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Paul Kawczak est écrivain, docteur en littérature, chargé de cours et éditeur aux éditions La Peuplade. Il a publié le recueil de poésie L’Extincteur adoptif chez Moult Éditions en 2015, le recueil de micro-récits Un long soir à La Peuplade en 2017, puis un premier roman, Ténèbre, aussi à La Peuplade en 2020. En mars 2022, il a publié chez Nota Bene Le jeu du rêve et de l’action, une étude sur le roman d’aventures littéraire de l’entre-deux-guerres français. Le livre est tiré de sa thèse de doctorat, soutenue en 2016. Le 25 avril 2022, les participants et participantes du projet de recherche « Le récit de voyage à l’ère numérique. Tentative d’épuisement de l’autoroute Nord-Sud (Gaspé et Miami) » ont rencontré Paul Kawczak. Menée par Rachel LaRoche, la discussion portait sur le roman Ténèbre. Les propos échangés lors de cette rencontre ont été recueillis ici.

Rachel LaRoche : Cet entretien s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « Le récit de voyage à l’ère numérique : tentative d’épuisement de l’autoroute Nord-Sud (Gaspé-Miami) ». Cela dit, nous vous emmènerons très loin de l’axe Miami-Gaspé, puisque nous discuterons du roman Ténèbre de Paul Kawczak, dont l’action principale se situe tantôt dans l’État indépendant du Congo, tantôt dans le Vieux Continent, soit l’Europe du XIXe siècle. Ce roman présente néanmoins un intérêt pour le groupe de recherche, puisque les périples et les voyages qui y sont mis en scène contribuent à mettre de l’avant une réflexion sur l’espace et sur sa production. Nous allons donc, aujourd’hui, placer Ténèbre dans la lignée des fictions qui interrogent l’espace, qui participent à la reconfiguration et à la production imaginaires des lieux. Mais avant tout, Paul, pourriez-vous nous résumer brièvement l’intrigue de votre roman ?

Paul Kawczak : Résumer ce livre, c’est peut-être pour moi la chose la plus compliquée à faire, je n’y arrive jamais. Ça se passe dans les années 1890, alors que le roi de Belgique, Léopold II, s’est approprié, par diverses manigances, un territoire immense en Afrique centrale, qu’il a nommé l’État indépendant du Congo, et qu’il compte exploiter de la façon la plus cupide et violente possible. Il faut, bien évidemment, matérialiser les frontières, puisqu’on a décidé en Europe qu’on allait découper l’Afrique ; il faut aller ensuite mettre des bornes pour dire : ici, on a le droit de récolter du caoutchouc et pas là, parce qu’ici l’argent revient à la Belgique et là à la France, par exemple. Le roman suit l’histoire d’un jeune géomètre qui est envoyé pour effectuer ce travail, un géomètre légèrement perdu, un peu tourmenté, qui va complètement péter un câble une fois sur place devant la violence de la colonisation, devant l’absurdité existentielle de la situation. On va ainsi suivre le parcours de ce géomètre en Afrique, de même que son passé en Europe, une Europe qui a des prétentions artistiques assez élevées, mais qui est aussi une Europe complètement ravagée par l’industrialisation et le capitalisme bourgeois tels qu’ils ont pu être décrits notamment par Marx.

Rachel LaRoche : Nous aurons l’occasion de revenir sur certains aspects plus précis du roman, mais votre résumé m’apparaît constituer un bon point de départ pour cette discussion. La première chose dont j’aimerais que nous parlions, c’est de la carte géographique qui ouvre le roman. Il s’agit d’une carte géographique du territoire de l’État indépendant du Congo où sont tracés les trajets des deux expéditions racontées dans le roman, celles du protagoniste Pierre Claes. Cette carte m’apparaît particulièrement intéressante parce qu’elle confronte le lecteur ou la lectrice à la réalité du territoire, mais en même temps, elle ouvre un espace de désir, de rêverie vis-à-vis de l’ailleurs. Quel rôle cette carte joue-t-elle dans le roman, selon vous ? Les cartes ont-elles joué un rôle important dans le processus d’écriture du roman ?

Paul Kawczak : Je pense que c’est vraiment la première fois qu’on m’interroge sur cette carte… et, pourtant, elle a véritablement un rôle fondamental dans l’écriture du roman. Je n’aurais pas écrit le roman sans cette carte que j’ai achetée sur Internet. Ce n’était pas bien cher, on peut retrouver ce genre de petite carte d’époque assez facilement. Cette carte date du XIXe siècle : la ville qui s’est appelée Équateur-Ville doit peut-être s’y appeler encore Coquilhatville. Si on regarde bien certaines villes, on peut voir qu’on est vraiment dans ces moments de changements de nom. Coquilhat a occupé, je pense, un poste colonial à une certaine époque, puis une fois qu’il a été mort, ou bien avant qu’il soit mort, on a changé le nom de la ville. La carte en elle-même correspond à un moment assez particulier, qui est le début des années 1890, moment avec lequel j’ai légèrement triché historiquement, parce que dans mon texte, ils exploitent le caoutchouc – ça doit être en 1890, 1891 – alors qu’ils n’ont dû commencer l’exploitation qu’en 1894 ou 1895. Mais ça, pour moi, ce n’est pas très dommageable pour un roman.

Mais ce que je veux dire sur l’espace en lui-même, puisque nous parlons de la carte, c’est que cette carte, déjà, reflétait une période d’accélération de l’histoire, parce qu’elle s’est trouvée très vite périmée. Ainsi, il y a des noms qui, quelques années après, auront déjà changé. Elle témoigne d’une accélération du territoire, qui était l’accélération coloniale du territoire. J’ai donc utilisé cette carte unique pour écrire. Ma méthode d’écriture consistait véritablement à suivre le parcours des personnages sur la carte comme sur un jeu de plateau. Ensuite, en la regardant, j’ai fait plusieurs calculs de temps : par exemple, en examinant combien ils mettent de temps, dans tel ou tel récit de voyage, pour remonter le fleuve à la vapeur ou à la marche, etc. Il s’agissait pour moi de voir un peu les enjeux de déplacement, puis de me demander : bon, ils sont là, qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? Ensuite, j’ai effectué des recherches sur Wikipédia et sur le site de la Bibliothèque nationale de France, où il y a beaucoup d’archives. Je constate, par exemple, qu’il y avait Charles Lemaire, commissaire du district d’Équateur, et je me dis qu’il pourrait être un personnage intéressant.

Pierre Mac Orlan, dans un livre qui s’intitule Petit manuel du parfait aventurier, dit qu’il y a l’« aventurier passif » et l’« aventurier actif » : l’aventurier passif, c’est celui qui écrit des romans d’aventures, alors que l’aventurier actif c’est celui qui va au casse-pipe. Ça prend donc selon lui quelqu’un de relativement malin, qui est le passif, et quelqu’un de relativement moins malin, l’actif, à qui tu dis : « Oh ! Il paraît qu’il y a un trésor du roi Salomon ! Est-ce que ça te dit d’aller voir et de venir leur dire ensuite comment ça s’est passé ? » Lui, il revient. Il revient avec un bras en moins, il a perdu dix ans d’expérience de vie et il va raconter à l’aventurier passif, qui fait : « Oh, intéressant ! Je vais noter ». Moi, j’étais complètement passif, et mes aventuriers actifs, c’étaient les colons belges, parce que ma source de recherche principale a été un journal qui s’appelait Le Congo illustré, qui est un journal des années 1890 écrit par des colons belges. Ç’aurait été impossible de l’avoir si la BnF n’avait pas numérisé l’intégralité de ce journal et ne l’avait rendu accessible sur Gallica, en y déposant les sommaires, par exemple : « Tatouages locaux », « Expérience de la chaleur », etc. Vraiment, c’était une mine d’or. Gallica a été une source d’information phénoménale. Ces aventuriers actifs, il y en a à peu près un tiers qui sont morts, des colons blancs qui se sont dit : « Tiens, prendre un fusil, aller au Congo, c’est une bonne idée ». En tout cas, j’ai pu avoir accès à leurs récits et en apprendre davantage. Ce qu’ils me disaient finalement, eux, c’est ce qui est possible et ce qui n’est pas possible. Ils disent par exemple : « Là, la rivière est infranchissable » ; « Là, faire ceci en tant de temps, c’est impossible ».

Au fur et à mesure, j’avais vraiment l’impression de rejouer comme je jouais quand j’étais enfant, comme on peut voir n’importe quel enfant jouer à créer un territoire mental et à déplacer des personnages ; c’était alors, en ce sens-là, un espace véritablement ludique. Sans aucunement m’y comparer, mais l’ayant en fait étudié de près à un moment, j’évoquerais ici Stevenson. L’Île au trésor était son premier long texte. Ayant réussi à écrire un premier texte d’une certaine longueur, il était assez content. C’était également un enjeu que j’avais : je me sentais incapable d’écrire un texte long. Lui, il a réussi en jouant avec, je pense, son neveu. Son neveu a dessiné une carte et Stevenson lui a raconté une histoire qui se déroulait sur la carte. Et cette histoire-là, c’était l’histoire du jeune Jim Hawkins partant à la recherche d’un trésor. Stevenson, en gros, explique finalement qu’il n’aurait jamais pu avoir ce résultat s’il n’avait pas joué avec son neveu – ou son petit neveu, je ne sais plus – sur une carte. Moi, je n’ai pas joué avec un enfant, mais disons que je porte toujours mon enfant en moi – comme je l’espère tout le monde ici. La carte, en ce sens, crée un espace ludique qui est véritablement le moteur, pour moi, de ce qu’est l’écriture romanesque, le romanesque au sens de romance en anglais, pas au sens de novel.

Rachel LaRoche : Est-ce qu’il vous apparaissait essentiel de transmettre cet espace de ludicité au lecteur? Parce qu’il ne va pas de soi que la carte figure dans le livre, mais elle est là.

Paul Kawczak : Avec la carte, je voulais donner le plaisir de l’aperçu d’en-haut. Je ne me suis pas inspiré inconsciemment de Stevenson. Il y a aussi un passage de Conrad, où celui-ci explique que, quand il était petit, il voyait les cartes de l’Afrique de l’époque, lesquelles n’étaient pas bien cartographiées, parce qu’on n’était pas allé là-bas encore. Je pense que Henry Stanley a dû le faire dans les années cinquante. Si Conrad s’est retrouvé sur un bateau sur le fleuve du Congo, au service du roi des Belges – enfin d’une compagnie elle-même au service du roi des Belges –, c’est parce qu’il était passionné par les cartes vides, et qu’il voulait voir ce qu’il y avait sur les cartes vides. Conrad, d’une certaine façon, n’aurait pas écrit sans le visionnement en aplomb, mais on peut voir que ce visionnement en aplomb, c’est aussi le visionnement du conquérant, et c’est le visionnement de la guerre. Et on le voit très bien, je pense, actuellement : des journaux comme le Journal de Montréal ou le Journal de Québec, qui se masturbent sur la guerre, montrent une carte tous les jours, parce que ça excite les petits garçons qu’il y a chez les hommes. Ça les excite ; c’est un jeu de guerre. C’est donc aussi un œil très menaçant, très dangereux.

Rachel LaRoche : Oui, nous allons en reparler, justement, de cette vision en aplomb. On la ressent un peu partout dans le roman, notamment à travers le rôle de Pierre Claes, le personnage principal du roman qui est géomètre, comme vous l’avez dit, et qui est envoyé au Congo pour – et je cite ici quelques formules du texte : « matérialiser, à même les terres sauvages, comme tombé du ciel, le tracé exact de ce que l’Europe nommait alors le progrès » ; « abaisser sur Terre les étoiles », « réduire l’infini en politique ». Nous voyons là que la frontière n’est pas du tout conçue comme un espace de traversée, de passage de l’ici vers l’ailleurs, comme elle peut l’être très souvent dans les récits qui racontent des voyages. Quelle symbolique revêt la frontière dans le roman ? Et pourquoi avoir choisi de faire de cette découpe territoriale le point de départ du voyage de Pierre Claes ?

Paul Kawczak : Inversement, ça a été la découpe du corps qui m’a amené à la découpe des frontières. C’est-à-dire que je m’intéressais beaucoup plus aux écrits de Bataille sur la découpe du corps, et notamment sur le lingchi, ou aux écrits sur la mutilation des doigts. Et la frontière, ici, elle est un peu la frontière entre le moi et le monde. Mon foie, c’est moi, mais si on me l’arrache et qu’on le met par terre, c’est un vulgaire morceau de viande, et ça, c’est très dérangeant. Ce n’est qu’un exemple, mais c’est quelque chose qui travaille les existentialistes. Alors on voit un peu notre contingence en nous : le fait qu’on est de la viande, qu’est-ce que ça veut dire ? Nous sommes là dans une idée de réduction, c’est-à-dire qu’au XIXe siècle il y a, disons, une espèce de mise à terre de Dieu – Dieu est mort symboliquement dans une tradition nietzschéenne – et après cela, l’existentialiste peut s’interroger : Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on est, si jamais il n’y a pas d’au-delà transcendant ? Et, effectivement, on est du bifteck, en gros. Qu’est-ce qui en nous est humain et qu’est-ce qui en nous est du bifteck ? Où est la contingence, la limite ? La mutilation était une façon de méditer sur cela pour certains philosophes de l’époque. C’était ça qui m’intéressait.

La violence coloniale, je l’ai découverte par le roman d’aventures, qui est un roman typiquement colonial. Les territoires, d’une certaine façon, étaient mutilés comme on mutile des corps. Mais là, ce n’est plus une mutilation-médiation existentialiste, c’est une mutilation purement rationnelle. Le but du jeu, si on fait un tableau, c’est que la case des gains soit toujours positive. Le but du jeu, c’est d’avoir le plus de caoutchouc possible, le plus d’ivoire, et de rationnaliser le territoire. En ce sens-là, la frontière que doit tracer Pierre Claes, c’est une frontière qui n’est pas du tout métaphysique : elle sert à éviter la guerre avec le voisin, parce que sinon, comme deux chiens, on va se battre pour le même os. Une fois que les frontières sont définies, on peut rationnaliser, on connaît l’espace du territoire et on sait ce qu’on devra investir comme énergie et comme matériel pour pouvoir le vider. Finalement, il y a comme une superposition de ces deux idées, une frontière qui serait une frontière un petit peu métaphysique – qui concernerait ce qu’on est, ce qu’est un homme, ce qu’est un être, ce qu’est un commencement ou une fin, ce qu’est l’unité – et qui est représentée par le personnage du bourreau chinois Xi Xiao qui, lui, a une pratique qui s’inscrit dans cette réflexion-là. Une autre question serait : quelle violence l’Europe a-t-elle imposée ? Cette violence est une violence mutilatoire, bien au-delà des mutilations pratiquées par les armes à feux, ou des mutilations systématiques, comme celle des mains qui se pratiquait dans le Congo de Léopold II.

Rachel LaRoche : J’aimerais justement que vous nous parliez de ce bourreau et du sens que prend la découpe des corps dans le roman. Au Congo, Pierre Claes, le protagoniste, rencontre Xi Xiao, un bourreau chinois qui pratique le lingchi. C’est le début d’une histoire d’amour entre les deux personnages. Cette pratique du lingchi, elle est présentée comme un supplice érotique, amoureux, mais elle est quand même une mutilation que vous présentez dans une forme d’articulation corps-territoire. Votre roman donne à voir une Afrique mutilée, découpée par les désirs politiques des souverains colonisateurs d’Europe. Par là, vous dénoncez une certaine manière d’habiter le territoire qui repose sur l’exploitation, vous l’avez dit, des corps, et sur un découpage arbitraire aussi. Vous avez parlé un peu de la dimension métaphysique du roman, mais il y a aussi une dimension politique, qui est très forte et qui est, il me semble, également très contemporaine. Est-ce quelque chose que vous avez cherché à faire résonner, ce caractère assez actuel de ces réflexions spatiales et politiques sur le colonialisme ?

Paul Kawczak : Je dirais plutôt que c’est la réflexion contemporaine qui a fait écho en moi. J’étais beaucoup plus quelqu’un qui subissait la chose qu’un producteur ou un émetteur d’idées à ce moment-là. Il y a deux choses : d’une part, il y a une espèce de mutilation, représentée par le bourreau chinois, qui peut être quelque chose de positif – qui serait comme de l’érotisme, au sens toujours de Bataille : c’est une chose positive, c’est une approbation de la vie ; et, d’autre part, il y a une mutilation qui serait, on va dire, rationnelle, autoritaire, punitive, capitaliste, accumulative, etc., et qui serait celle de l’État capitaliste, bourgeois, colonial. Et une des choses qui a le plus résonné en moi, ça ne se trouve pas du tout dans le livre, ce sont les gilets jaunes. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué. Je suis Français, j’ai été marqué par ces manifestations. Il m’est arrivé de participer plusieurs fois aux manifestations des gilets jaunes, même si je ne m’identifie pas comme gilet jaune, mais, disons, comme un sympathisant. J’ai pu voir un peu l’ambiance, enfin, je m’y suis intéressé. Et j’ai été très marqué par les violences, par le fait qu’il y avait des grenades utilisées qui contenaient de la TNT et que ça avait tendance à arracher les mains. Le fait que l’État mutile, je l’ai vraiment ressenti, c’est venu me chercher dans ma réalité. C’est facile, c’est très théorisable de penser qu’en Afrique, on mutile des gens à la machette, mais moi, ça me touche beaucoup moins en général. Je ne suis pas inhumain, mais je veux dire que ce n’est pas ma réalité immédiate, c’est un ailleurs qu’on a tous appris à accepter ici. Mais en territoire occidental, on ne mutile pas. Si des gens ont été attaqués à la machette au Rwanda, on se dit : « Ah, c’est peut-être plus normal au Rwanda ». On a comme une dichotomie malsaine. Ce n’est pas normal, je ne dis pas que c’est normal, mais si à Lyon ou à Paris – qui sont des endroits plus intimes et plus proches pour moi, ayant grandi en France – on te dit qu’on a mutilé des étudiants, c’est un choc. C’est comme si on te disait que la police a mutilé des étudiants devant Berri-UQAM, ou qu’elle a mutilé des étudiants devant le Parlement québécois, je pense que tu aurais pu ressentir un choc. Je venais de voir un des visages de l’État français – celui du néolibéralisme autoritaire – qui cache et qui est prêt à mutiler parfois, plutôt que de changer. Et, en ce sens-là, il me semblait que le corps restait toujours un lieu de combat, même dans notre espace. Beaucoup moins que dans certains autres pays cependant.

J’ai eu la chance d’aller à Kinshasa en février. C’est une ville où on peut se faire attaquer à la machette. La mutilation est beaucoup plus pratiquée dans certains pays, dans un contexte de violence ou de pauvreté, où des gens sont perdus dans un chaos. C’est donc quelque chose auquel les gens sont beaucoup plus accoutumés – sans du tout être accoutumés à l’horreur. Quelqu’un m’a dit, par exemple : « Ah, l’autre jour, je voulais rentrer chez ma fille, et j’ai dû faire un détour, parce que quelqu’un s’était fait couper l’oreille dans la rue ». Et il ne me disait pas ça comme si c’était incroyable ! C’était arrivé ; c’était vraiment dommage, mais c’était arrivé. Je me suis donc aussi aperçu de la part de mutilation qu’il y avait dans mon espace. Je ne sais pas si je réponds à la question, mais ces questionnements me travaillaient. Il y a aussi, par exemple, les mutilations d’usine. Beaucoup de gens y perdent des doigts, c’est rare, dit-on, d’avoir un menuisier qui a tous ses doigts à la fin de sa vie. Et ça aussi, c’est quelque chose qu’on invisibilise dans notre société. Il s’agissait donc vraiment de m’en rendre compte dans mon espace.

Rachel LaRoche : Ce que j’entends dans votre réponse, c’est que l’ancrage dans le réel n’est pas forcément là où on l’attend. Il ne s’agit pas seulement d’un travail dans les archives ou de recherches sur la réalité historique du Congo. Ces mutilations, elles résonnent ailleurs pour vous.

Paul Kawczak : Je voudrais préciser ici que l’épigraphe que j’ai ajoutée au roman – j’aurais tendance maintenant à ne plus mettre d’épigraphe, mais là, j’étais content qu’elle existe –, elle dit : Il faut méditer la violence. La violence que je montre là, pour moi, elle n’est donc pas anecdotique. Elle m’a permis de penser aux mains coupées des Congolais du XIXe siècle ; elle m’a permis, à moi-même, de mieux comprendre la violence de l’État français, par exemple. Je me dis que d’autres personnes pourront éventuellement, en méditant la violence passée, considérer la violence présente.

Rachel LaRoche : J’entends la dimension politique là où je ne m’y attendais pas, c’est intéressant. J’aimerais maintenant vous emmener vers une autre dimension de l’espace du roman, soit vers la dimension littéraire de l’espace qui se construit dans Ténèbre. Vous avez un peu parlé de Joseph Conrad. Votre roman met de l’avant, évidemment, sa filiation avec Heart of Darkness, le récit de Conrad traduit en français sous le titre Au cœur des ténèbres, qui est un récit très connu racontant un périple sur le fleuve Congo, un périple qui se transforme, comme les voyages de Pierre Claes, en descente aux enfers. J’ai été étonnée, en lisant Ténèbre pour la première fois, de voir que même si cet espace littéraire est convoqué, ce n’est pas forcément le personnage d’Au cœur des ténèbres, Charles Marlowe, que Pierre Claes rencontre, mais Conrad lui-même. Là, vous allez vraiment chercher la véritable Histoire. Joseph Conrad, l’écrivain, a été capitaine d’un steamer sur le fleuve Congo, sur lequel il n’a fait qu’un seul voyage. Je me demandais – même si c’est peut-être un peu anecdotique – pourquoi avoir choisi, ici, de faire intervenir le réel et non la fiction ? Et pourquoi, d’une manière peut-être plus générale, avoir voulu que Conrad soit un personnage du roman ?

Paul Kawczak : C’est une bonne question. Tu es la première personne à préciser que c’est Conrad et pas Charles Marlowe ; enfin, que ça aurait très bien pu être Charles Marlowe. Et c’est vraiment pertinent comme lecture. Je n’ai pas forcément de réponse immédiate. C’est vrai que je fais référence à Au cœur des ténèbres, mais en convoquant le personnage de Conrad au lieu de convoquer le héros. Et il me semble, je le mentionne entre parenthèses, que Conrad ne fait pas tout à fait son autoportrait dans le personnage de Charles Marlowe. C’est-à-dire que je pense que Marlowe, c’est aussi un stéréotype d’Anglais pour Conrad qui est Polonais… Et je pense que Charles Marlowe a plus accepté la colonisation que Conrad. Pourquoi j’ai fait venir Conrad, alors, la vraie réponse, c’est que je n’y ai pas pensé ; la vraie réponse honnête, c’est que je ne sais pas. Ensuite, il y a une réponse très affective, c’est qu’il est Polonais et que je suis d’origine polonaise : il y avait une identification entre des Polonais déracinés de la Pologne. Il y avait également le fait que Charles Marlowe n’écrit pas : Marlowe, c’est un excellent conteur. C’est du moins ce qu’il dit, ce que disent les gens qui l’écoutent. Mais bon, disons qu’il n’écrit pas. Et je voulais que Conrad puisse éventuellement évoquer Flaubert. Il dit que chez Flaubert tout est double. Par exemple, si tu lis Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale – en tout cas dans ces deux livres-là, qui sont ceux que je connais, je n’ai pas lu les autres –, tu peux lire les drames de Frédéric Moreau ou Emma Bovary comme quelque chose de très triste et d’accablant, ou tu peux rire d’eux tout au long du livre. Le roman fait vraiment les deux, notamment grâce à l’utilisation du style indirect libre qui confère une indécision aux clichés qui y sont articulés. Madame Bovary, tu peux te dire que c’est un pastiche ; tout ce qu’elle fait, c’est ce que ferait n’importe quel personnage de roman, et Frédéric Moreau également. Donc, j’aimais bien cette idée-là que Conrad soit un grand admirateur de Flaubert.

Charles Marlowe, son conteur (quand on parle de Conrad, c’est toujours compliqué parce qu’il y a toujours des histoires dans des histoires), est quand même quelqu’un qui n’est pas dénué d’un sens de l’humour à l’anglaise, il est très pince-sans-rire. Il y avait ainsi cette particularité de pouvoir parler de choses terribles tout en ayant un sourire en coin. Pour moi, le roman, c’est ça aussi ; pour moi, le rire c’est la peur. Rire, c’est avoir peur, c’est déjouer la peur. C’était donc une façon de trouver un auteur qui vienne un peu chapeauter le roman, qui soit comme une figure tutélaire ; quelqu’un comme Conrad, qui revient de l’État indépendant du Congo et qui n’a jamais perdu son sens de l’humour. Je trouvais ça intéressant. Ça fait partie, j’imagine, de ce que je fais quand j’écris : je ne peux pas être uniformément, univoquement sérieux.

Rachel LaRoche : L’évocation de Flaubert et du rire va m’amener à ma prochaine question, parce que si Conrad est présent dans le roman, il y aussi d’autres écrivains : Baudelaire et Verlaine, par exemple. Il y a tout un pan de l’histoire qui se déroule en Europe, à travers le passé du personnage de Pierre Claes, mais aussi d’autres personnages, parce que Ténèbre est un roman où s’entrecroisent plusieurs histoires. Et justement, quand Verlaine et Baudelaire sont présents, on tend à basculer dans quelque chose d’assez drôle. On est alors en Europe, avec des figures de proue des mouvements littéraires de l’époque. À travers ces personnages, qu’est-ce que le roman cherche à esquisser comme rapport à l’Europe, et comme rapport à sa littérature, du même coup ? Pourquoi cet humour ?

Paul Kawczak : J’ai fait des études de lettres en France, et en France, on nous inscrit le canon littéraire dans la tête de force en présentant les écrivains comme des demi-dieux. J’ai donc entendu, durant toute ma jeunesse, un discours qui me disait : « Ces gens-là sont des êtres divins, et pas vous ». Au moment où j’ai eu l’occasion de les mettre en scène, disons que je ne les ai pas mis en scène dans leur plus grande gloire. C’est assez carnavalesque : j’ai mis le haut en bas. En même temps, je pense qu’ils ont laissé un legs de comportements qui le permet. J’ai donc voulu rendre ça un petit peu carnavalesque, rabelaisien. La France se glorifie avec son histoire littéraire, et le XIXe siècle était un moment important de l’histoire littéraire. Il faut dire que ces auteurs-là n’auraient pas eu le confort qui leur a permis d’écrire s’il n’y avait pas eu l’exploitation des pays colonisés. C’est un peu plus tôt, mais par exemple Balzac, sans café, je ne pense pas qu’il aurait écrit. Et le café, ce ne sont pas des hommes blancs ou des femmes blanches bien payés qui le récoltent. Ce sont des esclaves. Sans esclaves, il n’y a pas de romans de Balzac. Baudelaire, il avait sa rêverie de l’exotisme, et, comme Verlaine, il en a profité. Une bonne partie de l’enrichissement de la France est venue de l’exploitation des colonies. S’ils avaient un beau Paris haussmannien, c’est parce qu’il y avait de l’argent pour faire un beau Paris haussmannien. Donc, il fallait faire descendre de leur piédestal ces figures pour les amener dans l’histoire de l’État indépendant du Congo et l’histoire de la colonisation, en montrant que même notre littérature doit à la mort de milliers d’hommes et de femmes. Ça ne vient pas du tout de moi, je l’ai appris par Françoise Vergès, par exemple, féministe décoloniale qui met de l’avant ces idées-là.

Rachel LaRoche : Il y a donc, dans Ténèbre, un ancrage dans la tradition européenne, mais aussi une rupture avec cette tradition ?

Paul Kawczak : Oui. Je ne suis pas un très grand lecteur de Baudelaire, mais Verlaine, j’aime beaucoup. Ça n’enlève rien à l’intérêt et à l’affection que je porte à cette littérature. On m’a pris en otage avec cette culture. Mais ce serait bien de réhumaniser, de recontextualiser ces figures, tout simplement. Ce qui était intéressant, c’est que j’avais lu l’autobiographie de Verlaine, puis sa biographie écrite par sa femme. Si vous en avez le temps, je les recommande. J’ai tendance à beaucoup plus croire sa femme. Il se présente comme un poète maudit, alors qu’il revient tout le temps bourré, qu’il est violent, qu’il la supplie de l’excuser. Je pense que je crois beaucoup plus sa femme que je crois la grandeur qu’il présente, lui.

Rachel LaRoche : Nous avons parlé du rapport que le texte entretient avec le réel, l’Histoire, mais le roman – et ça, nous n’en avons pas encore parlé –, il nous sort aussi complètement du réel puisqu’il est empreint de magie. Beaucoup de gens ont parlé de réalisme magique à propos de Ténèbre. Il y a, par exemple, ces singes et ces chiens qui communiquent avec les hommes fous et visionnaires de la lignée du protagoniste Pierre Claes ; ou encore, Xi Xiao, le tatoueur chinois, qui voit se dessiner l’avenir. J’aimerais donc que vous nous parliez un peu de cette magie. Est-ce que le fait d’introduire de la magie dans le roman nous invite à envisager différemment la réalité des espaces mis en scène ?

Paul Kawczak : Oui, c’est quelque chose que j’ai fait naturellement, sans y réfléchir. Je pense que ça allait avec l’idée de ludicité, du positionnement dans l’enfance. C’était aussi à un moment où j’étais un peu en opposition à certains discours qui disaient qu’il fallait une littérature du réel, comme Édouard Louis – que je respecte par ailleurs sous plusieurs aspects, j’ai du respect pour lui et pour beaucoup de ses combats – qui disait que c’est indécent de ne pas écrire sur la réalité parce que c’est fermer les yeux ou reconduire ses luxes bourgeois, etc. Par ailleurs, il fictionnalise le personnage de Reda de l’Histoire de la violence, mais ça… À chacun ses contradictions. Donc, j’étais un peu réfractaire à l’égard d’une veine littéraire qui disait « Il faut écrire sur le réel, il n’y a que le réel qui soit politique », et qui m’apparaissait limitée sur la question du réel. Spinoza est un auteur que je n’ai pas lu, que je ne comprends pas, mais j’aime bien l’idée, par exemple, que tout est substance. C’est-à-dire que, pour Spinoza, mes rêveries sont une modalité de la substance au même titre que mon corps ou ma douleur. Ensuite, il s’agit de considérer ce que je vais privilégier, et comment je vais l’organiser. Je ne pose pas cette dichotomie entre réel et non-réel. Il me semble même que, dans l’histoire de l’humanité, on a beaucoup utilisé de détours par le mythe ou par le récit pour avoir « accès » au réel, ou en tout cas, pour pouvoir construire des façons d’être au monde, de gérer notre existence. Il ne me semble pas du tout que l’« imaginaire » soit non politique. C’était aussi dans l’idée de reproposer un modèle – reproposer, ce serait très prétentieux –, mais plutôt de me reproposer à moi un modèle. Il s’agissait de me réaffirmer, à moi, moi qui aime entre autres cette littérature-là, que j’avais envie de faire ça et que je pouvais le faire, et que ce serait autant politique qu’un autre écrit.

Le livre d’Annie Le Brun, qui s’intitule Du trop de réalité, m’a marqué. Il y a aussi un livre de Mona Chollet, que j’ai lu après, et qui porte aussi sur le réel ou ce qu’on nomme le « réel », qui serait comme un rets, un filet, quelque chose, finalement, qui peut parfois être un consensus organisé par des rapports de domination. Reconduire ce réel-là, ce peut donc être également reconduire une domination, par exemple celle qui s’exerce sur la paysannerie du XIXe siècle croyant aux farfadets. Lorsqu’on vient dans la forêt leur dire que ce n’est pas comme ça, c’est soumettre au rationalisme, pour ensuite soumettre à l’industrie chimico-agricole. C’est imposer un réel, celui de la science qui serait la seule façon de penser, à une paysannerie qui aurait une vision différente du monde. Ce réel-là est aussi dominant et il n’est pas du tout libérateur, et ce serait faux de croire le contraire. Autant certaines luttes sont très promptes à identifier, par exemple, ce réel rationaliste comme agressant, autant elles oublient parfois de faire leur propre autocritique en pensant que le réel qu’elles mettent en scène en littérature ne serait pas lui-même un réel construit par des discours dominants.

Rachel LaRoche : J’aimerais d’ailleurs souligner que, lorsque l’on parcourt la réception de Ténèbre, c’est une chose qui revient, le fait que le texte détonne dans le paysage littéraire. Le « retour au réel » ou a une « littérature du réel » est très présent dans le paysage littéraire français, mais c’est aussi la cas dans le paysage littéraire québécois. Un roman comme Ténèbre apparaît différent, et nous permet d’aborder autrement des questions politiques, de faire émerger des interrogations qui sont ancrées dans le réel, mais peut-être d’une autre manière. Et décidément, ce parti-pris-là – je tenais à le noter – il a eu un écho chez le lecteur et la lectrice.

C’est donc un parti pris pour l’imagination, un parti pris qui nous ramène aussi  – cette fois, pas forcément à travers la magie – au roman d’aventures, genre qui est traditionnellement rempli de péripéties rocambolesques. J’aimerais que nous en reparlions, parce que Ténèbre se présente comme une forme de roman d’aventures. La thèse que vous avez soutenue en 2016 portait justement sur le roman d’aventures ; il y a là un héritage revendiqué. Mais j’ai été étonnée de réaliser, en relisant Ténèbre, qu’outre peut-être une attaque d’hippopotames au début du roman, les événements ou les péripéties ne sont pour la plupart jamais vraiment racontés, c’est-à-dire que les déplacements sont davantage évoqués, de manière parfois prospective ; parfois aussi, on se les remémore. C’est comme si les déplacements des personnages ou leurs voyages venaient évoquer l’aventure plutôt que de vraiment la raconter. Qu’est-ce que cela a permis sur le plan de la construction du récit, et pourquoi ce choix dans l’écriture ?

Paul Kawczak : Ce que j’ai compris pendant ma thèse, c’est que le roman français, pour différentes raisons, a du mal à détailler l’action et l’a toujours suggérée – le roman, celui qu’on appelle littéraire, c’est-à-dire qui n’est pas sériel ou populaire. Alors ça, c’était vraiment un des enjeux de mon travail de thèse que j’ai fignolé sur cinq, six ans. Il y avait donc le désir de m’inscrire dans cette tradition française qui m’intéressait, et cette tradition française, une des façons dont je la lis, c’est qu’elle est très influencée par le symbolisme. C’est le propos de ma thèse de montrer que le roman littéraire d’aventures, finalement, doit énormément à l’intelligentsia symboliste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, autour de Gide par exemple. J’aimais bien cette idée de l’évocation ; je trouve que l’évocation est plus intime, quasiment. Je ne suis pas un grand amateur de descriptions, il y en a quelques-unes dans mon roman, mais j’aimais plutôt cette idée, qui est une idée symboliste, selon laquelle il vaut mieux suggérer, et ensuite, une machine se met en place dans l’esprit du lecteur ou de la lectrice, qui va se nourrir de ses propres fantasmes, de son intimité. Là, j’imagine qu’on retrouve aussi la question du territoire, c’est-à-dire qu’il suffit de prononcer le mot « Congo » pour que beaucoup de gens retombent dans un imaginaire colonial : Congo égale ténèbres, guerre, jungle, animaux sauvages, Conrad, etc. C’est donc intéressant d’aller chercher cela en nous, c’est un peu comme un jeu.

L’écriture que j’ai voulue est l’écriture de quelqu’un qui venait de faire un doctorat, qui est beaucoup dans le méta-littéraire ; c’est peut-être une écriture trop universitaire, je ne sais pas. Il s’agissait de pouvoir mettre en scène les imaginaires, parce que moi, ce sont uniquement des clichés et des poncifs que j’utilise. Il s’agissait aussi de voir que cet imaginaire peut être constitué de choses beaucoup plus intimes comme le désir, la peur, l’angoisse, et leur actualisation en chacun, chacune de nous. Et là, il y a une part de liberté. Tandis que décrire, ça m’intéresse moins parce que ça laisse moins de liberté. De la même façon, je pense que pour le personnage qui est découpé, décrire fonctionne moins bien, car tout le monde en a vaguement son idée. Je ne voulais pas trop le décrire, mais plutôt le suggérer, utiliser une image très floue, une phrase un peu ampoulée qui noie le poisson, parce que ce sont des choses que je ne veux pas montrer, ou que je ne peux pas montrer, et non parce que je n’en aurais pas envie.

Rachel LaRoche : Ce sont donc à la fois les corps et le territoire qui sont construits par le lecteur ou la lectrice, qui puise en soi et dans un immense réservoir d’images sur le Congo, comme vous l’avez bien dit, ou d’images sur la vieille Europe aussi, sur le « vieux continent », ou le Paris du XIXe siècle. Ce sont des espaces pour lesquels on n’a pas besoin de descriptions.

Paul Kawczak : En essayant tout de même de mettre le petit élément qui va faire qu’on va voir l’Europe ou l’Afrique légèrement autrement… Je me dis qu’on va peut-être penser l’Afrique autrement, par exemple, si l’on sait nommer les ethnies au Congo, nommer les langues qui y sont parlées. Il faut rappeler qu’il y a des complexités qui existaient, enfin, des pays qui existaient avant. Tout ça, ce sont des choses qu’on ne sait pas. Mais parce que je ne suis pas connaisseur du Congo, il ne fallait pas non plus l’imposer d’une façon didactique.

Rachel LaRoche : En effet, il n’y a pas du tout de dimension ethnographique dans Ténèbre. Je n’ai pas l’impression que le roman en a besoin, d’ailleurs. Il aborde autrement les métissages culturels ; il parle des communautés, il parle de racisme aussi, mais cela s’incarne dans les personnages, leurs identités et leurs relations, davantage que dans des descriptions historiques, par exemple. Il y a, dans le roman, peu de « savoir » – , et je ne l’entends pas de manière péjorative, au contaire.

Paul Kawczak : Je suis tout à fait d’accord, c’est du roman, c’est de l’esbrouffe. Souvent les gens me disent : tu as dû faire beaucoup de recherches. J’ai fait de la recherche, mais mon rôle c’est de faire semblant ; c’est de l’illusion, c’est un tour de magie, sinon il faut lire un livre d’histoire.

Rachel LaRoche : Je m’interrogeais d’ailleurs sur la façon dont vous concevez votre travail d’écrivain, parce qu’en ayant fait un roman s’inscrivant dans la lignée des réflexions de votre thèse, vous rejoignez d’une certaine manière toute une constellation d’écrivains et d’écrivaines qui se positionnent – ou qu’on positionne parfois, qu’ils le veuillent ou non – comme des chercheurs-créateurs, ou comme des écrivains et écrivaines qui pratiquent la recherche-création (j’entends ce terme au sens large). Je me demandais si vous pouviez nous parler plus en détail du rôle qu’a joué votre thèse dans l’écriture de Ténèbre. Est-ce que Ténèbre est pour vous une forme de prolongement de la thèse ? Considérez-vous que votre démarche rejoint une forme de recherche-création, encore une fois, au sens large ? Si oui, de quelle manière ? Comment vous positionnez-vous par rapport à cela ?

Paul Kawczak : C’est certain que oui, par la force des choses. On ne peut pas faire une thèse et un roman qui portent sur le même sujet, puis dire que ça n’a rien à voir. Pendant que je faisais ma thèse, je me suis dit : « Tu ne feras pas de roman d’aventures après, parce que, un, tu en es incapable, et deux, ce serait vraiment trop gros ». Il se trouve que je l’ai fait. Et la thèse a eu plein d’influences : j’ai été nourri par l’ambiance, le style de récit, le style d’intrigue. J’ai lu des dizaines de romans d’aventures pendant cinq ans, donc j’en suis ressorti imprégné d’un type de personnage, de caractères, etc. J’avais envie de poser un discours critique et littéraire sur nos imaginaires, d’examiner la place de la colonisation dans l’imaginaire du roman d’aventures.

Le roman d’aventures est un roman colonial, un point c’est tout – ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’était dit depuis longtemps, mais je voulais peut-être ajouter ma pierre à l’édifice. Ça ne rend pas ce roman moins intéressant ni moins plaisant, mais notre société est une société coloniale, et notre imaginaire – d’Indiana Jones à Allan Quatermain – est un imaginaire colonial. Je voulais donc un roman d’aventures – enfin, un parmi d’autres – qui aille un peu à l’encontre de cet imaginaire colonial, sans faire la leçon aux gens, mais pour moi-même explorer cela, parce que je suis un pur produit de la France coloniale : je suis allé à l’école républicaine, où j’ai appris qu’on était les meilleurs, qu’on avait dominé la planète. J’ai écrit sur mon histoire. J’écris sur le fantasme colonial, sur notre histoire violente, et j’avais l’impression que ça, ça m’appartenait aussi d’en parler : j’en suis complètement l’héritier ; l’école m’a gavé de récits d’exotisme et d’aventure, et on m’a littéralement caché la guerre d’Algérie quand j’étais à l’école. À un moment, pour moi, il est devenu légitime de me pencher sur ce qu’on s’est raconté et, en même temps, sur ce qu’en tant qu’adulte je peux maintenant penser de la violence.

Après, comment je vois ça ? À mes yeux, la création se définit comme un agencement de choses : le monde est dans un état X, je prends des éléments, je les mets les uns à côté des autres dans un état X’, à une échelle qui est la mienne, et c’est de la création. Que ce soit faire une thèse ou faire un roman, c’est la même chose. Mais, plus largement même, faire une recette de cuisine, c’est la même chose : vraiment, fondamentalement, ce qui m’intéresse, c’est le devenir, ma façon d’agir. Et là, oui, effectivement, la création peut être réflexive, elle peut m’amener à penser. Après, en vieillissant, j’ai l’impression de ne rien savoir. Je veux dire, je pense que c’est plutôt avancer dans un grand flou que d’en sortir des choses bien concrètes. Donc, l’angoisse et l’ignorance nous attendent, mais ça, c’est notre condition humaine.

Rachel LaRoche : Il n’est pas anodin que la réflexion critique et théorique issue de votre thèse ait été réinvestie dans la fiction, finalement. Nous parlions d’un parti-pris pour l’imagination, et encore une fois, c’est ce que j’entends : c’est comme s’il y avait dans la thèse quelque chose, non pas d’inachevé, mais quelque chose qui demeurait en suspens, dont l’imagination peut se saisir.

Je vais terminer sur une question plus large, qui concerne justement une conception du littéraire, ou une conception de la capacité qu’a la littérature à s’inscrire dans le monde. À votre avis, est-ce que la littérature – ou peut-être devrais-je parler davantage de fiction –, est-ce que la fiction permet, en proposant de nouveaux récits, de transformer, de se réapproprier les lieux et, du même coup, l’histoire de ces lieux ? Est-ce quelque chose à quoi vous croyiez en écrivant Ténèbre, ou peut-être après coup ?

Paul Kawczak : La réponse, forcément, est oui. Je pense de plus en plus, qu’on fait les choses comme un oiseau fait son nid. J’ai lu un livre de John Dewey, qui s’intitule L’art comme expérience, qui articule une vision pragmatiste – le pragmatisme américain – dans laquelle l’expérience esthétique est toujours connue a posteriori, c’est-à-dire qu’on fait des choses et, parfois, elles nous apparaissent ensuite comme complètes. On les fait parce que notre corps, qui est une réalité biologique, est en interaction avec un environnement biologique ou non, et qu’il y a des déséquilibres qui, parfois, appellent un mouvement, lequel ramène un équilibre ; de temps en temps, on se retourne sur cette évolution, et on se dit : « Tiens, ce moment-là était complet, c’était beau ». Ça peut être une partie de pêche ou publier un livre. Je pense de plus en plus que les choses sont extrêmement complexes ; que, du fait de mes études de mes intérêts et de mon métier, j’ai investi une somme d’énergie dans la direction littéraire ; et donc que cette complexité qui est la mienne a un élan littéraire qui ira, comme une boule qui roule peut-être, jusqu’à s’arrêter de rouler, et que pour le reste, je ne comprends pas grand-chose. C’est de plus en plus, pour moi, un lâcher-prise… Il ne s’agit pas de dire : « Je me fous de tout, je démissionne ». Quand on se penche sur la chose, c’est tellement complexe que, parfois, j’ai plus l’impression de me dire : « Il y avait quelque chose en moi, une tension qui, finalement, du fait du contexte, a pu se résoudre dans cette direction, parce qu’une telle dose d’énergie en amont, que l’énergie nécessaire ou une motivation, avaient été là pour que la chose s’accomplisse… » Et ça c’est vrai de tous les domaines de la vie finalement. Donc, la réponse serait que, perpétuellement, on recrée le monde. Je n’invente rien, je fais du Montaigne : Le monde n’est qu’une branloire pérenne, ou un truc comme ça, et on ne sait pas grand-chose. Et puis le jour où la mort viendra nous cueillir pendant qu’on plante nos choux, peut-être qu’il vaudra mieux être plus intéressé par les choux que par elle.