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Introduction

Depuis le début des années 1990, la prévention précoce est l’une des méthodes utilisées par l’État québécois pour apporter du soutien aux familles vivant dans une situation qui les rend vulnérables. Les Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (SIPPE) constituent le principal programme de prévention précoce actuel (MSSS, 2004).

Bien que des recherches montrent l’efficacité des programmes de prévention précoce (Chamberland et al., 1996; Guterman, 1997; Macdonald, 2001; Nelson, Laurendeau, Chamberland et Peirson, 2001; Olds et al., 1997), des chercheurs demeurent réticents face à leur application puisqu’ils y voient une forme de contrôle social, principalement en raison de leur orientation normative (Baillergeau, 2008; Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Laurin et Stuart, 2003; Parazelli, 2004; 2009; Parazelli et Dessureault, 2010; Parazelli et al., 2003)

L’engouement pour la prévention précoce des années 1990 a ainsi fait place au débat concernant les enjeux démocratiques qu’elle soulève.

Toutefois, malgré le nombre croissant de critiques formulées à l’égard de ces programmes, peu d’études invitent les professionnelles et professionnels qui y travaillent à participer aux recherches. Par conséquent, leurs pratiques demeurent peu documentées. Puisque les travailleuses sociales et travailleurs sociaux sont parmi les premiers acteurs impliqués dans l’application des programmes de prévention précoce, il s’avère pertinent d’étudier leurs pratiques. Les données recueillies permettront de mieux comprendre comment il est possible de renforcer le pouvoir d’agir des familles et d’ainsi limiter le contrôle social associé à ces programmes.

Les familles en contexte de vulnérabilité et les interventions préventives

Les problèmes de santé et psychosociaux

Au Québec, la majorité des enfants se développent sans rencontrer de problèmes majeurs. Par contre, certains jeunes connaîtront des problèmes de santé ou d’ordre psychosocial qui compromettront leur développement. Sur le plan de la santé, les recherches indiquent qu’une naissance prématurée et un faible poids à la naissance peuvent entraîner des difficultés de nature cognitive, comportementale, émotionnelle, sociale et scolaire (Horwood, Mogridge et Darlow, 1998; Reijneveld et al., 2006; Van Baar, Ultee, Gunning, Soepatmi et de Leeuw, 2006). Sur le plan psychosocial, les études montrent que l’abus et la négligence peuvent avoir des conséquences sur plusieurs sphères : développement physiologique, acquisition du langage, appréciation de soi-même, capacité d’établir et de maintenir des relations gratifiantes avec d’autres enfants et avec des adultes, capacité d’accéder à une expression variée des sentiments, capacité à gérer les problèmes, aptitude à connaître du succès scolaire, aptitude à affronter les défis menant à l’autonomie et à devenir des parents aimants, sensibles, attentifs et protecteurs de même que des citoyens responsables (Bouchard et al., 1991; Guterman, 2001; Macdonald, 2001). En somme, les conséquences ne se présentent pas de la même façon pour tous les enfants, mais il demeure qu’elles sont multiples et peuvent avoir des répercussions importantes.

Les facteurs de risque et de protection

Les principaux facteurs de risque associés à ces problématiques sont la pauvreté, économique et sociale, de même que le jeune âge des parents (Belsky et Stratton, 2002; Bouchard et al., 1991; Peirson, Laurendeau et Chamberland, 2001). Toutefois, malgré la présence de ces facteurs de risque, des facteurs de protection peuvent en diminuer les effets. Par exemple, la présence d’un réseau social de même qu’un climat communautaire positif où les familles ont accès à des ressources et de l’entraide et qui offre des opportunités d’implication (Belsky et Stratton, 2002; Guterman, 2001; Peirson et al., 2001). Du côté familial, il y a, entre autres, la cohésion et le soutien entre les membres de la famille de même que des liens d’attachement sécurisants avec un parent ou une personne importante pour l’enfant (Cash et Anderson-Butcher, 2006; Peirson et al., 2001). Enfin, sur le plan individuel, on retrouve par exemple la perception positive que les individus ont d’eux-mêmes et de leur situation (Little et Mount, 1999).

Par ailleurs, les parents possèdent des forces et des compétences leur permettant d’affronter les difficultés qui se présentent à eux et d’assurer ainsi le bien-être de leurs enfants (Guay, 1998; Le Bossé, 1996; Ouellet, René, Durand, Dufour et Garon, 2000). Par conséquent, bien que des auteurs relèvent le risque de transmission intergénérationnelle des problèmes psychosociaux dans les familles vivant en contexte de vulnérabilité (Belsky et Stratton, 2002; Éthier, Gagnier, Lacharité et Couture, 1995; Peirson et al., 2001), il s’avère impossible de prédire dans quelles familles elle s’observera.

La prévention auprès des familles vivant en contexte de vulnérabilité : l’exemple des SIPPE

La prévention est l’une des méthodes d’intervention utilisées auprès des familles vivant en contexte de vulnérabilité. Elle consiste à intervenir en amont des problèmes afin d’éviter leur apparition en misant sur le développement des facteurs de protection, ceux-ci permettant de pallier la présence de facteurs de risque. Lorsque les interventions sont faites auprès de la famille alors que l’enfant est très jeune, voire même avant sa naissance, on parle de prévention précoce.

C’est principalement sous la forme de programmes que se concrétisent les actions préventives. Des recherches ont permis de constater l’efficacité de plusieurs d’entre eux dans la réduction de l’incidence de problèmes psychosociaux, dont l’abus, la négligence, l’isolement social et les troubles de comportement chez l’enfant (Chamberland et al., 1996; Guterman, 1997; Landy et Menna, 2006; Macdonald, 2001; Nelson, Laurendeau, Chamberland et Peirson, 2001; Olds et al., 1997; 1998).

Dans le but de répondre aux besoins complexes des familles vivant dans une situation qui les rend vulnérables et afin de prévenir l’apparition de difficultés, la prévention précoce est devenue l’une des méthodes utilisées par le gouvernement québécois pour apporter du soutien aux familles. Elle a comme objectif de « réduire les écarts, en matière de santé et de bien-être, entre les différents groupes de la population [afin de permettre à] tous les enfants du Québec de naître et de grandir en santé, sans retard de développement ni problèmes d’adaptation sociale » (MSSS, 2004 : p. 1). Au Québec, les SIPPE sont l’un des principaux programmes de prévention précoce dans le domaine de la santé et des services sociaux (MSSS, 2004). Ils visent à offrir du soutien aux jeunes parents et aux familles vivant dans l’extrême pauvreté de manière à réduire les risques que se présentent des problèmes de santé et psychosociaux et à favoriser ainsi le développement des enfants.

Fondements théoriques du programme SIPPE

Les SIPPE s’appuient sur le modèle écologique (Bronfenbrenner, 1979; 1986) : ils partent du point de vue que des facteurs provenant de l’ensemble des systèmes ont une influence sur l’enfant et sa famille et que, en ce sens, il est important d’intervenir à la fois auprès des individus et de leur environnement. Les SIPPE comprennent donc deux composantes : 1) l’accompagnement des familles et 2) le soutien à la création d’environnements favorables à la santé et au bien-être des familles vivant dans une situation qui les rend vulnérables (MSSS, 2004).

L’accompagnement des familles est effectué par une intervenante privilégiée qui est jumelée à la famille afin de procéder à un suivi individualisé (MSSS, 2004). Le soutien à la création d’environnements favorables à la santé et au bien-être des familles incite à poser des actions au niveau local, mais également aux niveaux régional et national, afin de s’assurer que les milieux et les conditions dans lesquels vivent les familles leur permettent de réaliser leur projet de vie (MSSS, 2004).

Renforcement du pouvoir d’agir

La stratégie d’intervention privilégiée dans les SIPPE est le renforcement du pouvoir d’agir des personnes et des communautés. Dans le contexte des pratiques sociales, le concept de renforcement du pouvoir d’agir, traduction du terme anglais empowerment, renvoie à :

[…] la possibilité pour les personnes de mieux « contrôler leur vie » (Rappaport, 1987) ou de devenir « les agents de leur propre destinée » (Breton, 1989). De façon plus précise, nous pouvons définir le pouvoir d’agir comme un processus caractérisé par l’exercice d’un plus grand contrôle sur l’atteinte d’objectifs importants pour une personne (Rappaport, 1987).

Le Bossé et Dufort, 2001 : p. 85

Des interventions permettant d’établir une relation égalitaire et non hiérarchique avec les familles et de tenir compte des forces et des compétences des parents sont associées au renforcement de leur pouvoir d’agir (Breton, 1994; Le Bossé, 1996; Rappaport, 1981). Dans le cadre des SIPPE, cette stratégie se traduit par l’implication des parents afin qu’ils participent « à la détermination de leurs problèmes et de leurs besoins, à la définition de leurs projets […] au choix de réponse à ces besoins [de même qu’] au choix et à la mise en oeuvre de moyens concrets leur permettant de réaliser leurs projets » (MSSS, 2004 : p. 21). Pour ce faire, les intervenants doivent reconnaître la compétence des parents et éviter les attitudes qui les culpabilisent ou qui les dépossèdent de leur pouvoir d’agir.

Risque de contrôle social associé aux programmes de prévention précoce : enjeux et débats

En dépit des résultats positifs des programmes de prévention précoce documentés, des auteurs sont de plus en plus nombreux à formuler des critiques à leur égard, affirmant qu’ils posent un problème sur le plan démocratique (Baillergeau, 2008; Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Laurin et Stuart, 2003; Parazelli, 2004; 2009; Parazelli et Dessureault, 2010; Parazelli et al., 2003). Plus précisément, ces auteurs dénoncent le risque de contrôle social associé à leur orientation normative. Cette perspective met en avant le contrôle qui s’exerce par la définition et l’imposition des comportements qui sont jugés acceptables, et ce, par la voie de mécanismes soutenant ou mettant en oeuvre les actions de conformité aux normes socialement construites du comportement. Le contrôle social est ce qui « gère » la déviance à ces normes et impose la conformité à ces dernières (Horwitz, 1990).

Dans cette optique, dans ces programmes, des familles sont ciblées en fonction de certains critères prédéterminés et sont étiquetées comme « à risque » de connaître des problèmes. Selon plusieurs auteurs, la constitution de groupes cibles contribue, d’une part, à individualiser les problèmes sociaux et, d’autre part, à stigmatiser les familles vivant en contexte de vulnérabilité (Baillergeau, 2008; Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Laurin et Stuart, 2003; Parazelli, 2004; 2009). En d’autres mots, la prévention précoce implique un jugement sur l’incompétence des parents, et ce, avant même la venue au monde de l’enfant. Selon Laurin et Stuart (2003), ce « ciblage » est susceptible d’accentuer le sentiment d’insécurité ressenti par ces parents. Selon ces mêmes auteurs, l’intensité et la durée des programmes de prévention précoce risquent de confiner les parents vivant en contexte de vulnérabilité dans un rôle de consommateurs de services en présumant de leur « immense besoin de services » (Laurin et Stuart, 2003 : p. 220).

Une autre critique formulée à l’égard de ces programmes concerne la grande place qu’y occupent des chercheurs qui font figure d’experts, notamment dans le champ de l’enfance. Les interventions réalisées dans le cadre de ces programmes auraient comme objectif d’amener les parents à respecter « les lois scientifiques du développement sain découvertes par les experts » (Parazelli et al., 2003 : p. 102). Dans cette perspective, l’État, « au nom de la promotion du bien-être des personnes démunies […] réduit [les parents] à des objets dysfonctionnels qu’il faut réhabiliter par les seuls moyens proposés par des experts » (Parazelli et al., 2003 : p. 83). À ce sujet, Parazelli affirme que les programmes de prévention précoce :

[…] créent un processus de désappropriation de la responsabilité parentale en réduisant la spécificité de la parentalité à une question de gestion de comportements malsains définis par les experts. Théoriquement réduites à des objets d’intervention, ces femmes n’auraient qu’à se soumettre aux « propositions » des intervenants pour devenir de « bonnes mères » sous peine de voir leur enfant pris en charge par la protection de la jeunesse.

Parazelli, 2004 : p. 22

Les auteurs critiquant les programmes de prévention soutiennent également qu’en pratique, les individus ne sont impliqués ni dans l’identification des problèmes qu’ils vivent, ni dans la recherche de solutions permettant d’y remédier (Bourgeault, 2003; Parazelli, 2004; 2009; Parazelli et al., 2003). On déplore, enfin, que les situations et caractéristiques individuelles des parents ne soient pas prises en compte et que leurs besoins et intérêts ne soient pas considérés (Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Parazelli et al., 2003).

Comment limiter le contrôle social exercé sur les familles qui participent aux programmes de prévention précoce?

En raison des critiques de plus en plus nombreuses à l’égard des programmes de prévention précoce, dont les SIPPE, il s’avère crucial de mieux comprendre comment il est possible de réduire le risque de contrôle social qui leur est associé. Le renforcement du pouvoir d’agir, un des principes au coeur de ce programme, apparaît comme une piste à explorer considérant qu’il contribue à réduire les inégalités de pouvoir au sein des rapports d’aide (Deslauriers, 2007; Le Bossé, 1996; Lemay, 2007; Rappaport, 1981).

L’objectif de l’article est donc d’approfondir les connaissances concernant les pratiques des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux qui appliquent les SIPPE afin de mieux comprendre les attitudes et stratégies qu’ils adoptent pour renforcer le pouvoir d’agir des parents, tout en composant avec des contextes d’intervention qui impliquent l’exercice d’un certain contrôle social.

Méthodologie

Des invitations ont été lancées par les auteurs du présent article à des gestionnaires du programme SIPPE des régions du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de l’Outaouais. Différents sites ont répondu favorablement et ont permis de constituer un échantillon composé de sept travailleuses sociales travaillant dans les SIPPE, à titre d’intervenantes privilégiées (n = 6) et de superviseure d’équipe (n = 1), au sein de divers Centres de santé et de services sociaux (CSSS). Les intervenantes privilégiées représentent la source d’information la plus riche en raison de leur aptitude à témoigner de façon pertinente de l’objet à l’étude (Mayer et al., 2000). Nous avons également inclus une superviseure dans l’échantillon étant donné la vision d’ensemble qu’elle possède du travail auprès des familles qui participent aux SIPPE. Des sept participantes, cinq ont été rencontrées individuellement alors que deux ont effectué l’entrevue en dyade pour des raisons d’horaire.

Nous avons réalisé des entrevues de type semi-dirigé. À partir d’un guide d’entrevue, nous avons recueilli les propos des intervenantes au sujet des pratiques qu’elles utilisent afin de renforcer le pouvoir d’agir des parents. Les trois thèmes qui ont été abordés sont 1) leurs attitudes et stratégies d’intervention pour maintenir une relation égalitaire et renforcer le pouvoir d’agir des parents, 2) les obstacles qu’elles rencontrent dans l’intervention et 3) les défis à relever concernant l’application du programme. Les entrevues, d’une durée moyenne d’une heure trente, ont été enregistrées et transcrites intégralement.

Nous avons procédé à une analyse de contenu thématique à méthode mixte (i.e. déductive et inductive) (Mayer et al., 2000). En premier lieu, les données ont été analysées à partir des thèmes qui ont inspiré l’élaboration du guide d’entrevue. En second lieu, de nouvelles catégories, en lien avec l’objet d’étude, ont émergé des propos des participantes et ont été retenues pour l’analyse. Ce type d’analyse permet de découvrir la signification des propos tenus par les participants (Mayer et al., 2000).

La méthodologie utilisée présente certaines limites. Tout d’abord, le nombre restreint de participantes rencontrées et le fait qu’il s’agissait exclusivement de femmes ne permettent pas la généralisation des résultats. Également, il est possible que les participantes aient été influencées par le souhait de répondre aux attentes de l’interviewer (Hess, Senécal et Vallerand, 2003) et aient restreint la divulgation de certaines informations, par exemple au sujet des situations où leurs interventions ont été davantage orientées vers le contrôle. Pour diminuer cet écart possible entre leurs actions et leurs dires, nous avons, dès le début de l’entrevue, exprimé aux intervenantes notre reconnaissance des difficultés qu’implique leur double rôle consistant à apporter du soutien aux parents tout en étant attentives aux situations qui risquent de nuire aux enfants. Plutôt que de donner l’impression que nous souhaitions les évaluer sur le plan de leur performance en intervention, notamment sur le plan de leur capacité à offrir du soutien, nous avons mis l’accent sur notre désir de mieux comprendre comment l’enjeu de contrôle social se présente dans leur travail quotidien auprès des familles.

Résultats

Les pratiques des participantes qui leur permettent de favoriser le renforcement du pouvoir d’agir des parents sont présentées sous deux catégories : le savoir-être et le savoir-faire. Également, les tensions ressenties par les intervenantes entre les deux dimensions de leur pratique, à savoir le soutien et le contrôle, sont soulignées dans cette section. À noter que par souci de synthèse, seules les pratiques les plus éloquentes concernant l’enjeu de contrôle social sont présentées dans cet article. D’autres connaissances théoriques, des stratégies d’intervention, de même que des obstacles à l’utilisation de celles-ci, furent documentés. Pour une présentation exhaustive des résultats de recherche, le lecteur est invité à se référer à l’étude initiale (Guay, 2011).

Savoir-être

Sur le plan du savoir-être, les participantes affirment qu’en dépit des situations problématiques que rencontrent les parents, il est primordial de croire en eux. En ce sens, les intervenantes disent avoir la conviction que les parents possèdent les forces leur permettant d’atteindre leurs objectifs.

J'ai cru en eux autres. Souvent ils se font dénigrer par leur propre famille aussi. Des fois ils se font taper sur la tête : « T'as eu un bébé, c'est pas facile, ta vie est quasiment finie. » Puis nous autres, on ne travaille pas ça comme ça. […] Je ne pense pas juste qu'ils ont que des problèmes. […] C'est des personnes aussi avec des forces, ils réalisent des choses.

Participante 1

Ensuite, éviter de faire sentir un jugement envers les choix des parents et plutôt cultiver la tolérance et l’ouverture d’esprit sont des attitudes rapportées par les intervenantes rencontrées. Également, l’empathie dont elles disent faire preuve leur permet de se mettre à la place des parents, ce qui les amène à changer leur perspective d’analyse des situations rencontrées :

J’ai tendance à me dire : « Si j’étais dans ses souliers à elle avec son histoire, avec son vécu, est-ce que je serais en mesure de faire ce que je lui demande? » […] Quand je suis dans mes souliers, je trouve que ça n’a pas d’allure. Quand je suis dans les siens, je trouve que ça a bien du bon sens.

Participante 6

Il s’avère également important, pour les participantes, d’adopter une attitude non menaçante et d’éviter de se positionner en expertes, et ce, afin de maintenir un rapport qui soit le plus égalitaire possible avec les parents. Par exemple, elles expriment la préoccupation d’éliminer ce qui peut donner à la situation un caractère trop formel, tel que les cahiers de notes, les tenues professionnelles et le vouvoiement :

On n'a pas de formulaire, on n'a pas de cadre très théorique […] ils se sentent moins en intervention.

Participante 1

En pliant du linge, il en sort des informations. […] dans le concret. C’est la même position d’égal à égal : « Veux-tu que je t’aide?» […] Ce n’est pas comme une entrevue un à un en se regardant dans les yeux puis qu’elle se questionne.

Participante 6

Elles se disent également à l’aise d’exprimer qu’elles n’ont pas de réponses à tous les problèmes et qu’elles vivent parfois, elles aussi, des difficultés avec leurs enfants.

Savoir-faire

Sur le plan du savoir-faire, les intervenantes mentionnent qu’il importe d’intervenir dans le respect du rythme des parents et de faire preuve de souplesse. Elles affirment être attentives à ne pas devancer les parents dans leurs démarches et vérifier fréquemment si les rencontres leur conviennent. Selon elles, il est nécessaire de comprendre et d’accepter que des changements peuvent être longs à réaliser et que, par conséquent, il est de mise d’éviter de mettre de la pression sur les parents :

C'est la théorie des petits pas. Les résultats, on les voit à long terme, ce n'est pas du court terme.

Participante 2

Je n’ai aucune routine au travail puis mon horaire est fait aussi pour être désorganisé. Il y a tout le temps des situations particulières aussi qui arrivent […] ça prend de la souplesse […] Si j’avais une rigidité puis une pensée à faire by the book, c’est impossible. […] ils ne voudraient plus me voir ça c’est sûr et certain.

Participante 6

Dans le même sens, les intervenantes disent ne pas hésiter à mettre le plan d’intervention de côté afin de s’ajuster au quotidien des familles et d’être présentes au moment où ces dernières ont besoin d’elles :

Quand j’étais plus jeune intervenante […] j’avais un plan qui était précis […] je ne laissais pas de place assez à ce qui pouvait se passer. Moi ça me sécurisait comme intervenante, mais j’ai passé à côté d’un paquet d’affaires. […] Quand il y a une situation précise qui arrive et qu’on est là au bon moment, le lien se crée beaucoup plus facilement.

Participante 6

Selon les participantes, les comportements des parents jugés inadéquats sont souvent associés à un manque de connaissances. Ainsi, plutôt que de dire aux parents ce qui est le mieux pour leur enfant, elles leur transmettent de l’information. Elles recourent également à des méthodes de questionnement, entre autres en demandant l’avis des parents au sujet des besoins de l’enfant, pour les amener à considérer d’autres façons de faire :

Ajouter des perceptions à l’analyse du client par rapport à des solutions ou des angles de vue différents, [une] banque de comportements enrichis […] des fois ils font les mêmes affaires mais ils ne savaient pas qu’ils auraient pu faire autre chose.

Participante 5

Je respecte le fait que la personne ne le sait peut-être pas et je peux trouver une occasion de lui dire. Comme une voisine lui dirait, comme sa mère lui aurait dit puis peut-être qu’elle ne lui a pas dit parce que, pour une dizaine de raisons, elle n’est pas là […] un enseignement […] sur le développement, sur les besoins de l’enfant, puis après, je m’en viens lui dire que comme parent, c’est lui qui a le sixième sens de pouvoir découvrir quand est-ce que son enfant en a besoin […] pour moi, un enseignement c’est non menaçant.

Participante 7

L’accompagnement dans les différentes démarches que les parents désirent entreprendre est une autre stratégie rapportée par les intervenantes. Ces dernières reconnaissent que leur position pourrait les amener à prendre en charge les parents et elles se disent donc particulièrement attentives à ne pas faire les choses à leur place, mais plutôt avec eux. Cela peut se faire, par exemple, en plaçant le téléphone sur « mains libres » pour apporter du soutien à un parent qui appelle pour obtenir un service ou encore en effectuant une référence personnalisée vers une ressource de la communauté :

Le danger là-dedans c’est justement de le faire à leur place puis de les amener à être encore plus dépendants. […] parce que ça serait très facile comme intervenant de régler toutes leurs affaires à leur place […] Il faut faire attention, parce que c’est un bout de chemin qu’on fait avec eux autres. On les accompagne puis on les amène tout le temps, justement, à se prendre en charge.

Participante 6

Encourager, motiver et renforcer positivement les parents sont des stratégies que les participantes disent utiliser pour mettre en lumière leurs forces et leurs compétences. Elles le font également en utilisant le répertoire de solutions expérimentées par les parents et en les encourageant à participer à la recherche de solutions alternatives :

Faire du renforcement positif par rapport à tout ce qu’ils font de bien avec leur enfant. Puis ça, ça leur donne confiance en elles aussi […] tous les bons coups, on les nomme […] Même s’ils sont tout petits, même si on n’en voit pas beaucoup, il y a quand même des affaires qu’il faut nommer. Parce que c'est sûr que si on arrive tout le temps avec des petites observations négatives, c'est sûr qu'on va les perdre, puis je les comprends, je ferais pareil.

Participante 3

Les travailleuses sociales rencontrées disent également adapter l’intensité des services aux besoins que présentent les familles.

C'est sûr qu'au départ on part égal pour tout le monde. […] Quand on voit que le support est là versus d'autres où on arrive à 30 quelques semaines de grossesse, puis il n’y a rien, pas de vêtements, pas de couchette […] [quand] les besoins sont moins là, on espace, quand on voit qu'ils sont plus là, on garde notre intensité.

Participante 1

Entre autres, le réseau social est une variable dont les intervenantes tiennent compte pour évaluer l’intensité de suivi appropriée. En ce sens, élargir le réseau social des parents, en multipliant les occasions où ils peuvent en rencontrer d’autres, est une autre stratégie utilisée pour renforcer leur pouvoir d’agir. Par exemple, les travailleuses sociales les invitent à participer à différents ateliers ou groupes offerts dans les organismes communautaires :

On les met beaucoup en contact avec d'autres mamans à [nom de l’organisme], à la Maison des familles, qui eux autres n'ont pas de difficulté nécessairement. […] on intègre les enfants en répit avec d'autres enfants qui vont en répit que, dans le fond, tout le monde a accès à ça. […] Ça aide à les sortir de leur milieu, puis de faire en sorte qu'ils aient d'autres modèles.

Participante 3

Tensions entre soutien et contrôle

Les travailleuses sociales mentionnent qu’elles se retrouvent parfois confrontées à des situations où elles n’ont d’autres choix que d’intervenir avec autorité, ce qui va à l’encontre de ce qui est proposé dans le programme. Selon elles, les pratiques favorisant le renforcement du pouvoir d’agir des parents ne permettent pas toujours d’assurer la santé, la sécurité et le développement des enfants. Lorsque des comportements nuisent ou risquent de nuire aux enfants, elles sont d’avis qu’elles doivent les nommer clairement et exiger que des rectifications soient apportées :

[Si] je m’inquiète qu’il y a des éléments de négligence par exemple dans la maison ou des choses comme ça, moi je vais le nommer pour qu’il y ait des rectifications parce que je m’inquiète, parce que certainement qu’elle veut le mieux pour son bébé puis « ça, bien tu sais il y a des risques pour telles et telles choses ». Ça c’est des choses que d’emblée je vais dire […] c’est l'intérêt de l’enfant en premier.

Participante 6

Toutefois, puisque le programme est offert en contexte volontaire, les intervenantes ne peuvent obliger les parents à agir selon ce qu’elles considèrent comme plus adéquat. Par conséquent, si les changements demandés ne sont pas observés et qu’elles demeurent inquiètes pour l’enfant, elles devront signaler la situation au Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) :

S’il n’y a pas de rectification, bien je suis le genre d’intervenante à lui dire : « Bien moi je vais devoir signaler la situation parce que je suis inquiète, je ne voudrais pas qu’il arrive rien à ton petit bébé. »

Participante 6

Par contre, les travailleuses sociales rencontrées constatent que leurs signalements à la DPJ souvent ne sont pas retenus parce qu’on considère qu’elles sont un filet de sécurité pour la famille et que, par conséquent, elles peuvent veiller à la sécurité des enfants. Dans ce cas, elles doivent donc poursuivre le suivi auprès des familles avec les mêmes inquiétudes qui ont motivé les signalements :

Les centres jeunesse se fient beaucoup à notre présence aussi. Quand on est là, bien, soit qu'ils retiennent pas ou soit qu'ils vont retenir, mais en bout de ligne, ils vont rester quelques semaines, puis la condition ça va être qu'ils continuent leur suivi au CLSC. Ce qu’ils avaient déjà de toute façon.

Participante 4

Dans un tel contexte, les travailleuses sociales peuvent être amenées à exercer un certain contrôle afin d’assurer le bien-être des enfants.

Discussion

La recherche a permis de documenter, auprès de travailleuses sociales, les pratiques leur permettant de favoriser le renforcement du pouvoir d’agir des parents qui bénéficient d’un programme de prévention précoce. Nous proposons ici une discussion des données recueillies à la lumière des écrits sur l’intervention auprès de familles vivant en contexte de vulnérabilité et des critiques formulées à l’égard des programmes de prévention précoce.

La stigmatisation des familles ou la reconnaissance de besoins spécifiques?

L’une des principales critiques adressées aux programmes de prévention précoce concerne l’étiquetage des familles vivant en contexte de pauvreté comme étant à risque de connaître divers problèmes. Selon certains auteurs, cette méthode de recrutement contribue à stigmatiser les familles et à laisser entendre que les parents sont incompétents, ce qui accentue, par le fait même, le sentiment d’insécurité qu’ils peuvent ressentir (Baillergeau, 2008; Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Laurin et Stuart, 2003; Parazelli, 2004; 2009).

Les résultats montrent toutefois que les travailleuses sociales, tout en étant d’avis que les besoins et les problèmes vécus par les parents peuvent être importants, reconnaissent leurs forces et leurs compétences en encourageant, en motivant et en renforçant positivement les parents. Également, plutôt que d’associer leurs comportements jugés inadéquats à de l’incompétence, les intervenantes interrogées considèrent qu’ils sont plutôt attribuables à un manque de connaissances et elles leur transmettent donc de l’information.

Ces pratiques apparaissent pertinentes pour renforcer le pouvoir d’agir des parents. En effet, une intervenante souhaitant renforcer le pouvoir d’agir des parents doit croire profondément en leur potentiel de compétences (Breton, 1994; Le Bossé, 1996; Rappaport, 1981; René, Soulières et Jolicoeur, 2004). Bien que celui-ci ne soit pas toujours pleinement observable au début d’une intervention (Guay, 1998), il est présent et doit être considéré en tout temps. Qui plus est, malgré la situation de pauvreté dans laquelle ils se retrouvent, les parents possèdent d’autres ressources leur permettant de contribuer au bien-être de leurs enfants.

Par ailleurs, les personnes qui vivent dans une situation qui les rend vulnérables sont souvent méfiantes face aux services sociaux en raison de mauvaises expériences qu’elles ont connues ou encore en raison des préjugés qui sont véhiculés dans la société (Dandurand, 2001; René, Soulières et Jolicoeur, 2004; St-Amand et Kérisit, 1998). Elles craignent de se faire juger ou de se faire enlever leurs enfants si elles confient rencontrer des difficultés familiales. Une attitude d’ouverture apparaît alors essentielle. Il importe en effet de créer un climat où les parents se sentent à l’aise de s’exprimer et de se confier puisque la relation de confiance s’établit seulement s’ils ne se sentent pas jugés (René et al., 2004). Les résultats montrent que, malgré les chocs de valeurs souvent vécus, des attitudes de tolérance et de non-jugement sont valorisées par les participantes.

L’empathie est un autre aspect du savoir-être qui permet de renforcer le pouvoir d’agir des parents (Guay, 1998). En effet, puisque leurs conditions de vie sont souvent difficiles, l’intervenante doit arriver à se mettre à leur place et à comprendre leur réalité quotidienne et les nombreuses difficultés qu’ils rencontrent. Ces familles vivent des situations de stress chronique où elles luttent pour satisfaire leurs besoins primaires (MSSS, 2004). En raison de leur compréhension de la réalité des familles vivant en contexte de vulnérabilité et de leur volonté de se mettre à la place des parents, les intervenantes arrivent à changer leur perspective d’analyse des situations et à mieux comprendre les choix et décisions de ceux-ci. Cette réflexion contribue à diminuer ou éliminer les jugements qu’elles pourraient avoir à leur égard et ainsi à éviter le plus possible que les familles se sentent étiquetées. Le savoir-être et le savoir-faire des travailleuses sociales sont des dimensions cruciales qui peuvent diminuer le risque de stigmatisation des familles participant à un programme de prévention précoce (Maiter, Palmer et Manji, 2006).

Au premier plan : les experts ou les parents?

Une autre critique formulée à l’égard de ces programmes est que les interventions préconisées auraient comme objectif d’amener les parents à respecter les lois scientifiques du développement ayant été identifiées par les experts (Parazelli et al., 2003) et en ce sens, les parents n’auraient qu’à se soumettre aux propositions des intervenants pour devenir de bons parents (Parazelli, 2004).

Les travailleuses sociales interrogées affirment pourtant mettre en place plusieurs stratégies (transmission d’informations, accent mis sur les besoins de l’enfant, respect du rythme, accompagnement) afin d’éviter le plus possible d’imposer leurs idées aux parents et de se positionner en expertes. À ce sujet, elles favorisent une intervention non directive, à moins qu’elles s’inquiètent pour la sécurité de l’enfant. Également, les résultats indiquent qu’elles tentent de maintenir un rapport qui soit le plus égalitaire possible avec les parents, par exemple en éliminant les aspects plus formels liés à l’intervention.

Afin qu’une intervention permette le renforcement du pouvoir d’agir, il est reconnu qu’un partage du pouvoir doit clairement s’observer (Deslauriers, 2007; Rappaport, 1981). L’intervenante qui se présente aux parents comme une experte ne favorisera pas leur participation et l’expression de leurs idées et opinions. Il s’agit ni plus ni moins que d’un renversement des rapports traditionnels entre experts et usagers (Lemay, 2007). L’intervenante doit tendre vers l’établissement d’une relation horizontale avec les parents afin d’encourager leur participation et ainsi favoriser leur collaboration. Ils sont les premiers responsables du bien-être de leurs enfants et sont les mieux placés pour répondre aux besoins de ces derniers. Ainsi, les travailleuses sociales, en favorisant des pratiques permettant de prioriser les points de vue des parents et de les considérer comme experts de leur vie, réduisent l’importance qu’elles pourraient accorder à des normes préconisées par des discours issus de connaissances scientifiques.

Les SIPPE : une formule à suivre?

Comme il a été mentionné plus haut, on reproche également aux programmes de prévention précoce de confiner les parents vivant en contexte de vulnérabilité dans un rôle de consommateurs de services en présumant de leur « immense besoin de services » (Laurin et Stuart, 2003 : p. 220). Il est aussi rapporté que les singularités individuelles ne sont pas prises en compte et que les besoins et les intérêts des individus ne sont pas considérés (Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Parazelli et al., 2003).

Il ressort toutefois de notre étude qu’il est possible de moduler l’intensité des services en fonction des caractéristiques personnelles des familles. Les participantes mentionnent faire preuve de souplesse afin d’ajuster leurs interventions aux besoins et aux réalités quotidiennes des familles, ce qui favorise le renforcement du pouvoir d’agir (Ouellet, René, Durand, Dufour et Garon, 2000).

Qui plus est, les intervenantes préconisent des pratiques visant les liens avec la communauté, entre autres en référant les parents aux diverses ressources dans leur milieu et en augmentant les occasions où ils peuvent rencontrer d’autres parents. Cette stratégie contribue à réduire l’intensité des services institutionnalisés de même que le contrôle social auprès des familles qui rencontrent des difficultés (St-Amand et Kérisit, 1998). Également, tel que le mentionne Lemay (2007), « le déficit de pouvoir peut résulter d’un manque d’accès aux ressources requises pour l’exercer ou développer des compétences » (p. 169). L’intervenante doit par conséquent connaître les ressources disponibles dans la communauté afin d’y référer les familles lorsque cela est requis et même les y accompagner si cela est possible (MSSS, 2004; Ouellet, René, Durand, Dufour et Garon, 2000). Ainsi, on offre aux parents des sources de soutien autres que celles du réseau institutionnel.

Tout en tenant compte des critiques concernant le risque de présumer de trop de besoins chez les parents et de ne pas tenir compte de leur situation particulière (Bourgeault, 2003; Lapierre, 2009; Laurin et Stuart, 2003; Parazelli et al., 2003), on peut considérer que la durée du suivi de cinq ans prévue au programme peut aussi présenter des avantages, notamment en favorisant l’utilisation d’autres ressources communautaires. Également, puisque la création d’un lien de confiance peut prendre du temps et que les résultats s’observent davantage à long terme, le suivi prolongé et intensif permet à l’intervenante d’être présente lorsque les parents traversent des moments difficiles, lorsque de nouveaux besoins se font sentir ou encore lorsque leur projet de vie change (Ouellet, René, Durand, Dufour et Garon, 2000). Bien que les SIPPE prévoient des services intensifs, le critère d’intensité ne doit toutefois pas devenir une contrainte. La clé du succès sur ce plan se situe dans la capacité de l’intervenante à l’adapter aux besoins des familles (Chamberland et al., 1998; Ouellet et al., 2000).

On constate alors que, bien que les SIPPE reposent sur un ensemble de principes et de guides d’intervention, ces derniers doivent davantage être considérés comme des points de repère, où l’intervenante a la possibilité de les adapter en utilisant son jugement professionnel. C’est ainsi que les caractéristiques individuelles et besoins spécifiques de chaque famille peuvent être pris en considération.

Le dilemme entre les facteurs de risque pour l’enfant et le pouvoir d’agir des parents

Les travailleuses sociales rencontrées soulèvent le fait que leurs interventions ne peuvent pas toujours être orientées vers le renforcement du pouvoir d’agir. Dans certaines situations, elles doivent se montrer plus directives et même intervenir avec autorité. Lorsqu’elles sont inquiètes pour la santé, la sécurité ou le développement d’un enfant, elles indiquent aux parents que des changements doivent être apportés pour le bien de leur enfant et que dans le cas contraire, elles devront aviser la DPJ de la situation. L’une des critiques formulées à l’égard des programmes de prévention précoce fait d’ailleurs état de telles situations où les parents sont tenus de se conformer aux recommandations des intervenantes, sous peine de voir la situation de leur enfant prise en charge par la DPJ (Parazelli, 2004).

On pourrait percevoir que les résultats obtenus dans le cadre de cette étude appuient cette critique. Rappelons toutefois qu’avant d’en arriver à la conclusion que la seule intervention qui pourrait venir en aide à la famille est celle de la DPJ, les travailleuses sociales recourent à plusieurs stratégies de renforcement du pouvoir d’agir et elles rapportent faire tout ce qui leur est possible pour accompagner les familles. Lorsque les interventions requises pour le bien de l’enfant vont au-delà de leur mandat, les intervenantes des SIPPE ont l’obligation de signaler la situation. Par ailleurs, puisqu’elles considèrent important d’être honnêtes avec les parents, elles les avisent qu’elles devront procéder au signalement.

Dans le cas où le signalement est retenu et que la situation de l’enfant est prise en charge par la DPJ, l’intervenante des SIPPE n’a pas à se positionner en figure d’autorité. Cependant, la situation est tout autre lorsque le signalement n’est pas retenu ou quand la DPJ effectue une référence personnalisée vers le programme. Bien que les deux institutions aient des mandats très différents, il apparaît que les interventions seront, dans de telles situations, similaires. Dans un tel contexte, comment doit intervenir la travailleuse sociale des SIPPE qui poursuit le suivi alors que des faits suscitent des inquiétudes par rapport au bien-être de l’enfant? Comment peut-elle maintenir une philosophie d’intervention axée sur le renforcement du pouvoir d’agir des parents alors qu’elle se sent responsable de la sécurité de l’enfant? Dans l’intérêt de ce dernier, l’intervenante ne doit-elle pas entreprendre tout ce qui lui est possible pour mettre fin à la situation qui nuit à sa santé, sa sécurité ou son développement, même si cela implique de se positionner en figure d’autorité à l’endroit de ses parents? Lemay (2007) remarque que l’idéologie d’intervention orientée vers le renforcement du pouvoir d’agir amène à se questionner lorsque les décisions nuisent ou risquent de nuire aux personnes concernées ou à autrui. Dans un tel cas, les intervenantes sont-elles tenues de respecter les décisions des parents? À ce sujet, Dandurand (2001) souligne que le respect de l’autonomie des familles ne doit pas empêcher la protection des membres vulnérables.

Ainsi, la rencontre entre les réflexions théoriques sur le renforcement du pouvoir d’agir des parents et les enjeux de la pratique illustre les zones grises qui existent dans l’application de ce principe. Les questions éthiques qui se posent dans les situations où l’on souhaite respecter le point de vue des parents alors que l’on entretient des inquiétudes sur le bien-être des enfants ne sont pas simples à résoudre. Ce questionnement est courant chez les travailleuses sociales qui oeuvrent au sein des programmes de prévention précoce et il est important d’en reconnaître la complexité en évitant de limiter l’enjeu à l’oppression dont pourraient être victimes les parents.

En conclusion, pour un paradigme d’intervention qui intègre les notions de soutien et de contrôle social

À la lumière des résultats de cette étude et de leur analyse, on peut conclure qu’il n’est pas toujours possible d’établir une relation égalitaire avec les parents qui participent à un programme de prévention précoce. La protection des enfants est un aspect du mandat des travailleurs sociaux qui nécessite l’exercice d’un certain contrôle, même dans le contexte où il est souhaitable d’établir un rapport égalitaire avec les parents. Il est nécessaire de rappeler que la notion de pouvoir fait partie intégrante de la pratique du travail social (Hachem Samii, 2009; Hasenfeld, 1987; Lemay, 2005; 2007). Le simple fait d’intervenir en ayant pour objectif de contribuer à changer des choses dans la vie des gens suppose une directivité et implique donc l’exercice du pouvoir (Giddens, 1987, cité dans Lemay, 2007). La relation d’aide doit donc être considérée comme un rapport social qui se caractérise par un partage inégal du pouvoir (Hasenfeld, 1987; Lemay, 2005; 2007). La travailleuse sociale, de par les connaissances qu’elle possède et les rôles et responsabilités qui lui sont confiés dans le cadre de son emploi, se trouve nécessairement en position de pouvoir par rapport aux personnes qui reçoivent des services. L’enjeu de contrôle social, soulevé par les critiques au sujet des programmes de prévention précoce, ne se situerait donc pas seulement dans le contexte de l’application de ces programmes, mais dans tout acte professionnel de la travailleuse sociale.

Dans une perspective plus large, les pratiques démocratiques, qui sont considérées comme un idéal à atteindre en intervention sociale (Parazelli, 2004), sont liées de près à la notion de pouvoir. Duchastel (2009) rappelle en effet que la démocratie « est d’une certaine manière la voie la plus civilisée pour effectuer des choix et prendre des décisions. C’est donc dire qu’elle est constamment exposée aux rapports de force et de pouvoir » (p. 35). Cet idéal d’un rapport égalitaire à instaurer entre les professionnels et les parents en situation de grande vulnérabilité se heurte ainsi à la réalité de la pratique (Ackerson et Harrison, 2000; Gutiérrez, DeLois et GlenMaye, 1995; Le Bossé, 2008; Lemay, 2005; 2007; Parazelli, 2009).

Considérant qu’il n’est pas possible d’éliminer complètement le pouvoir au sein des rapports d’aide, il s’avère important de chercher à comprendre comment les travailleuses sociales et travailleurs sociaux peuvent intervenir tout en évitant le plus possible d’y recourir. Ils sont en effet parmi les principaux acteurs impliqués dans l’intervention visant à apporter du soutien aux familles. De plus, se distinguant du savoir théorique, le savoir pratique, issu des réflexions des intervenants quant à leurs expériences sur le terrain (Racine, 2000), permet de proposer des stratégies d’intervention ajustées plus étroitement à la réalité et aux besoins des familles. Dans ce sens, l’implication des professionnelles et professionnels dans les réflexions qui fondent l’élaboration de nouvelles pratiques paraît essentielle. Du même coup, cela confère davantage de valeur à leurs opinions et compétences (Le Bossé, 1996; Parazelli, 2004) et réduit le risque qu’ils soient « instrumentalisés et traités comme de simples exécutants au sein de programmes conçus par d’autres » (Parazelli, 2004 : p. 22).

Il importe d’inviter les professionnelles et professionnels, dont les travailleuses sociales et travailleurs sociaux qui oeuvrent au sein de ces programmes, à participer aux recherches afin de poursuivre l’étude des stratégies qu’ils possèdent ou dont ils pourraient se doter pour renforcer le pouvoir d’agir des personnes. L’approfondissement des connaissances sur les stratégies concrètes pouvant être utilisées dans la pratique aura une influence non seulement sur l’application des programmes de prévention précoce, mais également dans les autres contextes d’intervention auprès des personnes vivant dans une situation qui les rend vulnérables.

Les programmes de formation en travail social, ainsi que dans les autres domaines des sciences sociales, pourront par le fait même bénéficier de ces recherches. De cette façon, les travailleuses sociales et travailleurs sociaux mieux outillés à la base pour comprendre les enjeux démocratiques associés à l’intervention auprès de personnes vivant en contexte de vulnérabilité seront davantage en mesure de réduire le recours au pouvoir et au contrôle à leur endroit. C’est ce qui permettra de favoriser le développement des pratiques démocratiques tout en tenant compte des paradoxes qu’elles présentent.