C’est à la lecture des Mémoires de Saint-Simon — et par le biais d’une réflexion poursuivie depuis quelques années sur le rôle de la singularité dans son oeuvre — que nous en sommes venu à nous interroger sur la normalité. Saint-Simon, homme de principes et de règles, mais hostile à toute moyenne et à tout nivellement, s’en serait sans doute étonné, car la normalité, telle que nous la pensons depuis le xixe siècle, superpose un peu monstrueusement deux idées que tout opposait de son temps : ce qui sert de modèle et ce qui a la plus grande fréquence. Cet amalgame eût paru absurde et choquant à la plupart des esprits d’Ancien Régime, parce qu’il suppose la foule détentrice d’un bien précieux, qui n’est ni vérité ni sagesse mais légitimité intrinsèque ; en élevant à cette sorte de souveraineté le vulgum pecus, la normalité renverse en définitive toute hiérarchie : plutôt que de faire émaner cette légitimité de la personne sacrée du prince, elle l’accorde au plus grand nombre. La normalité apparaît ainsi comme un corollaire de l’idéal démocratique d’égalité . Aussi ne nous étonnerons-nous pas que le terme de normalité fasse tardivement son apparition — le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey le date de 1834 . Saint-Simon aurait beau jeu de nous demander comment nous en justifions l’étude anachronique durant son siècle ; et nous n’aurions d’autre choix que de le renvoyer à son oeuvre même, où pullulent les singularités de toute nature, qui sont des écarts — mais à quoi ? Saint-Simon ne nous le dit jamais. Usage, règle, coutume, bienséance, sens commun, un peu de tout cela sans doute, à la fois ou tour à tour ; mais dans cette obsession de la singularité qui agite les Mémoires, dont l’onde parcourt lisiblement le texte en sa surface, tandis que l’épicentre en demeure enfoui, informulé, nous avons cru voir le symptôme d’une transformation des moeurs à laquelle notre auteur parmi d’autres a dû être sensible, de la coalescence progressive d’un pouvoir, d’une contrainte en train de prendre forme. Quelles sont en effet ces singularités affectant les caractères ou les moeurs ? Leurs bizarreries ne se manifestent pas au premier chef par des manquements aux bienséances — ce serait pure méconnaissance des rangs —, moins encore par de claires infractions aux règles ou aux lois, car ces codes sont impérieux et leur transgression entraînerait finalement l’exclusion de la bonne société, voire de la société tout court. Or les individus singuliers figurent dans cette société, souvent de manière éminente ; ce ne sont pas des marginaux au sens où l’entend l’histoire sociale, c’est-à-dire des exclus . Il peut arriver que l’un ou l’autre d’entre eux se trouve en délicatesse avec la police — ainsi l’abbé d’Entragues décidant publiquement de se faire huguenot sous la Régence, plus de vingt ans après la Révocation de l’Édit de Nantes —, mais de tels heurts sont rares et provisoires. Leurs singularités se situent plutôt dans le domaine moins précis de l’usage, où elles ont quelque chose d’insolite ; la réprobation fascinée dont elles font l’objet les signale comme des anomalies. Du reste, Saint-Simon semble souvent plus fasciné que réprobateur, séduit même à l’occasion, par l’excentricité désinvolte de tel personnage. Yves Coirault, dans une note à son édition, écrivait naguère que le mémorialiste avait été « profondément attiré par les originaux et originales d’un tout autre bord, […] vivant comme à l’étourdie sans excessif respect des convenances, […] curieux en tout sens et anarchisants ». Loin de s’attaquer à l’ordre, dont la dimension théologique chez Saint-Simon ne fait …
Liminaire. L’usage, la norme, la transgression[Notice]
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Frédéric Charbonneau
Chaire de recherche William Dawson en littérature du xviiie siècle, Université McGill