Résumés
Résumé
Si les images appartiennent au domaine des « complications simultanées sur plusieurs dimensions » (Saussure) et si leur inépuisable polysémie procède essentiellement d’un tel pouvoir de simultanéité, une analyse respectueuse de son objet visuel doit s’efforcer, quand bien même elle utilise la linéarité propre au langage, d’en retrouver la complexité singulière. Pour ce faire, elle étudiera patiemment l’interaction des constituants de chaque image, elle s’attachera à la moindre inflexion, à la plus petite nuance formelle susceptible de modifier la composition d’ensemble, et, avec elle, le sens des intentions auxquelles, dans un contexte historique donné, un artiste a voulu donner vie par le choix et l’agencement de ses matériaux et de ses rythmes. L’article tente de mener à bien cette opération délicate en montrant que Saul Steinberg (1914-2000), dans deux dessins de café réalisés en 1955 et aux alentours de 1970, condense, grâce à la simultanéité fondamentale de l’image, critique politique d’un monde qui s’altère et critique du monde qui participe à l’altération générale.
Abstract
If images belong to the domain of “simultaneous complications on several dimensions” (Saussure), and if their inexhaustible polysemy proceeds essentially from such power of simultaneity, any analysis respectful of its visual object must strive — even through the linearity characteristic of language — to discover the object’s singular complexity. To accomplish this, the analysis must examine patiently how each element of the image interacts with the others; it must pinpoint the slightest inflection, the subtlest formal nuance that liable to modify the composition as a whole, and with it the meaning of the intentions a particular artist wished to bring to life through the choice and arrangement of his materials and rhythms, within a given historical context. This article attempts to perform this difficult task by showing that in two drawings of cafés done in 1955 and circa 1970, Saul Steinberg (1914-2000) — thanks to the fundamental simultaneity of the image — condenses a political critique of a world in the process of being altered and that of those who participated in its general alteration.
Corps de l’article
La perception, la vision tout particulièrement, assure notre prise sur la réalité. Ainsi s’explique probablement que nous soyons si peu désireux d’accepter que la perception soit instable, ses données glissantes et sujettes aux effets combinés des forces incontrôlables intérieures à notre esprit.
Anton Ehrenzweig
Dans toutes les manifestations publiques de l’art, qu’il s’agisse d’un palais, d’une gare de chemin de fer, d’un hôtel de ville ou d’un débit de boisson, un peuple montre toujours quelque chose des sentiments qui l’animent.
John Grand-Carteret
Je compte parmi les travaux visant l’agréable les produits de tous les travaux aptes à affiner les sens, à savoir tout ce qui concerne les théâtres, les bals, les concerts, les manifestations artistiques, les fêtes privées, les pâtisseries et les confiseries, les brasseries et les cafés, la préparation de diverses boissons agréables, le tabac, les feux d’artifice, etc.
Wilhelm Weitling
L’analyse de deux dessins caricaturaux et figuratifs réalisés par Saul Steinberg à une vingtaine d’années d’intervalle [1] sur le thème des cafés, vise avant tout un affinement de la perception susceptible d’étoffer l’attention que nous portons à notre environnement et de nous armer contre le « déficit esthétique » creusé par « une société exclusivement obsédée “ d’emplois ”, de monnaie et de productions de marchandises [2] ». Analyser des images de cafés permettrait de mieux goûter les agréments des images, mais aussi des cafés, et de renouer le lien entre espaces publics et lieux de plaisir. L’analyse, en effet, de même que l’« éducation artistique de l’oeil depuis l’enfance, par le dessin et la peinture, les esquisses de paysages, de personnes, de scènes, comporte accessoirement cet avantage inestimable pour la vie, d’aiguiser l’oeil, de le rendre calme et patient pour l’observation des gens et des situations [3] ». Fondée sur une exigence de perception ralentie dans un monde soumis à un régime d’accélération constante, l’analyse mettra en évidence quelques retombées de cette accélération observée aux États-Unis entre les années 1950 et 1970.
Les dissemblances considérables de forme qui affectent les deux cafés de Steinberg trahissent sans doute, parmi d’autres causes, l’exacerbation du repli individualiste qui indispose déjà Alexis de Tocqueville au début du xixe siècle [4], une aggravation plutôt qu’une inflexion profonde telle que, par exemple, le passage d’un capitalisme concurrentiel à un capitalisme de monopole et de corrélations décelé par Jean Baudrillard dans les changements de configuration des gratte-ciel new-yorkais [5]. Au coeur de ces deux dessins fortement dissemblables, on découvrira aussi un leitmotiv plus personnel, qui concerne la relation « complexée » de Steinberg à l’art contemporain.
En adoptant comme principe heuristique de départ, « l’investissement non doctrinaire des qualités sensibles de l’objet [6] », on souhaite comprendre comment les idées touffues de Steinberg se matérialisent dans des formes non discursives, comment ces dernières s’agencent en interaction dans une composition à chaque fois singulière et pourvue d’un mode de fonctionnement simultané : on voudrait ainsi retracer les protocoles incertains qui président à l’union de l’intelligible et du sensible.
1955
Désigné par l’ordre chronologique, le premier dessin, non titré mais signé et daté (1955), représente un bar contemporain en pleine activité. Une mention de copyright (1966), imprimée sur la lisière inférieure droite du champ, signale que l’image tirée de La découverte de l’Amérique a été reproduite à partir d’un poster et non du dessin original [7].
Le format rectangulaire à nette prépondérance horizontale facilite le balayage latéral de la scène perçue en légère plongée. Cette (imitation de) salle de café est construite, « évidée », par le jeu de quatre faisceaux inégaux d’obliques de perspective qui se décentrent vers la droite pour répondre à la force d’attraction du juke-box, pôle magnétique coloré trônant à l’arrière-plan. Mais, en même temps, l’acuité de ces obliques architecturales ainsi que la répartition biaise et aérée des personnes et des objets engendrent ce que Wölfflin appelle une « présentation en profondeur », incitant l’oeil à effectuer des allers et retours fluides entre le premier plan et le fond du café. Dans cet espace confiné qui respire, la chute inouïe de la femme au chapeau de paille amplifie artificiellement la hauteur, troisième dimension factice de notre premier tour d’horizon.
Plusieurs nappes de sens qu’il serait difficile de hiérarchiser se dégagent de l’amalgame spécifique du contenu figuratif de la scène et des dispositifs formels : on tentera de les appréhender successivement, dans l’ordre décroissant de leur évidence, en postulant que la valeur du dessin procède de la densité et de la pluralité de ses sens entremêlés.
Steinberg combine plusieurs éléments, mimétiques ou non, pour offrir la vision d’un espace accueillant, conforme à la fonction sociale traditionnelle du café :
[…] on y entre pour téléphoner, acheter des cigarettes, attendre un rendez-vous, guetter, « draguer », être vu, passer le temps, travailler, jouer, déjeuner, lire, s’abriter, soulager un besoin naturel, s’enivrer, pour être avec ses semblables ou à l’opposé pour les fuir. […] Uniques en leur genre, les cafés demeurent un lieu de liberté privilégié. Un lieu ouvert où tout peut arriver [8].
Parmi ces éléments disparates, on dénombrera : 1. la reconnaissance immédiate du café, de son espace simple [9], calme, aéré, ample, et exagérément ouvert au premier plan par la femme coupée et la perspective accélérée ; 2. la présence solide des personnages plantés dans ce fragment d’espace intérieur, c’est-à-dire l’égalité de traitement entre contenant spatial et contenu (êtres humains et objets), à la différence d’innombrables représentations de cafés qui ne « dépeignent » que les personnages et gomment l’espace qui les rassemble et peut, par ses configurations spécifiques, influer sur leurs gestes et leurs comportements [10] ; 3. la facilité de circulation dans la profondeur, la canalisation oblique et dissymétrique du regard vers le mur du fond et le juke-box ; 4. l’étonnante intensité chromatique de cette région « picturale » de l’image, qui contraste avec la présence linéaire des personnages, tout en masquant la sécheresse de l’enveloppe géométrisée du café ; 5. l’humanité d’une scène repérable notamment dans la diversité des expressions et des sentiments sous-jacents que l’on peut deviner sur les visages des clients et du personnel du café.
Mélanges de la plume et du pinceau, de l’encre et du crayon, du trait et de la touche, des contours et des masses, des lignes et des couleurs sagement mimétiques ou capricieuses (dans les corps, le comptoir), des traits foisonnants et raréfiés, des points de vue, des textures (le lisse et le marbré), des factures des personnages : on pourrait poursuivre sans peine l’énumération des marques d’hétérogénéité qui constituent la griffe de Steinberg. Par leur jeu envahissant, ces mélanges ostensibles [11], cette accentuation des différences contradictoires réunies sur une surface de papier réduite, indépendamment des effets corporels, des « chocs » émotionnels et de l’agitation fantasmatique qu’ils déclenchent, attirent l’attention sur les coulisses du dessin ; ils interdisent que le spectateur, fasciné par la représentation virtuose et trépidante d’un café, oublie qu’il regarde un dessin : « Ce que je dessine est du dessin et mon dessin dérive du dessin. Ma ligne veut rappeler constamment qu’elle est faite d’encre [12]. » La reconnaissance de la scène se double du dévoilement savoureux des moyens plastiques, d’un excès visible de la charge visuelle.
Cette volonté tenace d’exposer la machinerie de ses dessins, de fondre le sujet figuratif et les empreintes de sa matérialité, rapproche paradoxalement Steinberg des avant-gardes picturales du début du xxe siècle qui, pour déserter l’espace de la représentation, suppriment toute allusion figurative et se consacrent à l’orchestration des formants plastiques dans de « pures » interrelations rythmiques. Cependant, de même qu’il ne se soucie pas de revenir sur la riche histoire des cafés, de clarifier le rôle qu’ils ont joué dans l’émancipation de la bourgeoisie, puis de la classe ouvrière, et qu’il campe un café de son époque, ni pauvre ni riche mais propice au brassage des classes moyennes, Steinberg se dispense de parcourir le chemin qui mène de la figuration représentative à l’abstraction. Il réintègre avec délices l’univers de la figuration, décline des sujets politiques — comme l’identité, la ville, la foule, l’art contemporain — en conjuguant la force du contenu figuratif et la souveraineté des véhicules plastiques, un peu à la manière des peintres de la « Nouvelle Objectivité [13] », au premier rang desquels George Grosz, amateur assidu, dessinateur et peintre majeur de cafés.
En tant que figuratif avec des préoccupations réflexives ou abstraites, Steinberg, qui n’hésite pas à assimiler ses dessins parodiant des dessins à une forme de critique d’art [14], s’en prend souvent aux peintres les plus illustres du xxe siècle, sans doute jugés coupables de pratiquer un art autotélique, ou autiste, refermé sur de stériles jeux de formes et de couleurs, aveugle aux secousses et aux tensions concrètes du monde [15]. À l’inverse, sans pathos ni souci de propagande, Steinberg traite des problèmes les plus graves de la société actuelle, et publie entre 1945 et 1999 des centaines de dessins dans The New Yorker, revue engagée bénéficiant d’une large audience [16].
L’une des caractéristiques insignes de ce dessin réside dans le contraste qu’il prémédite entre la plage multicolore du fond — dont la continuité se maintient par delà les changements de teinte — et le reste du champ où les couleurs sont appliquées de façon minoritaire et discontinue dans la réserve prédominante du support beige [17]. Simultanément, un second contraste chromatique surgit dans la zone diaprée du fond, qui met aux prises d’une part la couleur noire — inattendue pour un café — du mur discrètement veiné de traces horizontales et verticales kaki, et d’autre part l’arc-en-ciel de l’objet solitaire plaqué contre le mur, « au centre », dont les formes rondouillardes et bancales, l’assortiment de couleurs vives, les rythmes asymétriques accordés à sa vocation musicale, font reconnaître une imitation assez fidèle du juke-box le plus fameux des années d’après-guerre, le modèle 1015 de Wurlitzer. De surcroît, ce deuxième contraste gagne en éclat grâce à la disposition du juke-box, encadré par la « pointe » des quatre grandes masses obliques qui sillonnent, deux à deux, la profondeur perspectiviste de la pièce dans un semblant de symétrie plastique et chromatique : rampes lumineuses jaunes et beiges définissant le plafond ; au sol, mise en pendant des banquettes et du comptoir. L’ensemble du dispositif, encerclant et concentrique, est complété par le double entourage, en équilibre instable, des parois latérales et des plaques publicitaires chantournées, de part et d’autre du juke-box que soulignent enfin la bande brune non délinéée tenant lieu de tapis-écrin et la flèche blonde formée par le corps vertical de la serveuse [18]. Steinberg n’a pas choisi le juke-box comme centre de gravité principal de son café seulement parce que cette machine aurait joué, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, un rôle libérateur pour la jeunesse américaine rockeuse et bridée [19]. Si le juke-box, point assurément focal du dessin, quoique décalé et délaissé par des clients qui ont dépassé l’âge de l’adolescence, fait partie du paysage cafetier des années cinquante, il permet en réalité à Steinberg d’amorcer la critique d’un art contemporain, celui de Mark Rothko en l’occurrence, sans doute décrié parce qu’il s’abstrait des figures de la communauté humaine.
Deux rimes visuelles sont associées au juke-box, l’une par la forme, l’autre par la couleur. Tout d’abord, sa silhouette cintrée semble répétée et agrandie dans l’arc élancé qui se déploie derrière le comptoir. Inséré dans une bande horizontale qui traverse la largeur du champ et contient le juke-box, cet arc gauchi se situe à égale distance de la machine et de la bordure latérale gauche ; interrompant son contour sur le galurin du vieux géant ridé, il englobe les têtes du barman et de la femme au visage bicolore. Il ressemble ainsi à une sorte d’entrée de tunnel présentée, comme le juke-box, à angle droit, selon une vue « anormalement » frontale favorisant son inscription dans la bande horizontale. L’appréhension perspectiviste homogène de la scène se trouve sérieusement malmenée par ce décalage du point de vue, puisque l’arc devrait obéir à la construction oblique du comptoir [20] et que, s’y refusant, il commande une double vision simultanée et contradictoire du café : il supporte enfin sur son pourtour supérieur le dévoiement abstrait, immotivé, non référentiel, des « rayonnages » superbement bigarrés. Visuellement assorti au juke-box, l’arc décoloré ne lui porte pas ombrage : malgré sa taille dominante, il s’éclipse, incapable de contrebalancer le chatoiement du Wurlitzer [21].
Quant à la rime chromatique du juke-box, elle est fournie par le rectangle que Steinberg a placé verticalement dans la bande horizontale qui relie la machine et le grand arc, pratiquement à mi-chemin entre ces deux formes apparentées. Le rectangle diffère du Wurlitzer par sa conformation, mais s’en rapproche par ses dimensions, sa position plaquée contre — ou dans — le mur noir, et surtout par ses trois couleurs crayonnées : orange, beige-jaune, bleu. De même essence pastellisée, les couleurs du rectangle et du juke-box tranchent sur le mur noir et détiennent une puissance qui renforce d’autant plus leur rapprochement que le rectangle s’impose comme un corps étranger dans le fond du café en rompant l’équilibre instable qui répartit les masses autour du juke-box. Théâtre d’un triple recouvrement, le rectangle captive l’attention : il recouvre le mur noir ; il est en partie et minutieusement recouvert par la tête du client dont le chapeau opère, par son sommet bombé, la jonction formelle entre l’arc et le 1015 ; enfin, le visage et le chapeau sont eux-mêmes partiellement recouverts par la fantaisie de lignes brunes plus ou moins épaisses. Un autre détail encore, qui est loin d’être anodin — pour souscrire aux démonstrations de Daniel Arasse [22] —, révèle l’importance attribuée au rectangle : dans le contexte mimétique et fonctionnel cohérent du café, on ne réussit pas à identifier cette forme géométrique colorée, source de « résistance » et d’inquiétude, corps derechef étranger dissimulant les raisons de sa présence. Ce n’est pas une affiche, puisque nul texte, nulle image ne vient l’identifier comme telle. Ce n’est pas davantage une porte, comme un regard hâtif pourrait l’homologuer, étant donné la perturbation de la ligne noire mâtinée de brun qui le coupe horizontalement à hauteur du comptoir et déborde à peine sur le bras de l’homme « encadré » : interstice étroit de mur, cette ligne prive une hypothétique porte de sa partie inférieure — une fenêtre tricolore ne serait pas plus plausible — et rendrait impossible tout usage fonctionnel du passage [23].
Si la reconnaissance référentielle du rectangle pose problème, la piste réflexive et critique s’annonce plus fructueuse. Dans la conjoncture des années cinquante, le format vertical de ce panneau quadrangulaire, ses trois bandes inégales superposées [24], la tonalité et l’irradiation relative de ses couleurs, les marbrures granuleuses de ses plages bleue et orange, ses frontières internes estompées et bavochées, ses accidents et réserves périphériques, procèdent probablement d’une intention citationnelle : toutes ces données formelles désigneraient les grandes peintures contemporaines de Rothko [25], réduites à quelques centimètres carrés pour annoncer la couleur, passablement assassine. Pour se convaincre de la justesse de cette incrimination, il suffit de se reporter, à défaut des oeuvres elles-mêmes, aux reproductions des peintures qui, vers 1954-1955, affichent souvent des couleurs et des dispositifs formels très proches de ceux que Steinberg récupère ici [26]. On relèvera en outre que les dimensions des toiles de Rothko correspondent approximativement à celles de la fausse porte, à l’échelle bien sûr du café et de sa perspective diminutive, et qu’enfin les couleurs éclatantes du peintre enregistrent de temps à autre une intensification de leurs contrastes grâce à l’insertion d’un bloc noir dans le champ [27] : avec le mur noir insolite qui découvre ici sa raison d’être, Steinberg projette ce contraste à l’extérieur du rectangle. À l’inverse, la réserve, maintenue à la périphérie par Rothko, émigre (comme bande très moyenne séparant le bleu de l’orange) au centre de la « rime » rectangulaire, à l’image du dessin tout entier qui surinvestit la périphérie pour aérer le centre.
En tant que rime, le rectangle dispute au juke-box sa suprématie chromatique tout en faisant machine avec lui par sa position, son environnement, ses dimensions et ses qualités formelles. Cette confrontation entre la forme arrondie arrimée à la plinthe noire et la surface angulaire à la base chavirante, atteint un imperceptible paroxysme et son point d’élucidation dans l’antagonisme des références mises en jeu : d’un côté, attachée à l’objet musical [28] et à la fréquentation sociale de ce café, la culture populaire — au sens américain : culture de masse, médiatique et industrielle — ; de l’autre côté, la culture savante, d’origine européenne, portée par une avant-garde picturale qui cultive la rigueur géométrique et le dépouillement. Même si Steinberg a conscience d’être transversal et inclassable par rapport aux catégories officielles de l’art, son « complexe », enraciné dans la critique de l’art contemporain, l’incite à proclamer en actes — c’est-à-dire en figures — la supériorité d’un modeste dessin de presse face aux peintures d’avant-garde les plus prestigieuses. Il réclame ce jugement en suggérant que l’intensité des formes et des couleurs de ses dessins est capable de faire jeu égal avec les fournaises chromatiques d’un Rothko, et que, de plus, cette intensité est conçue pour s’épanouir dans une scène sensible aux agitations de l’actualité, fissurée par les crises du xxe siècle. En effet, alors qu’à propos des couleurs de Rothko, Clement Greenberg [29] parle de sensualité et que Rosenberg [30] fait état d’un « art humainement sensible », Steinberg transfère la force des couleurs ostensiblement empruntées à Rothko, non pas seulement sur le juke-box et son rival rectangulaire, mais, plus intelligemment, à travers l’ensemble de l’image et de son espace profond. Si, dans le dessin de 1955, le café se dévoile encore comme un lieu potentiel d’accueil, ouvert aux plaisirs de la convivialité, de l’ivresse et du jeu, ces attributs traditionnels du café justifient alors une mise en correspondance chromatique, et le café chaleureux peut raisonnablement revêtir les couleurs incandescentes de Rothko, le double jeu revendiqué par Steinberg transfigurant l’abstraction chromatique immotivée. Mais Steinberg cherche aussi l’accord des dispositifs formels avec les singularités du contenu en rendant visibles la fonction musicale du juke-box et le cadre sonore du café [31] : il y parvient grâce au dynamisme et à la multiplicité des rythmes du dessin logés dans la répartition des masses, l’action des rimes, les irrégularités des traits et des couleurs, les esquisses de « chronographie » qui brouillent trois des quatre clients appuyés au bar, sans doute pour indiquer qu’ils battent la mesure [32]... Mais la liaison motivée qui soude formes et contenu culmine peut-être tout simplement dans la « compulsion d’hétérogénéité » qui caractérise ce dessin [33], et tout l’art de Steinberg [34]. L’hétérogénéité est en effet parfaitement assortie à la nature du lieu représenté, un espace mixte, intérieur connecté à l’extérieur, où le privé se mêle au public et où les différences — l’hétérogénéité sociale — doivent cohabiter [35].
L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos en grec ne veut pas dire seulement « manière d’être » mais « séjour ». L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents — et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter [36].
L’arsenal plastique hétérogène de Steinberg construit une scène ambivalente, dont on a jusqu’à présent parcouru le versant positif, dans l’adéquation entre le lieu de plaisirs et la mise en balance des couleurs intenses avec les tensions dynamiques des lignes et des masses. Pour rendre manifestes les vertus sociales du café, Steinberg utilise également les personnages dont la position, la posture et le regard tracent majoritairement des amorces de mouvements orientés, établissent des circulations, bref tissent des liens entre les uns et les autres, conformément à la convivialité virtuelle du lieu. Ainsi, la femme au pantalon acidulé, malgré l’écart causé par sa présentation de profil [37], paraît deviser gaiement avec le barman impassible ; on ignore si le vieil homme, à l’avant-poste du comptoir, stoppé net, boit en solitaire ou avec une personne qui se trouverait à ses côtés : l’ouverture cordiale du bras cautionne l’hypothèse de l’accompagnement… par le spectateur, comme le laisse soupçonner l’étrange déviation de la barre discontinue vers la bordure du champ ; la course figée de la serveuse funambule s’oriente obligatoirement vers quelqu’un ; la femme au chapeau de paille, immobile, une main dans la poche, semble saisie en pleine discussion hautaine ou rageuse avec un interlocuteur invisible ; enfin, les trois clients blafards du fond — les couleurs auraient-elles été vampirisées par le « décor [38] » — regardent de façon ostensible vers les autres occupants du café. Cette précieuse communauté de gestes, de postures et de circulations des regards est confirmée par la liaison compositionnelle qui enchaîne les huit ou neuf personnages sur le circuit d’une ellipse aplatie.
Le versant négatif de l’ambivalence de la scène se révèle à cette occasion. Si Steinberg a choisi de ne pas disséminer au hasard les quatre femmes et les quatre hommes mais de les échelonner suivant l’ordre d’assemblage d’une figure elliptique, précisément, au rebours de cette volonté fédératrice, leur disposition aérée, leur écartement systématique sur l’ellipse équivaut à une mise à l’écart, à un début d’isolement qui entre en contradiction féconde avec les indices de liaison relevés auparavant. Certes, les cafés ont toujours favorisé la coexistence sereine des principes d’union et de séparation [39], mais l’évolution de la société américaine, telle que la juge Steinberg dans des centaines de dessins alarmants, donne à penser que la séparation constitue le versant négatif de l’ambivalence du dessinateur à l’égard d’un monde délétère : l’intervalle lui permet de dénoncer l’isolement, l’indifférence, le dépérissement du sens et des espaces publics provoqués par une société qu’obnubilent le développement économique et l’égoïsme de ses membres. Les dispositifs formels « sombrent » alors dans l’ambivalence, et les innombrables jeux de formes et de couleurs, le régime général d’hétérogénéité, le délitement de l’espace représentatif identifié comme espace d’accueil [40] annoncent aussi le règne de l’inhumain. Hommes et femmes commenceraient à se délester d’une part d’humanité en perdant leur ancrage spatial, en ignorant l’euphorie de la profondeur d’accueil. Ce café familier acquiert donc une dimension inquiétante et satirique à travers les singularités formelles même du dessin, et avant tout ses multiples formes d’aplatissement : transparences (qui transpercent plusieurs personnages), chronographies, inachèvements, redoublements, débordements des lignes décurrentes, signature unie au fil de l’équilibriste, points de vue contradictoires, marbrures excessives de l’encre « lavée » ou du grain de papier crayonné, mélange des techniques et des matières, formes gondolées, irrégularités du remplissage chromatique, naufrage du premier plan (rendant incompatible la position de la femme centrale avec celles du vieil homme et de la serveuse qui lui tournent le dos), rayures d’ombre brunes qui plaquent la femme affaissée contre la verticalité plate du support [41]. Pour couronner le tout, on finit par repérer, moins visible, bien qu’étalée sur la largeur supérieure du champ, une sorte de « simultamorphose [42] » culinaire qui évoque une casserole multicolore dans la juxtaposition de la bande triangulaire noire et brune à gauche (le manche) et du mur noir du fond entouré par ses deux parois latérales brunes (le récipient) : le profil aplati de cette casserole, reconstitué avec des éléments hétéroclites appartenant à des profondeurs différentes, attire l’espace du dessin perspectiviste dans la bidimensionnalité de son orbite.
Par leur virulence, ces phénomènes d’aplatissement ramassent tout à la fois la passion réflexive de Steinberg, une ivresse spatiale — précipitée par la couleur — mimant les plaisirs du café, et le malaise que secrète un espace public dans lequel les liens commencent à se désagréger [43] (des centaines d’images de cafés représentent au contraire de joyeuses assemblées et des grouillements bruyants).
Dans ce contexte où le plaisir touche à la dimension publique, il serait vain de proposer une interprétation directe et sauvage des distributions respectives des hommes et des femmes — circulaire et fermée pour les femmes, enveloppante et ouverte pour les hommes. On relèvera plutôt un motif « défiguratif » où Steinberg loge la critique convergente d’un fléau qui va s’accentuer à partir des années soixante-dix : le devenir tératologique de l’humanité, en partie camouflé dans le dessin de 1955 sous la caricature et les expédients de l’hétérogénéité [44]. Ainsi, le vieil homme est un monstre joliment arcimboldesque (un fermier constitué de paille), la transparence [45] fantastique du client assis (dont les jambes ont déjà disparu) frappe davantage que les yeux vides et globuleux du gros homme, tandis que les femmes au cou démesuré sont toutes en train de se géométriser (quoi de pire pour un être humain, a fortiori dans un tel lieu ?), avec leurs seins piquants, leurs arêtes coupantes, leurs hanches et leurs fesses intégralement rabotées : assumé à cette époque comme gage d’émancipation, le modelage filiforme des femmes en pantalons [46] manifeste surtout l’humeur peccante du dessinateur. Il serait dommage d’omettre le cinquième type de métamorphose monstrueuse expérimenté dans le café, celui qui prend possession du barman dont le visage impérial et gribouillé surmonte le croquis d’un corps mécanisé [47] : ce corps robotisé ne ressemble pas à celui d’une créature de science-fiction, mais, de toute évidence, à la silhouette épurée d’une caisse enregistreuse. Or, si pour le paysan aussi bien que pour le cafetier, la fonction crée l’organe — chez Steinberg, on ne sait pas si ce sont les chiens qui ressemblent à leur maître ou l’inverse, et les oeuvres abstraites des musées déteignent sur les spectateurs… —, les deux transformations ne sont guère comparables car la mécanisation du barman permet, tout de même, de désigner l’argent comme le moteur de la métamorphose générale qui, John Grand-Carteret s’en plaint dès la fin du xixe siècle, conduit au déclin des cafés et des espaces publics.
En 1955, les méfaits de la métamorphose ne sautent pas aux yeux, les êtres humains et les espaces publics font encore de la résistance (plus pour longtemps). Les plaisirs des cafés s’insinuent dans les couleurs somptueuses — que la palette des avant-gardes serve au moins à quelque chose [48] ! —, le foisonnement plastique, la circulation des regards… Mais, en même temps, le processus de dégradation sociale se profile dans l’absence d’horizon, les couleurs qui cherchent noise à Rothko, les monstres qui se développent, l’aplatissement qui menace d’interdire toute activité, le foisonnement qui cache des pièges, comme par exemple un sol — ou un mur — vide et mouvant où s’enfonce la femme au chapeau de paille : c’est pourquoi la serveuse a besoin du fil de funambule (les autres personnages sont à l’abri, « assis » sur la banquette ou arrimés au comptoir), c’est pourquoi le juke-box « flotte » sur un tapis-radeau. On comprend alors que, dans ce café, un tunnel puisse trouver son utilité.
Le Café « KOSMOS »
Témoin vigilant de son temps [49], Steinberg adapte le mordant de sa critique aux variations incontrôlées de la société américaine. Avec un crayon noir appliqué sur une feuille de papier crème, il réalise, dans les années soixante-dix probablement, un dessin de café nettement plus acerbe que le « premier ». La datation de ce second dessin, ni daté, ni signé, s’autorise du constat d’une double aggravation : la géométrisation outrancière de l’espace et l’aspect franchement monstrueux des personnages [50]. Faire remonter le dessin aux années soixante-dix n’est pas indifférent, parce que cette représentation de café dévoile, derrière un style d’apparence « Art Déco », une référence précise au néo-plasticisme, et parce qu’on connaît l’importance des théories de Mondrian pour l’art minimaliste américain des années soixante/soixante-dix (Frank Stella, Larry Poons, etc.) [51].
Le dessin, essentiellement linéaire, est entouré par un trait inefficace, tracé à la règle, mais non jointif, débordé, à l’humeur tonale inconsistante, de même nature et de même gabarit que la plupart des lignes inscrites dans le champ. Ce conflit qui écartèle la ligne d’encadrement entre l’ordre (la règle) et le dérèglement, se retrouve à l’intérieur du dessin (traits tirés à la règle mais pervertis par leur dédoublement pâle et tremblant crayonné à main levée), et donne déjà le ton de l’oeuvre dans son entier, en incorporant la ligne-frontière à la scène qu’elle est censée enclore. On oubliera vite la marge comprimée entre la bordure du support et la ligne d’encadrement du champ, trop infime pour que sa légère irrégularité produise des effets sensibles.
Parallélépipède assujetti aux caprices d’un jeu perspectiviste rien moins qu’homogène, la salle de café se déploie dans un rectangle horizontalisé de hauteur supérieure à celle du dessin de 1955 ; de même, la distance s’avère plus grande et le point de vue plus élevé. On vérifie facilement que la plongée n’empêche pas la parade des « personnages » du premier plan de se faire voir à angle droit. Steinberg présente un établissement somme toute assez chic si l’on observe ses vastes dimensions, l’abondance et l’ampleur de ses décorations imitant, à droite, le faste de glaces biseautées [52]. Au besoin, le côté sélect du café est rappelé par son nom même — KOSMOS [53] —, écrit au-dessus des box en lettres démesurées et à l’envers, sur un support indéterminé qui s’expose aux effets d’une perspective précaire [54].
La distribution des masses et le système des valeurs (déterminé par l’éparpillement relativement égalitaire des taches sombres, minoritaires et actives) dénotent une nette prépondérance de la périphérie. Corrélativement, Steinberg multiplie les lignes de force horizontales, verticales, courbes et obliques pour équilibrer les tensions sur le pourtour du champ [55], et canaliser le regard du spectateur sur l’angoisse du centre vide que barre la parade des monstres. Au fond du couloir central désert dont le bar ronge l’élargissement, se dresse, encastrée dans le mur — ou posée comme un collage décoratif —, une forme complexe à la symétrie subtilement imparfaite que l’on ne manque pas de reconnaître comme l’image schématisée d’un juke-box Art Déco, monstre new-yorkais produit par l’accouplement du sommet du Chrysler Building et de la couronne aux sept rayons de la Statue de la Liberté. Ce juke-box stylisé possède un pouvoir d’attraction réduit parce que d’une part il est intégré aux murs environnants par ressemblance décorative, ce qui inhibe tout développement de contraste, et que d’autre part il se fond dans le triangle de la construction perspectiviste globale dont les côtés — combinaisons de surfaces claires et sombres — concurrencent l’intensité tonale de la machine musicale. Autrement dit, ce quasi-centre de la composition, malgré le déploiement de ses rayons, s’estompe et renforce le poids visuel de l’espace vide qu’il contribue à circonscrire, comme si ce café à la décoration pourtant grouillante ne comportait plus aucun centre d’intérêt, mais célébrait le règne de la vacuité, le triomphe du creux.
Dans ce dessin assez peu attrayant, l’usage de l’angle et de la règle peut s’interpréter comme mise en cause des avant-gardes artistiques du xxe siècle — la culture est un état d’esprit à angle droit, proclame Le Corbusier —, alors que les dérèglements concomitants procèdent à la fois de la veine réflexive de Steinberg (le dessin montre le dessin) et de son penchant critique (le désordre naît d’un excès d’ordre, d’une insupportable rigueur de la règle, comme le démontre Morton Schatzman à propos de l’éducation du Président Schreber [56]).
Si, au cours des années soixante/soixante-dix, les formes des objets et de l’environnement renouent avec la dureté des lignes et des angles après la vogue des courbes qui a traversé les deux décennies précédentes, l’inquiétude, sinon la répugnance spatiale suscitée par ce dessin tout en arêtes, renvoie davantage aux prétentions totalisantes du néo-plasticisme qu’aux fragiles et inéluctables soubresauts de la mode. Mais c’est surtout l’évolution suicidaire de la société américaine dans la seconde moitié du xxe siècle que Steinberg pointe dans ce café, sous le couvert d’une attaque en règle contre Théo van Doesburg ; et, plus exactement, contre une partie de l’oeuvre de ce dernier que Serge Lemoine considère comme la plus importante : la décoration « dynamique » de la salle de cinéma-dancing du café strasbourgeois de l’Aubette (1926-1928) [57]. La comparaison, même superficielle, entre le café KOSMOS et la salle de van Doesburg, laisse peu de doute sur l’identité du modèle « répulsif » choisi par Steinberg, moyennant l’adjonction de quelques aménagements américains ou internationaux (principalement le bar et ses tabourets) [58]. Par delà la structure atectonique générale de la vue en perspective et de la décoration des deux cafés, on n’en finirait pas de dénombrer leurs similitudes, aussi bien dans les ensembles — les box — que dans les détails, comme par exemple les quatre carrés sombres de projection qui trouent le mur de l’Aubette au dessus de la double porte, et que Steinberg déplace irrégulièrement sur le mur de gauche du KOSMOS, ou les motifs en patte d’oie des deux portes de van Doesburg, transposés dans les rayons du juke-box. On remarque également que ces quatre carrés s’étendent, comme l’arc du tunnel de 1955, dans une surface frontalisée, rabattue à l’horizontale, et que cette disposition ruine les effets de perspective créés par la répétition d’obliques plus ou moins convergentes sur ce mur latéral, mais de plus que cette horizontalité partielle entre en continuité avec les lignes du plafond, qu’elle en brouille puissamment les frontières, qu’elle déplie la « boîte » du café en repoussant la paroi latérale ouverte au niveau du mur du fond, en rétablissant, donc, sa réalité bidimensionnelle. De l’autre côté du café, le brouillage des frontières atteint des sommets puisqu’aucun mur latéral ne se forme, malgré la trace d’une arête oblique de plafond. Pire, le mur du fond se poursuit carrément dans la zone confuse du bar [59] et s’y incorpore en achevant d’anéantir toute illusion de profondeur. Par conséquent, la boîte désarticulée, ouverte, aplatie, que constitue la partie supérieure du champ, rejette d’emblée tout horizon d’accueil, en rendant indésirable la présence des êtres humains [60]. Pour compléter le tableau, on insistera sur le fait que, au centre, l’entonnoir de profondeur se vide, fermé par la barrière des monstres.
Dans cet espace rébarbatif aux coordonnées fluctuantes, les motifs décoratifs prennent une importance considérable, qu’il s’agisse des surfaces épurées à l’oblicité complexe ou, plus encore, de la multiplicité des formes sombres disséminées entre les quatre coins du champ. Ces formes rappellent le dessein réflexif de l’image en abolissant la différence fonctionnelle entre les motifs décoratifs « authentiques » (sur les murs, le plafond, le juke-box) et les éléments non décoratifs utilisés ici à profusion comme figures ornementales : je veux bien sûr parler des ombres, ces surfaces plates, en grande partie géométrisées, qui surprennent par l’extravagance de leur silhouette, par leur incarcération fréquente dans des contours — leur mise à l’ombre —, par leurs valeurs changeantes, par leurs regroupements dans des sortes de blocs compositionnels abstraits (qui s’équilibrent d’ailleurs à peu près dans l’unicité du champ), bref des ombres qui laissent le spectateur rêveur quant à la nature, hors champ, des sources lumineuses et des objets intercepteurs susceptibles de leur donner naissance.
Si Steinberg « déréalise » à ce point les ombres du contenu du café, s’il leur demande de compléter « en bas » la prolifération ornementale ordinaire de la partie supérieure du contenant spatial (murs et plafond), c’est peut-être moins ici pour souligner l’artifice graphique — ce n’est que du dessin — que pour mettre en relief, dans ce lieu social par excellence, l’ultime persistance du vide et de la futilité décorative, au moment où les êtres humains renoncent à leur humanité, où les espaces publics tombent en déshérence et n’endiguent plus les flots montants d’un monstrueux individualisme.
Les trois côtés biscornus du triangle perspectiviste [61] sont en effet occupés par trois groupes isolés et différents de monstres qui s’ignorent non seulement d’un groupe à l’autre, mais aussi dans chacun des trois groupes. Depuis 1955, c’est peu dire que la vie de café, la vie tout court, s’est dégradée : l’indifférence et la solitude triomphent, au point où même la circulation des regards est supprimée. L’indifférence, qui peut se traduire en termes d’éloignement, réside aussi dans l’amplification et la diversification de la monstruosité, dans « le chacun pour soi », c’est-à-dire le « tous plus monstrueux les uns que les autres ». Assis le long du comptoir, tournant le dos aux autres clients et aux spectateurs [62], six personnages d’apparence encore humaine et de sexe majoritairement indécis entament leur métamorphose tératologique par un début de géométrisation et, à une demi-exception près, par l’exérèse de leurs jambes : hommes ou femmes tronqués, ils deviennent des piliers de bistrot fichés sur leur pied de tabouret, des monstres de foire séparés par les intervalles infranchissables de leur prothèse métallique.
La monstruosité empire et se diversifie dans la parade horizontale du premier plan [63], exercice de style tératologique sur fond d’humanité : phocomèles en tous genres, femme à tête de cane, gribouillis à bottines et à rayures débordantes, robots de l’« âge d’or de la science-fiction » à chevelure dissymétrique, vagues silhouettes anthropoïdes tournant à l’informe, « crachat » ou crotte, stade final de l’humanité comme l’attestent certains dessins de Steinberg.
Enfin, profitant du recouvrement visuel occasionné par l’alignement des box, Steinberg enclenche un processus de métamorphose paroxystique de leurs occupants, qui débute vers le premier plan par un vague anthropomorphisme, pour s’achever à l’arrière-plan dans une abstraction nuageuse sans queue ni tête, monstruosité la plus définitivement éloignée des canons humains. Quand on conçoit le cosmos comme univers ordonné, et si « l’existence des monstres met en question la vie quant à son pouvoir de nous enseigner l’ordre [64] », avec sa collection de monstres revêches exposée dans ce café inhospitalier, Steinberg renverse peut-être perspective et valeurs, on l’a déjà supposé, en incriminant un désordre imputable à la volonté de promouvoir la mise en ordre stricte de toutes les forces et figures de la vie.
Parce que le café est un espace public de vie et donc de mélanges, un lieu de plaisirs pour l’esprit (les conversations, les jeux), le corps et les sens (le jeu des regards, la polymorphie de l’ivresse considérée comme facteur de vie sociale par Freud, comme condition première de l’acte artistique par Nietzsche), parce que « la réalité, celle de la vie quotidienne, au milieu de laquelle nous vivons et nous sommes, n’est pas mathématique. Ni même mathématisable. Elle est le domaine du vivant, de l’imprécis, du “ plus ou moins ”, de l’“ à-peu-près ” [65] » : pour toutes ces raisons incomplètes, l’entreprise de van Doesburg, mal reçue par le public [66], ne pouvait qu’échouer, et s’attirer les foudres de Steinberg un demi-siècle plus tard. Pourtant, la tentative ne manquait pas d’intérêt ni de panache puisqu’il s’agissait, dans la construction d’une salle de café, de trouver un style d’art public propre au xxe siècle, après les désastres de l’éclectisme du siècle précédent et ses « fabriques industrielles de vieux neuf ». Si, traumatisés par la laideur du monde industriel, les artistes rêvent à juste titre depuis le xixe siècle d’un « art total » apte à réconcilier l’art et l’utilité sociale, l’échec de l’incursion de van Doesburg dans la vie quotidienne provient de ce qu’il « fait abstraction de l’existence sociale de l’homme », qu’il refoule les usages du café, sa complexité, ses mélanges, ses mouvances, sa nonchalance, ses souvenirs, sa sensualité… À l’image des théories urbanistiques de Le Corbusier ou de Mies van der Rohe, van Doesburg prétend imposer au café la rigidité d’une grille préétablie censée « incarner » l’esprit scientifique et industrieux du temps des grandes villes. Une telle « matrice réticulaire » fait merveille dans les toiles de Mondrian, parce que la visée anti-représentative de sa géométrie n’empêche nullement le peintre d’y instiller le souffle d’une instabilité chronique, et qu’on ne vit pas dans une peinture — comme dans un café —, on vit avec, ce qui déjà n’est pas rien. En changeant de support artistique, en passant du « contenu » pictural au contenant architectural, van Doesburg, au contraire, applique son ordre inflexible — qu’il soit droit ou penché — aux turbulences du café, et le dévitalise [67]. Les photographies de la salle édifiée par van Doesburg et le dessin de Steinberg restituent cette dévitalisation avec toute la froideur nécessaire, au risque de provoquer la fuite des clients ou d’engendrer des monstres solitaires, quand les cafés sont d’ordinaire hantés par des êtres humains imparfaits réfractaires à la perfection.
Avec KOSMOS, Steinberg fait d’une pierre plusieurs coups. Il accable les conceptions abstraites mises en oeuvre dans la salle compartimentée de l’Aubette, car elles reposent sur une définition arbitrairement mécanique de l’existence, érigée au rang de vérité suprême et simpliste. La supériorité du dessinateur se manifesterait alors une fois de plus, au sein d’un café trop réglé pour être séduisant, dans l’entremêlement complexe des nappes de sens et de forme. Steinberg stigmatise également la deuxième moitié du xxe siècle qui continue de secréter le poison de l’individualisme au nom de la toute-puissance du travail et de la consommation individuelle de masse. Déterminant, pour gagner du temps, le massacre des espaces et avant tout des espaces publics, sans excepter les cafés [68], la conception économique du monde, qui instaure l’« étalonnage monétaire instantané de toute activité humaine », engendre les monstres de l’indifférence dans l’« appauvrissement sociologique et affectif, visuel ou tactile de notre environnement [69] » quotidien.
Les cafés n’en finissent pas de s’éteindre sous l’effet d’une métamorphose monstrueuse : représentant jusqu’au xixe siècle [70] « l’envers du travail » (forme non négligeable du monde à l’envers) et le règne des loisirs, ils tombent de plus en plus au xxe siècle sous la coupe des rythmes laborieux, se spécialisent, en France comme aux États-Unis, dans les déjeuners pressés — « cafés de bureau » envahis par la télévision, les ordinateurs et les « hétéronomes » sans visage, les monstres que nous sommes devenus [71] —, ferment le soir et pendant le week-end, imitent les néfaste-foods et leurs décorations interchangeables, leurs espaces standardisés, plastifiés et à géométrie invariable : si, comme l’avoue Le Corbusier, la rue droite est une rue de travail, un « café de bureau » est un café suicidé, qui a depuis longtemps supprimé le plaisir musical librement choisi du juke-box — circulation interdite, barrée — au profit du bruit imposé des radios commerciales [72]. Alors, avec ses couleurs stupéfiantes et ses circulations de regards curieux, le café dessiné par Steinberg en 1955 donne envie de renouer avec les grouillements de ce lieu de plaisirs, la complexité accueillante de son espace et la beauté du moindre de ses robinets de tonneaux de bière.
Parties annexes
Note biographique
Boris Eizykman
Docteur en philosophie, Boris Eizykman a été maître de conférences d’esthétique à l’Université de Picardie-Jules Verne et responsable du Département d’arts plastiques (de 1983 et 2001). Il a publié cinq livres dont Klee : Balançoire (des mondes). Introduction à l’analyse des images (Montréal, Balzac, 1997) ainsi qu’une centaine d’articles sur la littérature de science-fiction, les bandes dessinées, l’analyse des images. Il travaille actuellement sur l’esthétique de la rue et de la vie quotidienne.
Notes
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[1]
Ils sont extraits de La découverte de l’Amérique, Paris, Éditions du May, 1992.
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[2]
Julien Gracq, « Revenir à Breton », Le Monde, Paris, 16 janvier 1996.
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[3]
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, tome 2 des Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968, p. 95.
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[4]
«… New York commença à le gêner, comme il l’écrivit à sa mère. Les gens ne semblaient pas s’intéresser vraiment au lieu où ils vivaient, ni prendre soin des bâtiments où ils entraient et d’où ils sortaient en courant ; ses citoyens traitaient simplement la ville comme un instrument compliqué où mener leurs affaires au milieu des bureaux, des restaurants et des boutiques ». Richard Sennett, La ville à vue d’oeil, Paris, Plon, 1992, p. 73-74. Ce livre fondamental étudie les transformations de la ville liées à l’évolution des rapports entre espace public et espace privé. Il a été récemment réédité aux Éditions de la Passion sous le titre : La conscience de l’oeil, plus fidèle à l’original.
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[5]
« Les deux tours (jumelles et aveugles) du World Trade Center sont le signe visible de la clôture d’un système dans le vertige du redoublement alors que les autres gratte-ciel sont chacun le moment original d’un système se dépassant continuellement dans la crise et le défi ». Jean Baudrillard, « Le tactile et le digital », L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 108.
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[6]
Jean Laude, Rencontre avec l’art nègre, Toulouse, Toguna, 1999, p. 25.
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[7]
Il n’y a pas lieu, ici, de s’appesantir sur le fait que ce n’est plus le dessin qui s’offre à notre regard au bout d’une longue chaîne dénaturante : à partir du dessin (1955), une photographie et son transfert en offset donnent naissance au poster en couleurs (1966), lui-même photographié et retroué par la trame de l’offset dans l’impression de La découverte de l’Amérique (1992) dont la page 23 a ensuite été numérisée en 2001 pour guider le présent article. La numérisation « finale » ajoute à l’inexacte discontinuité des trous de l’offset celle des segments de sa propre trame. En fin de parcours, les dimensions, les couleurs, la texture, la nature des traits…, s’éloignent sensiblement des qualités originelles du dessin. Sur cette partie liminaire de l’analyse relative aux « conditions de perception », incluant les éventuels écarts historique et psychologique entre le moment de la première présentation et ceux des présentations ultérieures, je me permets de renvoyer au chapitre 2 de Klee : Balançoire (des mondes). Introduction à l’analyse des images, Montréal, Balzac, 1997.
-
[8]
Marie-France Boyer, Le goût des cafés, Londres et Paris, Thames & Hudson, 1994, p. 16-18.
-
[9]
Sinon ordinairement neutre, puisque le découpage longitudinal d’un parallélépipède rectangle en deux rangées périphériques de box (ou une rangée de box et un comptoir) et une aire de circulation centrale, constitue la configuration la plus traditionnelle des cafés anglais et américains du xviiie siècle jusqu’à nos jours. La simplicité « économique » de ce modèle spatial va se répandre en Europe après la Seconde Guerre mondiale, quand les fonctions et les usages des cafés s’internationalisent. Au xviie siècle, « il y avait encore la salle de restaurant avec quelques tables dispersées dans la salle sans aucun souci de symétrie ou assemblées toujours différemment selon les besoins du moment. On était encore loin des compartiments identiques, séparés par de hauts dossiers, qui allaient caractériser les cafés anglais ». Ulla Heise, Histoire du café et des cafés les plus célèbres, Paris, Belfond, 1988, p. 93. Si les cafés pauvres ne disposent pas des moyens financiers pour jouer avec les espaces — Gustave Doré en montre un sordide échantillon anglais à compartiments en 1872 — et séduisent par la seule exaltation qui s’y donne libre cours, le café bourgeois du xixe siècle est capable de faire preuve d’une assez grande imagination spatiale pour ménager des recoins d’intimité, mettre le client à l’aise dans des salles circulaires, ou l’épater en l’immergeant dans les méandres d’un volume de contrebasse. Le découpage fonctionnel et géométrisé s’empare également des espaces privés (comme de toutes les composantes de la société occidentale) : Richard Sennett, dans La ville à vue d’oeil, ouvr. cité, étudie la disparition des pièces communes et polyvalentes du Moyen Âge au profit des « appartements chemin de fer », à l’ordonnancement séquentiel et spécialisé.
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[10]
Voir par exemple, dans Histoire du café et des cafés les plus célèbres, ouvr. cité, p. 198, le Café des artistes (1926) d’Alfred Kubin.
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[11]
Pour ne rien dire du « melting pot » américain que Steinberg découvre au début des années quarante, on entendra son commentaire sur la Roumanie de son enfance : « C’était à l’époque un pays très mélangé, plein d’extrêmes, génial par certains côtés, imbécile par d’autres. Un pays d’enfants prodiges, on naissait avec deux ou trois langues, c’est déjà un bon début pour apprendre le doute ». Steinberg, « Repères », Cahiers d’art contemporain, Paris, Galerie Maeght-Lelong, 1986, p. 17-18.
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[12]
Saul Steinberg, cité par Harold Rosenberg, Saul Steinberg, New York, Knopf, 1978, p. 19 et p. 26. Rosenberg ajoute (p. 26) que « les moyens du dessin placent le réel, l’imaginaire et l’abstrait sur le même plan ontologique ». Roland Barthes, dans un ouvrage à l’ambivalence raffinée — il ne tire pas toutes les conséquence du renforçage de la simultanéité plastique chez Steinberg — écrit que cet « artiste réflexif, à certains moments de son oeuvre, assume à ciel ouvert la pensée de sa technique ». All except you, Saul Steinberg, Paris, Maeght, coll. « Repères », 1983, p. 54.
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[13]
« Dans l’art du siècle, chaque tentative figurative est jugée réactionnaire ou libératrice, selon la position de l’observateur. La Neue Sachlichkeit peut alors apparaître comme un “ compromis historique ”. Faisant appel à la fois à la tradition et à l’avant-garde, elle veut arriver à un art vraiment contemporain et qui l’insère exactement dans un contexte vécu. » Günther Metken, « Un art démocratique : le portrait de la “ Neue Sachlichkeit ” », Les réalismes, 1919-1939, Paris, Centre Georges Pompidou, 1981, p. 110.
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[14]
Voir Harold Rosenberg, Saul Steinberg, ouvr. cité, p. 26 ; il semble ainsi conférer à l’image un pouvoir d’« interprétance », certes imprécis, qu’Émile Benveniste réserve à la langue dans « Sémiologie de la langue », Problèmes de linguistique générale, t. 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 61-62.
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[15]
À défaut d’évaluer sérieusement ce type de critique, on rappellera qu’« un tableau, même totalement “ abstrait ” (non mimétique), doit refléter une certaine dose de la complexité formelle au moyen de laquelle les oeuvres réalistes figurent la richesse de l’expérience humaine ». Rudolph Arnheim, La pensée visuelle, Paris, Flammarion, 1976, p. 159-159. Voir Jean-François Lyotard, « Notes sur la fonction critique de l’oeuvre », Des dispositifs pulsionnels, Paris, UGÉ, coll. « 10/18 », 1973.
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[16]
Voir Françoise Mouly, Covering The New Yorker, New York, Londres, Paris, The New Yorker Abbeville Press, 2000.
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[17]
Alors que la vigueur des obliques de perspective laisse croire que le dessin de Steinberg repose sur l’armature décalée des diagonales du champ — où s’organisent les confrontations du haut et du bas, de la gauche et de la droite —, le contraste entre masses chromatiques et surfaces linéaires affiche la complexité d’une composition qui investit les médianes et inclut les lignes de force d’un efficace réseau d’horizontales et de verticales.
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[18]
C’est le plateau minuscule et curieusement vide, et non pas son habillement, qui fait reconnaître la condition de la serveuse : sa bouche barbouillée de rouge, le menton et la joue griffés de rose, les talons aussi vertigineux que dépareillés ne la désignent pas comme une « professionnelle ». Le passage à vide du plateau n’empêche pas la serveuse de le tenir comme s’il supportait quelque précieuse boisson. On ne peut pas alors ne pas mettre ce petit segment horizontal légèrement incliné en parallèle et en résonance avec la ligne inférieure de plus grande extension qui n’a rien à faire dans ces parages, sur ce sol désert, fil de funambule sans attache mais qui soutient néanmoins la serveuse immobilisée comme les autres personnages du café. Isolant la signature de Steinberg sur une portion triangulaire du champ dès lors verticalisée (comme support textuel plat), ce fil d’équilibriste intempestif et inachevé fait basculer l’espace, métamorphose le sol en gouffre, étendue vide, et contribue à déréaliser la scène dans l’entre-deux d’une zone « à vertige ».
-
[19]
Voir Christopher Pearce, Les juke-box de collection, Paris, Soline, 1991. Ce qui prouverait déjà qu’aux États-Unis, le bar peut remplir la même fonction conviviale que le café en Europe.
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[20]
On discerne à l’extrême gauche du dessin, esquissé d’un trait effacé, un second arc, accolé au premier, aplati et déférant au régime perspectiviste du comptoir. Un tracé vigoureux accordé à ce second arc aurait affaibli le contraste des points de vue contradictoires, meublé une zone mystérieusement vide et aurait banalisé l’espace du café. On notera que les bandes dessinées maoïstes, dans un tout autre esprit (politico-religieux), adoptaient volontiers ce dispositif spatial de « double vision », ou de double angle de vue horizontal, pour « accrocher » frontalement sur un mur vu de biais un portrait du Président Mao, divinité souriante en position de surveillance absolue. D’où, en pleine période de maoïsme mondain, le calembour ironique formulé par Guy Fihman dans un séminaire de Jean-François Lyotard : « Mao sait tout ». « Cet aspect inquiétant de la tête vue de face a inspiré plusieurs textes médiévaux, qui décrivent une image observant miraculeusement le spectateur et s’adressant à lui, ou qui reconnaissent un modèle du Dieu omniprésent et omnivoyant ». Meyer Schapiro, Les mots et les images, Paris, Macula, 2000, p. 98.
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[21]
Il serait prématuré d’assimiler cette ouverture claire et lumineuse — qualités que renforce son environnement partiellement sombre — à une issue de secours, sur le modèle par exemple de L’ascension vers la lumière éternelle de Jérome Bosch (Venise, Palais des Doges) : pour l’instant, dans la chronologie arbitraire de l’analyse, le café n’a pas perdu son aspect accueillant, il n’est pas temps d’en sortir.
-
[22]
Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture [1992], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996.
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[23]
Cette ligne composite contribue surtout à créer l’instabilité de ce coin du café, à rendre plus mouvantes les lignes et les couleurs de l’extrémité du comptoir : à droite, le comptoir paraît se glisser sous et derrière l’impénétrable rectangle privé d’arête, et ne peut se raccorder avec sa partie gauche surbaissée sous la ligne noire, de l’autre côté de l’homme rond.
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[24]
Il n’est pas obligatoire d’interpréter l’assemblage des trois couleurs comme un clin d’oeil nostalgique en direction du drapeau roumain (trois bandes verticales juxtaposées de gauche à droite : bleu/jaune armorié/rouge). Les différences entre les deux surfaces tricolores et la prégnance du contexte américain menacent d’affaiblir une interprétation basée vraisemblablement sur une coïncidence.
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[25]
« En 1950, Rothko avait conçu son emblème décisif d’un absolu désincarné. Cette icône était constituée du rectangle de la toile comme fond monochrome visible le long du bord — et occasionnellement par une ouverture entre eux —, de trois ou quatre blocs horizontaux de couleur aux surfaces brossées et aux bords diffus ». Harold Rosenberg, La dé-définition de l’art [1972], Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1992, p. 104-105. Rosenberg a dédié cet ouvrage à Saul Steinberg.
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[26]
Voir, par exemple, dans Mark Rothko, 1903-1970, Londres, The Tate Gallery, 1987 : Yellow Blue on Orange, 1955, Carnegie Museum of Art, Pittsburg (p. 140) ; Red, Orange, Tan and Purple, 1954, collection privée (p. 132).
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[27]
Voir Untitled, 1955, Philadelphia Museum of Art, dans Mark Rothko, 1903-1970, ouvr. cité, p. 139.
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[28]
Les rondeurs proliférantes se généralisent dans la vie quotidienne de l’après-guerre, des locomotives aux grille-pain, des automobiles aux juke-box.
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[29]
Clement Greenberg, « Peinture à l’américaine » (1955-1958), Art et culture, Paris, Macula, 1988.
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[30]
Harold Rosenberg, La dé-définition de l’art, ouvr. cité.
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[31]
Les innombrables scènes de rue dessinées par Steinberg tout au long de sa carrière comportent fréquemment de somptueuses matérialisations plastiques, chromatiques et rythmiques des lumières et des bruits de la ville (explosions, avertisseurs sonores et lumineux des véhicules de police ou de lutte contre l’incendie…).
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[32]
On remarque que les clients installés au comptoir sont répartis selon au minimum quatre figures rythmiques simultanées : décroissance des tailles (perspective linéaire), rimes embrassées des sexes, rimes plates pour l’utilisation des couleurs dans les surfaces corporelles, la présentation de face ou de profil, l’apparition des verres, les intervalles entre les corps, et rimes croisées pour la position des deux hommes et des deux femmes par rapport aux délimitations du décor (un homme et une femme « englobés », une femme et un homme posés sur une frontière). La diversité des rythmes correspond peut-être à la diversité des usages temporels du café, rebelle aux rythmes contraints du travail.
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[33]
Parmi de très nombreux exemples, on retiendra la complémentarité complexe qui associe hétérogénéités interne (des traits et des couleurs au sein d’un même personnage) et externe (différenciation des huit ou neuf personnages : du neuvième, pseudo-empreinte digitale, on ne perçoit que la tête qui dépasse de la banquette inconfortable et fait face à l’homme transparent). Dans la rubrique de l’hétérogénéité externe, ou des singularités individuelles, il y aurait long à dire sur le vieil homme. Avec sa taille, sa position (au premier plan et à la pointe du triangle humain), ses détails remarquables (rides bicolores et « empaillées », contour du visage ridé, poches insondables, salopette modelée en bleu de travail par un réseau de touches obliques, aplatissement rayé de la chemise), il apparaît comme le seul personnage pourvu d’un début de consistance, d’épaisseur ou de profondeur, propriété (rurale, permettant de rester imperméable aux foucades de la mode) aussitôt démentie par les plis du visage et de la chemise, par la fragilité d’un homme de paille. Cette dualité préfigure l’ambivalence générale de l’image.
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[34]
On admirera, avec Gilbert Lascault, l’ingéniosité avec laquelle Steinberg condense dans la continuité feinte d’un seul dessin une collection complète d’usages distincts et contradictoires de la ligne : « Aventures d’une horizontale », Chroniques de l’art vivant, Paris, n° 21, juin 1971 ; article repris dans Écrits timides sur le visible (Paris, UGÉ, coll. « 10/18 », 1979), mais sans dessins.
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[35]
« Il manque au planificateur moderne les préceptes visuels qui lui indiqueraient par exemple comment mélanger les races dans les lieux publics, comment orchestrer l’articulation et la conception des rues pour que leurs différentes utilisations économiques s’y accomplissent ». Richard Sennett, La ville à vue d’oeil, ouvr. cité, p. 127.
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[36]
Henri Maldiney, « L’esthétique des rythmes », Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p. 148.
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[37]
La présentation de profil implique une relation privilégiée avec un ou plusieurs partenaires appartenant à la scène, un espace partagé. Voir Meyer Schapiro, Les mots et les images, ouvr. cité, p. 95.
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[38]
Inversement, les personnages proches de la bordure inférieure du champ prennent des couleurs là où le décor s’en voit presque totalement privé. On songe alors à Gustave Kahn qui, en 1901, se console de l’affligeante grisaille parisienne en s’extasiant sur la polychromie des toilettes féminines et des affiches. Mais on retrouve aussi l’équilibre général instable dans ce chiasme chromatique du décor et des personnages.
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[39]
Relire ici la citation correspondant à la note 8. En 1848, dans les Scènes de la vie de Bohème (Plan de la Tour, Éditions D’Aujourd’hui, 1979), Henri Murger raconte comment les regroupements (artistiques) dans un café peuvent se fonder sur de vives exclusions (les bourgeois). D’une manière générale, toute fréquentation spécialisée des cafés (politique, sociale, professionnelle, etc.) repose sur une première ligne de décantation.
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[40]
Les dessins d’Albert Robida prisent ce genre de procédé à la fin du xixe siècle, notamment dans les pages de La caricature, pour déplorer les effets de la mutation circulatoire des villes provoquée par la Révolution industrielle. George Grosz n’est pas loin non plus, avec ses lézardes et ses effondrements, tandis que Paul Klee, horrifié par la Première Guerre mondiale, associe le surgissement de l’abstraction au rejet d’un monde devenu insupportable.
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[41]
Grosz a utilisé ce stratagème d’aplatissement entre 1915 et 1920, à des fins violemment critiques.
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[42]
Vieille et abondante tradition plastique, d’exercice aussi bien savant que populaire et ludique, qu’avec son Buste de Voltaire, Dali a remis au goût du jour. Voir l’extraordinaire Martyre de saint Sébastien, peint par Hans von Aachen en 1590 et maintes fois copié, qui laisse apparaître une tête barbue et enturbannée dans un foisonnement central d’arcs et de flèches (Catalogue de l’exposition Saint-Sébastien, Rituels et figures, Paris, Musée national des arts et des traditions populaires, 1983-1984, p. 140).
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[43]
Cette condensation des niveaux de perception rend le dessin de Steinberg plus obscur que l’incomparable café de nuit peint par Edward Hopper en 1942. Le refus de Steinberg, contrairement à Hopper, de cacher un seul visage, lui permet de parachever la circulation des regards et de mieux faire ressentir la tension du moment où l’attraction de ces regards ambigus cherche à combattre l’éloignement des corps et le repliement des idées.
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[44]
L’hétérogénéité stylistique des personnages peut également se renverser en un processus néfaste d’isolement, chacun restant muré dans son style, sans possibilité de rencontre.
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[45]
Comme si les femmes, à l’allure déterminée, plus colorées que leurs compagnons, devaient, dans le mouvement de leur émancipation — présentée sous le signe de la frivolité vestimentaire —, éclipser la fadeur masculine : d’où l’éclatement, l’ouverture de l’enveloppe virile autour du noyau féminin.
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[46]
Sur le rôle du pantalon et de la bicyclette dans l’histoire de l’émancipation féminine, voir John Grand-Carteret, La femme en culotte, Paris, Ernest Flammarion, 1899.
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[47]
Exercice symétrique pour la femme accoudée, à la tête nette et minimale et au corps chronographiquement gribouillé.
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[48]
« L’art, qui commence à douter de sa tâche et cesse d’être “ inséparable de l’utilité ” (Baudelaire), ne peut éviter de faire du nouveau sa plus haute valeur […] Les non-conformistes protestent contre la livraison de l’art au marché. Ils se groupent sous la bannière de “ l’art pour l’art ”. De ce mot d’ordre naît la conception de l’oeuvre d’art totale, qui tente de calfater l’art face à l’invasion de la technique ». Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle », Essais 2, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 49-50.
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[49]
« [...] Saul Steinberg et moi avons beaucoup de choses en commun, nous sommes tous les deux des touristes, arrivés ici tous les deux à peu près dans les mêmes conditions, nous sommes amis, et naturellement nous voyons New York beaucoup mieux que celui qui y est né. Je suis partout un touriste, je veux dire un observateur ». Richard Lindner, propos recueillis par W. G. Fischer, Catalogue de l’exposition Richard Lindner, Paris, Musée national d’art moderne, 1974, p. 15.
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[50]
« […] tout d’un coup, l’atmosphère du pays s’assombrit dans les évocations qu’en donne Saul Steinberg, et l’Amérique se transforme en une sorte de désert moral, ses rues en lieux de danger, voire de terreur. Cela vaut tout particulièrement pour les rues de la partie Sud de Manhattan — Canal Street, Bleeker Street, Union Square — transmuées en esplanades vouées aux monstres, comme si la place Saint-Marc à Venise était envahie par une foule cauchemardesque tout droit sortie des tableaux de Jérome Bosch. Le Saül Steinberg des années soixante-dix n’est plus un gentil étranger sous le charme d’une gentille culture (l’a-t-il jamais été ?). Il devient aussi féroce que William Hogarth ». Arthur C. Danto, introduction à La découverte de l’Amérique, ouvr. cité, p. XV.
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[51]
Bien entendu, comme Mondrian semble être la tête de turc préférée de Steinberg — moins, espère-t-on, en raison du dévoiement rythmique qu’il fait subir à sa rigueur picturale, qu’à cause des ravages commis par ses émules —, le rôle de repoussoir qui lui est assigné peut traverser les décennies. En tout état de cause, l’intempestif ne devait pas déplaire à Steinberg. « Ce qui m’a immédiatement fasciné à New York a été l’impact du “ Cubisme ” sur l’architecture américaine. Et l’“ Art Déco ” n’est qu’une forme décadente du « Cubisme », un “ Cubisme ” devenu ornemental. Les constructions comme le “ Chrysler Building ” ou l’“ Empire State ”, les juke-boxes, les cafétérias, les grands magasins, l’accoutrement des femmes, leurs coiffures, les cravates des hommes, tout cela était constitué d’éléments cubistes ». Saul Steinberg, Ombres et lumières, Paris, Bourgois, 2002, p. 52. À la page suivante, Steinberg ajoute que « l’influence du “ Constructivisme ”, du “ Cubisme ” ou, si l’on veut du “ Fernand-Légérisme ” était frappante ».
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[52]
Les murs des cafés populaires sont nus ou égayés par de modestes gravures. Depuis le xviiie siècle, les cafés les plus luxueux se couvrent de glaces — pour rivaliser avec les aristocratiques galeries des glaces — et sont de ce fait plus ou moins sévèrement jugés : les miroirs attisent le narcissisme échevelé des femmes, captent la lumière, étendent ou embrouillent l’espace, affolent la perception, permettent de voir sans être vu et d’être vu sans le savoir… Voir Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 552-558 ; Ulla Heise, Histoire du café et des cafés les plus célèbres, ouvr. cité, p. 100-102 ; Patrick Mauriès, Quelques cafés italiens, Paris, Quai Voltaire, 1987, p. 19-20 ; Les cafés littéraires de Budapest. Anthologie de textes littéraires hongrois et de photographies anciennes, Nantes, Le Passeur/Cecofop, 1998, p. 109.
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[53]
On se réconcilie avec ce nom quelque peu m’as-tu-vu en prenant en considération le bouquet d’idées qu’il fait éclore : de la notion grecque d’un univers ordonné, on passe, avec le renversement pseudo-cyrillique du k et des s, à la conquête spatiale inaugurée par les Soviétiques, à l’espace extraterrestre et ses monstres de pacotille qui, dans la mauvaise littérature (de Guerre Froide et) de science-fiction, incarnent la malédiction et la peur de l’Autre. On a déjà évoqué le statut microcosmique du café, lieu potentiel — pulsionnel — de tous les mélanges et de la tentation cosmopolite.
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[54]
Dans sa lumineuse Place Clichy, fragment vu de l’intérieur du café Wepler, Bonnard peint quelques mots à l’envers sur une petite bande — store ou auvent — coincée dans le haut de la toile dont elle traverse toute la largeur. Ces mots se lisent, selon l’ordre textuel normal, de l’extérieur du café. Embrasser du même regard l’extérieur (la place) et l’intérieur (les mots renversés) revient à mettre en simultanéité la succession habituelle du champ et du contrechamp (voir Guy Cogeval, Bonnard. Les chefs-d’oeuvre, Paris, Hazan, 1993, p. 95, où la peinture est reproduite à l’envers, ce qui remet les textes fautivement à l’endroit). « Il faut mentionner ici, en corrélation avec le thème du miroir, l’histoire de l’homme qui ne supportait pas d’avoir toujours sous les yeux, à l’intérieur de sa “boutique ” ou de son “ bistro ” l’inscription sur la vitre extérieure en écriture spéculaire » (ce ne devait pas être un gaucher). Walter Benjamin, Le livre des passages, ouvr. cité, p. 552. Dans le café KOSMOS, l’écriture spéculaire préserve, par le jeu des lettres réversibles, la lecture immédiate d’OM O, coïncidence grinçante dans une scène où l’humanité semble pour de bon congédiée par les monstres.
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[55]
La place manque pour établir l’inventaire des mises en équilibre fragiles qui accompagnent la fausse rigueur du rectiligne et font ressortir le contrepoint majeur des distorsions spatiales. On se contentera de remarquer que le ressaut flagrant formé par le bar est « compensé » par le renfoncement plus discret du mur de gauche, masqué par les box.
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[56]
Morton Schatzman, L’esprit assassiné, Paris, Stock, 1974.
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[57]
Serge Lemoine, Mondrian et de Stijl, Paris, Hazan, 1987, p. 64-67. Van Doesburg réalise également la salle de café-brasserie, le reste de l’établissement étant confié aux soins de Sophie Taueber-Arp et de Hans Arp.
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[58]
Voir la photographie de la salle en question de l’Aubette, prise dos à l’écran, dans le livre de Carsten-Peter Warncke, De Stijl, 1917-1931, Cologne, Taschen, p. 186. Déjà, la calligraphie de KOSMOS — avec ses majuscules très pures, malgré la coupure décalée du S intérieur, ses S aplatis et penchés précisément, la sveltesse de ses lettres qui lui permettent de ne pas détonner dans le champ linéaire — aurait pu nous mettre sur la voie d’un autre café d’inspiration néo-plastique dont les inscriptions informatives ornent la façade selon deux axes renversés eux aussi, mais à 45° : le célèbre café DIE UNIE, construit en 1925 par Jacobus-Johannes-Pieter Oud. Peu importe qu’un café KOSMOS ait existé à New York vers 1970-1990, adaptation ou reconstitution plus ou moins talentueuse de l’Aubette (on l’a bien fait récemment à Strasbourg, et à Rotterdam pour le café DIE UNIE), dès lors que l’investigation de Steinberg « se constitue à la fois comme pratique humoristique ; comme analyse des codes et conventions picturales ; comme aventure à l’intérieur de régions où le vrai et le faux, le même et l’autre échangent leurs propriétés en une vertigineuse et joyeuse jonglerie ». Gilbert Lascault, « Tableaux-Tables de Steinberg », Écrits timides sur le visible, ouvr. cité, p. 57. Malgré tout, la reproduction d’un dessin (dans L’Inspecteur, Paris, Chêne, 1973) consacré à un bâtiment lourdement « Art Déco » dont l’enseigne porte le même nom, milite en faveur de l’existence du Kosmos. La lecture d’Ombres et lumières (ouvr. cité, p. 61-63) permet de reconnaître dans ce café un bar de diner.
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[59]
Barman évanescent, interstices indécidables (vides ou pleins), violence de la perspective inversée, ustensiles hiéroglyphiques, transparences révélatrices… La perspective inversée s’empare également des personnages assis dans la zone oblique du bar, d’où l’énormité relative de la silhouette la plus éloignée du premier plan. On mentionnera en passant que les parties gauche et droite du dessin ne suivent pas les prescriptions d’un régime perspectiviste unique, et qu’à l’intérieur même de secteurs restreints (les box, le bar, les murs, le plafond) l’unité perspectiviste n’est pas de mise.
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[60]
Clients en boîte (box), musique en boîte (juke-box), espace en boîte : cette triple mise en boîte, qui concerne les deux dessins de Steinberg, pourrait rappeler « le thème des trois coffrets » analysé en 1913 par Freud (Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1952), suivant l’axe d’une ambivalence qui fait glisser du choix sexuel au mutisme de la mort. On délaissera ici la glose libidineuse (boîte comme symbole de « l’essentiel de la femme », accueil comme vertu féminine de la boîte qui attend de se laisser transpercer par le regard) pour anticiper sur notre conclusion : la séparation, l’éloignement, le silence qui s’installent dans les cafés signent leur arrêt de mort.
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[61]
Il a déjà été question des deux côtés obliques de ce triangle, dont la base, horizontale parallèle à la bordure inférieure du champ, est constituée par l’agrégation de deux ou trois segments de monstres.
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[62]
Les sièges tournés et les dos des trois personnages « confrontés » au barman fantômatique semblent indiquer qu’ils regardent plus ou moins impossiblement vers le juke-box. L’association entre accoutrement de Hell’s Angels et juke-box n’est sûrement pas fortuite.
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[63]
Formant une barrière pour laisser immaculée la partie du milieu décalé, les dix monstres de cette bande multiple sont orientés dans tous les sens, sauf vers la travée centrale et son point d’aboutissement interdit.
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[64]
Georges Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1975, p. 171. Voir G. Lascault, Le monstre dans l’art occidental, Paris, Klincksieck, 1973. On appréciera le hasard bienheureux (?) de la ligne serpentine qui fissure le M et le O accolés de KOSMOS.
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[65]
Alexandre Koyré, « Du monde de l’“ à-peu-près ” à l’univers de la précision », Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971, p. 342.
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[66]
Une réception à son tour mal reçue par van Doesburg : « le public veut vivre dans la merde et doit mourir dans la merde », tandis que l’artiste « travaille au-delà du public ». Cité par Carsten-Peter Warncke, De Stijl, ouvr. cité, p. 183.
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[67]
On comparera le KOSMOS/Aubette avec (la description d’)un autre café d’avant-garde : le Café pittoresque, réalisé en 1916 à Moscou par plusieurs artistes, dont Tatline et Rodtchenko : « L’intérieur surprend par son dynamisme. Il y avait des objets en carton, en bois plaqué et en tissu, aux formes bizarres : des lampes, des cercles, des entonnoirs, des corps composés de miroirs. On y avait disposé des ampoules. Tout était inondé de lumière, tout tournait et vibrait, et on avait l’impression de voir bouger l’ensemble. Les teintes rouge et orange dominaient, les couleurs froides servaient de contraste. Ces objets curieux pendaient au plafond, jaillissaient du mur, et leur audace ne manqua pas de frapper les spectateurs ». Texte de German Karginow (Rodschenko, Budapest, 1979), cité par Ulla Heise (Histoire du café et des cafés les plus célèbres, ouvr. cité, p. 205) qui, très étrangement, ne perçoit entre les deux cafés qu’une différence quantitative dans la « rigueur fonctionnelle » et la « recherche d’une unité esthétique », avec un net avantage consenti à l’Aubette.
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[68]
« Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les cafés sont devenus des lieux dont la conception obéit aux règles de l’uniformisation et de la plus rapide rentabilité commerciale. Ils deviennent des lieux de consommation soumis aux règles spéculatives de la promotion immobilière. » Jean Dethier, Cafés français, Paris, Chêne, 1977 (introduction non paginée). Comme pour le livre et le cinéma, certaines puissances publiques, à travers le monde, ont compris l’enjeu que représentait la survie des cafés, et subventionnent la réhabilitation de ceux qui veulent résister à l’« américanisation ». Voir Courrier international, Paris, no 493, avril 2000.
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[69]
Jean Dethier, Cafés français, ouvr. cité.
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[70]
Voir, sous la direction de Georges Duby, Histoire de la France urbaine. La ville de l’âge industriel, Paris, Seuil, 1983 ; Didier Nourrisson, Le buveur du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1990 ; « Estaminets », Catalogue de l’exposition Textile du Nord, Paris, C.C.I., Centre Georges Pompidou, 1984, p. 94.
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[71]
Voir H. Rosenberg, « Fantaisie orgaméricaine », La tradition du nouveau, Paris, Minuit, 1962.
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[72]
Machines à détruire les espaces publics, l’ordinateur et le téléphone portables ne sont que des instruments confirmant et facilitant le déferlement massif du travail dans le café. En ne s’appliquant pas seulement à l’espace (voir note 9 et, surtout, les textes de Michel Foucault sur les mécanismes disciplinaires) mais en s’emparant du temps occidental, l’efficacité du « zoning » entraîne le renversement funeste, pour le café notamment, des relations entre loisirs et travail. Jusqu’au xixe siècle, l’indistinction ou l’interaction « entre le temps du travail et celui du non-travail », c’est-à-dire l’accueil du non-travail au sein du travail, est de rigueur : « Tout en accomplissant sa tâche, l’ouvrier ou l’artisan rhénan boit, fume, converse. Le travailleur du bâtiment parisien s’en va régulièrement boire chopine. Le porcelainier de Limoges envoie son aide chercher bouteilles et victuailles. Le mineur de Carmaux, plus tard dans le siècle, quitte les profondeurs, quand il le juge bon, pour s’en aller faire les foins ou récolter les produits de sa terre » (Henri Corbin, L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001, p. 13-14). Au xxe siècle, le travail achève d’expulser de ses occupations le loisir et les autres scories de la vie, avant de les infiltrer et de les phagocyter sur leurs propres terrains : « La semaine se partage, de plus en plus consciemment, entre le temps pour soi et le temps destiné au patron. En bref, une découpe du jour en séquences spécifiques en vient à briser l’harmonie des rythmes antérieurs » (Henri Corbin, L’avènement des loisirs, ouvr. cité, p. 14). Les temps sont mûrs pour la monstrueuse incubation des cybercafés.