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Avec leur bestiaire irréel, leurs personnages insaisissables et leurs fictions hors du monde, les romans d’Éric Chevillard posent d’entrée de jeu un rapport faussé avec le monde — forme de mobilisation tératogène de la représentation littéraire qui explique d’une part la perplexité de la critique à l’égard de l’écrivain, d’autre part le foisonnement thématique et discursif de sa production romanesque. La monstruosité de la prose chevillardienne s’impose d’emblée à la lecture, même si elle demeure difficile à cerner. Lionel Verdier et Gilles Bonnet en proposent une saisie sous l’angle de l’excessivité, celle des personnages et celle de la prose. Ainsi identifient-ils chez Chevillard un « déplacement de l’écriture vers un hors-là du texte, comme s’il s’agissait toujours de prendre le monde et le langage à revers [1] », déplacement observable dans un style lourdement chargé, jouant de la prétérition et de l’épanorthose, et dans la recherche de ces « petites brèches » favorables au développement de digressions, de bifurcations. Si la fiction chevillardienne, selon eux, « se situe au point où langue et réel dysfonctionnent, […] l’épuisement du sens par l’exploitation des possibles de la fiction [serait] en lui-même une fiction. Le récit [serait] à la fois le constat de cet échec et son démenti excessif, démonstratif et monstrueux [2] ». La démonstration de Verdier et Bonnet a le mérite de circonscrire ce qui, sur le plan du langage et du style, contribue à mettre en place le caractère excessif des personnages et de la fiction — et, par là, révèle une monstruosité féconde. Néanmoins, la mise en évidence des brèches et la quête des dysfonctionnements privilégient une vision fuyante de la fiction mise en place, une vision plutôt beckettienne de l’écriture chevillardienne. Se trouvent de la sorte délaissés le discours tenu à l’intérieur de ces récits (comme si la saturation par bifurcations et dissonances annihilait toute possibilité d’un propos intelligible) et, conséquemment, la dimension performative de celui-ci. La jubilation langagière n’engendre pas une simple logorrhée ; elle participe étroitement à la mise en place du récit. Quel discours est porté par la prose romanesque délirante de Chevillard ? Quel effet se trouve associé à la verdeur du langage ? Quel mouvement est mis en place par ces propos bifurcatoires ?

Ces interrogations s’imposent pour saisir la dynamique narrative singulière des oeuvres de Chevillard. Elles paraissent d’autant plus nécessaires lorsqu’on s’intéresse, comme je le ferai ici, à un segment de sa production marqué non seulement par la vigueur du langage, mais aussi par une virulence manifeste. Deux ouvrages illustrent avec force, bien que différemment, cette violence langagière. Scalps est un recueil composé de sept brefs récits [3], qui s’inscrit en marge de la production romanesque de Chevillard. Centrés autour de personnages, de leurs traits et de leur agir, ces textes appartiennent au registre des portraits. Toutefois, nulle hagiographie ici, comme le laisse sous-entendre le titre. Les personnages sont dépeints avec âpreté et mépris, les remarques assassines étant martelées ; les situations engendrent une ironie grinçante propice à la parole violente. Un badaud est décrit et dénigré sans relâche (« Faldoni ») ; un autre, voisin de Beckett alors qu’il était enfant, est accusé d’avoir dérangé le grand écrivain en lançant constamment des taupes dans son jardin (« Les taupes ») ; un professeur complètement indifférent confond sans cesse deux de ses étudiantes (« Pascale Frémondière et Sylvie Masson »). Scalps propose une lecture de personnages (voire de certaines situations) sur un ton opiniâtre (selon le terme utilisé dans la présentation sur le rabat de couverture du livre). Il n’en va guère autrement dans le roman Démolir Nisard[4], deuxième exemple que je retiendrai ici : le personnage (historique) de Désiré Nisard suscite une violente réaction chez le narrateur. Il aurait soutenu, en 1835, que la littérature française a commencé son déclin dès la fin du xviie siècle et la mort de Bossuet — raison initialement posée pour justifier la mission de l’ouvrage, celle de démolir littéralement Nisard. Les raisons connexes se multiplient au fil des pages et alimentent la hargne du protagoniste à l’égard du critique, hargne qui va s’accroissant sur près de deux cents pages. Ces deux oeuvres se lisent difficilement à la lumière du seul épuisement du sens qui caractériserait la prose chevillardienne, tant trépigne une puissance du discours qu’on passerait ainsi sous silence.

Ces deux ouvrages, marqués par une violence discursive [5] engagent à une analyse complémentaire de la prose narrative de Chevillard. Même si les textes se construisent à l’intérieur de la fiction qu’ils développent, même s’ils sont autosuffisants dans leur dynamique interne, il apparaît nettement qu’ils ne reposent pas sur la seule exploration de leurs propres brèches ni sur les dysfonctionnements de la référence et du langage. Ils paraissent ouvrir au contraire sur une conception plus performative du langage, tout à fait conséquente de la violence qui les caractérise. Violence protéiforme, toutefois, dont les manifestations exacerbent la singularité des discours et de leurs objets, en marge des attentes et des conventions. Scalps et Démolir Nisard permettront ici de questionner les lieux et la pragmatique de la monstruosité à l’oeuvre dans la prose narrative de Chevillard — une monstruosité fondée sur le caractère tératogène de la virulence discursive, propre à dérouter, à déplacer le propos, l’effet qui lui est associé et l’événement lui-même au profit d’une dynamique subversive. L’identification initiale des lieux de la monstruosité conduira à en établir la performativité, laquelle ne pourra être saisie complètement en dehors de son effet sur la narrativité et la visée subversive des textes — subversion dont les motivations profondes m’intéresseront en fin de parcours.

Lieux convergents de la monstruosité

Dans Scalps et dans Démolir Nisard, les personnages, les situations et les discours contribuent diversement à mettre en place une dynamique violente. Ces textes illustrent comment le quotidien ou des scènes singulières sont susceptibles de révéler des réalités monstrueuses. La monstruosité se caractérise par un rapport conflictuel impliquant le plan éthique, perceptuel ou thymique — c’est dire à quel point elle ne constitue pas un état de fait, mais résulte d’une évaluation, d’un jugement. L’établissement d’un tel constat constitue la première manifestation de monstruosité dans la prose chevillardienne. Dans « Les taupes », les faits d’armes peu glorieux d’un personnage sont exposés. Prétendu voisin de Beckett lorsqu’il était enfant, il aurait lancé des taupes par-dessus le mur séparant leurs propriétés. Le fait n’est pas exposé de façon neutre. La notoriété de Beckett attire d’abord l’attention : « Beckett, ça nous intéresse davantage. Cet homme a tout de même vécu dans le voisinage de Beckett. Quels souvenirs a-t-il gardés de lui [6] ? » Elle justifie ensuite le jugement du narrateur à l’égard de cette personne : « En somme, ce gamin idiot cherchait noise à l’un des grands génies de son siècle. Or il ne semble toujours pas en éprouver la honte aujourd’hui » (Lt, p. 39). Alors que le portrait de Beckett fait état de sa beauté plastique (« le beau visage de Beckett taillé dans l’os, abrupt, sans prise pour les expressions vicieuses ou vulgaires […]. Vous voyez la haute silhouette altière de Beckett […] », Lt, p. 44), le lanceur de taupes est affublé de traits hideux, en équivalence postulée avec l’allure des bestioles qu’il projetait : une croûte noire décolle de sa tempe, le rose trop pâle de sa langue rappelle les petites pattes roses des taupes, de même que ses ongles qu’il laisse pousser. Monstre dans sa physionomie, le voisin de Beckett l’est surtout dans son comportement : il est présenté comme « bête » et « mauvais » (Lt, p. 46). Ce texte révèle bien à quel point la monstruosité émerge d’une perception, laquelle se charge d’une évaluation en l’occurrence négative [7].

Le rapport perceptuel qui s’établit entre la description d’un personnage et l’instance énonciatrice, tel qu’il est observé dans « Les taupes », se trouve à structurer entièrement le texte « Faldoni ». En s’inscrivant plus nettement dans le genre du portrait, ce texte vise à rendre perceptible le personnage de Faldoni, homme apparemment sans envergure, sans intérêt ; le point de vue semble être celui de quelqu’un qui le voit dans la rue, alors que Faldoni sort de son commerce et en baisse le rideau de fer. Objectivement, peu de choses justifient une perception négative, sinon quelques anecdotes banales et qu’on jugerait sans conséquence : un couple sollicitant Faldoni pour qu’il les prenne en photo, un passant qui lui demande l’heure et des touristes perdus qui cherchent de l’aide reçoivent tous la même réponse : « Non ». Nature peu collaborative ou symptôme d’un état général à identifier ? Très rapidement, le lecteur s’aperçoit que le narrateur prend le parti de la seconde option. Le diagnostic s’établit d’abord sur l’apparence extérieure : vêtements, corpulence… « Le pull-over épouse étroitement ses formes, ses seins de préadolescente, son ventre excessif. Son nombril aussi fait un relief, étonnamment. La tête est celle d’un dogue. […] Il a de vraies bajoues. Visez-moi ce pitre [8]. » Ces observations peu flatteuses s’étendent ensuite à ses gestes, à sa démarche (il est perçu comme une « [s]tatue molle au milieu de la place » [F, p. 10]). La caractérisation, peu empathique, devient rapidement dénigrante en raison des commentaires qui s’y rattachent et s’ouvre sur un travail de projection à propos de l’homme. Ainsi, le pull-over beige est jugé « vraiment trop étroit pour lui. L’a-t-il acheté trop petit ? A-t-il grossi dedans ? » (F, p. 15). On tente également des conjectures sur son environnement humain (« Le cheveu brun grisonne, peu nombreux, coiffé en arrière, plaqué sur le crâne. Y aurait-il une madame Faldoni ? On dirait qu’il attend quelqu’un. Pauvre madame Faldoni ! » [F, p. 10]), sur ce qui devient l’obsédant sac en plastique suspendu à son poignet (« Lourd et bien rempli. Qu’y a-t-il dedans ? » [F, p. 11] ; « Le sac en plastique repose contre son ventre, avec son mystérieux contenu. On ne peut s’empêcher d’émettre des hypothèses » [F, p. 12] ; « On se demande tout de même si ce n’est pas l’argent sale de quelque trafic qu’il a fourré dans son sac. On ne serait guère surpris de voir celui-ci passer en douce dans les mains d’un acolyte aux joues grises. Restons vigilants. Ou bien alors, c’est la tête de madame Faldoni. La tête de la pauvre madame Faldoni. » [F, p. 18]). Ces hypothèses se doublent d’un parallèle établi entre Faldoni, homme rustre et jugé mauvais, et Loqueteau, personnage convoqué comme s’il était connu, dans une sorte de fausse connivence relevant davantage de l’aporie. L’escalade se poursuit : celle du dénigrement, celle de la projection, celle de la violence du langage. Faldoni devient la cible de toute l’animosité du narrateur :

Ah ! mais on voudrait le bourrer de coups de poings, ce gros lard ! Faldoni ! Qui se fait maintenant passer pour une fumée, une buée évanescente. Voyez cet air rogue. Cette morgue lasse. Cette tête de dogue. Ce ventre, on voudrait le bourrer de coups de poings. Viser le foie de Faldoni, la rate de Faldoni, l’estomac de Faldoni. Cogner, cogner, du gauche, du droit, dans le gras de Faldoni. Annihiler ce drôle. Lui faire la peau. Éclater cette outre. Écraser cette merde. Crever Faldoni. Il a bien tué sa femme. Simple hypothèse de travail, soit. Mais le sac. Il y a quand même le sac. Ça n’est pas un indice, ça, le sac ?

F, p. 19

Ces accusations se font manifestement au détriment de la logique argumentative, au profit d’une satisfaction qui n’est pas fondée sur la raison. L’investissement émotif fait en sorte que l’interprétation proposée du personnage perd toute neutralité, bâtissant de toutes pièces une figure monstrueuse à partir d’un donné pourtant peu marqué par des signaux tératogènes. La monstruosité de Faldoni est ainsi affirmée et construite, ce qui confirme le rôle déterminant de l’instance perceptrice et évaluatrice dans la mise au jour de cette caractéristique. Le narrateur, en l’occurrence, fait de Faldoni un monstre par ses remarques, ses commentaires et ses conjectures. La distorsion opérée sur les faits et la violence du langage employé laissent toutefois émerger une dimension liée à cette monstruosité construite, du point de vue éthique : la monstruosité même de l’instance narrative, hypothèse qui sera examinée plus bas.

La rhétorique du dénigrement employée dans « Faldoni » est exploitée à plus large échelle dans le roman Démolir Nisard. Si elle joue sensiblement le même rôle de tératogenèse du point de vue langagier — elle crée un monstre aux yeux du lecteur —, elle paraît participer intimement de la construction même du roman. L’accusation première du narrateur à l’endroit de Désiré Nisard est fondée sur un fait : le critique a défendu la thèse d’un long déclin de la littérature française. Or, ce renseignement intervient dans la lecture à un double niveau. D’une part, l’énoncé de Nisard est présenté comme un fait sur lequel le narrateur prend appui pour élaborer sa théorie sur la nécessité de démolir le critique — fait que le lecteur est invité à endosser, de la même façon qu’on lui donnait à voir Faldoni comme un homme bedonnant portant un pull-over beige trop petit. D’autre part, réalité du fait et fiction romanesque s’entrecroisent : Désiré Nisard est un personnage historique, né en 1806 et mort en 1888 ; critique, écrivain et partisan convaincu des classiques, il a bel et bien soutenu cette thèse. Double factualité, donc, mais dont les effets sur le récit diffèrent sensiblement.

Cette démolition projetée par le narrateur engage, on l’aura deviné, une virulence langagière manifeste, laquelle repose sur ce rapport ambigu à la factualité. Marie-Hélène Larochelle signale bien comment l’invective appelle un point d’appui dans la réalité : « la puissance du langage violent repose à la fois sur une justesse, une pertinence, et sur un délire, un égarement [9] ». La justesse du propos, dans Démolir Nisard, est assurée par la factualité évoquée, mais aussi par des sources externes : ainsi sont mobilisés des extraits de l’entrée « Désiré Nisard » du Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse et, en fin d’ouvrage, un extrait de l’hommage posthume de Désiré Nisard par Charles Bigot. Ces données contribuent certes à la crédibilité du portrait (factuel) du critique ; en réalité, ils ne constituent qu’une ressource limitée destinée à permettre d’entamer le processus de démolition (rhétorique, on l’aura compris) de Nisard. Le narrateur s’attèle plutôt au travail de lecture entre les lignes, s’inspirant notamment des commentaires de Larousse : ici, que Nisard a voulu « se faire le champion du passé et […] ramener sous la férule du pédagogue ces écoliers indisciplinés qui s’appelaient eux-mêmes les romantiques » (DN, p. 37), là, que Nisard n’a « brill[é] aucunement » lors de son mandat de député, « ce qui ne l’empêcha pas de remplacer, en 1844, Burnouf au Collège de France comme professeur d’éloquence, montrant ainsi que la théorie et la pratique font deux » (DN, p. 56), là encore, que les études d’histoire et de critique de Nisard sont « écrites d’un style emphatique et vide » (DN, p. 74). Munitions pour le narrateur, ces commentaires alimentent la noise qu’il a instiguée. Toutefois, à la façon du narrateur de « Faldoni », ce sont dans les projections, les constructions de fait et dans les évaluations que réside la démonstration de la monstruosité à l’origine de la virulence du narrateur. Deux filons lui permettent d’identifier les torts de Nisard et d’échafauder son acte d’accusation. Le premier concerne la compagne du narrateur, du nom de Métilde. Les paroles de celle-ci, rapportées à quelques reprises dans le texte, questionnent la mission du narrateur, mais servent en réalité à lui donner l’occasion de renforcer sa violence. Dès les premières pages, la projection suscite un scénario d’horreur qui le braque :

Mais comment sais-tu tout cela ? me demande Métilde. Il suffit pourtant de lire quelques lignes de ce sinistre cagot pour ne plus rien ignorer de lui […]. Mais, certainement, Métilde a mieux à faire que d’envoyer un bibliothécaire extraire dans les arrière-fonds poussiéreux de la réserve les quatre tomes, scellés par l’humidité et l’indifférence séculaire du lectorat, de l’Histoire de la littérature française de Nisard et laisser se faner dans ces pages quelques heures de sa jeunesse, de sa beauté fascinante. Comme je souffrirais de savoir Métilde enlisée jusqu’à mi-corps dans ce marécage ! Métilde prisonnière de la boue grise de ces volumes et Nisard tout au fond rampant comme un visqueux reptile, s’enroulant autour de ces chevilles […], Nisard vautré dans sa fange avisant soudain le pied rose de Métilde, y ventousant ses lèvres flasques, Nisard dont j’ai toujours soupçonné la secrète abjection, incapable cette fois de cacher son jeu et de se dominer après une si longue abstinence, et se jetant sur elle en crachotant, l’oeil fou, l’air hagard.

Si Nisard touche à Métilde, je ne réponds de rien.

DN, p. 11-12

À l’évidence, aux yeux du narrateur, Nisard n’est pas qu’une simple figure du passé, mais prend forme autour de lui. Caractérisé négativement comme l’était Faldoni, Nisard est devenu l’ennemi à abattre, rendu palpable par des accusations qui tendent à compenser sa présence autrement fantomatique. Une telle pseudo-incarnation a pour effet de faciliter l’adresse des invectives (l’interlocuteur n’étant plus qu’un simple souvenir historique), mais aussi de donner plus d’ampleur à la violence langagière, qui trouve là une occasion de recourir à des menaces de sévices corporels. Ce filon, sporadiquement exploité, se révèle complémentaire de la veine qu’exploiteront bientôt ses considérations sur le Convoi de la laitière. Monstrueux en raison de son idéologie et de ses violences présumées à l’endroit de Métilde, Nisard le serait également par sa grivoiserie, qualificatif que donne Larousse lui-même à cette oeuvre de jeunesse de Nisard et qui est une nouvelle source de fabulation chez le narrateur, en donnant lieu à un prétendu portrait sexuel et psychanalytique détaillé [10]. Cette pratique du portrait à charge et la recherche de cette oeuvre, qui obsédera le narrateur tout au long du roman, forment dès lors deux scénarios imaginaires où s’affirme la part de délire et d’égarement propre à la violence langagière du narrateur.

À des échelles variées, de telles manoeuvres de détournement sont par ailleurs multiples. La manifestation la plus spectaculaire consiste à s’appuyer sur la principale stratégie de crédibilisation du récit, à savoir la citation de sources externes. Ainsi, à travers les nombreux extraits tirés de l’entrée « Nisard » du Grand dictionnaire universel de Larousse se glissent des citations diverses, souvent reprises des oeuvres critiques de Nisard, afin de mieux le tourner en ridicule ; à la faveur d’une description physique de Nisard sont insérés des passages de l’article du Grand dictionnaire universel portant sur le… crapaud, dont l’identité n’est révélée qu’en fin de citation (DN, p. 29). Le procédé le plus spectaculaire demeure toutefois celui des dépêches de presse falsifiées : plaquées à plusieurs endroits dans le texte romanesque, elles rapportent différents événements (criminels, politiques) ayant eu lieu dans un passé rapproché, où le nom du principal protagoniste, généralement prétendu coupable du fait relaté, est changé pour celui de Désiré Nisard… Toutes ces techniques ont pour vocation de multiplier les accusations à l’endroit de Nisard, d’en accentuer la monstruosité — manifeste dans l’esprit du narrateur, mais qu’il lui faut néanmoins établir tout au long du roman à force d’arguments.

Performativité et narrativité du dire-monstre

Les quelques exemples puisés dans Scalps et dans Démolir Nisard illustrent bien en quoi il ne s’agit pas tant de constater la monstruosité, mais plutôt d’en faire la démonstration : Faldoni, de même que le lanceur de taupes ou le triste critique du xixe siècle ne sont pas, a priori, monstrueux. Si des critères axiologiques interviennent, si des conflits idéologiques ou éthiques surgissent — déranger un grand écrivain est un geste peu louable —, il apparaît que ces oeuvres dépassent le stade de l’observation et qu’elles basculent nettement dans la construction d’une image. Ce phénomène invite à considérer deux hypothèses fondamentales dans la compréhension de la dynamique interne de la prose chevillardienne. La mise en place discursive que permet le récit de fiction révèle d’abord une dimension performative du dire-monstre : l’énoncé romanesque, dépassant le constat des faits, modifie le statut des personnages par la puissance du langage. Loin de se cantonner dans le genre du portrait, il élabore ensuite une narrativité d’accommodement, conjuguant quête et démonstration.

L’examen des lieux de monstruosité a révélé avec force que le personnage décrit n’est pas statutairement monstrueux : le langage a une incidence sur la réalité des individus logiques mobilisés par la fiction. Il s’agit là d’un premier indice de la performativité du langage : certains énoncés transforment l’ordre des choses par l’action même qu’exerce leur énonciation. Il m’apparaît important de rappeler les propositions linguistiques de John Austin, auxquelles se réfère cette hypothèse, car elles permettent de saisir le spectre d’intervention de la fiction sur les réalités qu’elle expose. De façon générale, sa théorie des actes de langage répartit les énoncés entre des constatatifs (associés à la description de faits) et des performatifs, dont l’énonciation a pour effet d’accomplir l’action à laquelle ils renvoient [11]. Le cas de la fiction brouille certainement la référentialité de l’action ; rappelons néanmoins que, si la réalité dans laquelle intervient l’énoncé romanesque est interne à la fiction, elle n’en est pas moins modifiée par cet énoncé. Dans l’analyse de Scalps et de Démolir Nisard, il apparaît nécessaire de questionner la performativité conjointe de la violence et du dire-monstre. On a pu mettre en évidence que la monstruosité y était construite — une construction fondée sur une rhétorique du dénigrement, une virulence du propos et des attaques fondées, pour une part, sur un délire interprétatif. La force de la violence permet ici la transformation du personnage en monstre, performance qui mérite d’être considérée dans le feuilleté de ses opérations [12]. D’entrée de jeu, la fiction se sert de la virulence langagière pour créer l’objet du conflit : en dehors du langage, l’offense qu’aurait commise le personnage ciblé (Faldoni, le lanceur de taupes, Nisard) n’existe pas. S’impose la déclamation de l’acte d’accusation (un énoncé performatif en soi) pour établir ce qui fait matière à litige entre le narrateur et le proto-monstre. La virulence devient alors le moteur même de l’invention : mécanique qui s’emballe, qu’illustre magnifiquement le rythme ininterrompu de la prose de Chevillard, qui accumule les phrases interminables, ses digressions, qui prennent l’ampleur d’un paragraphe, et ses énumérations assassines :

Une vie, donc, un destin, une biographie pleine de dates et de faits, suffisante, rien d’autre ne compta vraiment. […] Il y eut aussi la fois où Nisard se cogna violemment le coude ; il y eut la fois où Nisard ne vit pas la vitre et se cassa le nez contre ; il y eut la fois où Nisard honteusement taché dans le dos fut la risée des passants ; il y eut l’entorse de Nisard et le grain de sable logé sous la paupière de Nisard ; la rage de dents de Nisard ; la piqûre d’abeille ; il y eut le dérapage et la chute de Nisard sur le verglas ; il y eut l’averse qui surprit Nisard ; il y eut la fois où Nisard se mordit douloureusement la langue et la fois où il se pinça le doigt dans une porte ; il y eut le moustique dans la chambre de Nisard et l’arête en travers de sa gorge ; il y eut la punaise dans son lit ; et c’est pourquoi la vie de Nisard malgré tout ne fut pas complètement vaine.

DN, p. 116-117

La violence langagière, sordidement cynique par la vertu de cette accumulation de faits sans importance, conduit ici à peindre la banalité et l’insignifiance monstrueuses du personnage, page après page.

Le résultat n’est toutefois pas dénué de vectorialité (à défaut d’intrigue fortement dessinée). Dans chacun des textes étudiés, la quête des narrateurs se réalise assurément dans la démonstration de la monstruosité des personnages. Dans une totale autarcie (langagière et référentielle), les textes de Chevillard se prêtent à une surenchère dans la recherche des tares qu’ils attribuent aux personnages, à une enflure langagière. De la sorte, ils visent à un aboutissement : réussir la tératogenèse, mettre sous les yeux des interlocuteurs la vraie nature des personnages décrits. Pour y parvenir, les portraits proposés sont présentés comme autant de vignettes, de petits récits circonstanciels qui invitent le lecteur à accompagner le personnage, mais surtout à se faire complice du regard que porte sur lui le narrateur. Dans « Oeuvres », le pitoyable portrait d’un vieil écrivain autographiant ses oeuvres complètes donne à lire le rapport qui s’établit entre cet homme décrépit et le livre :

Il y a un contraste amusant entre la fragilité, la fatigue extrême de l’écrivain, sa débilité, et la netteté quadrangulaire de son volume. Oeuvres, reliées pleine toile, celle-ci tendue et collée sur le carton rigide de la couverture, tandis que l’écrivain : vieille peau, et le carton dessous bien abîmé aussi. Toute la jeunesse, toute la vigueur de l’écrivain, on sait où elles sont passées. Il caresse le fort volume. Il croit qu’il les possède encore. Est-ce que l’idée le visite pourtant qu’il n’aurait même plus la force de le détruire, ce fort volume ? Il perdrait un bras de fer contre lui. Il a mis tous ses muscles dedans. Se transformerait-il en gomme, il ne peut plus rien contre lui [13].

Conséquence du délire associé à la violence, le récit prend très souvent la forme de scénarios, d’histoires potentielles : ici, la projection d’un corps à corps entre le vieil homme et le livre neuf, là (dans Démolir Nisard), des séquences inconnues mais déduites de la vie de Nisard, là encore, la vie sociale imaginable de Faldoni. Micro-séquences en regard des textes entiers, ces vignettes alimentent la démonstration à laquelle se livre le narrateur, tout en mobilisant la puissance fictionnelle de l’hypothèse, de l’invention, mise au service de la visée de dénigrement. Elles agissent par ailleurs de concert avec une rhétorique générale qui, constamment, crée des trous, des vides — factuels, informationnels, narratifs —, trous qu’une enquête tentera de combler. C’est là la structure générale de Démolir Nisard : la recherche d’un exemplaire non détruit du Convoi de la laitière rend concrète la quête du narrateur, celui-ci voyant en cette oeuvre la preuve décisive qui permettra de condamner Nisard de façon irrévocable :

Enfin, nous allons en découdre, documents à l’appui. J’entends bien que l’on murmure de-ci de-là — Nisard a tant d’alliés qui s’ignorent ! —, que l’on estime infondées ou excessives certaines de mes attaques et que l’on me croit paranoïaque ou tout au moins délirant comme tendrait à le prouver cette fixation pathologique sur la personne d’un vieux critique littéraire oublié et désormais sans influence. Eh bien, nous allons le juger sur pièces. J’ai bon espoir cette fois de mettre la main sur Le Convoi de la laitière, ce qui nous éclairera sur le compte de cet individu retors et funeste […].

DN, p. 129

La découverte, en fin de parcours, du texte de Nisard (une « niaiserie de quinze pages » [DN, p. 156]) engendre certes la déconfiture du narrateur, mais ne le dissuade pas de maintenir son objectif. La dimension narrative persiste donc, malgré la tension perceptible entre le genre du récit et la pratique argumentative du brûlot, hybridité générique partout sensible au sein de l’oeuvre [14]

L’issue vraisemblable de telles entreprises paraît être la réussite de l’attaque. La visée mortifère de la parole violente [15], dans le monde de mots que constitue une fiction, trouve un lieu favorable à sa réalisation. Tuer par le langage constituerait donc une forme supplémentaire de performativité du dire-monstre — et, par là, de clôture narrative des récits. La chute des textes de Scalps est indicative : la résolution exprime sous diverses formes, outre la mort de la fiction rattachée à la fin du texte, l’issue anticipée du geste violent. La démonstration de l’indifférence pathologique du professeur atteint son apogée lorsque celui-ci confond ses étudiantes, même lors de l’enterrement de l’une d’elles (« Pascale Frémondière et Sylvie Masson ») ; le stupide accessoire automobile sous forme de lapin acquiert son degré d’ineptie le plus élevé lors de l’accident impliquant la conductrice [16] (« Le lapin ») ; l’appel à la mort indirecte du lanceur de taupes conclut le texte : « Ainsi il parle, il parle, et détache du bout de l’ongle ses croûtes, ses peaux mortes. Que la lèpre emporte le reste ! » (Lt, p. 47). De façon encore plus forte, c’est l’assassinat par le langage qui illustre la performativité romanesque. Dans « Faldoni », la mise à mort est paradoxalement associée au silence :

Faldoni attire, aspire, absorbe l’entour. Si nous nous levions pour partir, nous pourrions être happés. Assimilés. Finir dans l’amalgame. C’est un risque que nous ne saurions courir, n’est-ce pas ? À l’idée de cet atroce mélange, tout en nous se rétracte. Se révulse. Plutôt demeurer là sans fin. Sans bouger, jusqu’au bout. Devant soi, Faldoni.

Ou est-ce le bout déjà ? Est-ce que nous sommes au bout qu’il y a là Faldoni ? […] Pour la première fois notre regard croise le sien. Un sourire cruel nous en avise. Nous n’osons pas nous retourner. […] Fermer les yeux ? N’y pensez pas ! C’est le faire venir sous vos paupières. La masse entière de Faldoni se tasse dans votre crâne. Plutôt le regarder en face. Et se taire. Comment ne pas y avoir songé plus tôt ? Peut-être Faldoni disparaîtra-t-il si nous nous taisons ? Il faut tout tenter. Essayons.

F, p. 29-30

La condamnation au silence, forme de mise à mort du personnage à travers la clôture de la fiction, constitue un énoncé performatif explicite, laissant presque croire à une prise en charge de la textualité même de l’oeuvre. C’est la même technique qui se trouve mobilisée dans Démolir Nisard, mais inscrite cette fois dans une mise en scène. Alors qu’il se sent devenir lui-même Nisard, le narrateur constate qu’il est le seul à pouvoir mettre à mort cette figure monstrueuse. Il enfile les effets personnels de Nisard, retrouvés dans un placard, et sort dans la ville : il se prépare à s’empaler sur l’épée de sénateur de Nisard, puis se ravise pour plutôt « s’enfonce[r] dans les eaux vertes » (DN, p. 173) de la rivière. En s’imposant à lui-même le silence par le sacrifice d’une figure réincarnée du critique, le narrateur tue Nisard et le monstre qu’il a délibérément créé tout au long du roman. Forme la plus pure de la rencontre que sous-tend la parole belliqueuse, cette coïncidence des rôles et cette confusion des corps entre le narrateur et Nisard permettent d’atteindre ce que visait la violence du langage à travers la destruction de la figure du monstre [17].

Toutefois, ce rapport entre virulence langagière et monstruosité ne limite pas la première au rôle d’adjuvant mis au service de la démonstration que réclame la seconde. Comme le suggère le cas de « Faldoni », le geste consistant à construire la monstruosité d’autrui n’est pas neutre : il engage l’énonciateur dans une rhétorique perverse et délirante, quelle que soit la pertinence des arguments invoqués. Les propos du narrateur, on l’a vu, énoncent la monstruosité du personnage qu’il cherche à calomnier et, de ce fait, établissent cette monstruosité — ce qui leur confère explicitement une dimension performative. Toutefois, il demeure difficile, comme lecteur, de ne pas se livrer à une pareille évaluation du personnage-narrateur, de ses gestes et donc des paroles qu’il profère. Inévitablement conduit à une lecture axiologiquement biaisée, surtout en contexte de délire interprétatif, le lecteur peut être tenté de considérer que le narrateur se construit lui-même comme monstre, que ses paroles sont diffamatoires, injustifiées, violentes — monstrueuses. Par le langage, le roman, le texte narratif construisent de la sorte leur propre instance narrative comme monstrueuse. Dans « Faldoni », le narrateur reste généralement très discret : il émet des commentaires non directement attribués, il convoque le « on » de l’opinion commune ou le « nous » de majesté. Peu à peu, des circonstances concrètes l’incarnent comme personnage : sujet percevant (« on le revoit » [F, p. 10]), sujet pensant (« de nouvelles questions nous viennent » [F, p. 15]), la corporéité du narrateur s’affirme peu à peu, laissant la possibilité au lecteur de lui attribuer une caractérisation monstrueuse. Dans Démolir Nisard, nul doute dès le départ, et l’étonnement initial se transforme vraisemblablement en conviction : ce type déraille et la campagne d’avilissement qu’il mène ne l’épargne pas lui-même. La performativité du roman et des textes de Scalps, où le narrateur se construit comme monstre, n’en reste toutefois pas à cette étape. Du seul fait de la lecture de ces récits, le lecteur se trouve partie prenante de la monstruosité du langage : destinataire privilégié d’énoncés performatifs, il prend acte de leurs conséquences sur les personnages qui en sont la cible. En revanche, en position de réception de l’énoncé narratif en son ensemble, il prend conscience qu’il s’agit là d’une incarnation littérale du dire-monstre. Si, en prenant en considération cette méta-monstruosité, il est susceptible de ne pas adhérer au propos, il est cependant rattrapé par diverses stratégies visant à favoriser la connivence du lecteur : mise en place de personnages agissant à titre de « réceptacle[s] à nos antipathies et de déversoir[s] à notre animosité [18] » ; ironie au service de la raillerie [19], avec le lecteur comme témoin ; inclusion du lecteur par l’usage fréquent du « nous »… Reste à considérer la conséquence ultime de ce jeu d’inclusion et de mise à distance critique : si la prose narrative cherche à gagner l’adhésion du lecteur, il y a fort à parier que cet appel le conduise à apercevoir la performativité de la violence et à le sensibiliser aux motifs qui président à l’expression d’une parole aussi excessive.

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Bien que tonitruante, la violence langagière ne se conçoit pas, chez Chevillard, comme un geste gratuit ; elle s’affirme plutôt comme le véhicule privilégié de la pensée et du discours. Les figures démolies constituent, à n’en point douter, des icônes — fadasserie, incompétence, insignifiance, mensonge… Les scalps sont les traces de ces bêtises sacrifiées sur l’autel de la société ; Nisard, pour sa part, apparaît comme l’incarnation d’un certain discours à propos de la littérature que le roman entend contester. Violemment remis en cause, ce discours est attaqué à travers la figure métaphorique de Nisard, « cet individu retors et funeste auquel […] nul ne se réfère plus nommément aujourd’hui mais dont la pensée diffuse est mêlée à l’air ambiant comme les atomes de son corps décomposé se sont mélangés à la terre — d’où pensiez-vous que la ronce tenait sa vigueur ? » (DN, p. 129). Le lien avec le discours sur la fin de la littérature s’impose, notamment à la lumière des nombreux segments de texte portant sur l’histoire littéraire [20] et des passages autoréflexifs [21]. Ces propositions du dire-monstre, à concevoir comme des aventures constituantes [22] s’ouvrent en retour sur le monde, avançant de nouvelles lectures de l’histoire littéraire et du rapport social.

Geste subversif s’il en est, la violence se veut protestation contre la convention et le monstre auto-constitué apparaît comme une figure de renouvellement. De fait, la violence déplace ici son propre mandat, étant placée au service d’une subversion, d’une satire qui la subsume. Ainsi apparaît le fait de proposer une oeuvre littéraire en période prétendue de fin de la littérature ; ainsi voit-on cohabiter les belles-lettres et l’invective, celle-ci étant au service de celles-là. Lieu de réunions illicites, la prose narrative de Chevillard dépasse les apparences et les attentes : elle postule un caractère heuristique à la virulence langagière, qu’elle détourne de sa fonction première. En fait, dans Scalps et dans Démolir Nisard, la violence du langage paraît poussée à un tel point qu’elle se trouve en position de décrochage, provoquant fréquemment la franche rigolade. La monstruosité apparente des personnages dépeints, figures qui se nourrissent toutes d’un malaise social ou idéologique, joue le rôle d’un argument auprès du lecteur, s’il prend le risque de la considérer.