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Ces douze « lectures » du chef-d’oeuvre de Lesage (1715-1735), publiées sous la direction de Jacques Wagner, spécialiste aguerri dont une étude sur l’Orient dans Gil Blas a paru ici même [1], ont trouvé une favorable occasion dans la mise au programme de l’agrégation de lettres, l’année dernière, des six premiers livres du célèbre roman. Cette perspective a déterminé certain choix explicite du recueil : il s’agissait de rester au plus près de l’oeuvre, et les contributions portent sur le texte seul, à l’exclusion de sa genèse, de sa place dans la tradition [2] ou même parmi les autres oeuvres de l’auteur — ce qui n’excluait pas bien sûr qu’on y fît référence à l’occasion, mais ponctuellement. J. Wagner a donc réparti les études de ses collaborateurs en deux sections : la première est consacrée à la forme du roman, la seconde à ses thèmes, de manière à répondre au mieux à ce qu’il désigne comme la « nouvelle question “Gil Blas” : de quel type de fiction relève cette oeuvre ? » (p. 13), celle-ci prenant la relève de la problématique ancienne cherchant à rattacher le roman à la littérature espagnole. L’avant-propos montre, avec une belle maîtrise des travaux antérieurs, à quel point il est difficile à classer : réaliste ? picaresque ? carnavalesque ? critique ? Cette unité de questionnement, reprise dans la présentation des articles — Françoise Gevrey envisagerait Gil Blas sous l’angle du roman d’aventurier, Jean-Noël Pascal sous celui du roman de dramaturge, tels autres en tant que roman de picaro, de romancier ou de bachelier —, s’avère toutefois en définitive un peu artificielle. On n’a pas à la lecture l’impression d’une pareille coordination des collaborateurs entre eux et le recueil apparaît moins homogène qu’on ne s’y serait attendu : peu ou pas de renvois des articles les uns aux autres, absence corollaire de mise au point sur quelques aspects fondamentaux de l’oeuvre qui suscitent des interprétations contradictoires ou incompatibles [3] ; rien d’étonnant à cela pour un volume préparé dans la hâte du calendrier, mais il faut cependant admettre qu’il y perd en portée, malgré la fraîcheur et la variété des approches, et la qualité d’ensemble de l’ouvrage.
Quelques problématiques récurrentes suggèrent des lignes de force perceptibles en filigrane : attitude de Lesage face à la spiritualité (études d’Alain Niderst et d’Hélène Cussac), face à la noblesse du savoir ou de la tradition morale (études de Jacques Berchtold, de François Bessire, de Paul Pelckmans et de Jacques Wagner), face au langage et au style (études de Pierre Brunel, de Marc André Bernier, à nouveau de Jacques Wagner ; et, dans une mesure moindre, de Françoise Gevrey, de Catherine Volpihac-Auger et de Jean-Noël Pascal). Dans tous les cas — c’est sans surprise —, l’écrivain situé au coeur de ce que Paul Hazard avait jadis appelé la crise de la conscience européenne marque une époque de transition et de changement, d’hésitations parfois entre deux mondes de valeurs et de pratiques, comme le révèle en particulier sa forte réaction au « règne de la noblesse littéraire » (p. 16).
Ainsi la séduisante analyse des choix esthétiques de Lesage par Pierre Brunel, qui oppose « la transparence et la mesure » à « la rhétorique boursouflée, véhémente et pédante » (p. 29) dont l’écrivain ne perd jamais une occasion de se moquer, montre-t-elle à la fois la persistance de l’idéal classique du naturel et la fin de la grande éloquence. Celle-ci cède en effet sa place, selon Marc André Bernier, à un art de plaire et de charmer, à un brillant qui marque le triomphe du seul delectare de l’ancienne rhétorique. La critique de la grandeur se manifeste aussi bien dans l’irrespect avec lequel Lesage se joue des références à l’Antiquité (François Bessire) que dans son bestiaire — taureaux et chevaux — qui récuse « les ambassadeurs du registre noble » (p. 70) et destitue « l’homme de sa présomption de majesté » (p. 87) en le rapprochant des bêtes auxquelles il est confronté (Jacques Berchtold). Enfin, Jacques Wagner, dans un épilogue décisif, tire les leçons de la manière dont le romancier maltraite les hommes de lettres et de culture, coupables à ses yeux de vanité et dont le langage est tourné en dérision. C’est que Gil Blas « ne possède plus les clés classiques de la beauté et de la grandeur que donnait la certitude de faire partie des êtres privilégiés de la culture et de la société » (p. 221) ; écrire, pour Lesage, consiste donc « à trouver une voie nouvelle […] entre deux excès symétriques du classicisme : les fastueuses imaginations de la fiction noble ou les rires grotesques et burlesques des histoires comiques » (p. 224-225).
Parties annexes
Notes
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[1]
Jacques Wagner, « L’Orient voilé de Raphaël dans Gil Blas », Tangence, Rimouski et Trois-Rivières, no 65, 2001, p. 33-51. Voir aussi, dirigé par le même auteur, l’important ouvrage collectif intitulé Lesage écrivain, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1997.
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[2]
À la notable exception de l’article de Gérard Luciani, « Un écho de Gil Blas à Venise au xviiie siècle », qui examine l’emploi du nom propre Nugnez, devenu insulte, dans la querelle littéraire opposant vers 1760 Carlo Gozzi, Goldoni et l’abbé Chiari.
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[3]
Deux exemples : alors que Catherine Volpihac-Auger soutient que « L’histoire de Gil Blas n’est pas celle de Marcel qui devient écrivain […]. Elle ne présente aucun apprentissage de l’écriture ou du récit » (p. 98), Jacques Wagner au contraire conclut que « Son Histoire raconte la genèse d’un écrivain » (p. 220) ; et où Françoise Gevrey note que les « aventures qui sont présentées dans les six premiers livres n’ont rien de providentiel » (p. 58), Alain Niderst affirme que « Malgré les apparences, qui brouillent les choses, la Providence règne dans le roman » (p. 140). Nul inconvénient à ce que les auteurs ne soient pas d’accord sur tout ; mais un effort de confrontation réglé eût donné davantage de force aux lectures proposées que ces divergences de point de vue sans synthèse.