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Dans le cadre de ce numéro anniversaire, nous avions pour mandat de rendre compte de l’apport de la recherche québécoise spécialisée en littérature française du xxe siècle. Au premier abord, embrasser une période aussi large ne nous a pas paru chose aisée, dans la mesure où un des traits caractéristiques de la recherche effectuée au Québec semble disparaître dès qu’on met le curseur sur « la littérature française du xxe siècle ». Bien sûr — c’est un fait connu —, le critère national n’a pas la même valeur au Québec et en France, et une des particularités de la recherche québécoise est d’aborder la littérature française dans une perspective plus large (études comparatives, littératures francophones, littératures contemporaines — la contemporanéité comme « mondialisation » —, etc.), mais ce phénomène semble se complexifier dès qu’on aborde plus franchement la littérature du xxe siècle. En effet, à côté des recherches effectuées spécifiquement sur cette littérature, il existe de nombreux travaux qui impliquent la littérature française sans la traiter à part, de manière spécifique. Par ailleurs, des regroupements par thèmes ou par questions tendent à décloisonner la littérature. Non pas tant que la pertinence du découpage par siècle ou la valeur de son caractère distinctif soient niées, mais on abordera surtout la littérature française du xxe siècle dans une perspective culturelle, historique, discursive, sociologique ou théorique plus large. En d’autres termes, il nous est vite apparu que l’approche globale de la littérature française du xxe siècle tend à perdre sa centralité nationale et séculaire, et que la critique l’aborde en dialogue avec d’autres pratiques culturelles et médiatiques (le cinéma, la photographie, etc.).

Néanmoins, une part importante de la recherche québécoise porte spécifiquement sur la littérature française du xxe siècle et contribue à mettre en relief des auteurs, des questions et des thématiques qui permettent d’apporter un éclairage certain sur celle-ci. Mais, là encore, un autre phénomène de « décloisonnement » s’impose, dans la mesure où cela se fait le plus souvent en collaboration étroite avec des chercheurs, des institutions et des revues en France. Un bref coup d’oeil aux dossiers de revues québécoises permet déjà de prendre la mesure de ces collaborations ; si on retrouve, par exemple, des dossiers sur Colette, Jean Giono, Georges Perec, Pascal Quignard et Jean Tortel[1], il n’est pas rare de voir des chercheurs français y collaborer. Ce phénomène trouve aussi à se complexifier lorsqu’on tient compte du nombre d’Européens d’origine venus s’installer au Québec et qui travaillent sur des corpus mixtes, ou encore si l’on s’attarde aux collaborations entre le Québec et le Canada anglais[2] ou, plus rarement, avec les États-Unis. Ce phénomène, s’il n’est pas absolument spécifique à notre objet, indique à tout le moins que la recherche tend à se décloisonner à tous les niveaux : corpus, ancrages disciplinaires, regroupements et réseaux.

Toutefois, malgré ce foisonnement et ce décloisonnement évidents, la recherche au Québec présente des lignes de forces, des « tangentes », que peut relever une étude attentive tant des parcours des chercheurs, des problématiques qui les intéressent et des principaux lieux de collaboration (centres, projets, équipes, publications), que des oeuvres et des corpus qui retiennent leur attention. C’est ainsi que, d’emblée, nous avons observé une répartition très nette entre, justement, ce qu’on pourrait appeler d’une part la littérature du xxe siècle, incarnée par de « grandes figures » tels Marcel Proust ou Francis Ponge, et d’autre part la littérature contemporaine, qui trouve ses assises au début des années 1980 et dont la « clôture » n’est pas encore déterminée (elle chevauche le début du xxie siècle). C’est ce portrait en deux volets que nous voulons ici dresser pour tenter de voir quelles grandes lignes de convergence ou de démarcation se dégagent.

La littérature du xxe siècle avant les années 1980

Si la recherche québécoise émerge dans les années 1960 et 1970, c’est à partir des années 1980 qu’elle diffuse ses travaux de façon de plus en plus importante (la majorité des publications recensées par nos soins paraît à partir des années 1990). Dans la mesure où ceux-ci portent, majoritairement, sur la littérature contemporaine, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que la recherche sur la littérature du xxe siècle est doublement marquée au coin de la contemporanéité. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une recherche post-structuraliste au sein de laquelle l’approche sémiotique s’est considérablement diversifiée. Pour la littérature d’avant les années 1980, les publications tendent vers un certain éparpillement des objets : nul besoin de « couvrir » le siècle ni de l’aborder dans son ensemble. Il est symptomatique qu’on ne trouve à peu près pas d’ouvrage général publié au Québec portant sur la littérature française du xxe siècle[3], alors que les ouvrages abordant la littérature contemporaine à partir d’un corpus français et québécois sont, nous le verrons, plus nombreux. Plutôt que des traversées, les publications sont des études plus ciblées, dont quelques-unes seulement circonscrivent une période historique donnée plutôt qu’un auteur ou une question.

Parmi les questions privilégiées, l’onomastique a donné lieu à la publication de plusieurs collectifs sous la codirection d’Élisabeth Nardout-Lafarge[4]. La parution la plus récente associe l’onomastique à l’écriture de soi et rassemble des études sur des auteurs français avant et après 1980 (Simon, Duras, Queneau, Sarraute, Michon, Millet, Bergounioux). Publié aux Presses de l’Université de Montréal par deux chercheurs, l’un en France, l’autre au Québec, ce dernier ouvrage est un bon exemple de collaboration entre les deux pays. L’ensemble de ces publications impose l’onomastique comme l’un des apports importants de la critique littéraire québécoise. L’étalement dans le temps des ouvrages a quelque chose à voir avec ce résultat ; c’est là où les chantiers de recherche ont pu se déployer suffisamment et qu’ils s’imposent le plus nettement. Inversement, les chantiers plus récents disséminent les résultats au gré de recherches ponctuelles qui, aussi importantes soient-elles, restent, à première vue — et pour l’instant —, sans suite. La durée assez brève des projets de recherche subventionnés encourage la diversité des objets, sans nécessaire continuité. La création relativement récente des centres et des chaires de recherche contribue cependant au regroupement des forces en vue d’approfondir un champ ou un objet d’étude.

Soulignons, à cet égard, l’importance des travaux sur Francis Ponge menés sur plus d’une vingtaine d’années par Bernard Beugnot, en parallèle avec des recherches d’ordre génétique, dont Jacinthe Martel a pris la relève. Bernard Beugnot a publié, en France et au Québec, des études marquantes sur Ponge. Parmi les publications québécoises, citons le dossier d’Études françaises qu’il a dirigé avec Robert Melançon en 1981 et qui marque le coup d’envoi de la série de ses travaux sur Ponge, ainsi que les mélanges qui lui sont dédiés, dans lesquels Guez de Balzac côtoie Ponge mais aussi, et entre autres, Claudel, Pauhlan, Quignard[5]. Le « chantier Ponge » a, manifestement, essaimé, puisque cet auteur est, après Proust, l’un des plus étudiés au Québec pour la période qui nous concerne. Quant à la génétique, elle s’est ensuite déployée du côté de la littérature québécoise.

Les travaux entrepris par François Ouellet il y a plus de vingt ans et poursuivis dans le cadre de la Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne dont il est titulaire à l’Université du Québec à Chicoutimi se démarquent dans le domaine de l’histoire littéraire. Avec ses nombreuses publications sur Emmanuel Bove et sur plusieurs autres auteurs méconnus, François Ouellet éclaire la période de l’entre-deux-guerres (principalement) à l’aune de ces « oubliés », en collaboration étroite avec des chercheurs et des organismes de publication français[6]. S’ajoutent, aux lectures critiques, un travail éditorial visant à faire redécouvrir aux lecteurs d’aujourd’hui des ouvrages autrement inaccessibles[7].

Portant également sur le roman moderne, les recherches plus récentes d’Isabelle Daunais sont axées, pour leur part, sur des romanciers reconnus tels Gide, Proust, Gracq, Sarraute, Aymé et Kundera. Isabelle Daunais et son équipe explorent, dans une perspective essentiellement poétique, la mémoire du roman moderne (xixe et xxe siècles), ayant, aujourd’hui, tendance à se dissoudre[8]. Leurs travaux et essais rejoignent une série de publications sur le roman (notamment celle de Mathieu Belisle), dont l’Université McGill est le centre[9].

En raison d’un intérêt marqué pour les nouvelles technologies et la culture contemporaine, le centre Figura, à l’Université du Québec à Montréal, n’aborde pas la littérature française comme un objet d’étude à part, mais plutôt comme un élément parmi d’autres. Dans la mesure où ce centre se présente comme un laboratoire des pratiques culturelles rejetant les compartimentations séculaires, nationales ou disciplinaires, la prise en considération du corpus d’avant les années 1980 reste minoritaire : son approche s’inscrit au sein d’un vaste chantier portant sur les imaginaires de notre temps, qui n’entend pas isoler la littérature des technologies ni d’autres pratiques artistiques ou médiatiques, ou encore d’autres discours. Céline est ainsi étudié sous l’angle de l’imaginaire de la fin, Segalen sous celui de l’imaginaire de l’espace et de l’exploration géopoétique[10]. Nous retiendrons également les travaux de Jean-François Chassay (membre du Centre Figura et du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes, CRIST) sur l’épistémocritique, dont Michel Pierssens est l’initiateur. Pierssens et Chassay ont contribué à l’essor et au développement d’un dialogue (savant) entre la littérature et les savoirs, s’intéressant notamment à Proust et, plus largement, à la science des écrivains sous cet angle[11].

Le souci de dégager la littérature française de son « isolat » et l’attention portée aux imaginaires culturels émanent plus généralement des travaux du CRIST et du Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions (GREMLIN), dont les objets sont divers mais qui partent d’un postulat commun, soit le caractère intrinsèquement social des oeuvres, qu’une lecture d’ordre herméneutique vise à faire ressortir. Si, donc, les oeuvres sont au coeur des travaux sociocritiques, c’est leur interaction avec d’autres discours, textes ou imaginaires, qui mobilise les chercheurs. Les ouvrages de sociocritique portant sur la littérature du xxe siècle affichent un souci historique (moins accentué du côté du Centre Figura) qui témoigne d’une volonté de ne pas séparer la littérature de l’Histoire, de tenir compte du marquage idéologique d’une époque parfois clairement identifiée. Ainsi en va-t-il des rapports entre la Seconde Guerre mondiale et le roman français qu’aborde Yan Hamel ; du discours français sur l’Amérique latine entre 1950 et 1985 analysé par Mauricio Segura ; des études sur les correspondances à la N.R.F. et sur L’esthétique du fascisme français publiées par Michel Lacroix (dans une perspective également sociologique)[12]. Les travaux de Pascal Brissette sur l’imaginaire social s’intéressent pour leur part aux figures et aux mythes de l’écrivain dans une visée à la fois historique et littéraire, plus sociologique que sociocritique[13]. Même si, en raison du décloisonnement disciplinaire, national et séculaire évoqué plus haut, le corpus littéraire ne se situe pas toujours au coeur des travaux mentionnés, nous considérons que les approches interdisciplinaires préconisées par les chercheurs, suivant des perspectives distinctes ou conjointes, constituent un secteur de recherche très dynamique au Québec[14]. Ces travaux portent tous sur l’imaginaire, vaste chantier de recherche aux ramifications multiples se situant à la croisée des études sur le discours social (marquées, au Québec, par les travaux de Marc Angenot, Régine Robin et Pierre Popovic), des études culturelles, sémiotiques ou intermédiales, dans une perspective plus ou moins historique. On peut les considérer comme autant de ramifications post-structuralistes de la sémiotique, discipline qui a contribué à la formation de nombreux chercheurs québécois, hypothèse que nous sommes cependant amenées à nuancer si l’on en juge par les revues qui revendiquent une approche interdisciplinaire ; autant la revue Protée se range dans la « famille » de la sémiotique, dont elle a été l’un des pôles, autant la revue Tangence affiche une liberté d’approches, d’objets et de perspectives théoriques. La revue Intermédialités, plus récente, s’inscrit quant à elle dans le sillage de l’histoire culturelle, médiatique et institutionnelle, la littérature n’étant pas, dans cette perspective, un objet d’étude privilégié.

Toujours dans l’ordre de l’interdisciplinarité, les recherches entreprises par Ginette Michaud et Georges Leroux sur les rapports entre philosophie et littérature autour de Barthes (en ce qui concerne Michaud) et Derrida, s’imposent également depuis plusieurs décennies[15]. Elles dialoguent avec une approche psychanalytique de la littérature adoptée par de nombreux chercheurs depuis les années 1980, dont Nicole Deschamps, Simon Harel, Christiane Kègle et Martin Robitaille[16]. Ce pan de la recherche insiste sur le rôle de la lecture et du lecteur dans l’interprétation de l’oeuvre et de ses « entours ». Enfin, l’importance des études féministes et de la littérature des femmes est également à relever, avec des perspectives multiples dominées par l’intertextualité, la psychanalyse, les gender studies et l’intermédialité[17].

Pour terminer cet aperçu sélectif, mentionnons les travaux de Gillian Lane-Mercier sur la parole romanesque et de Caroline Larochelle sur l’invective, tous deux exemplaires d’un souci pour la langue et pour l’oralité très présent dans la culture québécoise (et, a fortiori, dans les publications universitaires)[18]. On retrouve d’ailleurs cette question à l’oeuvre dans les travaux de Lucie Bourassa sur le rythme en poésie[19]. Mentionnons également l’essai critique de Régine Robin sur l’écriture de soi et la judéité, dans lequel la question de l’identitaire — déterminante du côté des études québécoises — se pose[20]. Sans porter sur un corpus exclusivement français, ces réalisations sont caractéristiques d’une tendance à entreprendre la recherche par questions. Certaines de ces questions resurgissent d’une publication à l’autre, dressant les contours d’une sensibilité culturelle pour la langue, l’identité, la marge.

Il reste que c’est d’abord à partir des auteurs étudiés que l’on repère le mieux (moteurs de recherche obligent) quelle littérature française du xxe siècle est étudiée au Québec. Les auteurs sont fréquemment mis de l’avant au même titre que les questions, alors que les périodisations historiques et les regroupements littéraires s’affichent comparativement moins pour cette période. Trois noms ressortent. Proust est, de loin, le plus étudié, suivant des perspectives diversifiées : poétique, psychanalytique, épistémocritique, historique[21]. Ponge suit de près, entre génétique et psychanalyse principalement. Céline, enfin, a fait l’objet de nombreux travaux dans lesquels l’intérêt pour la langue et l’oralité se distingue, croisant par là d’autres études à propos d’Artaud, Leiris, Perec. Sans vouloir dresser une liste complète, nous pouvons noter un intérêt marqué pour les auteurs d’avant-garde (Artaud, Bataille, Breton, Cahun, Tzara, Duchamp, Leiris), les auteurs de l’entre-deux-guerres (Queneau, Gide, Moran, Paulhan, Bove, Bost) et les écrivaines (Beauvoir, Colette, Duras, Yourcenar)[22]. Les monographies ou collectifs portant exclusivement sur un auteur sont nombreux. Outre les travaux déjà cités, mentionnons ceux de Johanne Bénard et David Décarie sur Céline[23], de Jean-François Chassay sur Perec[24], d’Anne-Marie Fortier sur Char[25], de Frances Fortier sur Foucault[26], d’Alexis Nouss sur Gary[27], de Sarah Rocheville sur des Forêts[28]. Cette liste non exhaustive nous paraît significative de la diversité des approches d’ordre poétique orientées sur un corpus principalement narratif et romanesque ; elle contribue à faire apparaître un bassin de publications axées sur une question/un auteur, dans un geste critique assumé.

La littérature du xxe siècle après les années 1980 (le contemporain)

Si la recherche québécoise consacrée au xxe siècle français trouve son éclosion dans les années 1980 et prend plus franchement son essor dans les années 1990, les études consacrées à ce qu’il est désormais convenu d’appeler le contemporain (soit la littérature publiée depuis 1980) se multiplient plutôt à partir du milieu des années 1990 et plus particulièrement dans les années 2000. Bien sûr, il n’est pas surprenant qu’on ait dû attendre une ou deux décennies avant de s’intéresser à la littérature des années 1980, mais, ce qui est plus significatif, c’est de voir à quel point la littérature contemporaine constitue au Québec un champ de recherche varié et dynamique. Non seulement parvient-elle à occuper une place de choix dans les programmes d’enseignement (à l’Université du Québec à Montréal notamment, où l’on privilégie l’approche théorique davantage que celle d’un corpus national spécifique), mais elle mobilise également un grand nombre de chercheurs — par le biais, entre autres, des projets de recherche subventionnés —, sans compter les nombreux mémoires et thèses qu’ils dirigent.

Cependant, circonscrire une catégorie comme le « contemporain » ne va pas forcément de soi, et cela à plus d’un titre. D’une part, comme nous venons de le suggérer, parce qu’il est constitué d’un corpus plus difficile à appréhender pour les chercheurs, en raison de leur proximité historique avec celui-ci. En effet, comment parler de ce qui est « du même temps que soi », tant qu’on n’a pas pris la mesure de ce qui s’est fait et qu’on n’a pas la distance critique nécessaire pour juger de l’apport esthétique des oeuvres ? D’autre part, pour nous qui adoptons ici une perspective métacritique, prendre la mesure des études sur le contemporain pose aussi quelques difficultés ; comment, à notre tour, appréhender certains travaux sur Claude Simon, Nathalie Sarraute, Maurice Blanchot et Marguerite Duras, par exemple, dont les oeuvres chevauchent les années 1980 ? En fait, il apparaît rapidement que si l’étiquette de « contemporain » s’est de plus en plus imposée pour qualifier la période allant de 1980 à nos jours[29], elle semble aussi être devenue une catégorie à définir, presque une problématique en elle-même, comme en témoignent des ouvrages collectifs tels Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, dirigé par Robert Dion, Frances Fortier et Élisabeth Haghebaert[30] et, plus récemment, Enjeux du contemporain, dirigé par René Audet[31], et Le roman de l’extrême contemporain : écritures, engagements, énonciations, dirigé par Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau[32]. Toutefois, il importe de le souligner, un des caractères importants de ces collectifs est qu’ils étudient des oeuvres françaises et québécoises qui appartiennent au « contemporain » — ce qui rend délicate une saisie globale des études sur la littérature française depuis 1980.

En fait, bien peu de chercheurs québécois sont uniquement spécialistes du corpus français. Se joint donc, à leur intérêt certain pour celui-ci, une spécialisation dans d’autres littératures (particulièrement la littérature québécoise), mais, fait intéressant, dans la littérature contemporaine de façon générale, ce qui permet d’élargir les corpus au-delà de la spécificité nationale[33]. Autrement dit, il n’est pas rare de voir des chercheurs s’intéresser à un corpus élargi qui ne tient pas à la nationalité mais bien plutôt à cette période précise et, plus spécifiquement, à une problématique précise ; c’est que les chercheurs s’intéressent surtout au « contemporain » et à ses modalités particulières — et c’est par le biais de ces dernières que sont explorées les oeuvres. Dans ce contexte, le choix de prêter attention à certains auteurs qui semblent, justement, être porteurs de cette nouvelle esthétique permet d’en mieux saisir les enjeux et les contours. Dès lors, si plusieurs chercheurs se spécialisent dans l’étude d’un ou deux auteurs en particulier (par exemple : Catherine Mavrikakis sur Hervé Guibert[34], Ginette Michaud sur Jacques Derrida et Hélène Cixous[35], Karine Gros sur Gérard Macé[36], Jean-Philippe Beaulieu sur Andrée Chedid[37], Mathilde Barraband sur Pierre Bergounioux et François Bon[38], etc.), on remarque surtout que les chercheurs travaillent à partir d’oeuvres singulières qui rejoignent des problématiques qui les intéressent : la question de la voix, de l’autorité et de la transmission narrative dans les travaux de Frances Fortier et d’Andrée Mercier[39] ; ou encore celle de la narrativité chez René Audet, couplée à celle de la fiction dans des travaux menés avec Richard Saint-Gelais ou Alexandre Gefen, ou bien encore à celles liées aux théories du récit dans les travaux plus récents menés avec Nicolas Xanthos[40]. La liste est longue (et nous sommes forcées de l’abréger ici), mais se polarise surtout autour de l’équipe « Poétiques et esthétiques du contemporain » (rattachée au CRILCQ — Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises), de ses principaux chercheurs et de leurs collaborateurs. Au sein de l’équipe, les intérêts demeurent toutefois variés : l’onomastique et les poétiques du lieu chez Élisabeth Nardout-Lafarge[41], les récits du quotidien et l’intermédialité chez Marie-Pascale Huglo[42], les théories de l’autobiographique chez Barbara Havercroft[43], etc.

De son côté, Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire (Université du Québec à Montréal), réunit aussi de nombreux chercheurs non pas, encore une fois, autour de corpus nationaux, mais autour de problématiques spécifiques. Les trois axes de recherche du Centre portent d’ailleurs plus ou moins spécifiquement sur le contemporain : « Perspectives sur l’imaginaire contemporain », « L’atelier des nouvelles pratiques esthétiques et poétiques » et « Le laboratoire d’archéologie du contemporain ». Un bref regard sur les objectifs et les visées de chacun de ces axes[44] permet de voir à quel point la recherche actuelle est décloisonnée, à quel point elle ne se limite plus, sous l’effet justement de cette esthétique du « contemporain », à l’appartenance géographique, mais va même au-delà de l’étude seule de la littérature pour embrasser une série de phénomènes médiatiques qui caractérisent l’époque présente. Ce qui n’empêche pas plusieurs chercheurs de Figura d’apporter une contribution non négligeable aux études sur la littérature française actuelle ; par exemple, les travaux sur l’imaginaire de la fin de Bertrand Gervais, de Jean-François Chassay et d’Anne Élaine Cliche[45], ou ceux sur les « revenances de l’histoire » de Jean-François Hamel[46], contribuent à la compréhension de la mise en place de figures, de thématiques et d’esthétiques proprement contemporaines à laquelle participent activement les écrivains français — et qui travaillent également fortement leur imaginaire. Par ailleurs, des publications telle Le temps contemporain : maintenant, la littérature, dirigé par Jean-François Hamel et Virginie Harvey[47], témoignent de la part active que prennent les étudiants dans les activités du centre. Plusieurs initiatives leur sont également dédiées : Salon Double (en ligne : http://salondouble.contemporain.info/), par exemple, dont les comité de direction et de rédaction sont composés exclusivement d’étudiants des cycles supérieurs, constitue un lieu d’observation, d’analyse et de discussion sur la littérature actuelle. Parrainé à la fois par Figura et par la Chaire de recherche du Canada en littérature contemporaine (Université Laval), ce site Internet favorise une approche qui se situe entre la critique journalistique et la critique savante. À forte majorité, les oeuvres présentées appartiennent soit à la littérature française, soit à la littérature québécoise.

La Chaire de recherche du Canada en littérature contemporaine, dirigée par René Audet, investit elle aussi massivement la littérature française et la littérature québécoise, sans négliger toutefois les autres corpus nationaux. Par exemple, la revue temps zéro [en ligne : http://tempszero.contemporain.info/], créée par la Chaire, ouvre un nouveau lieu de réflexion et de publication sur le contemporain, puisqu’elle propose des dossiers thématiques axés sur cette période, sans restreindre le corpus à une nationalité — bien que de nombreux articles portent sur des auteurs français. De plus, des initiatives comme la création d’une banque de données en ligne, Auteurs. contemporain.info, qui permet de rassembler des dossiers critiques sur des auteurs français et des auteurs québécois, facilitent la consultation et donc la concertation et la recherche au niveau international. De son côté, la Chaire de recherche en esthétique et poétique, dirigée par Pierre Ouellet à l’Université du Québec à Montréal, « a pour visée de rendre compte du mode d’énonciation de la sensibilité contemporaine à travers la représentation de la mémoire, de la perception et de l’imagination des textes littéraires et des arts visuels[48] ». Au sein de cette chaire active depuis 2001, tout comme à l’intérieur du Centre Figura, la littérature est envisagée sous un angle interdisciplinaire et intermédiatique. Elle a permis de mettre sur pied l’impressionnante collection « Le soi et l’autre », qui rassemble déjà une trentaine d’ouvrages portant sur des problématiques et des enjeux éthiques et esthétiques contemporains[49].

En contrepartie, on aurait tort de croire que l’intérêt des études québécoises pour la littérature française depuis 1980 s’est marginalisé et atomisé. Plutôt, il semble s’être décentré au profit d’une saisie qui se fait par « petites touches », ou mieux : d’une saisie qui se fait souvent, comme nous l’avons mentionné, à partir d’oeuvres singulières, mais aussi autour d’écrivains particuliers dont l’oeuvre semble révélatrice d’une esthétique nouvelle. Ainsi, malgré l’inévitable disparate que peut entraîner une saisie de « l’immédiat », on voit, à travers la recherche québécoise, la mise en place de quelques figures d’élection (qui sont aussi des écrivains prisés par la critique française elle-même). Parmi celles-ci, on retrouve notamment Pierre Bergounioux, François Bon, Éric Chevillard, Jean Echenoz, Annie Ernaux, Michel Houellebecq, Pierre Michon, Richard Millet, Pascal Quignard, Jean-Philippe Toussaint et Antoine Volodine. Si ces différents écrivains se rassemblent autour de l’étiquette « contemporain », il demeure toutefois difficile d’identifier un discours dominant autour d’eux, puisque leurs oeuvres sont, une fois de plus, étudiées selon les problématiques spécifiques qui animent les recherches de chacun, qu’il s’agisse de recherches de longue haleine (les rapports entre littérature et science ou entre textes et images, les modalités de l’écriture de la subjectivité ou encore de « l’autre », etc.) ou de réflexions ponctuelles (l’intertextualité, la vraisemblance, les particularités du personnage contemporain, etc.). En revanche, on remarque que l’écriture des femmes semble encore être marginalisée. En effet, même si l’on voit des chercheurs s’intéresser ponctuellement à Sophie Calle, Hélène Cixoux, Régine Detambel, Annie Ernaux, Camille Laurens ou Lydie Salvayre, par exemple, ce sont surtout des chercheurs dont les travaux sont axés sur les particularités de l’écriture féminine qui leur font la plus large part. À cet égard, l’ouvrage de Martine Delvaux, Histoires de fantômes. Spectralité et témoignage dans les récits de femmes contemporains[50], celui de Sandrina Joseph, Objets de mépris, sujets de langage[51], ou encore les nombreuses études de Barbara Havercroft[52] nous semblent représentatifs de ce phénomène. Autre constat qui se dégage de ce « palmarès » d’écrivains : le roman français contemporain a la cote auprès des chercheurs. Certes, il y a certains travaux, dont ceux de Lucie Bourassa[53] et ceux de Marc-André Brouillette[54], qui permettent de constater que l’intérêt pour la poésie est toujours présent, mais, dans l’ensemble, ce genre est plutôt délaissé par la recherche québécoise au profit des genres narratifs et de la narrativité elle-même. Le théâtre, de son côté, demeure un champ de recherche riche, mais qui se situe surtout désormais du côté de la dramaturgie et des écritures scéniques, et non plus du côté du texte dramatique lui-même.

Quoi qu’il en soit, la recherche québécoise sur le contemporain français n’est pas prête de s’essouffler. Non seulement le corpus demeure-t-il encore largement à explorer, les grandes tendances à définir et les « classiques » à identifier, mais l’intérêt des chercheurs ne semble pas prêt de se tarir. En témoignent, entre autres, des projets de recherche récents, dont celui d’Isabelle Boisclair et de Lori Saint-Martin, intitulé « Frères et soeurs dans la littérature contemporaine : figure du genre (France/Québec 1980-2010) » (CRSH, 2010-2013) et celui d’Anne Caumartin intitulé « Responsabilité et littérature. L’éthique des romans de filiation contemporains au Québec et en France » (CRSH, 2010-2013). Si, donc, l’intérêt des chercheurs pour la littérature française contemporaine n’apparaît pas contestable, il semble tout aussi certain que le contemporain est devenu une catégorie et que, désormais, le dialogue est bien installé entre les oeuvres françaises et les oeuvres québécoises, réunies par cette « contemporanéité » qui les informe au-delà de leur pays d’origine.

Les deux xxe siècles : et après ?

À tenter de dégager ce qui, à nos yeux, caractérise la recherche québécoise sur la littérature française du xxe siècle, nous constatons à quel point le malaise que nous éprouvions au départ se voit confirmé : les frontières nationales et séculaires de cette littérature sont fréquemment franchies au profit d’approches plus transversales portées sur les transferts, les échanges, la circulation des discours, des imaginaires et des savoirs dans les textes littéraires. Dès lors que nous entreprenons d’extraire « la littérature française du xxe siècle » de la dynamique dans laquelle elle se trouve souvent saisie, on tend à réifier un objet d’études qui ne l’est pas. Une telle mobilité tient sans doute à une reconnaissance critique de la complexité du champ littéraire en interaction constante avec ce qui le déborde, reconnaissance en phase avec l’idée même d’une contemporanéité conçue en termes de réseaux, de flux, de transferts. Si elle est plus spécifique à l’époque qu’à la recherche québécoise elle-même, l’approche non exclusive de la littérature française trouve, au Québec, une résonance particulière : parler de la littérature française dans une province francophone d’Amérique, où la langue et la culture françaises n’ont rien d’évident, implique des déplacements, des couplages, des découpages inédits, ainsi qu’une conscience accrue des enjeux de la langue, des identités et des cultures que la littérature engage. L’idée même d’une « grande littérature » se trouve remise en question là où les chercheurs s’intéressent à des catégories plus englobantes et moins compartimentées : discours, imaginaires, savoirs, médias. Sans être un phénomène isolé, la tendance à bousculer les contours nationaux et séculaires de la littérature, et la résistance à une approche exclusive à l’intérieur d’un champ disciplinaire établi, nous semblent plus fortes au Québec qu’ailleurs. L’organisation institutionnelle des universités et de la recherche y serait pour quelque chose : les départements de lettres n’isolent pas, dans le réseau de l’Université du Québec, une littérature nationale ; à l’Université de Montréal, on s’intéresse aux littératures de langue française, tandis qu’à McGill et Concordia la traduction occupe une place importante. Dans tous les cas, un pluriel fait glisser « la littérature française du xxe siècle » en dehors d’une unicité présumée.

Il serait cependant fallacieux de réitérer, au terme de notre parcours critique, le couplet postmoderne de la pluralité et de l’interdisciplinaire. Car, s’il apparaît qu’on ne peut pas parler d’une littérature française du xxe siècle, il apparaît aussi que l’on peut parler des deux littératures de ce siècle. En effet, les années 1980 forment non pas une fracture, mais un point tournant marqué par la fin des avant-gardes et le retour au récit — récit largement dominant dans le corpus étudié. Cette coupure du siècle en deux part inégales est exacerbée par l’engouement pour le contemporain dans une institution elle-même encore jeune. Contrairement à ce qui s’est passé en France, les chercheurs québécois n’ont pas eu à débattre ni à combattre pour légitimer la recherche sur l’extrême contemporain. On constate depuis peu une convergence à cet égard entre le Québec et la France, ce qui accroît les collaborations, au demeurant très actives dans tous les domaines.

Deux littératures, donc (dont la répartition avant ou après n’est cependant pas toujours aisée), deux champs problématiques, mais aussi deux manières, deux « familles ». L’une privilégie le contemporain, l’interdisciplinaire et le décloisonnement de « la » littérature française (voire de « la » littérature) ; l’autre analyse de façon plus classique son objet à partir de perspectives poétiques, esthétiques ou historiques, posant de nouvelles questions à l’intérieur d’un corpus établi. Ces deux manières, dont la première tend à revendiquer son « américanité » tandis que la deuxième s’inscrit dans une filiation assumée avec la France, se saisissent des « deux littératures », marquant peut-être, dans cette division même, une spécificité québécoise.