Résumés
Résumé
La plupart des travaux consacrés à l’influence du jazz dans le domaine de la musique savante s’attachent à relever les points communs et les différences de certaines oeuvres avec le modèle musical auquel elles empruntent.
À partir de deux oeuvres représentatives de ces emprunts au début des années 1920, Adieu New-York ! de Georges Auric (1919) et le « Ragtime » de la Suite 1922 de Paul Hindemith, cet article propose d’élargir la perspective comparatiste à des problématiques relevant du domaine des transferts culturels, afin de dégager la dimension nationale de la réception et de l’utilisation du jazz dans la musique savante au début des années 1920, en France et en Allemagne.
De quels répertoires de jazz Auric et Hindemith ont-ils pu avoir connaissance ? Comment caractériser la manière particulière dont leurs oeuvres empruntent à ces répertoires ? En quoi des spécificités nationales jouent-elles un rôle dans la manière dont les compositeurs savants utilisent le jazz dans leurs oeuvres ?
Loin de chercher à reproduire fidèlement ces musiques, Adieu New-York ! et le « Ragtime » de la Suite 1922 détournent les caractéristiques musicales du jazz afin de proposer de nouvelles voies à la musique savante, hors des canons esthétiques issus du romantisme. Le jazz apparaît ainsi comme un moyen pour de jeunes compositeurs d’affirmer leur singularité. Dans le même temps, chacune de ces oeuvres emprunte paradoxalement à une musique alors clairement identifiée comme étrangère pour affirmer sa propre identité musicale nationale. Alors qu’Adieu New-York ! peut être considéré comme la mise en oeuvre de la redéfinition de l’identité musicale française proposée par Jean Cocteau dans LeCoq et l’Arlequin, le « Ragtime » de Paul Hindemith et son esthétique du laid s’inscrivent en droite ligne dans un courant expressionniste alors en vogue dans la jeune République de Weimar.
Abstract
Most of the research on the influence of jazz in art music after World War I has focused on comparisons between features of some particular works and the kind of jazz from which they borrowed.
This article tries to go one step further by analyzing the aesthetic scope of borrowings in jazz and by contextualizing them in the art music world of the end of the 1910s and the beginning of the 1920s. From two cases studies, Georges Auric’s Adieu New-York! (1919) and Paul Hindemith’s “Ragtime” from Suite 1922, it is shown that composers hijacked jazz, as it were, instead of merely trying to imitate it, and that the country in which they worked had an impact on the way they used jazz.
Indeed, in Adieu New-York! and the « Ragtime » from Suite 1922, both Auric and Hindemith borrowed some traits of the jazz repertoires that they knew in order to assert their own aesthetic stance in the musical world to which they belonged. Wereas Adieu New-York! can be heard as a musical equivalent of what Jean Cocteau, in Le Coq et l’Arlequin, considered as real French music, Hindemith’s « Ragtime » shares a lot with German Expressionism and its way of depicting German society under the Weimar Republic. The way composers used jazz can thus be understood as means to support or oppose aesthetics trends debated in France and Germany.
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Parties annexes
Note biographique
Ancien élève de l’École normale supérieure et du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Martin Guerpin prépare un doctorat sur les « Enjeux esthétiques de la réception du jazz dans le monde musical savant parisien de l’entre-deux-guerres » sous la direction de Laurent Cugny (Université Paris-Sorbonne) et de Michel Duchesneau (Université de Montréal). Ses travaux portent également sur l’histoire de la musique dans la France du début du xxe siècle, ainsi que sur les processus de création dans l’improvisation. Il enseigne l’histoire et l’analyse du jazz au Conservatoire de Paris et l’improvisation jazz à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po).
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