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Dans la foulée du retour du sujet, depuis les années 1980, les écritures biographiques et autobiographiques ont réinvesti massivement la scène littéraire. Or, c’est bien connu, il ne s’agit pas d’un retour naïf qui n’aurait pas pris acte des remises en question radicales de la période précédente, mais plutôt d’une prise de position à la fois esthétique, poétique et éthique, souvent accompagnée d’un questionnement sur la valeur même de l’entreprise (auto) biographique. Les spécialistes de la littérature contemporaine, en France comme au Québec, n’hésitent pas, par conséquent, à inscrire ces écritures au sein de leur cartographie des pratiques actuelles, considérant les « variations autobiographiques » et les « fictions biographiques [1] » comme des vecteurs importants du renouvellement des formes.
En fait, il n’est pas exagéré de ranger les écritures autobiographiques et biographiques d’aujourd’hui au nombre de ces « fictions critiques » qui non seulement adoptent une position critique envers les présupposés de l’écriture de soi (clarté du pacte, sincérité, vérité, etc.), mais qui fictionnalisent l’activité critique elle-même. Dominique Viart en France [2] et Robert Dion au Québec [3] ont beaucoup insisté sur cette caractéristique déterminante de la littérature contemporaine ; le second, tout particulièrement, a mis en lumière la composante critique et autocritique de textes « biographoïdes » (le mot est de Daniel Madelénat) qui interrogent les postulats du récit égotiste et qui, en jouant sur les effets de miroir possibles entre « l’homme et l’oeuvre », se penchent sur les déterminations réciproques, affirmées ou au contraire niées, entre celle-ci et celui-là [4]. Il apparaît en somme que les écritures (auto)biographiques telles qu’elles se sont développées au cours des trente dernières années, en réaction aux innovations introduites par l’autofiction ou dans le sillage des évocations biographiques à la Marcel Schwob, ont pris en charge un discours soutenu sur les modes de représentation de soi, sur les formes légitimes du récit rétrospectif, sur le rôle de l’imaginaire dans la restitution de son propre passé, d’une part, et sur la manière dont un texte biographique ou autobiographique, centré en principe sur la personne de l’écrivain considéré, peut dire quelque chose, depuis ce point de vue même, sur l’oeuvre de ce dernier, sur sa pratique et sur le rapport de cette pratique aux autres éléments de l’existence qui la nourrissent, d’autre part. Bref, il semble tout à fait pertinent de se demander à quels enjeux critiques renvoient les entreprises (auto)biographiques contemporaines. Sont-elles susceptibles de véhiculer un savoir spécifique sur la littérature, configuré à la fois par les modes de l’écriture de soi et par la posture que ces modes autorisent ? Voilà qui, sans doute, mérite qu’on s’y arrête.
Dans le dossier proposé ici, il s’agira d’interroger cette posture critique particulière des écritures (auto)biographiques contemporaines, qui prend pour objet tant la littérature que le langage ou les discours, mais aussi les modèles, voire l’héritage, la tradition et la mémoire qui les fondent. À cet égard, si l’on a beaucoup questionné l’usage de la biographie en critique et si de nombreux ouvrages se sont penchés sur les particularités génériques et esthétiques des écritures (auto)biographiques, il appert, en revanche, qu’on n’a à peu près jamais interrogé la fonction critique proprement dite du biographique [5]. C’est donc le biographique en tant que discours ou récit critique que nous entendons mettre au centre de nos préoccupations, par le biais de l’étude de ses modes d’expression les plus divers (autobiographie, biographie plus ou moins imaginaire, autofiction, journal, roman, etc.). En nous appuyant sur le postulat que certaines prises de position de ces écritures reflètent aussi, de façon plus générale, celles de l’ensemble de la littérature narrative contemporaine, nous souhaitons parvenir à mieux en déterminer les enjeux institutionnels, herméneutiques et épistémologiques.
Pour donner une idée plus exacte du corpus des écritures (auto)biographiques auquel nous renvoyons, il faut sans doute insister sur le fait que ce ne sont pas les noms de genre, c’est-à-dire les étiquettes génériques, qui nous permettent de le circonscrire. Nos collaborateurs, du reste, en ont tenu aussi peu compte que nous. Ce qui nous retient collectivement, c’est bien davantage ce que l’on peut désigner, à la suite d’Alain Buisine, comme le biographique, qui englobe toutes les formes du retour de « l’écrivain en personne [6] ». Le mot désignerait alors, comme le note cette fois Dominique Viart, « ce qui dans le texte (dans n’importe quel texte) fonctionne comme biographique, fait effet de “biographie” — en donne l’illusion. […] Le “biographique” serait un “effet de vécu”, comme on parle ailleurs d’“effet de réel” [7] ». On ne s’étonnera pas, du coup, qu’on puisse chercher dans des romans comme ceux de Philippe Djian [8], par exemple, ce qui relève d’une charge critique propre à l’écriture de soi : car ses livres multiplient les effets de vécu et semblent largement accueillir des faits et des idées qui ressortissent à la sphère de l’auteur empirique. Cela dit, si le biographique est si prégnant dans la littérature narrative contemporaine [9], c’est sans doute en partie parce qu’il a permis, après la parenthèse structuraliste des années 1960 et 1970, un salutaire retour, non seulement au sujet de l’écriture, ainsi que nous l’avons déjà constaté, mais à la figure de l’auteur. Revenir à cette figure, cela impliquait de réintroduire une borne critique et herméneutique dont on ne s’était pas privé sans conséquences néfastes ; c’était redonner droit de cité au mythe personnel, au jeu des filiations, à la circonstance concrète de l’avènement de l’oeuvre. C’était, enfin, réintroduire des agents au sein d’une sphère littéraire qui, un temps, avait semblé fonctionner toute seule, sans personne pour lire ni pour écrire les textes, pour s’y investir, pour s’y projeter. La notion d’auteur, comme l’a bien noté Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie [10], n’est pas qu’un artefact beuvien à ranger au rayon des vieilleries théoriques : elle représente une notion potentiellement « offensive », polémique, qui vient déranger le ronron de lectures strictement textualistes soustraites à l’épreuve du réel.
C’est ce côté provocant des écritures (auto)biographiques contemporaines en regard de certaines certitudes théoriques héritées de la nouvelle critique qu’illustrent les analyses rassemblées dans le dossier qu’on va lire. En ouverture, Philippe Gasparini se penche sur la dimension autocritique de l’autobiographie, dimension qui semble certes constitutive du genre, mais qui s’est exacerbée avec l’apparition de l’autofiction à la fin de la décennie 1970. Gasparini montre très clairement comment Serge Doubrovsky, avec un peu de mauvaise foi, a constitué sa pratique contre l’autobiographie, ouvrant une brèche dans laquelle se sont engouffrés des écrivains associés à l’avant-garde qui n’auraient pu, autrement, revenir sur leur condamnation du vécu.
Francesca Lorandini, pour sa part, examine le cas de Romain Gary, qu’on n’associe pas spontanément aux pratiques avant-gardistes. Celui-ci se signale pourtant par un usage très singulier de l’autobiographie, à laquelle il assigne une fonction critique précise. Gary cherche en effet à nier sa valeur autocognitive et testamentaire au nom de l’invention constante de soi. Dans son article, l’auteure a retracé, à partir de quatre ouvrages qui balisent le parcours de l’écrivain — La promesse de l’aube, La nuit sera calme, Pseudo et Vie et mort d’Émile Ajar —, une série d’anomalies qui conduisent le genre autobiographique à se désagréger. Elle constate ainsi qu’à travers l’incertitude formelle et générique de ses textes plus ou moins autobiographiques, Gary détourne l’intérêt du lecteur de questions telles que celles de l’authenticité ou de la véridicité du récit et dépasse la partition entre document et fiction pour réaliser son « rêve d’un roman total, à la fois personnage et auteur ».
Robert Dion s’intéresse quant à lui à deux ouvrages de Michel Schneider consacrés à Proust et à Baudelaire. De ces textes qui ne sont pas des biographies à proprement parler, mais qui tentent d’arrimer la forme des oeuvres à la forme d’une vie, Dion tente de mesurer la valence critique en fonction de la place qu’ils ménagent à l’auteur, ce réprouvé des études littéraires — jusqu’à récemment tout au moins. Il apparaît ainsi que la « biographie critique » (comme on peut commodément désigner les textes de Schneider) constitue une arme efficace pour combattre la « parthenogenetic fallacy », travers inverse de l’« intentional fallacy » au nom de laquelle on a si volontiers liquidé l’auteur.
Suivant une tout autre dynamique, Hugo Chavarie aborde l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Philippe Djian pour montrer comment celle-ci, qui n’est somme toute que vaguement autofictionnelle, joue de deux types d’« auto-biographèmes », les uns factuels, qui renvoient à l’existence attestée du romancier et qui sont, paradoxalement, les moins importants, les autres métadiscursifs, qui renvoient à la personne morale de l’auteur, à son éthique comme à son ethos, et qui se révèlent beaucoup plus déterminants. Chavarie se trouve par là à illustrer la manière dont une posture avant tout romanesque est susceptible, « par le grain de la voix et par la rhétorique », de traduire un investissement auctorial fictionnalisé dans l’écriture.
En clôture de dossier, Manon Auger s’intéresse au caractère ambigu du genre diaristique au sein des formes littéraires canoniques. Si le journal est certes un genre que l’institution littéraire répudie aisément, il apparaît que les diaristes vont souvent afficher un certain refus de la littérarité, jusqu’à en faire un trait dominant de leur pratique, créant dès lors une tension qui les situe dans les marges de la littérature et de l’institution. C’est plus précisément par l’examen de la charge critique des journaux de trois écrivains québécois (Jean-Louis Major, André Major et Jean-Pierre Guay) qu’Auger indique comment cette forme autobiographique se positionne à la fois dans la littérature et hors d’elle.
Il ne nous reste plus qu’à souhaiter que le trajet que nous proposons à travers les différents genres du biographique puisse donner au lecteur de ce dossier de Tangence un aperçu de l’une des voies privilégiées empruntées par la littérature contemporaine : celle qui, en ramenant la question du vécu sous les formes les plus diverses, invite à repenser autrement le statut de l’auteur, la fonction éventuellement critique de la posture (auto)biographique, les notions de faction et de fiction et, plus généralement, le problème des genres et de la généricité dans leur rapport à la tradition.
Parties annexes
Notes biographiques
Robert Dion
Professeur de littératures française et québécoise à l’Université du Québec à Montréal, Robert Dion poursuit des recherches sur les fictions contemporaines et sur la biographie littéraire. À titre de coéditeur scientifique, il a fait paraître en 2007, aux Éditions Nota Bene, un collectif ayant pour titre Vies en récit. Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie. Il vient de publier, avec sa collègue Frances Fortier, une monographie intitulée Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur (Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2010) et, en solo, Une distance critique (Éditions Nota Bene, 2011).
Manon Auger
Manon Auger est doctorante à l’Université du Québec à Montréal sous la direction de Robert Dion et coordonnatrice de l’équipe « Poétiques et esthétiques du contemporain ». Ses recherches portent sur le genre diaristique québécois dans ses aspects historiques et poétiques. Elle a collaboré pendant plus de quatre ans aux projets de recherche de Robert Dion et Frances Fortier sur la biographie d’écrivains et a notamment dirigé, avec Audrey Lemieux, un dossier de la revue Temps zéro sur la relation biographique (2010). Elle a également publié quelques articles sur divers journaux intimes québécois dans Voix et Images et @nalyses, ainsi qu’un collectif, Entre l’écrivain et son oeuvre, avec la collaboration de Marina Girardin, aux Éditions Nota Bene (2008).
Notes
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[1]
Les expressions entre guillemets reprennent les titres de deux des sections de la première partie du bilan que dressent Dominique Viart et Bruno Vercier de la littérature française d’aujourd’hui dans La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, coll. « La bibliothèque Bordas », 2005.
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[2]
Voir, entre autres, « Les “fictions critiques” de Pierre Michon », dans Agnès Castiglione (dir.), Pierre Michon, l’écriture absolue, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 203-219, et « Les fictions critiques dans la littérature contemporaine », dans Matteo Majorano (dir.), Le goût du roman : la prose française ; lire le présent, Bari, B. A. Graphis, 2002, p. 30-46.
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[3]
Dans Le moment critique de la fiction. Les interprétations de la littérature que proposent les fictions québécoises contemporaines [1997], Québec, Nota bene, coll. « NB poche », 2009.
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[4]
Voir aussi le livre qu’il vient de publier avec Frances Fortier : Écrire l’écrivain. Formes contemporaines de la vie d’auteur, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2010.
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[5]
Robert Dion et Frances Fortier se sont toutefois penchés sur cette question au troisième chapitre de leur ouvrage, « La transposition critique » (voir Écrire l’écrivain, ouvr. cité, p. 87-119).
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[6]
Alain Buisine, « Biofictions », Revue des sciences humaines, no 224, 1991, p. 7-13.
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[7]
Dominique Viart, « Dis-moi qui te hante », Revue des sciences humaines, no 263, 2001, p. 24.
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[8]
Voir l’article d’Hugo Chavarie dans le dossier.
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[9]
Et même dans les écritures dramatiques ; mais c’est une autre question, que nous n’aborderons pas ici.
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[10]
Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1998.