Compte rendu

Philip Knee, La parole incertaine. Montaigne en dialogue, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « République des Lettres », 2003, 218 p. ISBN 2-7637-8021-0[Notice]

  • François Paré

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  • François Paré
    University of Waterloo

Les Essais de Montaigne sont à la fois le point de départ et le point d’arrivée de l’étude comparative que nous propose Philip Knee dans cette lecture méticuleuse et fouillée, chevauchant plus de deux cents ans d’écriture philosophique. Knee interroge l’oeuvre de Montaigne en la soumettant à l’épreuve d’un fécond dialogue avec quatre figures essentielles de la pensée européenne. À chaque étape de cette démarche dialogique, la mise en rapport s’articule patiemment sur deux aspects particuliers du grand corpus montaignien. À la vision politique, suscitée par la lecture de Machiavel, se succèdent d’autres paradigmes aux allures plus contemporaines, tels religion et jeu social chez Pascal, autofiction et vérité chez Rousseau, identité et dramatisation de soi chez Diderot. Ces comparaisons successives sont précédées d’un chapitre introductif où sont décrites les composantes du jugement individuel, pierre angulaire de la subjectivité morale chez Montaigne. Dans ces premières pages, Knee s’attarde, en effet, aux tensions entre vérité et apparence qui forment le coeur de l’argumentation de Montaigne. L’auteur des Essais fait « de l’incertitude et de l’inachèvement les tremplins d’une recherche dont l’ignorance est la seule fin, mais qui n’en reste pas moins tendue vers la vérité comme sa possibilité propre » (p. 29). Cet extraordinaire paradoxe autorise alors, selon Knee, un déplacement du discours politique et une transformation radicale des représentations du pouvoir. Montaigne se trouverait à la charnière de deux mondes exclusifs. Puisant chez les Anciens la source des transformations à venir, il n’acquiescerait pas encore tout à fait, cependant, à cet « esprit d’égalité » dont Daniel Jacques, dans son livre Nationalité et modernité (Boréal, 2000), nous assure qu’il constitue le « théâtre nouveau où se déploiera bientôt la politique révolutionnaire » (Jacques, p. 67). Dans La parole incertaine, Knee reprend, en le précisant, le modèle historique mis de l’avant par Jacques. Alors que ce dernier avait repéré chez Pascal la notion centrale d’« inachèvement », idée-seuil pour toute la modernité, Knee la reporte plutôt sur Montaigne et sur sa critique pyrrhonienne de l’histoire. La construction du sujet occidental à la Renaissance aurait donc signifié la fin des certitudes et le renoncement aux idéaux de perfection qui avaient animé jusque-là l’Europe chrétienne. Pour Philip Knee, Montaigne est la clef de voûte de cet important renversement des perspectives. Dans le discours sur l’amitié, que Knee convoque d’ailleurs à son tour par la structure dialogique de son livre, Montaigne avait incarné son entreprise dans la perte tragique de son ami Étienne de la Boétie, emporté très jeune par la maladie. Selon Knee, « cette perte met en évidence une figure qui structure toute la démarche des Essais : l’homme est libre mais il est faible, il est capable de jugement mais il semble incapable de certitude » (p. 9). Dans le rapprochement qu’il cherche à effectuer entre plusieurs « épistémès distinctes », Knee suit à la trace cette notion même d’incertitude qui fracture une fois pour toutes, à partir des Essais, le discours philosophique. À ses yeux, cette rupture fonde la modernité politique européenne et l’avènement des démocraties occidentales. Quelle a été la fortune, comme on le disait autrefois, de cette « parole incertaine », mise en oeuvre par Montaigne ? Dans l’ouvrage de Philip Knee, c’est le chapitre sur la pensée politique de Machiavel qui, à n’en pas douter, brille singulièrement par la nouveauté et l’intelligence de l’analyse. Le rapprochement entre l’auteur des Essais et celui du Prince permet de souligner l’originalité étonnante du projet de Montaigne et les vacillements qu’il provoque au sein du discours philosophique. Contre « la perspective d’une politisation intégrale de l’existence, portée par l’anthropologie de …