Numéro 80, hiver 2006 Sociabilités imaginées : représentations et enjeux sociaux Sous la direction de Michel Lacroix et Guillaume Pinson
Sommaire (8 articles)
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Liminaire
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Le cénacle à l’épreuve du roman
Anthony Glinoer et Vincent Laisney
p. 19–40
RésuméFR :
Les auteurs proposent de confronter deux oeuvres et deux modes de textualisation du cénacle, considéré comme la forme typique de sociabilité littéraire au xixe siècle. Il s’agit d’abord du « Cénacle de la rue des Quatre-Vents » d’Un grand homme de province à Paris (1839), seconde partie d’Illusions perdues de Balzac. On y étudiera le rôle archétypal que Balzac accorde à ce cénacle porté par les valeurs du Travail et de la Patience, tant face à la littérature facile et au journalisme prostitué, représentés par le dîner orgiaque, que face aux cénacles romantiques fustigés sans cesse depuis 1829 par les journalistes, dont Balzac lui-même. On comparera cette première représentation cénaculaire avec celle que Camille Mauclair donne dans Le soleil des morts (1898), pour montrer qu’à l’inverse de ce qui se produit dans Illusions perdues, le cénacle est entraîné dans le mouvement d’altération générale du monde littéraire : le mythe du « cénacle idéal » vole en éclats, les valeurs cénaculaires font faillite, remplacées par celles que revendiquent les anarchistes (Énergie, Vitesse, Destruction). Entre ces deux romans-repères, publiés à soixante ans d’intervalle, le mythe platonicien de la Littérature, inaltérable et inviolable, réfugiée dans le « ciel des Idées » et symbolisée par le Cénacle, s’est effondré. Dans cette confrontation peuvent se lire l’évolution des imaginaires d’écrivains et la reconfiguration du champ littéraire.
EN :
The authors’ aim is to compare two works and two modes of textualization of the cenacle, considered the typical form of literary sociability in the nineteenth century. The first is the “Rue des Quatre-Vents cenacle” of Un grand homme de province à Paris [A Distinguished Provincial at Paris] (1839), part 2 of Balzac’s Illusions perdues [Lost Illusions]. We examine the archetypal role Balzac accords this cenacle, inspired by the values of Work and Patience, relative to superficial literature and debased journalism—represented by the orgiastic supper—and the romantic cenacles ceaselessly since 1829 denounced by journalists, including Balzac himself. This first cenacular representation is compared with that of Camille Mauclair in Le soleil des morts [The Sun of the Dead] (1898) to demonstrate that, unlike in Illusions perdues, the cenacle here is swept into a movement producing a general alteration of the literary world: the myth of the “ideal cenacle” is shattered and cenacular values have become bankrupt and replaced by anarchic values (Energy, Speed, Destruction). Between these two landmark novels, published sixty years apart, the Platonic myth of Literature, inalterable and inviolable, finding refuge in the “heaven of Ideas” and symbolized by the Cenacle, collapsed. A comparison of these novels reveals the evolution of writers’ imaginations based on a reconfigured literary field.
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De la nouvelle à la main à l’histoire drôle : héritages des sociabilités journalistiques du xixe siècle
Marie-Ève Thérenty
p. 41–58
RésuméFR :
Cet article étudie la représentation des sociabilités journalistiques au xixe siècle : elle évolue d’une littérature taxinomique et panoramique marquée par l’étude de moeurs et le récit jusqu’à une littérature de témoignage fonctionnant plutôt sur le souvenir et le partage de l’échange dialogué. Les journalistes entrent donc dans une sociabilité étrange et narcissique où il faut vivre pour pouvoir se raconter. C’est surtout l’industrie du mot d’esprit qui se développe le plus, provoquant une inflation du genre journalistique de la nouvelle à la main, véritable ancêtre de l’histoire drôle moderne.
EN :
This article studies the representation of journalistic sociabilities in the nineteenth century, which evolves from a taxinomic and panoramic literature marked by the narrative and the study of customs to a literature of testimony based, rather, on memory and shared dialogue. Journalists, then, enter into a strange and narcissistic sociability that has to be experienced in order to tell one’s story. It is the industry of wit, in particular, that develops most, producing an inflation of the journalistic genre of the nouvelle à la main, a form of hand-written humorous anecdote that was the veritable ancestor of the modern funny story.
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À propos de la création d’un lieu de sociabilité littéraire institué : analyse des débats et des enjeux qui ont précédé la création de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique
Björn-Olav Dozo
p. 59–84
RésuméFR :
Les débats qui ont précédé la création d’une académie littéraire de langue française en Belgique ont duré vingt-cinq ans et s’articulent selon deux grands axes : l’un qualifié d’« institutionnel », l’autre d’« identitaire ». L’axe institutionnel renvoie au degré d’institutionnalisation que souhaite l’écrivain pour la littérature belge. L’axe identitaire permet de situer sa conception de l’indépendance de la littérature belge par rapport à la littérature française. On peut isoler six thèmes argumentatifs mobilisés lors des débats. Leur analyse met en évidence les enjeux de la création d’une académie, qui vont au-delà des représentations liées à un mode de sociabilité d’écrivains et engagent toute une conception de la littérature produite en Belgique francophone.
EN :
The debates that preceded the creation of a French-language literary academy in Belgium lasted twenty-five years and are structured around two main aspects that may be described as “institutional” and “identitary.” The institutional aspect refers to the degree of institutionalization desired by the enunciating agent for Belgian literature. The identitary aspect makes it possible to contrast the concept of an independent Belgian literature with French literature. Six main arguments emerge from the debates. Their analysis highlights the stakes at issue in the creation of an academy, stakes that go beyond the representations linked to a writers’ mode of sociability and involve a whole concept of the literature produced in French-speaking Belgium.
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Rumeurs et anecdotes : imaginer la mondanité dans la presse, vers 1900
Guillaume Pinson
p. 85–99
RésuméFR :
Dans cet article, on se propose d’étudier la poétique du microrécit mondain à travers deux genres caractéristiques de la presse de la Belle Époque : la rumeur et l’anecdote. Ces deux petits genres ont ceci de fascinant qu’ils suggèrent un en-dehors du discours social, un ensemble de références et de pratiques sur lequel s’est cristallisée une partie de la mémoire culturelle de la mondanité française. On en observera les modulations dans des périodiques tels que La Vie parisienne, Le Gil Blas et quelques petites feuilles mondaines. La portée référentielle du microrécit ne doit pas empêcher de le saisir dans sa dimension poétique et rhétorique : il existe une contrainte de la mise en forme de la rumeur et de l’anecdote, que l’on explicitera. De plus, le microrécit se développe au coeur de l’univers médiatique. Dès l’origine, il porte donc une socialité bien particulière qu’il instaure et relaie, marquée par une double médiation : la mondanité telle qu’elle se donne effectivement à lire dans le microrécit, d’une part, et d’autre part l’horizon de la communauté plus large, distancée et anonyme, des lecteurs, qui imagine sa propre interdépendance par la connivence du « commérage » (Elias). Cette dynamique sociale est favorisée par le fait que le microrécit a un statut ambigu, entre référence et invention, qui permet à tous les jeux de l’imaginaire de se déployer. Le journal est ainsi un lieu où la communauté s’imagine (Anderson) au travers des petites fictions quotidiennes qu’elle s’invente et qu’elle s’écrit.
EN :
In this article, our objective is to study the poetics of the society micronarrative through two genres characteristic of the press during the Belle Époque: rumour and anecdote. The fascination of these two minor genres lies in that they suggest a turning out of social discourse, a set of references and practices where part of the cultural memory of French society life crystallized. Modulations of these can be seen in periodicals such as La Vie parisienne, Le Gil Blas and Le Grand Monde. The referential frame of the micronarrative must not prevent us from grasping its poetic and rhetorical dimension: a certain constraint exists regarding the shaping of the rumour and anecdote that will be explained. Furthermore, the micronarrative develops at the centre of the media world. From the very start, therefore, it creates a highly specific sociality that is established and relayed, a sociality marked by a double mediation: on one hand, society life as it is effectively read in the micronarrative, and on the other, the horizon of the larger, overshadowed and anonymous community of readers, who imagines its own interdependence through the complicity of “gossip” (Elias). This social dynamic is reinforced in that the micronarrative has an ambiguous status, somewhere between reference and invention, which allows free rein to all games of the imagination. The newspaper is therefore a place where the community imagines itself (Anderson) through the small daily fictions it invents and writes down.
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Une éclatante discrétion : Jean Paulhan et le pouvoir dans les lettres
Michel Lacroix
p. 101–123
RésuméFR :
Omniprésent dans les discours sur Jean Paulhan, le mythe de l’éminence grise n’a pourtant guère été objet d’analyse. Pour voir ce qui se cache et se dévoile dans ce cliché vivace, l’auteur examine les textes qui le mettent en forme et les déterminations socio-historiques présidant à son émergence. On découvre ainsi que Paulhan transforme le flou inhérent au capital social en énigme à déchiffrer et qu’un ethos du secret anime aussi bien ses récits et critiques que sa pratique de la sociabilité.
EN :
Although present everywhere in discourses on Jean Paulhan, the myth of the éminence grise has yet hardly been the subject of analysis. To see what is both hidden and revealed in this lively cliché, the author examines the texts that shaped it and the socio-historical determinations that presided at its emergence. We thereby discover that Paulhan transforms the vagueness inherent in social capital into an enigma to unravel, and that an ethos of the secret drives his narratives and critical works as much as it does his practice of sociability.
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La page féminine des grands quotidiens montréalais comme lieu de sociabilité littéraire au tournant du xxe siècle
Chantal Savoie
p. 125–142
RésuméFR :
L’auteur propose d’interroger des sociabilités imaginées propres aux femmes de lettres canadiennes-françaises telles qu’elles se donnent à lire dans les journaux et les périodiques du tournant du xxe siècle. Plus spécifiquement, l’étude porte sur la communauté littéraire imaginaire que construisent les femmes de lettres en analysant la liste des auteurs les plus souvent recommandés par Joséphine Marchand, Françoise (pseud. de Robertine Barry), Gaétane de Montreuil (pseud. de Georgina Bélanger) et Madeleine (pseud. d’Anne-Marie Gleason) dans les différents périodiques et journaux dans lesquels elles signent leurs chroniques. Ce palmarès offre une perspective inédite sur la culture commune de l’époque. Outre qu’il permet de constater d’importantes distorsions entre les auteurs-vedettes et notre perception des auteurs qui comptent pour l’époque, des résultats préliminaires permettent de poser l’hypothèse que sous l’apparent conformisme moral et social des suggestions de lecture, les femmes de lettres construisent une communauté littéraire au féminin susceptible de faire admettre certaines pratiques littéraires des femmes sans heurter de plein fouet l’idéologie dominante.
EN :
The author proposes to examine imagined sociabilities specific to French-Canadian women of letters as they can be read in newspapers and periodicals at the end of the nineteenth century. More specifically, the study focuses on the imaginary literary community constructed by women of letters through an analysis of the list of authors most often recommended by Joséphine Marchand, Françoise (pen name of Robertine Barry), Gaétane de Montreuil (pen name of Georgina Bélanger) and Madeleine (pen name of Anne-Marie Gleason) in the various newspapers and journals that carried their columns. This notable list offers a unique perspective on popular culture during that era. Besides highlighting significant distortions between authors of this list and those we consider the major authors of the time, preliminary results allow us to posit the hypothesis that underneath the apparent moral and social conformity of the reading suggestions, these women of letters construct a female literary community potentially receptive to certain literary practices specific to women without crashing headlong into the dominant ideology.