition était et continue d’être de dresser l’inventaire (critique) des toutes les oeuvres du corpus québécois. Gilles Marcotte a formulé explicitement cette critique dans Littérature et circonstances (Montréal, l’Hexagone, 1989, coll. « Essais littéraires ») après avoir lui-même participé à l’établissement d’un nouveau paradigme critique favorisant le présent (Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, Montréal, HMH, coll. « Constantes », 2, 1962).
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[10]
Voir à ce propos le texte liminaire de notre dossier publié (Trajectoires de l’auteur dans le théâtre contemporain) dans la revue Voix et Images, vol. 34, no 3 (102), printemps-été 2009, p. 7-11. Nos analyses sont en partie reprises par Patrick Leroux dans son article : « Condition de l’auteur dramatique dans l’espace théâtral contemporain : des textes en trop ? », dans Gilbert David (dir.), L’Annuaire théâtral, nos 50/51, p. 37-49.
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[11]
Autonomie notamment par rapport aux modèles de recherche hérités des études littéraires et qui s’est traduite par le développement d’approches nouvelles du phénomène théâtral. À cette enseigne, on notera que le financement de la recherche théâtrale est attribué désormais par le biais d’instances (jurys, comités) spécialisées dans le domaine.
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[12]
Voir Lucie Robert, « Canons croisés ou canons conflictuels ? Les textes dramatiques lus d’ailleurs », L’Annuaire théâtral, no 27, p. 231-244.
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[13]
Citons l’une des conclusions de Lucie Robert : « On le voit, lu d’ailleurs, le théâtre québécois n’offre guère de surprise quant au choix du corpus, d’autant moins que la porosité naturelle du champ universitaire, qui favorise avant tout les échanges, a pour conséquence une certaine uniformisation des canons spécialisés. En clair, cela signifie qu’un spécialiste lisant d’ailleurs aura tendance à lire la même chose et de la même manière que les spécialistes lisant d’ici » (« Canons croisés », art. cité, p. 241).
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[14]
Mentionnons, à cette enseigne, l’ouvrage de Erin Hurley (National Performance. Representing Quebec Expo 67 to Céline Dion, Toronto, University of Toronto Press, 2011) qui traite des Belles-soeurs de Michel Tremblay, de l’auteur dramatique Marco Micone et de Carbone 14 aux côtés d’études consacrées à des événement et des phénomènes, comme l’exposition universelle de Montréal en 1967, et le succès planétaire de la chanteuse populaire Céline Dion.
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[15]
Voir Marie-Christine Lesage, « L’interartistique : une dynamique de la complexité », Registres, revue d’études théâtrales, no 13, 2006. Dans le champ de l’intermédialité on pourra se référer aux travaux du groupe de recherche international codirigé par Jean-Marc Larrue sur « Le son au théâtre/Theatre Sound » (partenariat CNRS-Centre de recherche sur l’intermédialité). Citons enfin la Chaire de recherche du Canada en création pour une dramaturgie sonore, à l’UQAC, dont le titulaire est Jean-Paul Quéinnec.
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[16]
Le Département de théâtre de l’Université du Québec à Montréal porte aujourd’hui le nom d’École supérieure de théâtre. Celle-ci offre deux programmes de formation pratique (jeu, scénographie), une formation en études théâtrales et une formation qualifiante pour l’enseignement de l’art dramatique au primaire et au secondaire. Un programme en études théâtrales, rattaché au Département des littératures, existe également à l’Université Laval. L’Université de Montréal propose pour sa part une mineure en dramaturgie. En périphérie de ce réseau, on doit mentionner l’existence du Département de théâtre de l’Université d’Ottawa dont de nombreux étudiants viennent du Québec et le cas du baccalauréat interdisciplinaire en arts de l’UQAC.
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[17]
Dominantes en regard du nombre de chercheurs actifs et de la production universitaire dans ces deux domaines. On pourrait ajouter que les études littéraires et l’histoire de l’art sont des disciplines qui reposent sur une longue tradition universitaire, laquelle contribue à accroître leur rayonnement au-delà de la sphère savante.
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[18]
La création récente de la Chaire de recherche du Canada en création pour une dramaturgie sonore témoigne d’une évolution positive.
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[19]
Tels sont quelques-uns des objectifs de notre projet de recherche soumis en 2012 au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada : La critique du théâtre : enjeux, savoirs et réseaux des études théâtrales au Québec (1970-2015), conçu en collaboration avec Hervé Guay (Université du Québec à Trois-Rivières) et Sylvain Schryburt (Université d’Ottawa).
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[20]
Voir Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Les études théâtrales : objets ou disciplines ? » [en ligne], Unité de recherches en sciences humaines. Fractures et recompositions. Actes du colloque ENS, ULM/CNRS, 9-10 juin 2006, mis en ligne le 28 janvier 2010, URL : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/44/60/29/PDF/expose_MM_Mervant_Roux_.pdf
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[21]
Lire à ce propos le bilan proposé par Patrice Pavis dans un dossier préparé pour L’Annuaire théâtral, no 29 (Les études théâtrales. Méthodes en question), printemps 2001, qui revient sur vingt ans de recherche et de production théorique.
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[22]
Sur ce thème, voir Patrice Pavis, « Les études théâtrales et l’interdisciplinarité » et Josette Féral, « Que peut (ou veut) la théorie du théâtre ? La théorie comme traduction », L’Annuaire théâtral, no 29, p. 13-27 et p. 28-50.
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[23]
Nous renvoyons le lecteur à notre propre étude qui dresse un inventaire et un bilan des travaux en historiographie théâtrales depuis 1975 : « Une mémoire en veilleuse. Bilan et défis de l’historiographie théâtrale au Québec (1975-1995) », dans Dominique Lafon (dir.), Le théâtre québécois 1975-1995, Montréal, Fides, coll. « Archives des lettres canadiennes », 2000, p. 37-54.
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Canonique au sens d’un corpus réunissant des oeuvres qui font consensus sur les plans esthétique, culturel et historique et qui ont surtout donné lieu à une tradition de lecture à laquelle les praticiens se réfèrent, même s’il s’agit de la contester. À cet égard, on peut évoquer l’initiative de la revue Jeu qui, à l’approche de l’an 2000, demandait à des critiques et universitaires d’identifier dans le répertoire québécois les textes méritant une reprise. Dans la diversité des réponses reçues, il est remarquable que la majorité des oeuvres citées soient plutôt contemporaines (après 1970) et qu’elles ne bénéficient justement pas d’une tradition de lecture établie. Voir Gilbert David, « Quelles pièces rejouer d’ici l’an 2000 ? », Jeu. Revue de théâtre, no 47, 1988, p. 102-103.