Résumés
Résumé
Les parents d’enfants suivis par les services de protection de la jeunesse sont des acteurs peu entendus, autant par le système de protection de la jeunesse qu’en général, dans les études qui les concernent. Les recherches qui portent sur ces parents présentent principalement les caractéristiques de ceux-ci, leurs comportements en cause dans la situation de maltraitance et les difficultés vécues, mais leur accordent très peu la parole. Ainsi, on observe que l’expérience de ces parents en lien avec le système de protection s’avère très peu documentée. Cet article a pour objectif d’exposer en quoi le recours au récit de vie en recherche permet d’appréhender la réalité vécue par des parents d’enfants suivis en protection de la jeunesse à partir de leurs propres perspectives. Cette méthodologie privilégiée rend compte, selon les auteures, du souci de mise en exergue du participant-expert de son histoire. Le fil argumentaire de l’article s’appuie principalement sur les paradigmes méthodologiques qui découlent de trois études en travail social qui mettent en lumière la voix de parents en situation de protection de la jeunesse (Croteau, 2019 ; Dorval, en cours ; Noël, 2018).
Mots clés:
- Expérience parentale,
- protection de la jeunesse,
- recherche qualitative,
- récit de vie,
- travail social
Abstract
Parents of children followed by the youth protection services are little heard actors, both by the youth protection system and in general, in studies that concern them. Research on these parents mainly presents their characteristics, their behaviors involved in the maltreatment situation and the difficulties experienced, but gives them very little voice. Thus, we observe that the experience of these parents in connection with the protection system turns out to be very poorly documented. The purpose of this article is to explain how the use of the life story in research makes it possible to understand the reality lived by parents of children followed in youth protection from their own perspectives. This privileged methodology reflects, according to the authors, the concern of highlighting the participant-expert of his story. The article’s argument is based mainly on the methodological paradigms that emerge from three studies in social work that highlight the voice of parents in youth protection.
Keywords:
- Parenting,
- youth protection,
- qualitative research,
- life story,
- social work
Corps de l’article
Introduction
Donner une voix aux parents d’enfants suivis par la protection de la jeunesse (PJ) et rendre compte de leur expérience à partir de leur récit de vie constituent deux ancrages méthodologiques et idéologiques de recherche privilégiés par Croteau (2019), Dorval (en cours) et Noël (2018) dans le cadre de la réalisation de leur thèse de doctorat. Le récit de vie émerge de la discipline de la sociologie et fait plus rarement l’objet d’intérêt de disciplines appliquées menant des recherches auprès de parents en contexte de PJ. Cet article vise donc à apporter une contribution à cet angle incomplet, en mettant en lumière l’apport important de la parole des parents dans le champ de la recherche en PJ. Plus spécifiquement, les auteures placent au centre de leur argumentaire les points de convergences méthodologiques qui se dégagent de leurs études respectives afin de contribuer aux développements de connaissances dans ce domaine.
Expérience de parents en contexte de protection : tension entre système et acteurs
On constate un changement dans les dernières années où se dessine une volonté d’inclure davantage les parents dans une démarche active et participative aux mesures de PJ (Lacroix, Oui et Séraphin, 2015 ; Saint-Jacques, Drapeau, Lessard et Beaudoin, 2006). Une orientation misant sur la participation des jeunes et des parents s’inscrit par ailleurs dans les façons de faire et la vision mise de l’avant en travail social (Roose, Mottart, Dejonckheere, van Nijnatten et De Bie, 2009). Plusieurs changements dans les lois, au Québec et en France, notamment, réitèrent les droits des parents et favorisent leur participation dans les différentes mesures et interventions les concernant (Lacroix et al., 2015). En effet, la participation des parents dans le processus d’intervention et de prise en charge est clairement énoncée dans la Loi de la protection de la jeunesse (LPJ) et a même été renforcée dans les modifications apportées en 2007 en promouvant le principe de primauté de la responsabilité parentale et en favorisant le recours à des approches centrées sur la participation et la mobilisation des familles (Lemay, Lussier-Therrien, Proulx, Charest et Lefebvre, 2015 ; ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010). Ce nouveau cadre d’intervention, misant sur la participation des parents, « contraste avec les pratiques axées sur les problèmes, qui ont longtemps été privilégiées […] particulièrement dans le domaine de la protection de l’enfance » (Turcotte, Saint-Jacques et Pouliot, 2008, p. 20). Pouliot et Turcotte (2019) témoignent également du changement paradigmatique favorisant la participation des parents dans les services, mais soulèvent certains questionnements :
Est-ce qu’un discours qui reconnaît les compétences des familles et privilégie la collaboration est compatible avec des pratiques axées sur les déficits et inscrites dans une dynamique d’opposition ? Est-ce que les efforts conceptuels pour élargir les modèles d’action auprès des familles en difficulté se répercutent vraiment sur les pratiques mises de l’avant ?
p. 27
Plusieurs auteurs relèvent les tensions dans le dispositif de PJ à réellement inclure les parents au processus actif de prise de décisions ainsi que les nombreux obstacles dans la mise en oeuvre de cette plus grande participation des parents (Giuliani, 2012 ; Lacharité, 2015 ; Lacroix et al., 2015 ; Lambert, 2013). Giuliani (2012), par exemple, expose le fossé majeur entre « une volonté politique et un Bien faire institutionnel visant la valorisation du rôle de parent en leur attribuant des compétences et des capacités à s’occuper de leur enfant et de l’autre, les processus de disqualification sociaux qui simultanément invalident et limitent ces parents » (p. 84). Ainsi, il appert insuffisant d’inscrire la participation des parents dans la Loi, encore faut-il mettre en place des dispositifs qui favorisent réellement leur participation et leur expression à la fois dans les services et la recherche.
Des auteurs ayant analysé divers modèles et systèmes de PJ, notamment chez les Autochtones et ailleurs dans le monde, montrent que le système canadien est principalement orienté sur le concept de protection des enfants (Gilbert, Parton et Skivenes, 2011). Cette orientation du modèle canadien repose donc sur une lecture des déficits parentaux et entraîne ainsi une responsabilité individuelle des parents dans la situation familiale signalée. De plus, il importe de rappeler que la PJ est un système sociojudiciaire hautement balisé qui génère un processus d’intervention complexe (Swift et Callahan, 2002). Il peut être difficile pour le parent de bien s’y retrouver et d’avoir des repères clairs sur lesquels il peut s’appuyer durant l’intervention. Qui plus est, le caractère sociojudiciaire de l’intervention en PJ qui guide les intervenantes[1] amène ceux-ci à exercer leur pratique en ayant en tête deux mandats. Le premier étant de « convaincre juges et parties du bien-fondé de leurs interventions » (Lambert, 2013, p. 24) et le deuxième misant sur le soutien et l’offre de services d’aide à la famille. Harris (2012) ajoute que les intervenantes doivent suivre des procédures d’intervention et d’évaluation préétablies qui misent notamment sur la collecte de faits documentant et appuyant la situation de maltraitance signalée. Le risque de cette pratique est de réduire le parent et l’enfant à de « simples objets d’évaluation » (Desjardins et Lemay, 2009) et de perdre de vue les contextes de vie et l’influence de l’environnement dans lequel ils évoluent. De plus, ces interventions orientées sur la documentation de faits et d’évidences évacuent la possibilité pour les parents de se raconter, de contextualiser leur réalité et de développer leur vécu antérieur et actuel.
La recherche revêt un caractère important au Québec et sert à guider les grandes orientations politiques et les programmes d’intervention offerts (Lafantaisie, Milot et Lacharité, 2015 ; Lafantaisie, Saint-Louis, Bérubé, Milot et Lacharité, 2020). Ces auteurs ont regardé le discours autour de la négligence dans les études publiées dans le champ de la PJ (Lafantaisie et al., 2015 ; Lafantaisie et al., 2020). Selon les auteurs, il y a un fossé important entre ce que les parents savent et nomment de leur propre expérience et ce que le discours dominant sur la négligence présente sur eux. Par exemple, les auteurs soulignent la dominance d’études quantitatives qui portent un regard « externe », « objectif » et « neutre » sur les situations familiales, soit en décrivant les caractéristiques individuelles des parents et les problématiques de ceux-ci. Les auteurs réitèrent l’importance de mener des études qui tiennent en compte la voix des parents afin que celle-ci ne soit plus ignorée dans la recherche qui les concerne.
Bien que plus rares, quelques études se sont penchées sur l’expérience des parents avec les services de PJ et soulèvent la très faible portée de la voix des parents. Des parents, dans deux études distinctes, disent que leur perception de la situation n’est pas toujours considérée (Harris, 2012 ; Healy, Darlington et Feeney, 2018) et qu’ils ont bien souvent l’impression d’être scrutés, jugés, voire stigmatisés, par le processus d’évaluation (Croteau, 2019 ; Harris, 2012). Les résultats de l’étude de Smithson et Gibson (2017) montrent que les parents parlent davantage des limites de leur expérience avec les services de PJ que des dimensions favorables. Par exemple, plusieurs parents indiquent qu’ils auraient souhaité avoir plus de soutien moral et d’aide de la part des intervenantes de la PJ. Des parents ont également parlé de la relation de pouvoir asymétrique avec leur intervenante. Dans le même sens, les parents rencontrés dans l’étude de Dumbrill (2006) nomment les enjeux de pouvoir perçu avec les intervenantes. L’auteur relève deux types de pouvoir identifiés par les parents : un pouvoir de contrôle exercé par les intervenantes et un pouvoir d’aide et de soutien moral de la part de celles-ci. En outre, des parents interrogés dans une autre étude abordent eux aussi les enjeux de pouvoir, notamment concernant la menace de l’intervenante de placer leur enfant (Jackson, Kelly et Leslie, 2017).
Finalement, des études qui portent plus spécifiquement sur la perspective des parents d’enfants placés par les services de PJ rapportent également que plusieurs expriment qu’ils ne se sentent pas compris et soutenus et ajoutent souvent s’être sentis jugés (Croteau, 2019 ; Dorval, en cours ; Höjer, 2009 ; Kenny, Barrington et Green, 2015 ; Noël, 2018 ; Ross, Cocks, Johnston et Stoker, 2017) et blâmés de ne pas avoir fait passer les besoins de leur enfant avant les leurs (Schofield et al., 2010). À ces constats, s’ajoutent également ceux de certains parents qui évoquent devoir se soumettre aux nombreuses demandes et exigences des services de PJ, faute de quoi, ils s’exposent, selon Klease (2012) et Croteau (2019), à des conséquences restreignant leurs droits de visite avec leur enfant. Ainsi, Sellenet (2010) décrit comment la voix des parents est « fragilisée, non reconnue, délégitimée, voire niée » (p. 52). L’auteure ajoute que plusieurs parents vont choisir de se taire à la suite d’expériences répétées où ils ne se sont pas sentis écoutés, mais surtout pas considérés. Un parent de cette étude affirme « on m’écoute, sans m’écouter » (p. 52), illustrant l’absence de portée et de considération envers leur propos. En somme, le discours de nombreux parents qui manifestent le sentiment de ne pas avoir voix au chapitre de leur histoire émerge de façon éloquente (Croteau, 2019 ; Dorval, en cours ; Klease, 2012 ; Ross et al., 2017).
Afin de contribuer aux connaissances relatives à la réalité de ces parents, les trois auteures du présent article ont examiné l’expérience de parents en PJ dans une perspective qui valorise leur trajectoire singulière et l’expérience qu’ils en dégagent à travers une méthodologie qui leur permet de se raconter différemment. À ce jour, peu d’études se sont intéressées à comprendre les difficultés vécues par ces parents en lien à l’intervention de la PJ par le biais d’une analyse contextualisée plus vaste de leurs trajectoires, difficultés et succès.
Sociologie du récit de vie : présentation de démarches méthodologiques convergentes
Le récit de vie est une approche polysémique qui s’inscrit plus largement dans le champ des méthodologies dites biographiques (Poupart et al., 1997). En fonction des divers auteurs et disciplines, le récit de vie est défini comme méthodologie de recherche ou encore comme outil de collecte de données (Burrick, 2010). Alors que les termes de biographie et d’autobiographie semblent renvoyer à des compréhensions assez unanimes, les termes « récit de vie », « entretien biographique », « récit de pratique », « récit narratif », life story, life history ou storytelling, renvoient quant à eux à des définitions qui varient davantage selon l’ancrage disciplinaire (Burrick, 2010).
Les définitions retenues dans la réalisation des trois thèses doctorales présentées prennent ancrage dans le champ de la sociologie à travers les travaux de Bertaux (2014), Demazière (2011) et Desmarais (2009). Les travaux de Bertaux (2014) comptent parmi les contributions les plus significatives à l’émergence et la définition du récit de vie, du moins, dans le champ de la recherche en sciences sociales. « Dans les faits, Bertaux a permis qu’elle ne soit pas seulement considérée comme un simple outil de cueillette de données, mais bien comme une méthode de recherche en soi » (Croteau, 2019, p. 114). En ce sens, l’approche « récit de vie » transparaît lors de plusieurs étapes de la recherche, soit dans la cueillette, l’analyse, et la diffusion des résultats. Cette approche, en plus d’avoir gagné en intérêt scientifique dans les dernières décennies, semble maintenant admise comme une véritable méthode de travail structuré (Galligani, 2000) et est reconnue comme savoir expérientiel qui mérite d’être entendu socialement (René, Laurin et Dallaire, 2009). Selon Bertaux (2014), le choix de l’approche du récit de vie comme méthode renvoie particulièrement à l’importance qu’accordent les chercheurs à la subjectivité individuelle dans l’expérience de vie.
Les trois prochaines sections de l’article présentent plus en détail les spécificités méthodologiques des trois études dont il est question. Les auteures exposent, dans un premier temps, le sujet de leur thèse ainsi que leur ancrage épistémologique et/ou théorique. Dans un deuxième temps, les spécificités méthodologiques de chaque étude sont présentées. De manière congruente, ces études ont porté l’attention sur l’expérience parentale en contexte de PJ par le biais de la parole des principaux concernés. Plusieurs dimensions méthodologiques des auteures convergent, notamment l’utilisation de l’approche du récit de vie qui s’inscrit dans plusieurs étapes de leurs démarches de recherches. Pour les trois chercheuses, la restitution des récits ne s’est pas limitée aux parents rencontrés. Dans les faits, Croteau (2019), Dorval (en cours) et Noël (2018) consacrent une section substantielle dans la présentation de leurs résultats aux récits eux-mêmes. Or, pour des raisons de faisabilité et de choix méthodologiques, l’intégralité de ces résultats ne fera pas l’objet d’analyse central dans le présent article.
Pour des motifs éthiques et de confidentialité, deux auteures (Dorval, en cours ; Noël, 2018) proposent des résumés de récits de vie alors que, pour sa part, Croteau (2019) présente l’ensemble des récits des mères innues rencontrées au coeur de sa thèse. Ce choix épistémologique insiste sur la pertinence des savoirs expérientiels des participantes et reconnaît leurs narrations comme savoirs intrinsèques ayant une valeur réelle et valide en science. Cela signifie qu’en aucun cas, ces savoirs ne nécessitent la complémentarité scientifique d’alliés, en l’occurrence non autochtones, pour rendre compte de leur intelligibilité.
De façon similaire, dans leur démarche d’analyse, les trois auteures ont procédé à la transcription intégrale des entretiens en verbatim et ont analysé le corpus recueilli en plusieurs étapes. Entre chacun des entretiens, une première étape d’édition et de reconstruction du récit a été complétée par les chercheuses avant de restituer le récit au parent participant. Cette première étape représente en soi un premier niveau d’analyse et s’inscrit dans les spécificités de cette approche méthodologique (Galligani, 2000 ; René et al., 2009). Il s’agit d’une reconstruction chronologique et d’édition de chaque récit avant la restitution. Dans un deuxième temps, à la relecture du récit, les participants ont eu l’opportunité de prendre connaissance de leur histoire, de nuancer leurs propos, d’ajouter des éléments significatifs pour eux ou de supprimer des notions avec lesquelles ils étaient moins à l’aise. Les éléments ajoutés et modifiés lors du deuxième entretien ont constitué la version définitive du récit. Un deuxième niveau d’analyse thématique a été effectué sur l’ensemble de ces récits par chacune des chercheuses.
Expérience de la parentalité, trajectoire de vie et placement auprès d’un tiers : le récit de vie au coeur des réalités parentales
La thèse de Dorval (en cours) porte sur l’expérience de la parentalité de parents d’enfants placés de façon permanente auprès d’un membre de la famille élargie par les services de PJ dans la grande région de Montréal. L’objectif général de la thèse est de comprendre l’expérience de la parentalité et de dégager le vécu de parents qui ont connu le placement permanent de leur enfant au sein de la famille. Au Québec, il s’agit d’une modalité de placement en hausse dans les dernières décennies, mais qui demeure peu documenté, notamment en ce qui a trait à la perspective des parents (Dorval, en cours). La thèse s’appuie sur un ancrage théorique de la parentalité, proposé par Houzel (1999) et Sellenet (2007). Selon Euillet et Zaouche-Gaudron (2008), « [l] a parentalité est au coeur du dispositif de protection de l’enfance dans lequel les professionnels sont amenés à évaluer la situation familiale pour orienter leurs interventions » (p. 1). L’expérience de la parentalité dans les situations où ils ont perdu la garde de leur enfant représente un sujet sensible à aborder avec les parents, en plus d’être associé à plusieurs stigmates. Dès lors, des réflexions sur la plus grande cohérence et la plus grande pertinence méthodologique qui considère à la fois la sensibilité de la thématique de recherche, le caractère intime et identitaire, et qui assure une voix réelle aux parents rencontrés, sont apparus nécessaires dans la réalisation de cette étude. Le récit de vie privilégié permet d’avoir accès à une expérience de la parentalité fondée sur la trajectoire singulière vécue par chacun, en tenant compte de son passé et des événements biographiques qui jalonnent l’histoire de vie des parents. Les récits de vie, réalisés auprès des parents, ont rendu possible de situer l’expérience du placement dans la trajectoire plus complète de celui-ci et d’en dégager des constats forts quant aux différents éléments contextuels influençant comment le parent a vécu le placement plus ou moins difficilement. Il s’agit ainsi d’un appariement de la méthodologie et du sujet de recherche qui tient compte de l’intimité et des expériences de vie marquantes vécues par les parents ainsi que des considérations éthiques dans la façon de faire de la recherche auprès des personnes en situation de vulnérabilité.
Dans le cadre de ce projet de recherche, neuf parents (six mères et trois pères), dont au moins un enfant a été placé jusqu’à sa majorité auprès d’un membre de la famille élargie, ont été rencontrés à deux reprises. Les entretiens ont été guidés selon une grille thématique sommaire et développée à partir du modèle théorique de la parentalité mobilisé pour la thèse. Lors du deuxième entretien, l’ensemble du récit a été remis et lu avec le parent. Ce deuxième entretien a également permis à la chercheuse et aux parents de préciser des éléments nommés dans le premier entretien. En outre, plusieurs thèmes ont émergé du discours des parents, notamment sur leur entrée dans la parentalité, leur trajectoire de vie personnelle, les multiples traumas vécus et leur expérience du placement et les services de PJ. L’approche du récit de vie a permis de mettre en lumière l’histoire des parents dans son entièreté en dépassant la simple énumération des difficultés vécues et ayant mené au placement de leur enfant.
Parentalité du point de vue de mères innues et sécurisation culturelle en protection de la jeunesse
Dans son étude publiée en 2019, Croteau s’est intéressée aux récits de vie de mères innues portant sur leurs expériences parentales en contexte de PJ ainsi qu’à la manière d’assurer la sécurisation culturelle dans ces services. L’étude avait pour objectif principal d’explorer leurs trajectoires, valeurs, et repères culturels, afin de comprendre la manière d’exercer leur parentalité. Elle visait également à identifier et décrire la façon dont les services de PJ ont tenu compte de ces singularités dans l’intervention. La recherche privilégie un cadre d’analyse constructiviste et mobilise la théorie de Berger et Luckmann (2018) et la théorie de l’action historique de Martin (2003). Ces théories permettent d’appréhender l’expérience des participantes à partir de leur point de vue et de leur propre construction sociale de la réalité.
Chez les peuples autochtones, les récits oraux ainsi que la prise de parole (storytelling) ont toujours occupé une place importante. Selon Hart/Kastitemahikan (2010), il importe en recherche de tenir compte de l’histoire, des valeurs, des traditions, des langues, de la spiritualité, du caractère holistique de toute chose, de la réciprocité et des façons d’être et de faire des Autochtones. Le récit de vie s’avère un choix cohérent avec la posture théorique mise de l’avant dans cette étude et permet d’appréhender le phénomène de la parentalité à partir de la subjectivité de mères innues ; artisanes, actrices, et expertes de leurs propres vécus. Par sa démarche méthodologique inductive et interprétative (Mayer et Deslauriers, 2000), ce choix propose une avenue féconde pour appréhender la pluralité et la complexité des réalités parentales de mères innues afin de produire des connaissances susceptibles de contribuer aux savoirs sur leur expérience en contexte de PJ.
Les avantages de la prise de parole des acteurs en contexte autochtone sont nombreux. Mentionnons d’abord du point de vue de la production de savoirs que « l’approche biographique a […] l’avantage d’éviter de décontextualiser les pratiques sociales qui sont étudiées, ce qui permet de tenir compte de la dimension temporelle, c’est-à-dire de l’histoire de la colonisation et de ses répercussions sur la réalité étudiée » (Guay et Martin, 2012, p. 313). Tout comme le proposent certains auteurs, son application permet d’éviter que le chercheur, en l’occurrence non autochtone, impose ses propres schèmes de références et repères culturels, et d’identifier les biais ethnocentriques possibles (Cohen-Emerique, 2015). Par ailleurs, cette approche honore l’écoute respectueuse et la mémoire des participantes de l’étude, tout en respectant l’oralité qui s’avère centrale aux cultures autochtones dans la transmission de leurs savoirs (Hart/Kastitemahikan, 1997).
Dans le cas spécifique de l’étude menée par Croteau (2019), neuf mères innues ont été rencontrées et cinq d’entre elles ont été vues une seconde fois. Les neuf récits de vie recueillis ont été remis aux participantes innues et elles ont eu l’entière discrétion d’en disposer à leur gré, de le relire lorsque souhaité, d’en faire la narration à la radio communautaire, comme ce fût le cas pour l’une des participantes qui voulait éviter des pièges à d’autres mères, ou encore, d’en faire le legs à leur famille et communauté. Ainsi, les récits ont permis d’octroyer un espace de créativité, de partage d’expérience, et de faire place aux intuitions des mères innues interrogées (Grawitz, 1986). Cette méthode peut donc se traduire par une prise de pouvoir narrative et est empreinte d’une démarche de partage libératrice pour les mères innues (Croteau, 2019), qui représente un vecteur central de mobilisation de sa propre histoire de vie en tant qu’experte de sa réalité. Le choix de cette méthode a permis aux participantes qui ont accepté de se raconter, d’y voir un catalyseur potentiel d’affirmation identitaire et d’autonomisation.
Finalement, le choix du recours au récit de vie dans l’étude a avant tout servi à mettre en lumière les histoires des mères en situation de PJ, la résurgence de leurs valeurs profondes et leurs modes de vie distinctifs, à faire la clarté sur leur vécu subjectif, ainsi qu’à rendre explicite les actions qu’elles ont posées pour agir au sein de la relation coloniale comme agentes de mobilisation et de changements. Ce choix paradigmatique a permis de comprendre le maillage entre leurs trajectoires passées et présentes d’appréhender leurs réalités complexes fondées sur leurs propres expériences et de les ancrer dans leurs quotidiennetés et communautés, afin d’identifier comment elles projettent leurs avenirs (Martin, 2009).
L’approche du récit de vie pour examiner les processus freinant ou favorisant la reconnaissance sociale
La thèse de Noël (2018) examine les processus qui freinent ou favorisent la reconnaissance sociale des mères dont l’enfant est placé jusqu’à sa majorité. L’objet d’étude est observé dans une perspective critique à la lumière de définitions contemporaines de la justice sociale, basées sur la reconnaissance de la dignité individuelle. La théorie de la reconnaissance postule qu’une société juste assure des conditions de reconnaissance mutuelles favorisant l’autoréalisation de l’individu. Prenant assise sur des écrits d’Axel Honneth et d’Emmanuel Renault, les différentes expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance vécues par les mères d’enfants placés sont décrites et analysées afin de saisir les processus affectant la valeur qu’elles s’accordent comme être humain, c’est-à-dire le rapport à soi. La proposition de Honneth et de Renault vise la modification des rapports sociaux afin de réduire les inégalités sociales. Pour ce faire, la théorie met en exergue les expériences de déni de reconnaissance qui entravent le développement d’un rapport positif à soi et d’une identité socialement valorisée. Sommairement, la théorie de la reconnaissance montre que l’identité se construit par un processus de reconnaissance mutuelle (Honneth, 2000 ; Renault, 2004), c’est-à-dire que l’individu développe une identité positive lorsqu’il a le sentiment que ses besoins, ses droits et ses aptitudes ont de la valeur dans le regard d’autrui. Comme le récit de vie laisse un grand degré de liberté aux répondantes et focalise l’entretien sur une période de leur vie (Mayer et Deslauriers, 2000), il a été possible de repérer les expériences de reconnaissance et de non-reconnaissance qui, selon leur perception, sont les plus significatives au cours d’une période prédéterminée. Les répondantes étaient invitées à raconter leur histoire depuis la naissance de l’enfant.
Au total, quatorze mères ont été rencontrées, dont douze à deux reprises. Les vingt-six entretiens ainsi réalisés ont été analysés selon une double perspective : narrative et dialogique. C’est-à-dire que l’attention est portée à la fois sur le dialogue intérieur et sur les interactions sociales (Demazière, 2011). Cette double perspective (narrative et dialogique) s’inscrit en cohérence avec le modèle théorique de la thèse, puisque la valeur que l’individu s’accorde se construit à travers les interactions sociales. Demazière (2011) propose que le chercheur repère les personnages (individus, institutions, collectifs) semblant jouer un rôle important dans le récit de vie du répondant. Ainsi, lors du second entretien, la chercheuse a exploré les scènes d’interactions qui apparaissent les plus révélatrices pour les répondantes afin d’éclairer cette relation entre le dialogue intérieur et les interactions sociales. Ce second entretien visait donc, d’une part, à approfondir et à focaliser sur les scènes d’interaction qui apparaissent les plus significatives pour les répondantes et d’autre part, à valider et à recueillir les informations manquantes pour compléter leur récit de vie.
Le récit de vie de parents en protection : légitimité et contributions méthodologiques
L’usage spécifique du récit de vie a été présenté sous différents angles dans la recherche auprès de parents d’enfants suivis par les services de PJ. Au regard des éléments présentés dans les sections précédentes, trois forces se dégagent des thèses inscrites dans la discipline du travail social. Ces contributions appuient le recours méthodologique au récit de vie auprès de parents suivis par les services de PJ en pointant leur apport singulier à la création de nouveaux savoirs fondés sur la parole des acteurs concernés et en palliant certaines lacunes exposées inhérentes à la perspective des parents.
Du point de vue de la contribution méthodologique du recueil de paroles de parents en contexte de PJ, les constats apportent des connaissances nouvelles à la discipline du travail social qui innovent par rapport aux paradigmes normatifs de la recherche positiviste généralement plus répandue dans le domaine de la PJ (Lafantaisie et al., 2015 ; Lafantaisie et al., 2020). À ces arguments, s’ajoute le fait que le récit de vie s’appuie sur des postulats qui s’apparentent à plusieurs valeurs fondamentales du travail social, à savoir d’entendre la voix des populations vulnérables ou mise à l’épreuve, le respect des individus, la participation réelle de ceux-ci et la promotion de leurs capacités d’agir dans un monde en changement (Bouquet, 2012). En l’occurrence, « le fait d’encourager une démarche narrative permettant à l’individu de se raconter, favorise le déclenchement d’une série d’autorévélations, une vision intégrative et cohérente de son histoire de vie, renforce la capacité à définir son identité et à prendre en main son destin » (Kauffman, Croteau et Sullivan, accepté, p. 7). En ce sens, le récit accorde légitimité, respect et reconnaissance au savoir expérientiel de la personne qui se raconte et donne accès à l’histoire des parents de façon plus intégrée et complète. Pour les parents rencontrés, il s’agit là d’une méthode fort différente de celle mise de l’avant dans la pratique de la PJ. De plus, le récit de vie offre une grande liberté aux parents afin qu’ils puissent livrer leurs histoires comme ils le souhaitent et fait poindre ce qu’ils considèrent légitime et pertinent de promouvoir, ce qui permet une certaine reprise de pouvoir sur leurs propres histoires. Cela constitue certainement l’une des forces importantes de ce choix méthodologique. Cette visée émancipatrice est documentée par certains auteurs qui soutiennent que la mise en récit d’expérience permet à la personne qui se raconte de s’émanciper : « [l] es matériaux recueillis rappellent les nombreuses imbrications existantes au sein d’un parcours individuel et leur agencement narratif permet d’en faire une lecture en tant que parcours de transformation de soi et d’émancipation » (Trifanescu, 2016, p. 6). Enfin, la narration de soi comme dispositif pour livrer son histoire et comme choix méthodologique en recherche aura surtout permis la valorisation des forces de résistance des parents rencontrés et la mise en exergue de leurs capacités d’adaptation. Trop souvent, ces constituantes se voient occultées au profit des problématiques sociales que vivent les parents en PJ qui, à tort et sous l’étiquette du préjugé, tendent à les définir (Baskin, 2015 ; Croteau, 2019 ; Dorval, en cours).
Comme seconde contribution importante à la recherche, il ressort que les récits contextualisés qui ont fait l’objet d’analyse dans l’article mettent en lumière l’importance de tenir compte des parcours de vie et apparaissent pertinents pour les études portant sur des trajectoires sociales (Burrick, 2010). En appui, les parents rencontrés dans l’étude de Dorval (en cours) font état de parcours de vie marqués par plusieurs événements biographiques à teneur traumatiques qui ne semblent pas avoir été résolus et ont le potentiel de les affecter dans leur parentalité. Dans le même sens, Croteau (2019) démontre, par exemple, que l’histoire coloniale, les traumatismes intergénérationnels, certains mécanismes développés dans la gestion des difficultés (consommation de substances) et les défis qui découlent de l’exposition aux traumas vécus (détresse psychologique), ne peuvent être morcelés, isolés, ou décontextualisés du récit intégral des mères innues, au risque d’en perdre le sens et la profondeur des réalités ancrées dans l’histoire narrative. Enfin, l’étude de Noël (2018) montre également comment des mères d’enfants placés se réalisent à travers d’autres expériences de maternité, par exemple lorsqu’elles ont un travail valorisant ou une implication au sein de groupe communautaire.
Qui plus est, on constate que l’édition et la reconstruction chronologique des récits de vie ont pour avantage de présenter un discours des participants en cohérence avec leurs histoires. L’attention semble moins portée sur les possibles lacunes syntaxiques et davantage sur le contenu du propos. Les difficultés vécues sont comprises au regard des histoires de vie du parent et aux ressources dont il dispose. Ainsi, au plan individuel, le récit mise sur la construction de la trajectoire du sujet en exposant les mécanismes et processus qui ont mené ce dernier dans la situation vécue ainsi que les tentatives et efforts déployés pour s’en sortir. Sur le plan collectif, la mise en commun des récits permet de décrire les caractéristiques et les tensions de la situation ou du phénomène à l’étude (Bertaux, 2014).
La dernière contribution à la recherche dégagée porte sur la pertinence du récit de vie dans les études s’intéressant à des questions identitaires, c’est-à-dire lorsqu’il y a un changement fondamental au cours de la vie d’une personne (Gibbs, 2007), en l’occurrence, la situation de parents ayant confié ou ayant perdu la garde de leur enfant. L’identité parentale est au coeur de plusieurs études s’intéressant à l’expérience des parents d’enfants placés (Höjer, 2009 ; Ross et coll., 2017 ; Schofield et Ward, 2011). En effet, les auteurs qui s’intéressent au placement de l’enfant dans le cadre d’une mesure de protection montrent que l’identité parentale est ébranlée. L’utilisation du récit permet plus particulièrement de comprendre les mécanismes sous-jacents aux transformations identitaires. Il ouvre un espace potentiel de reconnaissance à portée émancipatrice (Nossik, 2014). En invitant les parents à raconter leur histoire dans un contexte où ils sont reconnus comme experts, le recours au récit de vie prédispose donc l’émergence de conditions de reconnaissance mutuelle (Dorval, en cours ; Noël, 2018). Il se dégage dans le discours de plusieurs parents rencontrés par Dorval (en cours) que le sentiment profond d’être père et mère demeure bien au-delà du placement et revêt même des enjeux importants sur le plan symbolique de l’identité de parent. Les conclusions de l’étude de Croteau (2019) insistent également sur l’importance de la prise en compte de la culture et de l’identité des mères innues en contexte de PJ afin que les intervenants saisissent adéquatement leur manière singulière d’exercer la parentalité et leur conception distinctive de la famille pour éviter des interventions préjudiciables. Ultimement, Noël (2018) démontre dans sa thèse comment, à travers les trois terrains de luttes pour la reconnaissance, une identité de mère ou de femme peut se développer et se reconstruire à la suite du placement de l’enfant.
Finalement, il importe de souligner que ce choix méthodologique comporte également certaines limites. Recueillir la parole d’acteurs par l’entremise de récits de vie représente un processus méthodologique laborieux qui exige un engagement dans le temps du chercheur et qui amène un volume important de données qualitatives à colliger. Bien que les échantillons constituent généralement un plus petit nombre de répondants, le matériau pour chaque participant est plus étoffé. Le chercheur est donc souvent confronté à faire des choix, ce qui peut induire certains biais subjectifs, notamment à l’étape des analyses. L’édition des récits peut également entraîner un certain risque de distorsion des propos rendus par les participants. Ainsi, la validation des récits de vie par les parents permet d’accroître la validité du contenu d’analyse et par le fait même, de réduire les biais d’interprétations possibles.
En définitive, les auteures de l’article ont exposé différentes retombées favorables à la réalisation de leur thèse doctorale en justifiant la pertinence méthodologique du recueil de récits de vie de parents d’enfants en situation de PJ. La voix des parents en protection est l’une des moins entendues dans l’univers de la PJ (Lafantaisie et al., 2020). Pourtant, ils sont au coeur de l’intervention qui vise à mettre fin aux situations de compromission de leur enfant. Pour réellement soutenir ces parents et familles en situation de vulnérabilité et leur offrir une aide adéquate afin de faire face à l’adversité et maintenir un équilibre parental et familial, les auteures soutiennent que davantage de parents doivent avoir voix au chapitre pour raconter leur histoire (Croteau, 2019 ; Dorval, en cours ; Noël, 2018). Il semble nécessaire de poursuivre des recherches qui privilégient une méthodologie sensible et adaptée à leurs besoins et leurs réalités.
Parties annexes
Notes biographiques
Amilie Dorval, École de travail social.
Karine Croteau, École de service social.
Julie Noël, École de travail social.
Note
-
[1]
La féminisation du terme intervenante rend compte de la réalité de la pratique professionnelle, qui est largement exercée par des femmes. Ainsi, le recours à la féminisation dans l’ensemble de l’article sert à souligner la forte présence des femmes dans les métiers de relation d’aide, sans toutefois écarter le travail des hommes.
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