Résumés
Résumé
Cet article s’attarde à la représentation du monde de la nature dans des fictions pour la jeunesse publiées au Québec. Dans le cadre d’une étude consacrée à la vulgarisation des sciences naturelles, l’oeuvre de Nicole M.-Boisvert demeure incontournable dans la mesure où la production romanesque de l’écrivaine s’alimente de ses multiples voyages à travers le monde. À l’encontre de l’homme, qui a tenté depuis des siècles d’affirmer la supériorité de la raison en exerçant un contrôle sur la nature, les jeunes filles représentées dans les récits de Boisvert cherchent à protéger l’environnement et les espèces animales qui y évoluent. Si une telle pratique discursive prend la forme d’une critique de la modernité et de la raison instrumentale, elle confère une portée éthique aux actions des protagonistes engagées dans un processus de création. À l’exemple des naturalistes qui, au fil de leurs découvertes, inventoriaient les espèces animales pour en livrer un classement systématique, les jeunes personnages féminins glanent des données issues de l’encyclopédie des sciences naturelles, afin de montrer que la nature non humaine possède une valeur propre, hors du champ utilitariste, et qu’à ce titre elle doit être respectée.
Abstract
This article examines the representation of the world of nature in fiction for young people published in Quebec. The work of novelist Nicole M.-Boisvert is critical to a study of the popularization of the natural sciences to the extent it was inspired by her many trips throughout the world. Unlike men, who have attempted for centuries to affirm their superiority by controlling nature, the young girls in Boisvert’s stories seek to protect the environment and the animal species that evolve in it. If this narrative practice takes the form of a criticism of modernity and of reason as instrument, it confers an ethical character on the actions of the protagonists engaged in a process of creation. Like the naturalists who inventoried animal species as they were discovered with the aim of systematic classification, the young female characters cull data from the encyclopaedia of natural sciences to demonstrate that non-human nature possesses value in and of itself, apart from any utilitarian purpose, and that it must be respected accordingly.
Corps de l’article
Comme en témoigne la représentation de l’espace au sein des romans classiques pour la jeunesse, l’univers de la fiction accorde une place de prédilection aux personnages évoluant dans des lieux qui sont davantage associés à la nature qu’à la civilisation. Depuis Robinson Crusoé jusqu’au Livre de la jungle, en passant par La petite Fadette et Les aventures de Tom Sawyer[1], les espaces sauvages et champêtres assument un rôle déterminant dans le déroulement de l’action. En s’affirmant tantôt comme un lieu duquel sont absentes les structures sociales, tantôt comme un environnement propice à l’apprentissage et à un périple identitaire, la nature déploie au fil des textes narratifs les signes d’une spatialité dont les signifiés varient d’une époque à l’autre. Peu importe ce qu’il représente au plan des valeurs, le monde vivant de la nature n’a de cesse de fasciner les auteurs qui écrivent à l’intention des jeunes ou dont les oeuvres, bien qu’elles ne sollicitent pas directement leur attention, plaisent surtout aux enfants. À cet égard, la littérature publiée à l’époque où les naturalistes n’hésitaient pas à parcourir les mers pour parfaire leurs connaissances en botanique et en zoologie est particulièrement riche en discours qui donnent une raison d’être à la nature. Que l’on songe à Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre[2], roman où les jeunes protagonistes évoluent en accord avec le rythme de la nature tropicale et en parfaite harmonie avec un environnement insulaire : les jeunes gens y grandissent, auprès de leur mère respective, dans le décor exotique d’une colonie française du xviiie siècle[3]. Le départ forcé de Virginie pour la France sera la cause de tous les maux des adolescents qui ne survivront guère à la séparation. Dans le prolongement des thèses de Jean-Jacques Rousseau, qui aspire à une « société idéale » ne s’édifiant que dans une quiétude bucolique favorable à la transparence des coeurs, Bernardin de Saint-Pierre imagine pour ses jeunes personnages des lieux éloignés de la civilisation corruptrice. Selon cette perspective, l’état de nature se pose comme un modèle de vie heureuse. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau ne soutenait-il pas déjà que, « tant que les hommes gardèrent leur première innocence, ils n’eurent pas besoin d’autre guide que la voie de la nature[4] » ? Plus de deux siècles ont passé depuis la parution des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau consacrés à une philosophie de la nature qui entendait refonder le lien social sur la sensibilité primitive qu’éveille en nous le spectacle du monde. Alors que deux révolutions industrielles — le rail et l’électricité — ont prêté au xixe siècle le visage d’une modernité technicienne et que le progrès technologique a marqué irrémédiablement de son sceau les sociétés occidentales au xxe siècle, que reste-t-il de la nature dans la littérature ? Et, plus particulièrement, que devient la représentation du monde de la nature dans les fictions pour la jeunesse au Québec ?
Les écrits de vulgarisation scientifique pour la jeunesse et les enseignements du frère Marie-Victorin
La dernière question en appelle immédiatement une autre, plus précise : « Qu’en est-il des conceptions de la nature que véhiculent les ouvrages québécois destinés à la jeunesse ? » S’agit-il d’un objet que l’on observe à des fins scientifiques en vue de proposer ensuite la vulgarisation d’un savoir constitué à partir de son étude ? S’agit-il plutôt d’un espace avec lequel vont communier les sujets pour constituer leur identité et trouver le bonheur dans un monde en mutation ? On ne peut apporter de réponse claire à ces questions sans considérer les premiers écrits de vulgarisation scientifique s’adressant à un jeune public.
Comme en fait état le champ des lettres québécoises, la vulgarisation scientifique et la figuration d’une nature édénique ne sont pas irréconciliables au sein des oeuvres littéraires. Depuis l’avènement d’une presse pour la jeunesse au Canada français au cours des années 1920[5], les écrivains s’ingénient à faire découvrir les secrets et les merveilles de la nature aux jeunes lecteurs, que ce soit à titre d’objet scientifique ou de lieu identitaire. L’idée est, bien entendu, d’instruire et de divertir tout à fois. Pensons à Maxine[6] qui, dès ces années-là, a écrit plusieurs contes pour enfants ainsi que des romans pour adolescents. Celle-ci publie d’abord, en 1926, le recueil de contes Unknown Fairies of Canada où elle décrit certaines réalités géographiques du pays comme le rocher Percé, le mont Royal, le cap Diamant, les chutes du Niagara, etc. Dans sa version française, le livre paraît en 1928 sous le titre Fées de la terre canadienne[7]. Françoise Lepage s’attarde à l’écriture de ce recueil et à « l’explication merveilleuse de certains accidents géographiques canadiens » que fournit l’écrivaine. Par exemple, « “la Fée du Mont Royal” révèle pourquoi le Mont Royal n’est plus un volcan[8] ». L’entreprise de vulgarisation de l’auteure, qui a recours au merveilleux pour populariser un discours d’orientation scientifique, se poursuit avec Les trois fées du bois d’épinette[9]. Cette fable, que signe Maxine en 1936, fait connaître à de jeunes citadins la flore, la faune et les minéraux de la vallée du Saint-Laurent, à l’aide du livre d’or de trois fées personnifiant chacun des règnes de la nature. Maxine semble bien au fait des enseignements du frère Marie-Victorin[10], l’un des pionniers de la vulgarisation scientifique au Canada français. Ce dernier a lui-même relevé dans quelques textes, ceux des poètes Louis Fréchette et William Chapman notamment, des erreurs quant à l’emploi de certains termes de botanique[11]. Marie-Victorin a montré en particulier que l’emploi du mot « ajonc », dans le vers « Plongeant dans les ajoncs et les algues verdâtres », tiré du poème « La dernière Iroquoise » de Fréchette[12], est erroné puisque l’ajonc est une légumineuse européenne inexistante en Amérique. Il en va de même du vers « Et parmi les ajoncs la source qui rayonne », extrait du poème « Renouveau » de Chapman[13].
Nul doute que Maxine a consulté des manuels d’histoire naturelle au moment de rédiger son ouvrage. Contrairement aux poètes qui confondent « jonc » et « ajonc », l’écrivaine utilise correctement les termes se rapportant aux spécimens du règne végétal : « Le jonc, plante à longues tiges droites, croît dans les fossés et les terrains humides[14] », écrit-elle. Si le poète Chapman se fourvoie en employant le terme « lis » dans le sens de « lis blanc et immaculé », déclarant ainsi « Je suis sans tache comme un lis[15] », Maxine insiste pour sa part sur le fait que le lis blanc ne croît que dans les jardins et les serres, tandis que le lis sauvage — auquel se réfère, en fait, Chapman — comporte des fleurs inodores, orangées et maculées de noir. Compte tenu de la formule de l’abécédaire qu’il privilégie et de la nomenclature qui en découle, le texte de Maxine emprunte les formes du documentaire[16] et se pose comme un récit de vulgarisation scientifique permettant aux plus jeunes de faire l’apprentissage des rudiments de la botanique, de la zoologie, de la géologie et de la minéralogie. Consécutivement à la divulgation de ces savoirs, les jeunes protagonistes qui déterminent l’action des Trois fées du bois d’épinette enrichissent leur encyclopédie de la nature et transforment leur vision de l’environnement.
La représentation de la nature et les éditions Michel Quintin
À l’exemple de Maxine, des romancières des années 1990 conçoivent des récits de vulgarisation scientifique dont le contenu s’appuie sur de solides références. Dans le cadre d’une étude consacrée à la vulgarisation des sciences naturelles, l’oeuvre de Nicole M.-Boisvert demeure incontournable dans la mesure où la production romanesque de l’écrivaine s’alimente de ses multiples voyages à travers le monde. À l’instar des naturalistes qui partaient à la recherche de nouvelles espèces floricoles et arboricoles au xviiie siècle en visitant de nouveaux mondes[17], Boisvert s’est familiarisée avec de nouveaux écosystèmes en parcourant des milliers de kilomètres à bord d’un voilier. Force est de constater que le monde vivant de la nature qu’elle découvre ailleurs et celui qu’elle redécouvre par le fait même au Québec, dans sa région d’origine, devient à la fois un objet de vulgarisation scientifique et un lieu de fascination. Afin d’étayer, sur fond d’écosystèmes, un propos qui tente de diffuser à plus grande échelle les sciences naturelles, je me propose d’examiner une partie de l’oeuvre romanesque de Nicole M.-Boisvert qui s’adresse à un public adolescent et pré-adolescent. Plus précisément, il s’agit de décrire et d’analyser le discours tenu sur l’environnement au sein de récits où les héroïnes vivent des moments difficiles à la suite de la disparition d’un être cher. Trois romans publiés dans les années 1990 forment l’essentiel du corpus étudié : Le mensonge de Myralie, où s’affirme la passion d’une jeune écolière pour les espaces verts, puis La dérive et Les chevaux de Neptune, deux oeuvres dont l’une est la suite de l’autre et qui mettent en scène une adolescente dont les aventures en mer sont déterminantes. Ces livres ont paru aux éditions Michel Quintin dans les collections « Nature jeunesse » et « Grande nature », la première étant destinée à un public de huit ans et plus, la seconde interpellant un lecteur âgé de onze ans et plus[18]. Comme le titre l’indique, ces collections allouent une place de choix à l’environnement et à sa préservation. Il importe de mentionner que, depuis plus de quinze ans, cette maison d’édition se spécialise dans la publication d’ouvrages de vulgarisation scientifique. On y aborde des thématiques touchant la nature, l’environnement et les animaux. Plusieurs spécialistes conseillent les écrivains de la maison quand ils ne sont pas eux-mêmes auteurs. Il n’est donc pas étonnant que biologistes, vétérinaires, entomologistes, éducateurs en sciences de la nature prennent eux-mêmes la plume et élaborent des mondes fictifs où la nature forme une configuration spatiale de premier plan. Inutile de préciser que les informations contenues dans ces ouvrages sont de première main et bien documentées. Comme l’atteste la production littéraire, la préoccupation écologique est omniprésente : « Un des grands objectifs de la maison d’édition Michel Quintin est d’amener jeunes et moins jeunes à s’interroger sur la détérioration de notre environnement et à poser les gestes concrets qui s’imposent[19]. » C’est donc un discours narratif qui participe de la vulgarisation d’un métatexte[20] de type encyclopédique traitant de botanique, de zoologie et de biologie marine qui retiendra mon attention. Alors qu’il s’inspire d’un discours scientifique parfois complexe, le roman pour la jeunesse qui nous occupe, en aspirant à la lisibilité, dit autrement et précise l’ensemble des « moyens [dont il] dispose pour assurer dans son corps même la désignation de tout ou partie de ses mécanismes constitutifs[21] ». Or, l’un de ces mécanismes émerge du processus d’écriture de soi dans lequel sont engagées les héroïnes au sein des trois romans.
Myralie : quand le respect de l’environnement se transforme en sollicitude
Le mensonge de Myralie est un roman dont l’action se déroule au Québec, en banlieue de Montréal, et qui met en scène une jeune fille passionnée de botanique et affectionnant les animaux. L’histoire s’articule autour du périple d’une valeureuse adolescente de douze ans qui se retrouve démunie à la suite de l’absence prolongée de sa mère, à la fin de l’année scolaire. Myralie a subi un premier choc lorsqu’elle a dû quitter sa confortable résidence de Montréal quelques mois plus tôt, en raison du départ précipité de son père. Immigrant illégal, ce dernier s’est vu dans l’obligation de regagner son pays en Asie, laissant derrière lui son épouse et son enfant. Victime d’une situation financière précaire, la mère a loué une maison mobile en banlieue et est retournée aux études, ce qui a bouleversé l’existence de la gamine. Sur le plan temporel, l’histoire concerne les quelques jours où Myralie est abandonnée à son sort, la mère ayant eu un accident de motocyclette alors qu’elle se rendait à ses cours.
Ce qui retient l’attention du lecteur dès l’incipit, c’est l’affection qu’éprouve l’héroïne pour les animaux. Le roman s’ouvre en effet sur une scène éloquente quant au rapport que la jeune fille entretient avec la nature et ses dignes représentants : « Elle était adossée à l’écorce d’un érable rouge, le regard perdu dans la cime. L’eau du canal frémissait. Le garçon vit la fille. Elle tenait un sac de papier. Dedans, quelque chose grouillait » (M, p. 5). Le regard toujours rivé sur les arbres, l’adolescente se distingue des jeunes de son âge dans la mesure où elle a développé une conscience aiguë de l’environnement. Au fil de l’histoire, un garçon qui se prénomme Jonathan deviendra l’ami de « cette fille pas comme les autres » (M, p. 11). Comme ce garçon rencontré à l’école lui inspire de bons sentiments, Myralie projette de lui confier son serpent surnommé Titi, dont elle ne peut plus s’occuper convenablement, faute d’argent pour le nourrir. Durant l’absence de la mère, l’adolescente adopte une attitude semblable face au chat qu’elle possède. Plutôt que de laisser sa petite chatte d’Espagne mourir de faim, elle la confie au propriétaire de la roulotte, monsieur Kandilis : « Elle vous fera plein de mamours. Elle est très affectueuse, vous savez. Je vous la prête, si vous voulez. Avec son bol, sa petite couverture, et son panier pour dormir » (M, p. 22). Si Myralie accepte de souffrir de la faim, elle refuse que ses petites bêtes en soient victimes. Craignant qu’on ne la sépare de sa maman dont elle est sans nouvelles depuis plusieurs jours, la jeune locataire tait la disparition de cette dernière — d’où le « mensonge » du titre —, mais s’arrange pour que les animaux dont elle a la garde ne manquent de rien.
Le personnage du père se révèle déterminant au sein du discours narratif puisqu’il a communiqué à Myralie un vaste savoir sur les espèces arboricoles. Bien qu’il demeure une figure absente de l’histoire, il contribue activement au développement du récit. Ainsi que le mentionne la mère à maintes occasions, les liens physiques de parenté entre les deux membres de la famille sont frappants : « Myralie a les cheveux drus et raides de son père, et son teint doré » (M, p. 16). Horticulteur de profession, l’homme a légué à sa fille sa passion pour la nature et les animaux. En ce sens, les similitudes vont au-delà des apparences : « C’est quand lui et elle courent les bois, les jardins et les parcs qu’ils sont pareils » (M, p. 16). L’instance narrative évoque un épisode où l’adolescente, en compagnie de l’aîné, a soigné les blessures d’une mésange jusqu’à ce que l’oiseau puisse voler de nouveau (M, p. 16). À la lumière de ces comportements face aux petites créatures vivant dans les bois, on constate que la jeune protagoniste voue un profond respect au monde de la nature. Or, de cet attachement à la flore et à la faune découlent des rapports avec le genre humain qui sont fondés sur la générosité, la tolérance et le respect de l’autre. Au lieu de fustiger sa mère qui n’est pas rentrée à la maison, Myralie essaie de se débrouiller du mieux qu’elle peut, n’hésitant pas à vendre un grille-pain au bazar du coin pour manger. Guidée par son instinct de survie, la jeune fille tente de s’en sortir sans éprouver de ressentiment.
En présence de Jonathan, l’adolescente fait allusion constamment aux arbres qui poussent dans les parcs et les quartiers de leur banlieue. D’ailleurs, lorsqu’elle se retrouve devant la résidence de ce dernier, elle admire « deux arbres sentinelle à feuilles en éventail » et les identifie d’emblée comme des « ginkgos » (M, p. 33). La gamine explique à son compagnon qu’il s’agit d’arbres originaires d’Asie : « Mon père m’a dit qu’ils font partie d’une espèce préhistorique » (M, p. 34). Le personnage féminin est bien renseigné puisque le ginkgo, dont le nom botanique est Ginkgo biloba, vient de Chine et appartient à la famille des ginkgoacées[22]. De plus, il constitue « la plus ancienne des espèces arboricoles dont les spécimens sont encore identiques à leurs ancêtres[23] ». Manifestement, les connaissances de l’héroïne en matière de botanique imprègnent le récit du début à la fin. La jeune fille se plaît à nommer les arbres qui composent son environnement jusqu’à en faire ses principaux points de repère : « Dans quinze minutes, on se retrouve au pied du saule de Bebb ». Devant l’air hébété de son compagnon, la jeune fille explique qu’il s’agit d’un « petit arbre vert pâle » (M, p. 12) dont elle a appris le nom de son père. Comme l’exposent les manuels de sciences naturelles, le saule de Bebb fait partie de la famille des salicacées qui comprend les saules et les peupliers. Rappelons que la méthode taxinomique nous enseigne que le nom botanique, Salix Bebbiana, rend compte du genre (Salix) et de l’espèce (Bebbiana)[24]. Bien que l’adolescente ne fasse aucune référence à l’appellation scientifique, elle reconnaît sans peine l’arbre menu dont les feuilles oblongues s’épanouissent avec les chatons jaunâtres, ces inflorescences en forme d’épi. Très commun, le saule de Bebb croît dans les lieux humides et comprend plusieurs variétés géographiques. Si les espèces plus rares comme les ginkgos en provenance d’autres continents sont familières à Myralie, celle-ci parvient à identifier également des arbres plus courants, tel le saule de Bebb.
À bien des égards, la jeune fille se fait la disciple des botanistes soucieux de recueillir une panoplie d’espèces en vue d’en constituer l’inventaire et de les nommer. Forte du savoir transmis par son père, elle se promet de planter des arbres sur le terrain où est la roulotte, malheureusement orné d’un seul peuplier : « On n’a qu’à mettre les semences dans des pots de yogourt vides et à les arroser souvent. Puis, on les transplante en enfonçant un bâton de popsicle tout à côté pour que personne ne marche sur les pousses » (M, p. 14). D’ailleurs, la protagoniste prend toujours le temps d’observer les arbres quand elle traverse le parc municipal : « Les vieux arbres portent déjà leurs chapeaux de feuilles. Un chêne à l’écorce noire et crevassée secoue ses branches. Les écureuils gris s’excitent […]. Myralie s’arrête un quart d’heure pour regarder un tamia qui sort d’un orme blessé » (M, p. 46). Le discours est teinté d’anthropomorphisme, si l’on s’en tient au vocabulaire utilisé pour décrire le chêne qui s’agite et l’orme malmené, semble-t-il, par les intempéries. L’énoncé confirme également que l’histoire se déroule au seuil de la saison estivale puisque les arbres « portent leurs chapeaux de feuilles » depuis peu. Avec leur silhouette en forme de parasol, les arbres que l’adolescente inspecte proposent des « [essences] de choix pour agrémenter les lieux publics d’ombre et de verdure[25] ». Malheureusement, les arbres qui poussent dans le parc où se promène l’héroïne sont abîmés et malades. Noble et majestueux, l’orme n’a pas échappé à « la maladie hollandaise qui a décimé [la] population » des espèces qu’on trouve au Canada, dont l’orme d’Amérique (Ulmus Americana) est reconnu, de façon unanime, comme le plus gracieux[26]. Les spécialistes soulignent que la maladie hollandaise de l’orme est causée par deux champignons microscopiques apparentés dont l’un est très virulent. Sans doute l’orme mal en point qu’observe Myralie est-il atteint à son tour. Quant au chêne soumis à l’examen de la jeune fille, il est sûrement âgé puisque son écorce se crevasse de fissures larges creusées par le temps. Compte tenu de « l’écorce noire » (M, p. 46) qui sert à le décrire, il s’agit fort probablement d’un chêne rouge, l’une des trois importantes variétés au Québec avec le chêne blanc et le chêne à gros fruits. Avec ses airs de patriarche, « le chêne s’étend sur toutes les forêts tempérées du monde », alors que ses « glands sont recherchés par les écureuils, les geais, les ours et les cerfs de Virginie[27] ». En illustrant ainsi la condition de ces arbres d’ornementation et le mode de subsistance des animaux qui se nourrissent de leurs fruits, le discours romanesque glose sur l’évolution des écosystèmes qui ont profondément marqué la flore laurentienne dépeinte par Marie-Victorin.
Soucieuse de se documenter sur la flore forestière qui compose son habitat, Myralie s’applique à concevoir un herbier, de sorte qu’elle « collectionne des feuilles, des tiges et des semences d’arbres » (M, p. 104). Comme le prétend Philippe Lejeune, les termes « journal » et « herbier » se confondent quand il s’agit de décrire certains écrits intimes : « [un] journal personnel écrit peut, entre autres fonctions, être considéré comme un herbier [puisque] l’écriture dessèche peut-être mais conserve ce qu’on a décidé de cueillir[28] ». Vu sous cet angle, l’herbier de Myralie comporte une valeur autobiographique dans la mesure où il peut « être comme un journal, d’autant plus secret et intime qu’il n’est fait que de choses cueillies à l’extérieur[29] ». Pour satisfaire sa curiosité, la cueilleuse a effectué des recherches dans les boisés avoisinants afin de savoir à quoi pouvait ressembler un baobab, cet arbre auquel fait allusion le héros de Saint-Exupéry dans Le petit Prince[30]. C’est son professeur qui lui apprend que « les baobabs ne poussent pas dans nos forêts » (M, p. 54). Myralie est persuadée que « son père aurait su, lui, que [ces arbres] croissent dans les chaudes savanes d’Afrique[31] » (M, p. 54). Mais les seigneurs de la forêt n’alimentent pas uniquement la curiosité intellectuelle de l’adolescente. La nature inspire à ce point la jeune fille qu’elle a entrepris de réaliser des bandes dessinées où se juxtaposent des illustrations d’arbres variés et des personnages inspirés des êtres qu’elle côtoie : « Chaque jour, elle ajoute un épisode à son histoire. La bande dessinée tapisse déjà tout un mur de sa chambre » (M, p. 10). Comme le remarque à juste titre Jonathan, « dans tous ses dessins, il y a des arbres » (M, p. 104), ce qu’illustrent à merveille les espaces que les gravures reproduisent : le parc du mont Royal, la forêt et le jardin botanique, autant de lieux qui sont peuplés d’arbres, d’arbustes et de plantes.
Dessinatrice au talent remarquable, l’héroïne est présentée comme un être qui a un « oeil d’artiste » (M, p. 37) et, qui plus est, sait reconnaître le travail de certains insectes dont l’araignée tissant sa toile avec ingéniosité. Rien d’étonnant à ce que la carte d’anniversaire que l’adolescente crée à l’intention de sa mère comporte un magnolia, un arbre que cette dernière affectionne tout particulièrement : « Au printemps, cet arbre “excentrique” (comme dit son père) fait d’abord éclore de belles grosses fleurs avant de faire pousser ses feuilles. Myralie l’avait nommé l’arbre-printemps parce que, quand il fleurit, la neige a fondu pour de bon » (M, p. 26). Au moyen d’un langage aux connotations climatiques, le propos de l’adolescente vulgarise l’essentiel du savoir constitué autour de cet arbre qui, précisément, porte de « grandes fleurs voyantes[32] ». La protagoniste se réfère au magnolia acuminé dont le fruit très particulier ressemble à un concombre, d’où son nom anglais, cucumber-tree, et dont les grains font le régal des oiseaux et des animaux. En raison de sa rareté, le magnolia est considéré comme une espèce menacée de disparaître au Canada. Aussi cet arbre conserve-t-il un statut distinct au sein du récit, en ce sens qu’il fait partie des rêves que la jeune fille aimerait réaliser : « Quand elle sera grande, elle veut planter des magnolias dans tous les terrains vagues de la ville. Pour l’oxygène, bien sûr, mais aussi pour faire joli » (M, p. 26). Si l’énoncé rend compte du phénomène des espèces en voie de disparition, il fait également état des préoccupations, aussi bien écologiques qu’esthétiques, du jeune personnage. Le souvenir des années passées à Montréal, avant le départ du père, engendre chez la gamine une nostalgie qui se reflète dans un discours à teneur sentimentale sur les arbres. Ainsi, Myralie a choisi de dessiner un magnolia sur la carte à l’intention de sa mère, car « il y en avait un, magnifique, près de leur duplex en ville » (M, p. 26). Elle se rappelle également « l’érable argenté qui poussait devant [son ancienne résidence et] faisait une sorte de parasol au-dessus de la maison » (M, p. 13). Au plan phytogéographique[33], l’allusion est juste, car « l’érable argenté (Acer saccharinum) peut atteindre 30 mètres de hauteur » et il est « abondamment planté dans les villes[34] ». Si l’on s’en remet à la Flore laurentienne, la présence de l’érable argenté dans un quartier résidentiel de la ville de Montréal est ce qu’il y a de plus plausible. Par le fait même, la référence aux plantations signale que la mémoire de la jeune botaniste en herbe est fidèle.
Si l’adolescente se plaît à dessiner et à évoquer des arbres, elle s’en sert également comme refuge quand elle flaire un danger. Au moment où le propriétaire de la maison mobile fait appel aux policiers pour vérifier l’état des lieux abandonnés par les locataires, la gamine prend peur et s’enfuit au parc, où elle passe la nuit en compagnie de son serpent. De crainte d’être séparée de sa mère, elle grimpe dans un érable. Surprise dans son repaire, elle s’écrie : « J’ai peur de descendre. J’ai peur qu’on arrête ma mère parce qu’elle m’a laissée toute seule » (M, p. 110). C’est Jonathan, guidé par la petite chatte de Myralie, qui fait la découverte de la fugueuse tapie dans l’arbre où elle a fait son nid : « Le visage défait, les yeux bouffis, elle fait peine à voir » (M, p. 110). Le garçon s’empresse d’informer la malheureuse du retour de sa mère à la maison. Blessée grièvement lors d’un accident de motocyclette, celle-ci n’avait pu donner signe de vie depuis l’hôpital où elle se trouvait. Les préposés du centre hospitalier ne disposaient pas des renseignements nécessaires pour contacter la famille, car la patiente ne portait pas de pièces d’identité au moment de l’accident. Un malheureux concours de circonstances a donc séparé la mère de sa fille pendant quelques jours, ce qui a conduit la cadette à cacher la disparition de la mère pour éviter des problèmes avec les autorités.
L’événement qui clôt le récit rend compte de la symbiose entre l’héroïne et les espaces verts au coeur desquels elle semble s’épanouir tout naturellement. La dernière scène demeure révélatrice, alors que la silhouette de la jeune fille se confond avec l’érable et le territoire dont il est le vif symbole. Ce qui caractérise Myralie au fil du récit, c’est son intérêt pour le monde vivant de la nature et la vigilance dont elle fait preuve pour soigner les animaux et sauver les insectes, aussi petits soient-ils. Comme le précise l’instance narrative, l’héroïne se démarque des autres élèves qu’elle fréquente à l’école. Contrairement à nombre de jeunes adolescents rivés à leurs habitudes de consommation, la jeune fille respecte l’environnement qui n’a rien, à ses yeux, d’un dépotoir. À preuve, elle connaît plusieurs espèces arboricoles, voit au bien-être de ses animaux, sauve une mouche piégée dans une toile d’araignée, observe les vieux arbres dans les parcs, réalise un herbier, part à la recherche des baobabs, complète une bande dessinée. Tout se passe comme si l’adolescente avait développé une morale de la sollicitude[35] en établissant très jeune, grâce à son père, un rapport harmonieux et écologique avec l’espace. Au sein du roman de Boisvert, les espaces verts ont leur raison d’être, dans la mesure où ils font l’objet d’un inventaire et d’une description grâce auxquels ils deviennent intelligibles aux yeux d’un jeune destinataire. L’encyclopédie du monde vivant de la nature agissant comme métatexte au sein de la narration prend alors tout son sens. Force est de reconnaître cependant que le discours consacré aux espèces arboricoles exerce une fonction qui dépasse les prescriptions scientifiques. Myralie n’envisage pas la flore forestière uniquement comme un objet d’observation mais comme un sujet authentique, faisant partie d’un habitat auquel elle s’associe librement. Aussi l’environnement, tel qu’il est décrit à travers la conscience perceptive de la jeune fille, assume-t-il une fonction majeure dans la caractérisation du personnage.
Annette et l’ailleurs : quand la mer devient un monde d’innocence
Si la flore de la vallée du Saint-Laurent occupe l’essentiel du décor physique dans Le mensonge de Myralie, l’action de La dérive et des Chevaux de Neptune se déroule presque exclusivement en mer. Rappelons que l’auteure s’est elle-même soumise à l’expérience de la navigation puisqu’elle a passé cinq ans sur l’océan, à bord d’un voilier, munie du strict nécessaire. Au cours des récits qui composent la série, l’histoire s’organise autour des aventures de la jeune Annette Dubé, seize ans, qui parcourt plusieurs milles marins à bord d’un voilier. Dans le but de définir les termes renvoyant aussi bien à la navigation qu’à la flore et à la faune, un glossaire apparaît à la fin de chaque volume. À l’intérieur des deux ouvrages figurent, par ordre alphabétique, une suite de mots et leur définition afin de rendre la compréhension du texte moins ardue au jeune lectorat[36], tout en mettant en lumière l’entreprise de vulgarisation scientifique sans laquelle une fiction romanesque livrée à ce lectorat ne pourrait établir un dialogue fécond avec les sciences naturelles.
La dérive s’amorce avec une tragédie routière. Après avoir vu mourir son copain Mathieu dans un accident de voiture, Annette sombre dans une léthargie profonde, cesse de fréquenter l’école et s’isole de la société. Pour tenter de la dépayser et lui faire oublier son chagrin, ses parents lui suggèrent d’accompagner des amis à bord d’un bateau et de voyager avec eux, depuis les côtes du Venezuela jusqu’aux Bermudes. Indifférente à tout ce qui l’entoure, l’adolescente part rejoindre Louise et James en Amérique du Sud, dans la mer des Caraïbes, sans en avoir réellement envie. Dès son arrivée au Venezuela, elle confie à Louise : « Tu sais, être ici ou ailleurs, pour moi, c’est pareil » (D, p. 29). De fait, les lieux n’inspirent d’abord rien qui vaille à la jeune fille. En dépit de son apathie, la protagoniste doit apprendre les rudiments de la navigation auprès de ses nouveaux compagnons. À bord d’un voilier de plaisance, l’héroïne se déplace sur les eaux du sud de l’Atlantique et se familiarise avec une flore et une faune exotiques, qui finissent par l’envoûter. C’est ce rapport particulier du personnage féminin à un milieu physique déterminé qui fait l’objet de la présente investigation. La jeune fille, absorbée par ses découvertes et ses tâches d’apprentie navigatrice, sort de sa torpeur au fur et à mesure qu’elle fait l’apprentissage d’un nouvel habitat. Alors qu’elle tient le cap sur les Bermudes, qui est la dernière étape de son parcours, une ivresse que le lectorat s’explique mal a priori l’envahit : « Un grand plaisir s’est insinué dans mon corps et dans mon esprit » (D, p. 118). Compte tenu d’un parcours narratif qui donne lieu à un renversement complet d’attitude, il convient de s’interroger sur les écosystèmes océaniques qui ont transformé Annette et l’ont amenée à reprendre goût à la vie. Au terme de la traversée, la jeune fille songe à rentrer à Montréal et à reprendre les rênes de son existence, tandis que des pensées morbides la tenaillaient avant son arrivée en Amérique du Sud.
Il importe donc d’examiner plus particulièrement le parcours géographique que l’héroïne accomplit lors de son voyage en mer et le savoir qu’elle assimile sur la flore et la faune océaniques, car un tel apprentissage lui permet d’échapper aux conditionnements d’une société où triomphent essentiellement l’image et la consommation. Pour ce faire, il faudra, bien sûr, chercher à circonscrire un métatexte qui, à la faveur d’un discours soucieux de vulgariser le domaine des sciences naturelles, circule dans le récit destiné à l’adolescence et le façonne.
Au moyen d’illustrations riches de sens, le paratexte suggère que le récit se déroulera sous le signe du voyage et de l’aventure. Alors que la première de couverture exhibe un voilier qui vogue sur d’immenses flots bleus, striés de petites bandes rouges, puis montre le profil d’un visage féminin, la quatrième de couverture esquisse une carte géographique aux lignes un peu floues. Quant au titre, La dérive, il fait d’abord référence à la navigation et, plus précisément, à l’expérience que vit Annette sur l’Andiamo, le voilier de James et Louise. Si généralement ceux-ci contrôlent bien leur trajectoire, il arrive parfois qu’ils soient contraints de se soumettre aux vents et aux courants. En ce sens, la dérive est probable. Toutefois, au sein du roman, la dérive renvoie surtout au comportement d’Annette. Bouleversée par la mort de son amoureux, la jeune fille perd progressivement contact avec la réalité et s’abîme en elle-même, à la suite de l’accident. Autrement dit, l’indétermination dans laquelle elle est plongée la détourne des actions concrètes : « À 16 ans et demi, je le savais, ma vie était finie » (D, p. 8). Au lieu de surmonter son malheur, l’adolescente préfère fuir la réalité et se cantonner dans le souvenir de Mathieu.
Le voyage en mer, qui constitue en quelque sorte un éveil à la nature sauvage, aura des effets bénéfiques sur la jeune Montréalaise. En compagnie de l’équipage, Annette effectue diverses escales qui lui permettent de se familiariser avec les paysages exotiques de l’Amérique du Sud et de la mer des Antilles, dont l’île de la Blanquilla, Puerto Rico et les Bermudes, autant de lieux que l’on peut repérer sur une carte géographique. Le Venezuela est le premier endroit où se rend Annette, alors que son avion atterrit à l’aéroport de Barcelona, une ville située sur la côte, à l’est de Caracas. C’est à l’un des innombrables quais longeant la baie, à proximité de la ville, que débute le périple en mer du personnage féminin. Il s’agit du premier contact de la jeune fille avec l’Amérique du Sud. Charmée et dépaysée, celle-ci est séduite par la beauté des lieux tropicaux :
Quand s’ouvre la porte de l’avion, une bouffée d’air chaud et humide me saute au visage. La lumière m’éblouit. Le ciel est si bleu ! On le dirait plus haut et plus grand qu’au Canada. Le soleil est si blanc qu’il écrase tout. Comme c’est différent de la lumière bleue de l’hiver québécois !
D, p. 24
L’adolescente est conquise par des lieux qui tranchent visiblement avec les étendues de neige et les températures froides paralysant son pays à cette époque de l’année :
Je me laisse séduire par la chaleur, par la végétation bientôt luxuriante, les couleurs vives, les montagnes. Tout est différent. L’air et ses parfums, l’architecture, même la façon de marcher des gens. Je me laisse happer par l’Amérique du Sud, sans résister.
D, p. 26
Fondée en 1671, Barcelona est considérée comme un site pittoresque en raison de son architecture coloniale. Pourtant, c’est la mer, et non les zones urbaines achalandées, qui obnubile l’héroïne : « On longe la mer, bleue et calme. […] Des voitures nous doublent, toutes plus déglinguées les unes que les autres » (D, p. 26). Force est d’admettre que l’espace marin transcende certaines réalités matérielles et comporte des vertus thérapeutiques pour le sujet féminin. La tranquillité émanant de l’océan semble apaiser la protagoniste au coeur encore meurtri.
Lors du séjour dans les mers du sud, une végétation fort différente de la flore de la vallée du Saint-Laurent retient l’attention de la jeune fille. La présence des palmiers, une espèce associée d’emblée à des régions chaudes, devient dans le discours de l’héroïne un signe spatial qui connote l’ailleurs : « J’aperçois enfin mon premier palmier : échevelé, tout en hauteur et en minceur, penché comme un grand timide. Une légère brise lui balance les palmes. Bonjour, Venezuela » (D, p. 24). À la lumière d’une telle description, le spécialiste pourrait imaginer qu’il s’agit d’un palmier à l’huile, « dont toutes les feuilles sont regroupées en bouquets au sommet d’une tige rectiligne[37] ». Représentatif d’une abondante végétation prospérant dans les climats méridionaux, le palmier, dont les espèces sont innombrables sur les cinq continents, institue une frontière spatiale au sein de l’itinéraire d’Annette : l’avant et l’après de la tragédie qui a coûté la vie à un être cher commencent à se démarquer au moyen de signes climatiques. Si, à Puerto Rico, l’adolescente reprend contact avec la civilisation et l’atmosphère frénétique des villes, elle ne peut faire abstraction de la végétation, de ses cycles de vie et de ses récoltes, puisque les arbres et les plantes font partie intégrante de l’espace visité. Lorsque la protagoniste fait une halte à Mayagüez, une ville populeuse située sur la côte ouest de l’île, elle observe d’autres arbres fruitiers dont regorge la cité : « Au passage, je remarque les manguiers croulant sous le poids de leurs fruits » (D, p. 105). L’arbre dont il est question est âgé d’au moins six ans, car c’est à partir de ce stade qu’il produit des fruits. Toujours densément feuillu, le manguier est un arbre qui peut atteindre une vingtaine de mètres. Le choix du participe présent « croulant », qui vise à attirer l’attention sur les bouquets de verdure, témoigne de la vigueur de l’arbre dans la mesure où le vocable « crouler » comporte des signifiés qui évoquent l’abondance.
Mais les séjours sur la terre ferme sont de courte durée. Comme la majeure partie du récit se déroule sur un voilier, c’est surtout une flore marine à laquelle font allusion les personnages au premier rang desquels, bien entendu, Annette, la jeune narratrice. Au début de la traversée, des spécimens pour le moins étranges captivent l’héroïne :
On navigue en petit bateau gonflable entre les îlots formés par les bouquets de palétuviers. Ces arbres étranges, qui prennent racine dans la mer, se donnent parfois la main au-dessus des canaux, formant des arcades romantiques. Inquiétantes aussi. Tout est infiniment calme et vert dans ce labyrinthe aux airs de commencement du monde.
D, p. 35-36
L’énoncé au sein duquel l’adolescente décrit les palétuviers met en relief l’habitat bien particulier de ces arbres qui « vivent en peuplements très denses sur les vases périodiquement recouvertes par la mer, y jouant un rôle écologique majeur[38] ». De fait, la jeune fille découvre dans la mer des Caraïbes, à proximité de la baie de Barcelona, de véritables forêts littorales appelées « mangroves ». De la famille des rhizophoracées, ces plantations « colonisent les dépôts vaseux des estuaires et des lagunes, en région tropicale[39] ». Les palétuviers, décrits par l’héroïne comme des arbres « qui prennent racine dans la mer », forment la végétation de base des mangroves, ces forêts croissant en plein littoral. Ce qui étonne la protagoniste, c’est le décor de « commencement du monde » suggéré par les palétuviers qui forment des arcades au-dessus de l’eau et qui « se [soutiennent] dans la vase par d’innombrables racines aériennes » (D, p. 141). À l’image de ces amphibies érigés en protecteurs de l’environnement, le milieu océanique constitue un espace-temps en retrait de la civilisation qui déconcerte la jeune fille par sa quiétude. Pareille lecture des lieux révèle une subjectivité qui cherche à percevoir au coeur d’un monde sensible l’objet secret de ses désirs. Le récit de pensées rappelle « l’attitude romantique [qui] consiste à croire que son propre désir est inscrit dans la nature des choses, qu’il est l’expression d’une subjectivité sereine[40] ». Vraisemblablement, la narratrice perçoit en ce lieu la manifestation d’un sens caché qui échappe au regard superficiel du citadin.
L’île de la Blanquilla, au large du Venezuela, est la première destination de l’équipage. Cette terre plate et aride est située à une centaine de kilomètres de l’île de la Margarita. Fréquentée à l’occasion par les pêcheurs et les gardes côtiers, l’île déserte abrite une vie sauvage. À bien des égards, il s’agit d’un lieu analogue à celui où s’est échoué le légendaire Robinson Crusoé. En raison des plages magnifiques et de la mer cristalline, le territoire incarne une forme de paradis terrestre où l’on ne trouve ni eau courante, ni électricité, ni pollution : « Cette île plate, formée de granit et de calcaire, s’étend comme une savane désertique » (D, p. 72). Aux yeux d’Annette, les lieux inhabités représentent avant tout un endroit paisible où elle profite de la baie pour plonger et se baigner : « Pour la première fois, depuis la mort de Mathieu, je sens le sang couler dans mes veines » (D, p. 72). Lors de la baignade, une eau cristalline lui permet de contempler les splendeurs des fonds océaniques : « Tout un monde sous-marin se dévoile à mes yeux » (D, p. 73). Tandis qu’elle a quitté Montréal, obsédée par des images de mort et de destruction, elle prend contact avec un univers grouillant de vie :
Des éventails géants se balancent au rythme de la mer. Des poissons multicolores se découpent sur le fond de sable blanc. Ces fonds coralliens vierges sont de toute beauté. Ici, le corail a la forme de grosses cervelles toutes veinurées. Quelques algues langoureuses dansent.
D, p. 73
La description des fonds coralliens met en relief la dichotomie vie/mort qui imprègne le discours du sujet féminin. Aux pulsions de mort surgissant du souvenir des autoroutes glacées du Québec succèdent des images de vie foisonnante égayant des plages désertes sous les tropiques. En vertu de leur morphologie spécifique, les coraux qui se déploient en colonies sont, en effet, colorés de façon splendide. Éblouie, Annette contemple le jardin sous-marin formé des coraux qui, contrairement aux anémones de mer, « [sont supportés] par un squelette de calcaire[41] » : « C’est le plus beau et le plus grand aquarium que j’aie jamais vu » (D, p. 73). Le spectacle haut en couleurs contribue sans contredit à dépayser l’héroïne dans la mesure où les coraux représentent un phénomène de végétation aquatique qui se veut typique des régions tropicales.
Lors de la traversée la menant aux Bermudes, Annette affronte un « pâturage en pleine mer » (D, p. 121). Il s’agit des sargasses, une forme d’algues brunes qui « sont très courantes au nord-est des Antilles, où elles ont donné leur nom à la mer des Sargasses[42] ». Avec le fucus, les sargasses constituent les types principaux d’algues brunes marines. Ce qui frappe l’adolescente, c’est que ces algues vivent à la surface de l’eau, « sans attaches, de lumières et d’eau salée » (D, p. 121). À leur vue, il est difficile de croire qu’il s’agit d’algues « dont le cycle reproducteur ne comporte qu’une seule génération[43] ». Au dire de Louise, ces plantes, avec les crabes et les crevettes qu’elles peuvent dissimuler, permettent de renflouer le garde-manger, corroborant le fait que l’on peut survivre au large avec pour seules ressources ce que la mer met à la disposition des navigateurs. Sans contredit, la référence aux sargasses réaffirme l’importance de la préservation des écosystèmes. Au plan géographique, la traversée de la mer des Sargasses au sein du fameux triangle des Bermudes se révèle un exploit en soi dans la mesure où les courants forts peuvent causer de sérieuses difficultés aux navires. Bien au fait de la disparition de plusieurs embarcations au fil des décennies dans le triangle des Bermudes, Annette s’enquiert auprès de Louise si les rumeurs qui circulent à propos de ces lieux mythiques sont fondées.
La faune rencontrée en Amérique du Sud signifie à Annette qu’elle se trouve loin de Montréal et des lieux familiers. Il faut dire que l’adolescente ne cesse de découvrir de nouvelles espèces de poissons, de mammifères et d’oiseaux. En vertu d’une curiosité qui se nourrit des enseignements de Louise et de James, Annette devient une élève dont les connaissances en matière de faune océanique se multiplient au fil des jours. Grâce à des maîtres expérimentés, la jeune fille parvient graduellement à oublier la cause de sa détresse et à s’ouvrir aux réalités de la mer. À preuve, au lieu de se perdre dans une réflexion lui rappelant la fragilité de son état psychologique, son esprit se concentre sur la présence d’un colibri, sur les rives de Barcelona : « Je suis du regard le battement d’ailes foudroyant du petit oiseau, qui suce le précieux nectar d’une fleur à l’autre » (D, p. 29). Le passage montre à l’évidence que l’adolescente reste fidèle à l’encyclopédie, retenant des traits physiques analogues pour décrire « cet oiseau-mouche vigoureux et rapide[44] ». Très répandu dans les forêts d’Amérique du Sud, le colibri est un oiseau-mouche qui, en tant qu’amateur de nectar, aime bien butiner. Comme « [il] existe plus de 330 espèces de colibris qui toutes sont propres au Nouveau Monde[45] », Annette a sans doute aperçu un colibri rubis (Archilochus colubris), cette espèce qui passe l’été aux États-Unis et hiverne en Amérique du Sud. Avant de lever l’ancre, l’adolescente fait aussi connaissance avec les pélicans, « de grands oiseaux qui se laissent littéralement tomber dans l’eau » (D, p. 32). Louise et James lui apprennent que les fidèles oiseaux leur rendent visite chaque soir, à l’heure du repas. Comptant parmi les plus gros oiseaux actuels, le pélican se nourrit de poisson, et on le reconnaît à son énorme bec. Comme les oiseaux vivent près du littoral, on en déduit qu’il s’agit de pélicans bruns dont le plumage est à dominante blanche. En l’occurrence, les observations de la jeune fille recoupent en tous points les renseignements que l’on trouve dans les encyclopédies courantes, insistant à la fois sur l’aspect disgracieux de l’oiseau et sur la beauté de son vol plané : « Ses plumes ébouriffées sur la tête lui donnent un drôle d’air, mais quelle élégance quand il se remet à planer » (D, p. 33). Si certaines espèces animales la fascinent, d’autres, au contraire, l’effraient en raison de leur aspect rebutant. Au début du voyage, des poissons nageant autour de l’embarcation terrifient l’héroïne. Persuadée qu’elle a vu un reptile venimeux, elle se met à crier comme le ferait un individu qui n’a jamais mis les pieds à la mer. Familiarisée avec l’habitat aquatique, Louise s’empresse de la rassurer : « Regarde, ce qui t’a frôlée, c’est un poisson trompette. Ils ne sont pas méchants. Tu vas t’habituer. Il y en a toujours cinq ou six autour d’Andiamo. Ils sont tout à fait inoffensifs » (D, p. 37). À partir de cette expérience, Annette constate qu’elle ne peut juger de l’agressivité d’une espèce et du danger qu’elle représente pour l’humain en s’en remettant strictement à des traits physiques.
L’île de la Blanquilla où s’arrêtent les aventuriers abrite une faune bien particulière. Au grand étonnement de l’adolescente, des ânes sauvages, ou hémiones, circulent librement sur le territoire : « […] les ânes au pelage poussiéreux font demi-tour et dévalent le ravin en galopant » (D, p. 82). Ne connaissant que les représentations d’ânes domestiques avançant sous la férule de l’homme, la jeune fille est décontenancée. De fait, les animaux qui déambulent sur l’île déserte sont évocateurs de la liberté qui caractérise les lieux sauvages. Leur état naturel, inusité en l’occurrence, montre bien ce à quoi peut ressembler une espèce soustraite à l’autorité du genre humain. Or, l’île déserte donne lieu à une seconde leçon de zoologie. Pour la première fois de son existence, la jeune Montréalaise voit des iguanes : « Nos trois iguanes grimpent dans un arbre pour rejoindre leurs dizaines de camarades suspendus par grappes au milieu des branches et des feuilles » (D, p. 83). Compte tenu de la description, le zoologue conclut qu’il s’agit de l’iguane vert, une espèce qui grimpe avec agilité et qui habite les forêts tropicales. Au fil de ses conversations avec Louise et James, Annette est mise au fait des problèmes entourant la question des espèces animales qui doivent être protégées. Sachant fort bien qu’il est « interdit de capturer des tortues » (D, p. 89), la jeune narratrice est étonnée de voir de jeunes pêcheurs se régaler d’un « ragoût de tortue ». Il en résulte une discussion quant au danger que courent certaines espèces, menacées par une humanité prête à massacrer des animaux pour accumuler un maximum de profit. Tandis qu’il admet que l’on puisse se nourrir de tortue de mer dans des circonstances exceptionnelles, James explique à Annette que le problème des espèces menacées est complexe et qu’il réside surtout dans la bêtise humaine et le commerce à grande échelle qui se fait abusif : « Ce qui me gêne, ce sont les touristes qui tuent ou achètent n’importe quoi, n’importe où, et surtout les bateaux-usines » (D, p. 89). Visiblement, le trajet dans les mers du sud sensibilise l’adolescente à la cause écologique, alors qu’elle constate sur le terrain la fragilité des espèces en voie de disparition et, du coup, prend conscience des problèmes qui en découlent. Du séjour à l’île de la Blanquilla se dégage une réflexion sur la survie de la planète appelée tôt ou tard à s’autodétruire, du moins si l’on en juge par la réplique de Louise, qui vient clore la discussion : « n’empêche qu’il faut des quantités industrielles d’aliments pour nourrir les habitants de la planète » (D, p. 89).
Non seulement l’adolescente fait-elle l’apprentissage des principes élémentaires visant à protéger les espèces animales et les écosystèmes, mais elle doit encore s’improviser vétérinaire à bord du voilier. De fait, Annette doit prendre soin d’un chaton qui n’est pas encore sevré. De jeunes pêcheurs vénézuéliens, qui ont trouvé la petite bête sur une plage déserte, l’ont offerte à la jeune fille alors que leur embarcation se trouvait à l’île de la Blanquilla : « Un tout petit minet me regarde en ouvrant la gueule. Il n’en sort pas un son » (D, p. 94). Avec les moyens du bord, elle parvient à nourrir l’animal affamé que les sauveteurs ont surnommé Marquesa. Faisant preuve de débrouillardise, l’héroïne a fabriqué une tétine à l’aide de gants de caoutchouc pour faire boire le chaton : « Ça y est, Marquesa a compris. Elle boit goulûment […]. Le ventre rond et dur, elle s’endort » (D, p. 97). Privée du lait maternel mais secourue par Annette, Marquesa renoue avec la vie. Cette nouvelle compagne devient une chatte de mer exemplaire et fera partie de l’équipage de l’Andiamo jusqu’aux Bermudes. Cependant, la jeune fille devra la confier à ses complices au terme de la traversée, puisque Marquesa ne peut s’habituer à vivre sur la terre ferme.
En compagnie de Louise et James, Annette doit s’adapter à un mode de vie d’ermite. Par la force des choses, l’adolescente s’isole de la civilisation et renonce aux commodités qu’a apportées le progrès technologique. Jeune citadine habituée au confort matériel, à la proximité des produits et des services, aux nombreuses chaînes de télévision et de radio, celle-ci fait l’expérience d’un mode d’existence axé sur la débrouillardise et la survie, qui met surtout à contribution les ressources personnelles. Si elle se sent, au départ, démunie et mal à l’aise dans un tel univers, elle finit par en cerner la beauté et les avantages. Aussi la cueillette des huîtres la rebute-t-elle d’abord, car l’opération implique que l’on doive ausculter soigneusement les fonds marins : « Tout est décidément un peu trop gluant à mon goût de citadine élevée dans le béton… » (D, p. 37). Cependant, elle a tôt fait de se raviser au moment où elle déguste un plat d’huîtres cuisiné par James : « on se régale de plusieurs douzaines d’huîtres arrosées de jus de lime : fraîches, juteuses, tendres et goûteuses. Un vrai festin qui vaut cent fois les conserves. Ça m’apprendra ! » (D, p. 37-38). Quant au décor urbain animé par la circulation routière et ses sirènes assourdissantes, il est vite évincé par le premier coucher de soleil que la jeune protagoniste peut observer en mer : « C’est un spectacle extraordinaire. Tout l’ouest devient mordoré, orangé, pendant que la grosse boule de feu plonge très vite dans la mer. […] J’en reste bouche bée. Faut dire qu’en ville je garde plus souvent les yeux rivés sur le trottoir que sur le ciel… » (D, p. 68). Le paysage nocturne de la mer n’a rien à envier à celui des villes éclairées au néon si l’on songe à la phosphorescence créée par la présence du plancton qui illumine le bateau et ses occupants. Bien que l’adolescente soit au fait du phénomène, elle n’a jamais assisté à une telle scène. Toujours impressionnée par la luminosité produite par le plancton après plusieurs années passées à voguer sur l’océan, Louise fournit à sa jeune élève l’explication scientifique : « Le plancton est formé d’êtres vivants minuscules qui flottent passivement dans l’eau. Quand on brasse l’eau, leur clarté est activée » (D, p. 52-53). Incidemment, l’adaptation de l’adolescente à un mode de vie nomade s’accompagne de leçons sur la faune océanique. Si James révèle à Annette que « les hippocampes nagent verticalement » et « que leur museau s’ouvre et se ferme comme un clapet » (D, p. 47), Raphaël, un jeune homme rencontré sur les rives de Barcelona, lui précise que « ce sont les mâles qui portent les bébés hippocampes » (D, p. 47). Conformément à la leçon des encyclopédies, le discours de Raphaël insiste sur la ressemblance des hippocampes avec les pièces du jeu d’échecs. Bien loin de s’ennuyer sur le bateau, Annette est subjuguée par les dauphins qui nagent près du voilier, si bien qu’elle « se gave du spectacle » au fil duquel les mammifères se meuvent sans faire de vagues : « C’est quasiment mieux que la télé, dis-je en riant » (D, p. 62). Les prouesses des dauphins la ravissent à un point tel que la jeune fille émet le souhait de nager comme eux, « sans faire de remous » (D, p. 62). Au dire de Louise, les dauphins sont de « véritables petites merveilles de la nature » (D, p. 62). Non seulement l’adolescente reconnaît aux dauphins une grande agilité, mais elle les associe, à un niveau symbolique, à une existence exempte de tracas. Au cours de la traversée, Annette qui suit le mouvement des vagues, recroquevillée auprès de son chaton, finit par reconnaître qu’elle a de la chance : « La nature et la mer me font tellement de cadeaux » (D, p. 100). La présence d’une baleine a de quoi corroborer ses pensées puisque, à quelques mètres, « le roi des mammifères vaporise la mer d’un voile d’embruns. Majestueux et magnifique » (D, p. 102). Tout se passe comme si l’odyssée dans les mers du sud réconciliait l’héroïne avec le monde dans la mesure où elle retrouve sa vitalité au contact d’un environnement éloigné de la civilisation et de son rythme effréné, exempt de pollution industrielle, de déchets toxiques, etc. Comme son périple de jeune matelot lui fait prendre conscience de bonheurs étrangers au tohu-bohu des grandes villes, Annette en arrive à se percevoir comme un être conditionné par des habitudes de consommation, qui n’a jamais pris le temps de contempler la nature et de se soucier de sa protection. Au fil des enseignements dont elle bénéficie, la narratrice comprend que les lois de la nature viennent contrebalancer la tyrannie des lois contraignantes inventées par l’humain. À regarder vivre Louise et James qui ont abandonné des carrières fructueuses, mais combien exigeantes, pour se rapprocher de la nature, elle comprend que son itinéraire est tout autre, elle qui est familiarisée avec des lieux « trop humains[46] » :
Je me sens vraiment comme une fille de la ville à qui on n’a pas appris à observer les nuages, à regarder la lune, à sentir le vent. Mes compagnons savent où fraient les bonitos. Moi, je reconnais la morue chez le poissonnier parce que son nom est écrit en toutes lettres !
D, p. 92
Au sein du parcours spatial du personnage féminin, les oppositions topographiques ville/nature, espace civilisé/espace sauvage, sont fréquemment reproduites au moyen des figures discursives bruit/silence, peuplement/isolement, comme le montre ce passage : « Je retourne avec application à mon travail, heureuse à l’idée de revoir bientôt une ville, une foule, des gens, d’entendre les klaxons à la place du chant des sirènes, et de lever les yeux sur des toits de maisons au lieu des crêtes de vagues » (D, p. 100). Une brève intrusion à Puerto Rico cause, en effet, un grand plaisir à la jeune citadine : « Je remets encore à plus tard ma lettre à Isabelle. Il me tarde trop de revoir Raphaël et de respirer l’air d’une ville » (D, p. 103). Nul doute que la vie trépidante de la cité attire la protagoniste, d’autant plus qu’elle projette de revoir le jeune marin portoricain qu’elle trouve séduisant. À Puerto Rico, lieu de villégiature achalandé — où l’on parle surtout espagnol bien qu’il s’agisse d’un territoire américain —, Annette retrouve Raphaël. En compagnie de son cavalier, elle visite la ville et fait la fête, ce qui brouille momentanément le souvenir de Mathieu. De retour parmi la civilisation, Annette côtoie des jeunes gens heureux de s’amuser : « La musique s’amplifie, nous attirant dans une cour intérieure où un orchestre de jeunes Portoricains s’en donne à coeur joie. Cela me change du grégorien que Louise fait si souvent tourner à bord… » (D, p. 105). La musique liturgique, adaptée au clapotis des vagues et qui meuble le silence du voilier, tranche résolument avec le rythme endiablé des musiques latino-américaines qui galvanisent les soirées dansantes de Puerto Rico. À bord du navire, où l’on est seul avec la nature, il n’existe point d’échappatoire.
Facteur de dépaysement, l’odyssée océanique révèle des mondes inconnus à la protagoniste qui développe un rapport autre à la nature. La dérive se pose à maints égards comme un roman d’éducation alors qu’une adolescente, grâce aux bons soins de navigateurs expérimentés, fait l’apprentissage de la vie sur mer et de la faune qui y habite. Le voyage dans les eaux tropicales constitue une mise entre parenthèses de la civilisation et du progrès au bénéfice d’une immersion dans des lieux sauvages qui se présentent, à bien des égards, comme un univers de liberté aux accents paradisiaques, mais également comme un monde agressé et menacé par une humanité avide de gain. Vie et mort acquièrent une signification autre dans un contexte où l’on peut cerner, par le biais du phénomène des espèces en voie d’extinction, les relations établies entre l’humain et le monde naturel, à l’ère de la consommation de masse. La traversée de l’Atlantique, effectuée un an plus tard, cristallise le parcours identitaire de l’héroïne dont la soif de connaître prend le pas sur l’indétermination de l’être.
Annette et la traversée de l’Atlantique : la rencontre de l’amour et de la science
Le texte qui succède à La dérive témoigne de l’attrait de l’adolescente pour la mer et ses créatures ainsi que de son désir d’explorer les fonds marins afin d’aller au-delà des apparences. C’est une jeune fille passablement remise des événements douloureux ayant bouleversé sa vie personnelle qui entreprend la longue traversée de l’Atlantique dans Les chevaux de Neptune, le second roman de la série consacrée aux aventures d’Annette Dubé. Contrairement au récit de La dérive, mené à la première personne par l’adolescente, celui des Chevaux de Neptune est assumé par une narration à la troisième personne. Toutefois, le point de vue reste celui d’Annette, pour qui l’aventure en mer comporte une dimension féerique. À son arrivée aux Bermudes, à la suite de son expédition dans les mers du sud en compagnie de Louise et James, Annette avait écrit une longue lettre à son amie Isabelle où elle lui suggérait l’idée de faire un voyage d’envergure en voilier. L’incipit des Chevaux de Neptune confirme que les jeunes filles ont donné suite à ce projet, un an plus tard. Depuis la terre des Bermudes, il s’agit pour l’héroïne d’effectuer un parcours de trois mille milles afin de se rendre en Angleterre. Celle-ci est accompagnée d’Isabelle, une amie d’enfance avec qui elle passait l’été à la campagne, de Raphaël, le jeune homme dont elle a fait la connaissance en Amérique du Sud, et de José, le père de ce dernier, qui agit à titre de chef d’équipage. Tous s’embarquent à bord du Brisas del Mar, un voilier de quatorze mètres, dont le propriétaire est José. Si, au cours de la traversée, l’adolescente souhaite parfaire ses connaissances en matière de navigation aux côtés de José, elle veut aussi percer l’intimité de Raphaël avec qui elle entretient des rapports affectifs plutôt ambigus : « Annette a un trac fou. En même temps, elle appelle de tous ses voeux cette première nuit en mer avec Raphaël » (CN, p. 7). Au fil d’une correspondance qui s’est échelonnée sur plus d’un an et après de chaleureuses retrouvailles à Montréal, la jeune fille n’a toujours pas élucidé la nature des sentiments qui la lient au jeune homme.
En dépit du fait que l’équipage frôle la mort lors d’un violent ouragan, la traversée de l’Atlantique se révèle bénéfique pour l’héroïne, et ce à plusieurs points de vue. D’abord, elle voit se réaliser les désirs amoureux que lui inspire Raphaël, se réconcilie ensuite avec Isabelle dont les comportements d’aguicheuse l’ont irritée durant l’expédition et consent enfin à revoir son père, qui a quitté le domicile familial pour refaire sa vie. Plus encore, le long périple en mer, animé par la présence d’une faune tout aussi attrayante que rebutante, oriente en quelque sorte le parcours professionnel de la jeune fille qui projette de devenir biologiste afin de mieux connaître les milieux marins où les êtres se développent.
À l’instar de La dérive, le roman propose un riche réseau lexical relatif à la navigation et à la vie océanique. Forte de son expérience dans les mers des Caraïbes, Annette sait, en observant la quille du voilier, que les anatifes s’y blottiront au fil de la traversée : « Si les provisions viennent à manquer, ils pourraient toujours bouffer ces petits animaux qui s’accrochent aux bateaux » (CN, p. 18). Pour favoriser la lisibilité du texte, un glossaire placé à la fin du volume donne la définition du mot « anatife ». Il s’agit d’un « crustacé marin qui se fixe à la carène des navires » (CN, p. 138). Ainsi, la présence de José et de Raphaël à bord du voilier, du seul fait qu’ils sont originaires des Caraïbes et familiarisés avec le monde marin, suscite de nombreux commentaires sur le mode de survie en mer, sur la manière de naviguer ainsi que sur la faune aquatique. C’est Raphaël qui s’emploie à nommer les poissons à proximité du bateau afin d’attirer l’attention des deux filles. Mettant à profit ses connaissances, il s’empresse d’identifier, sur un ton présomptueux, le sexe du poisson qu’il vient de pêcher : « Facile, il a la tête carrée, donc c’est un mâle. La coryphène femelle a la tête plus ronde » (CN, p. 30). Nul doute que la prise flamboyante a de quoi susciter l’admiration : « Le poisson est magnifique avec sa longue crête bleue et son ventre jaune moucheté » (CN, p. 30). Recherché surtout par les pêcheurs sportifs, le coryphène (Coryphaena hippurus) possède un long corps d’argent bleuté. On le surnomme « poisson caméléon », puisqu’il a la faculté de changer de couleur[47]. Localisé dans les zones tropicales, le coryphène a une chair compacte comparable à celle du thon.
Moins engageants pour la pêche, des prédateurs circulent dans les eaux que traverse le Brisas del Mar. À l’occasion, des requins visitent les navigateurs : « Des squales gris, au corps élancé, suivent effectivement le yawl de près » (CN, p. 44). À la vue des poissons, Raphaël s’empresse de réfuter les croyances populaires qui associent d’emblée les requins à un danger pour la vie humaine. Pour rétablir les faits, le personnage tient à préciser que cette espèce ne représente pas nécessairement une menace, à l’exception, bien entendu, du « grand blanc » qui, lui, peut attaquer l’humain. Manifestement, le profane sera étonné de lire dans des encyclopédies ou des manuels que « l’homme menace plus le requin que le contraire : surexploitées pour leur peau, leurs ailerons ou leurs dents (quelque 700 000 tonnes de requins et de raies sont pêchées chaque année), de nombreuses espèces sont actuellement en régression ou en voie de disparition[48] ». Quant aux autres poissons dont il est question à de multiples reprises durant l’expédition, il s’agit, pour la plupart, d’espèces dont Raphaël improvise la venue, mais que l’équipage n’a pas l’occasion de croiser. Ainsi, lorsque le jeune homme annonce que « toutes les conditions sont réunies […] pour l’apparition du céphalopode géant » (CN, p. 35), il se réfère au calmar géant. Il s’agit d’une espèce méconnue, car on ne capture généralement que des calmars agonisants ou morts : « Bien qu’on ne les aperçoive que rarement, ils semblent en effet occuper une niche écologique importante[49] ». Quoique les visions du jeune marin restent imaginaires, l’utilisation du terme scientifique fait foi des connaissances du personnage sur les mollusques et confère à son propos une crédibilité en matière de faune marine. Reste que le calmar, en vertu d’une vie active dans les grands fonds, est susceptible de susciter l’intérêt d’Annette, sensible à la beauté des animaux : « Un de ces jours, je vais descendre à trois mille mètres avec une nacelle. Il paraît que dans des fosses, on peut voir des calmars aussi beaux que des papillons » (CN, p. 116).
Attentif à produire un effet sur l’auditoire féminin avec des histoires de monstres marins toutes aussi farfelues les unes que les autres, Raphaël évoque le carcharodon mégalodon — ou le requin à grandes dents — dont il ne reste pourtant que des vestiges du passage dans l’océan. On le décrit comme « un poisson d’une quinzaine de mètres de long doté d’une mâchoire munie de dents aussi longues que la main humaine[50] ». Afin de conférer une dimension fantastique à son récit, le jeune homme prétend que, « […] si le carcharodon mégalodon à grandes mâchoires est toujours vivant, il se cache dans les fonds » (CN, p. 57). Selon certains scientifiques, le requin géant n’habite plus l’océan depuis belle lurette. Il s’agit d’un requin gigantesque, cousin du requin blanc, qui serait apparu il y a des millions d’années, à l’époque tertiaire, au début du Miocène, pour s’éteindre il y a environ 1,5 million d’années : « De par la taille de ses dents, on estime que le mégalodon était trois fois plus gros que le requin blanc[51]. » Comme les recherches des naturalistes et des biologistes ont tenté de l’exposer, ces mammifères fréquentaient surtout les eaux chaudes et n’ont pu survivre lorsque leurs proies se sont dirigées vers le nord, lors de la période glacière.
Raphaël aime inventer des histoires pour divertir ses compagnes ; en revanche, il fait montre du plus grand sérieux quand un réel danger menace les membres de l’équipage. Ses connaissances en matière d’écologie des eaux salées lui permettent d’identifier sur-le-champ des méduses qui « [secrètent] un liquide toxique » (CN, p. 69), pouvant brûler sévèrement la peau. Bien qu’elle prenne en considération les avertissements de son compagnon, Annette reste ébahie devant ces bestioles qu’elle compare à du « verre soufflé » (CN, p. 69). Pour éviter les blessures, le jeune marin « enfile des gants de travail et rejette par-dessus bord les animaux à longues tentacules » (CN, p. 69).
Si le requin géant et ses dents fossilisées ne subsistent que dans l’imagination de Raphaël et dans les rêves de certains savants qui espèrent capturer un mégalodon dans les mers tropicales, les baleines, elles, sont bien perceptibles. La traversée est ponctuée de nombreux imprévus, dont la visite d’un mammifère que José identifie comme un cachalot. Il s’agit d’un mammifère de la taille de la baleine, mais qui porte des dents à la mâchoire inférieure : « À peine émergée, la baleine rejette l’eau par les trous du sommet de son énorme tête » (CN, p. 56). Surnommé « le seigneur des océans », le cachalot est le plus gros des odontocètes. Naturellement, les membres féminins de l’équipage sont impressionnés par l’arrivée de la baleine, qui « est plus longue que le voilier » (CN, p. 56). Au moyen de lunettes d’approche, Annette constate, pour sa part, que le mammifère « a plein de cicatrices sur le corps, et de tout petits yeux » (CN, p. 56), ce qui est sans doute le fait d’une vie mouvementée. Selon les manuels, il s’agit de « souvenirs de rivalités entre mâles ou de combats contre de gros calmars aux tentacules crochus[52] ». De toute évidence, l’adolescente s’intéresse à l’anatomie et à l’écologie de ces animaux. Comme le précise l’encyclopédie, le cachalot est une espèce dont la science ne perce pas encore tous les secrets. Aussi, on n’a jamais observé directement de cachalot en train de chasser, mais « il semble que le cétacé ne se serve pas de ses dents à des fins alimentaires[53] ». On se demande encore comment le cachalot repère ses victimes qui sont en grande partie des céphalopodes. Toujours à l’affût d’histoires sensationnelles, Raphaël imagine les luttes que peuvent se livrer des mammifères de taille imposante, dont les cachalots pourvus de dents et les pieuvres qui disposent d’un venin pouvant être fatal : « Paraît que les pieuvres et les cachalots se livrent des batailles mortelles […]. Une baleine qui avale un calmar de plusieurs mètres, ça doit faire de l’action dans les fonds de vase, hein les filles ! » (CN, p. 56-57). L’émergence d’une tortue de mer « qui forme une mosaïque sur l’océan » (CN, p. 58) donne lieu à son tour à l’évocation de phénomènes que la science ne parvient pas encore à expliquer. On sait que le parcours des tortues de mer qui migrent vers leur lieu de naissance, à l’exemple des saumons, reste énigmatique : « Il y a des tortues de mer qui franchissent 2 500 kilomètres en solitaire » (CN, p. 58). Devant les tentatives d’explications en vue d’identifier les moyens utilisés par les tortues afin de reconstituer leur itinéraire migrateur, Annette confie à l’équipage que les fonds marins la fascinent : « Tout ce qui grouille sous la quille du bateau, je voudrais le connaître ! » (CN, p. 59). À la suite de l’ouragan qui a failli coûter la vie à l’équipage, la jeune fille, loin d’être dégoûtée par la mer, réitère son souhait : « je veux me spécialiser en biologie marine. Plus j’y pense, plus ça me tente » (CN, p. 116). Malgré l’épisode périlleux, la jeune matelot est plus que jamais envoûtée par les réalités océaniques : « C’est comme si on m’avait injecté de l’eau salée dans les veines » (CN, p. 116). Il est intéressant de constater l’insistance avec laquelle l’adolescente signifie son intérêt pour les fonds marins. Annette veut désormais comprendre tout ce qu’elle ne peut percevoir à la surface des choses, un peu comme elle l’avait ressenti lors de son premier voyage dans la mer des Antilles, en observant de plus près la structure du voilier : « la partie cachée sous la ligne de flottaison est plus importante que la partie émergée » (D, p. 42). Tout se passe comme si elle avait fait sienne la maxime du héros du classique de Saint-Exupéry dont son père lui faisait la lecture à la campagne. Jugeant, à l’instar du petit prince, que « l’essentiel est invisible pour les yeux », l’adolescente veut entreprendre des études en biologie marine pour se consacrer à la faune océanique dans l’espoir de rendre intelligible cette vie « cachée ». Pendant que la mythologie romaine situe le palais de Neptune au fond des mers et confère au dieu des océans le pouvoir de susciter ou d’apaiser les tempêtes, Annette développe des ambitions scientifiques auprès de Raphaël qui lui enseigne les splendeurs et les misères de la vie océanique.
Au moyen de son journal de bord, la jeune fille consigne par écrit ses sentiments et ses réflexions, puis commente les événements qui surviennent, au fil de la traversée, et qui la lient à l’équipage et, bien sûr, à Raphaël, « beau comme un dieu » (CN, p. 37). L’ouragan constitue sans contredit un événement d’une grande intensité dramatique, qui amène Annette à prendre la plume : « Après les assauts d’hier, elle a besoin de faire le point. Comme la mer, elle veut s’apaiser » (CN, p. 113). Séparés pendant quelques jours à la suite de l’ouragan qui a obligé le transfert d’Isabelle, blessée à la jambe, sur un autre bateau, les rescapés se retrouvent sur la terre ferme en Angleterre. Enfin réunis, l’adolescente et le jeune Portoricain s’avouent une passion réciproque : « Jamais, elle n’a ressenti une telle fougue. La vie la dévore. […] Ils n’arrivent à rien dire tant leurs âmes et leurs corps s’attirent » (CN, p. 144). Un an après la tragédie qui l’a anéantie, la jeune fille n’est plus reconnaissable. Le rapport à l’autre se calque désormais sur le rapport à la nature, si bien que l’enthousiasme de l’héroïne pour la biologie marine se confond avec sa nouvelle passion amoureuse. Exaltés, les tourtereaux projettent de se retrouver plus tard sur un navire à vocation scientifique dont Raphaël serait l’officier et à bord duquel Annette effectuerait des recherches à titre de biologiste. Selon la légende, le dieu Neptune sort de sa demeure sous-marine sur un char attelé de deux chevaux à crinière d’or. Quant à Annette, bien résolue à comprendre certaines réalités océaniques, elle se propose d’abandonner sa vie de citadine et de fouiller les profondeurs marines, en compagnie du jeune Portoricain.
*
Chacune à leur manière, Annette et Myralie se préoccupent de la préservation de l’environnement et des écosystèmes. Si les voyages en mer constituent un tournant dans la vie de la première, l’isolement fait de la seconde une alliée de la flore laurentienne. Grâce à la nature, l’une et l’autre semblent élaborer « un modèle de vie heureuse », tandis que la société contemporaine, hantée par le mythe du progrès, participe impunément à la détérioration de l’environnement. Engagées dans un processus d’écriture intime, les adolescentes énoncent leur rapport au monde à partir de leur expérience du monde vivant de la nature. En ce sens, elles se posent à travers leurs carnets comme des sujets qui sont en mesure de sensibiliser le jeune lectorat à l’écologie de la flore et de la faune. À la faveur de ces écrits se développe un discours intime où l’être prend le pas sur le paraître. Si Myralie semble se destiner à une carrière prometteuse en botanique dans le prolongement des travaux du frère Marie-Victorin, Annette se propose d’effectuer des recherches en biologie afin de sonder les grands fonds marins. À l’encontre de l’homme, qui a tenté depuis des siècles d’affirmer la supériorité de la raison en exerçant un contrôle sur la nature, les jeunes filles représentées dans les récits de Boisvert cherchent à protéger l’environnement et les espèces animales qui y évoluent. Si une telle pratique discursive prend la forme d’une critique de la modernité et de la raison instrumentale, elle confère une portée éthique aux actions des protagonistes. Il ne s’agit pas cependant d’une posture essentialiste valorisant une nature reléguée au domaine de l’irrationnel. À l’exemple des naturalistes qui, au fil de leurs découvertes, inventoriaient les espèces animales pour en livrer un classement systématique, les jeunes personnages glanent des données issues de l’encyclopédie des sciences naturelles, afin de montrer que « la nature non humaine possède une valeur propre, hors du champ purement utilitariste, et que, comme telle, elle doit être respectée[54]. » En ce sens, le discours des adolescentes s’inscrit dans une pratique liée à l’écoféminisme, un courant de pensée qui préconise la réconciliation de la femme avec la nature.
La production romanesque des éditions Michel Quintin montre bien que « le mouvement environnementaliste qui émerge dans les pays industrialisés à la fin des années 1960 [a trouvé] un public réceptif au Québec[55] ». Au sein des fictions qu’elle destine aux adolescents, Nicole M.-Boisvert intègre la question écologique au parcours identitaire des héroïnes aux prises avec des difficultés de toutes sortes. Il en résulte une entreprise de vulgarisation visant à associer le jeune lectorat à la connaissance scientifique, tout en amenant ce dernier à s’identifier à des personnages qui, au lieu de s’adonner à une consommation frénétique, cherchent à percer le secret des écosystèmes.
Parties annexes
Notice biobibliographique
Lucie Guillemette
Professeure de littérature au Département de français de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Lucie Guillemette est codirectrice de Tangence. Elle est membre du Laboratoire des littératures françaises d’Amérique pour la jeunesse (L’Oiseau bleu) et chercheure associée au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIÉQ). Elle dirige deux projets de recherche subventionnés qui sont consacrés à la littérature pour la jeunesse (FQRSC et CRSH), et a publié de nombreux articles portant sur l’écriture des femmes et les savoirs qui circulent dans le roman pour la jeunesse. Elle a préparé, en collaboration avec Louis Hébert, un ouvrage collectif qui aborde les « signes des temps » selon une perspective sémiotique (Signes des temps, à paraître en 2004), et prépare un ouvrage sur Marie-Francine Hébert, écrivaine pour la jeunesse.
Notes
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[1]
Daniel Defoe, Robinson Crusoé (1719) ; George Sand, La petite Fadette (1848) ; Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer (1876) ; Rudyard Kipling, Le livre de la jungle (1894).
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[2]
Grand voyageur rêvant de terres vierges, Bernardin de Saint-Pierre fut nommé en 1792 intendant du Jardin des plantes, à Paris. Paul et Virginie est un roman idyllique figurant dans le dernier volume des Études de la nature qui date de 1788 ; notons que la première édition des Études de la nature paraît en 1784.
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[3]
Il s’agit de l’île de France qui devint une colonie française sous la gouverne de la Compagnie des Indes orientales en 1764. À la suite du Traité de Paris de 1814, où la France cédait ce territoire à la Grande-Bretagne, l’île reprit le nom de l’île Maurice. Cet État de l’océan Indien est situé au nord-est de la Réunion. Rappelons que Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) séjourna à l’île de France à titre de capitaine-ingénieur du roi, alors qu’il était âgé de 29 ans.
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[4]
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1753], Paris, Éditions sociales, coll. « Les classiques du peuple », 1971, cité dans Alain Lewi, Le sentiment de la nature chez les écrivains romantiques, Paris, Bordas, coll. « Littérature vivante », 1992, p. 4.
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[5]
Rappelons que les premiers romans pour la jeunesse ont paru sous forme de feuilleton dans la revue L’Oiseau bleu, sous la responsabilité de la Société Saint-Jean Baptiste. La revue a été publiée de 1920 à 1943.
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[6]
Maxine est le pseudonyme de madame Elzéar-Achille Taschereau-Fortier.
-
[7]
Maxine, Unknow Fairies of Canada, Toronto, McMillan, 1926 ; Fées de la terre canadienne, traduction de l’anglais (par l’auteure), Montréal, Éd. de l’Action canadienne-française, 1928.
-
[8]
Françoise Lepage, « Fées de la terre canadienne », Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, t. II (1900-1939), sous la direction de Maurice Lemire, Montréal, Fides, 1980, p. 488.
-
[9]
Maxine, Les trois fées du bois d’épinette. La nature, ses règnes, ses merveilles, préface d’Albert Lévesque, Montréal, Albert Lévesque, 1936.
-
[10]
Botaniste de formation et professeur à la faculté des sciences de l’Université de Montréal de 1920 à son décès, le frère Marie-Victorin (1885-1944) eut une influence considérable sur les écrivains pour la jeunesse des années 1930 et 1940. Bien qu’il n’en soit pas le fondateur, il a contribué dans une large mesure au développement des Cercles des jeunes naturalistes qui furent créés en 1931 par le frère Adrien, également des Écoles chrétiennes. Précisons que Marie-Victorin est l’auteur de la Flore laurentienne (1935), un ouvrage qui lui valut la notoriété et dont deux éditions, chacune revue et augmentée en regard de la précédente, ont été publiées en 1964 et en 1997. Toujours soucieux de populariser les sciences de la nature, il signe la préface de l’ouvrage Oiseaux de mon pays d’Alice Duchesnay, qui paraît en 1943. Dans cette préface, le botaniste prétend que le retour à la nature serait susceptible d’assainir la race canadienne-française. Ce livre est encore aujourd’hui considéré comme un classique dans le domaine. Voir Alice Duchesnay, Oiseaux de mon pays, préface du frère Marie-Victorin, Montréal, Centre de psychologie et de pédagogie, 1970.
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[11]
Dans « La couleur locale dans la littérature canadienne » (Le Devoir, Montréal, 9 novembre 1932, p. 4), Marie-Victorin identifie plusieurs erreurs disséminées dans les textes de poètes canadiens du xixe siècle, erreurs qu’il attribue à leur méconnaissance de la flore et de la faune de la vallée du Saint-Laurent.
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[12]
Louis Fréchette, « La dernière Iroquoise », Les fleurs boréales. Les oiseaux de neige, Paris, E. Terquem, 1881, p. 52. Divisé en sept parties, « La dernière Iroquoise » est un long poème qui compte 13 pages et qui est daté de 1861. Le vers dont il est question est tiré de la sixième partie.
-
[13]
William Chapman, « Renouveau », Les feuilles d’érable. Poésies canadiennes, Montréal, Typographie Gebhardt-Berthiaume, 1890, p. 158.
-
[14]
Maxine, Les trois fées du bois d’épinette, ouvr. cité, p. 61.
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[15]
William Chapman, « Les deux drapeaux », Les feuilles d’érable, ouvr. cité, p. 65.
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[16]
L’Oiseau bleu publie des textes de vulgarisation consacrés aux sciences de la nature alors que les documentaires pour la jeunesse déferlent sur le marché québécois entre 1926 et 1932. Voir Françoise Lepage, Histoire de la littérature pour la jeunesse (Québec et francophonies du Canada) suivie d’un Dictionnaire des auteurs et des illustrateurs, Orléans, Éditions David, 2000, p. 340-347.
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[17]
« L’un des premiers voyages, et peut-être l’archétype de tous les autres, est sans doute celui de Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708). Parcourant pendant deux ans (1700-1702) l’Anatolie et les îles grecques avec deux compagnons, le botaniste français se révèle à travers ses lettres un écrivain plein d’humour. » Jean-Marc Drouin, « De Linné à Darwin : les voyageurs naturalistes », dans Michel Serres (sous la dir. de), Éléments d’histoire des sciences, Paris, Larousse-Bordas, 1997, p. 481.
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[18]
Nicole M.-Boisvert, Le mensonge de Myralie, Waterloo, Éditions Michel Quintin, coll. « Nature jeunesse », 1999. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle M, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. Nicole M.-Boisvert, La dérive, Waterloo, Éditions Michel Quintin, coll. « Grande nature », 1993. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle D, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. Nicole M.-Boisvert, Les chevaux de Neptune, Waterloo, Éditions Michel Quintin, coll. « Grande nature », 1996. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CN, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
-
[19]
http://www.communication-jeunesse.qc.ca/reseaucj/ressource/edition/michel_quintin.html
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[20]
Nous empruntons le terme « métatexte » à Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11 : « Posée comme l’un des types de transcendance textuelle avec l’intertextualité, la “métatextualité” est la relation […] de commentaire qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire à la limite, sans le nommer. » Vu sous cet angle, l’énoncé de vulgarisation renvoie à la relation de commentaire à laquelle se réfère Genette pour décrire la métatextualité.
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[21]
Bernard Magné, « Métatextuel et lisibilité », Protée, Chicoutimi, vol. 14, nos 1-2, 1986, p. 77. Grâce à la taxinomie que développe l’auteur pour décrire le « métatextuel », il nous sera possible de décrire et d’analyser l’actualisation des contenus scientifiques par un sujet féminin au sein des romans pour la jeunesse à l’étude.
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[22]
John Laird Farrar, Les arbres du Canada, Montréal, Fides et le Service canadien des forêts, 1996, p. 126.
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[23]
http://www.reseauproteus.net/1001solutions/g/ginkgobiloba.htm
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[24]
John Laird Farrar, Les arbres du Canada, ouvr. cité, p. 318.
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[25]
http://www.mrn.gouv.qc.ca/forets/fimaq/insectes/fimaq-insectes-maladies-hollandaise.jsp
-
[26]
John Laird Farrar, Les arbres du Canada, ouvr. cité, p. 352.
- [27]
-
[28]
Philippe Lejeune, Les brouillons de soi, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1998, p. 367.
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[29]
Philippe Lejeune, Les brouillons de soi, ouvr. cité, p. 367.
-
[30]
Antoine de Saint-Exupéry, Le petit Prince [1943], Paris, Gallimard, 1946. Il s’agit d’un classique auquel se réfèrent à maintes reprises les auteurs québécois pour la jeunesse au sein de leurs fictions.
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[31]
Le baobab est, avec le lion, l’emblème du Sénégal.
-
[32]
John Laird Farrar, Les arbres du Canada, ouvr. cité, p. 404.
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[33]
La phytogéographie est la « partie de la botanique qui étudie la distribution des plantes sur le globe terrestre » (Le Petit Robert I. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1987, p. 1429).
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[34]
Marie-Victorin, Flore laurentienne, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1964, p. 396. Le botaniste ajoute que « c’est généralement la feuille de cette espèce qui est représentée par l’imagerie, au lieu de la feuille de l’érable à sucre (Acer saccharum), comme l’emblème des Canadiens français ».
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[35]
Au sein des travaux des féministes contemporaines, la « morale de la sollicitude » demeure un trait essentiellement féminin. À l’instar de Mary Daly qui a tenté de montrer les liens unissant la femme à la nature (Gyn/Ecology, 1990), Carol Gilligan cherche à développer une éthique féminine fondée sur la préoccupation d’autrui dont, seule, une femme appelée à devenir mère peut faire montre. Voir Carol Gilligan, Une si grande différence [1982], traduit de l’anglais, Paris, Flammarion, 1986.
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[36]
On peut lire par exemple « araguaney » puis sa définition : « arbre national du Venezuela à fleurs jaunes [qui] perd ses feuilles en mai ». (D, p. 138)
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[37]
Larousse de la nature. Encyclopédie du monde vivant, Paris, Larousse-Bordas, 2000, p. 151.
-
[38]
Larousse de la nature, ouvr. cité, p. 228.
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[39]
Larousse de la nature, ouvr. cité, p. 228.
-
[40]
Alain Lewi, Le sentiment de la nature, ouvr. cité, p. 8.
-
[41]
Maurice Burton et Robert Burton, Grand dictionnaire des animaux, Paris, Bordas, vol. 5, 1973, p. 947.
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[42]
Larousse de la nature, ouvr. cité, p. 62.
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[43]
Larousse de la nature, ouvr. cité, p. 62.
-
[44]
Maurice Burton et Robert Burton, Grand dictionnaire des animaux, ouvr. cité, p. 895.
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[45]
Maurice Burton et Robert Burton, Grand dictionnaire des animaux, ouvr. cité, p. 895.
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[46]
Nous empruntons l’expression à Friedrich Nietzsche. Voir Humain, trop humain. Un livre pour les esprits libres [1878], texte et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, traduit de l’allemand, Paris, Gallimard, 1968.
- [47]
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[48]
Larousse de la nature, ouvr. cité, p. 362.
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[54]
Marie-Josée Morin, « La pensée écoféministe : le féminisme devant le défi global de l’ère techno-scientifique », Philosophiques, Montréal, vol. XXI, no 2 (Les femmes et la société nouvelle), automne 1994, p. 375.
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[55]
Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Histoires des sciences au Québec, Montréal, Boréal, 1987, p. 336.