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Figure 1

Technologie Arouak, Renata Inahuazo, 2021, Pastel gras sur papier A3

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Semences de la liberté : Chemins du combat indigène

Figure 2

Photo : Gérard Wormser, 2019

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L’état chaotique du monde contemporain et de la gouvernance de sociétés si diverses de par leurs langues et spécificités, mais productrices de nombreuses connaissances partout sur la planète, et qui sont le siège d’expériences infinies et multiformes, nous contraint à réfléchir à nos orientations et à leurs modalités après cette année 2022 si critique. De là que nous devions revoir radicalement la façon dont nous avons géré l’espace mondial, les modalités qui prévalent dans l’établissement des rapports humains et notre manière de gérer toutes sortes de productions, dans des cadres et des systèmes politiques, économiques, sociaux, humains et environnementaux les plus divers. Au milieu de ce dérangement général, une évolution significative de l’organisation des communautés indigènes du Brésil est parvenue à s’imposer. En une époque caractérisée par une circulation mondiale devenue absolument concrète, où tant de populations migrent, se mélangent et où les civilisations se mêlent, les peuples dits originaires revendiquent leurs ancêtres et leurs traditions, le droit à leur « place » et à faire entendre leur voix. Les peuples indigènes brésiliens, en particulier, montrent que l’image de l’Indien « nu et ingénu » – esquissée par Pero Vaz de Caminha en 1500, qui a accrédité le mythe du « bon sauvage », celui d’un esprit simple et soumis, ce symbole absolu de l’exotisme, s’est avérée totalement inepte, une idée faible, démonétisée et dépassée. Laissons les anthropologues, les philosophes et les psychologues traiter à l’avenir de l’écart qui sépare notre projet d’existence de l’idée centrale qui anime et unit le projet de l’immense archipel indigène, certes bien diminué aujourd’hui, mais qui survit et résiste dans les différentes régions du vaste continent qu’est le Brésil. Malgré les nombreuses tentatives pour les exterminer, les acculturer, les faire taire, s’approprier leur territoire et leur interdire d’interagir avec l’environnement, les peuples indigènes résistent ! Résister, tel est le mot d’ordre pour mettre en pratique le « bien vivre ».

Et à bas bruit, les Indigènes du Brésil se sont organisés. Face au succès mondial des idéologies extrémistes et de leur mise en œuvre, dont l’expression-phare au Brésil fut le gouvernement Bolsonaro, les indigènes ont opposé une résistance. Ils ne se sont plus exprimés de manière isolée comme les figures historiques qu’incarnèrent Juruna et Raoni en leur temps. Les grands dirigeants Aritana Yawalapiti et Ailton Krenak ou l’emblématique chaman yanomami Davi Kopenawa ont atteint une audience internationale.

Face au conformisme et à la passivité individualiste d’une société brésilienne désormais liée à des influences qui dépassent le cadre national, le petit nombre d’indigènes qui subsiste encore dans le pays s’organise, se déploie, multiplie les voix qui résonnent dans le monde entier. Voyageant sur le continent des anciens colonisateurs, devenus conscients de la nécessité de protéger la planète, ils dénoncent la barbarie à laquelle ils sont encore soumis dans les années dites « hypermodernes » de 2020. Ils ne se lèvent pas seulement pour dénoncer le quasi-génocide des indigènes accéléré par les politiques favorables aux intérêts économiques sectoriels orchestrées par le gouvernement Bolsonaro, ils font sonner leurs maracas au nom de la forêt et des différents biotopes largement décimés et déboisés au Brésil, à l’heure où l’immense village mondial commence tout juste à s’éveiller face à la crise climatique initiée par de main d’homme.

Nous devions donc franchir le pas et, par-delà la franche sympathie ou l’intérêt que les peuples indigènes du pays du bois-brésil ont toujours éveillé en nous. En écoutant le son des maracas et en entendant le chœur des voix indigènes, comment ne pas se joindre à eux d’une manière ou d’une autre ? La voie que nous avons trouvée, modeste mais dont nous espérons qu’elle résonne au loin et se démultiplie, fut d’écouter l’appel et de traverser les divers espaces par lesquels nous transitons pour accueillir leurs voix.

Ainsi, en 2019, le projet de recherche et de réalisations TELAA – Écrans électroniques, littérature & arts audiovisuels, alors basé à l’Université de Brasília, a organisé la troisième rencontre interdisciplinaire Entre Écrans, centrée sur la présence des écrans dans la culture contemporaine, pour débattre de l’hallucination politique des écrans. Aujourd’hui, les fondements et la pratique de la politique passent nécessairement par des écrans, c’est aussi toujours plus le cas dans la culture. De là les confrontations indispensables à chacun d’entre nous, quelles que soient notre participation et notre action dans le corps social. Aujourd’hui, rien n’échappe aux écrans – de toutes sortes. Les réseaux sociaux révèlent leur portée, leur puissance et leur souveraineté. Nous voyons que l’utopie de la transparence coexiste avec une sorte d’hallucination, qui montre à chacun ce qu’il veut voir – quand l’autosuggestion se substitue à tout regard sur le réel et engendre une passivité répondant au naufrage d’individus.

À ce moment déjà, la scène politique brésilienne, imprégnée du style de Donald Trump, semblait s’être transformée en une série télé vulgaire et d’horreur, dont, pris d’une étrange fascination acritique, nous suivions les épisodes sur internet, sans nous offusquer, ni intervenir.

Dans le contexte politique national de la fin 2019, après le coup d’État parlementaire de 2016 contre le gouvernement de Dilma Rousseff, l’emprisonnement arbitraire de l’ancien président de l’époque, Luiz Inácio Lula da Silva, empêché de se présenter aux élections en 2018, nous subissions la gestion catastrophique de M. Jair Bolsonaro, ce politicien obscur d’extrême droite qui a rapidement contaminé la population de ses propres pulsions violentes, a fait du pays un paria mondial et a fait régresser le Brésil dans tous les domaines du développement humain, économique, environnemental et institutionnel.

Face au démantèlement de l’éducation et de la santé, au vu du laisser-faire propice à la destruction, sur un rythme hallucinant, de la forêt amazonienne et d’autres biotopes nationaux essentiels, compte-tenu du retour rapide de l’injustice sociale et de la misère et, constatant surtout l’affaiblissement des idéaux politiques et la violation des pratiques républicaines brésiliennes, il nous a semblé urgent de discuter de la politique des écrans. Nous étions loin d’imaginer que nous étions à la veille d’une crise mondiale, la pandémie de COVID-19, qui devait réduire les contacts humains et nous fixer tous encore bien plus devant les écrans. Avec la réduction drastique des subventions pour les universités, la recherche et la culture sous le gouvernement de Jair Bolsonaro, le Projet TELAA (Écrans électroniques, littérature et arts audiovisuels), soutenu principalement par l’Ambassade de France et l’association Sens public, a pu réunir un groupe hétérogène de chercheurs, d’artistes et d’agents culturels nationaux et étrangers pour réfléchir et comprendre le phénomène des « écrans » et ses implications sociopolitiques.

Dans ce contexte où le son des maracas indigènes résonnait jusqu’à nous, nous avons décidé d’inviter le journaliste Erisvan Bone à rejoindre notre plateau. Militant indigène et jeune dirigeant du peuple Guajajara du Maranhão, il est le fondateur du réseau « Mídia Índia », qui entend donner la parole aux peuples indigènes : il participa aux débats concernant les récits des médias électroniques (télévision, vidéo, magazine numérique, jeux vidéo, films publicitaires, réseaux sociaux, blogs et smartphones).

Figure 3

Erisvan Bone Guajajara pendant la troisième Rencontre internationale Entre Écrans, l’Hallucination politique des écrans, qui s’est tenue à l’université de Brasília en septembre 2019. Photo : Gérard Wormser

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Le contact établi avec le jeune Erisvan Bone Guajajara nous a rapprochés des manifestes indigènes, accroissant encore notre respect pour la fine articulation d’idées et d’actions déployée par les différentes communautés du pays. Notre rencontre avec Erisvan Bone nous a également appris que, le mois suivant, des dirigeants indigènes de différentes communautés quitteraient le continent et traverseraient l’Atlantique pour l’Europe, entreprenant un voyage de 35 jours sous le slogan « Sang autochtone, pas une goutte de plus ». Ils seraient reçus dans 12 pays pour « dénoncer les graves atteintes perpétrées contre les peuples indigènes et l’environnement au Brésil, devenues systématiques depuis l’investiture du président Jair Bolsonaro ».

Nous reconnaissons avoir été très impressionnés par cette action de grande envergure menée par l’Articulation des peuples indigènes du Brésil – APIB, en partenariat avec des organisations de la société civile, « pour soutenir toutes les mesures destinées à faire pression sur le gouvernement brésilien et les firmes du secteur agroalimentaire, pour qu’ils se conforment aux accords sur la protection de l’environnement et respectent les droits des peuples indigènes ». Dans cette perspective, l’APIB a développé et institutionnalisé son département juridique, aujourd’hui coordonné par l’avocat indigène Luiz Eloy Terena, fondant ce qu’ils définissent comme un « plaidoyer indigène organique », articulant l’action judiciaire technique avec les décisions politiques du mouvement indigène. L’équipe juridique de l’APIB traite de quatre types de contentieux : judiciaire, parlementaire, pénal et international.

C’est pourquoi, lors d’une nouvelle rencontre et d’une autre action intellectuelle, cette fois à Paris, en octobre de cette même année et à l’occasion du « 29e Salon de la Revue », lors du débat proposé par la revue internationale Sens Public sur le thème « Résistance culturelle & démocratique au Brésil », nous avons mis en lumière la résistance indigène, isolée, mais active et puissante, contre les atrocités dont le gouvernement Bolsonaro était responsable en même temps que du démantèlement des institutions démocratiques brésiliennes.

Figure 4

Extrait du programme du 29e Salon de la Revue, Paris, 2019

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À nos yeux, l’attitude des dirigeants indigènes tranchait face au mutisme et à l’inertie de la société brésilienne en général, qui s’était montrée incapable de s’organiser pour résister à la régression à laquelle le gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro condamnait le pays. Nous avons donc profité de ce moment pour contribuer à populariser les priorités des indigènes parcourant alors 18 villes européennes.

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Vidéo promotionnelle de la « Tournée Sang autochtone, pas une goutte de plus », APIB, 2019. Traduction vers le français par nos soins, en note [1]

À cette occasion, avec la philosophe Márcia Tiburi – exilée à Paris en raison de graves menaces et du chantage en provenance du camp bolsonariste, nous avons décidé d’accueillir la délégation indigène et de préparer pour elle un dîner dans notre appartement. Nous avions en effet appris que les indigènes, après un mois à parcourir l’Europe, étaient fatigués de la nourriture qu'on leur servait, très éloignée de leur vie quotidienne et de leurs habitudes alimentaires. Nous avons donc reçu les 13 indigènes présents à Paris (Ângela Kaxuyana, Dinaman Tuxá, Alberto Terena, Kretã Kaingang, Célia Xakriabá, Sônia Guajajara, Erisvan Bone Guajajara, Gasparini Kaingang, Erick Terena, Nara Baré, Elizeu Guaraní Kaiowa, Djuena Tikuna et Diego Janatã), plus deux autres membres de la délégation, membres de Mídia Ninja (qui se présente comme une base d’information numérique où le journalisme est « l’un des instruments et des moyens d’expression aptes à soulever des questions et des débats, en renforçant les récits trop peu mis en valeur dans les médias légitimes ». Avec eux, nous avons invité quelques amis triés sur le volet pour une soirée exceptionnelle, où la force du discours se combina aux mélodies indigènes chantées par Djuena Tikuna pour captiver tout le monde. Un lien de plus a été construit avec la cause indigène !

Figure 5

De gauche à droite : Djuena Tikuna, Nara Baré, Célia Xakriabá, Márcia Tiburi, Sônia Guajajara e Ângela Kaxuyana. Photo : Gérard Wormser, Paris, novembre 2019.

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Entre présentations, échanges d’informations et conversations, nous leur avons appris que le lendemain, 11 novembre, nous serions aux Champs-Élysées devant la statue de Georges Clemenceau. À cette date de la commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale (11/11/1918), un hommage annuel est en effet rendu au chef du gouvernement français de l’époque. Au terme d’une longue carrière politique et à un âge avancé, Clemenceau, élu Président du Conseil, mobilise la société française aux côtés des armées alliées pour remporter la victoire et mettre fin à la guerre. Cette cérémonie voit le chef de l’État et de hautes personnalités politiques déposer une gerbe de fleurs au pied de la statue. Le public est restreint à la famille Clemenceau et à quelques personnes. Notre présence tient à notre appartenance à la famille du chef de cabinet de Clemenceau, resté son ami intime, et fondateur de l’association qui gère le Musée parisien qu’est devenu son appartement.

De là surgit l’idée de nous présenter à la sécurité présidentielle chargée de surveiller les alentours de l’événement, et de faire admettre avec nous les indigènes Sônia Guajajara et Célia Xakriabá, pour attirer l’attention sur la présence, le travail et les manifestations indigènes qui auraient lieu dans la capitale française et tenter de les présenter au président Emmanuel Macron. Cette aventure dans les rues froides de l’automne parisien en compagnie de deux femmes indigènes revêtues de leur parure de plumes nous a valu la plus grande attention des policiers, mais le règlement exigeait une invitation nominative. Nous avons sollicité une autorisation de dernière minute, mais la réponse n’est jamais venue. Nous avons donc profité d’une légère complaisance des policiers présents qui s’étaient éloignés un moment : nous voilà au pied de la statue de Clemenceau avec les deux indigènes, prêts à assister à la cérémonie. Sous les regards stupéfaits et désapprobateurs de la famille, nous nous sommes installés au premier rang avec Celia et Sonia, qui purent serrer la main non seulement de la maire de Paris, Anne Hidalgo, et d’autres officiels, mais celle du président Emmanuel Macron lui-même, attentif à leur présence. Mission accomplie !

Figure 6

En haut, Anne Hidalgo, maire de Paris, salue Sônia Guajajara ; en bas, la poignée de main du président français Emmanuel Macron à Célia Xakriabá. Photos : Gérard Wormser, Paris, novembre 2019.

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Par-delà notre propre engagement pour la cause indigène, la présence à nos côtés de Célia Xakriabá et de Sônia Guajajara lors de cette commémoration s’autorisait de la figure de résistance, de courage et d’engagement de Georges Clemenceau pour la justice et la démocratie, tout comme les indigènes résistent courageusement, demandent justice et associent leur lutte au projet démocratique en terre brésilienne. Quelle fierté que de pouvoir faire circuler ces photos !

Figure 7

En haut, les indigènes Sônia Guajajara e Célia Xakriabá avec Gérard Wormser, fondateur et directeur de la revue Sens Public, au pied de la statue de Georges Clemenceau ; ci-dessus, Célia Xakriabá et Junia Barreto, directrice et éditrice de ce dossier, place Clemenceau à Paris. Photos : Junia Barreto e Gérard Wormser, Paris, novembre 2019.

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En 2020, l’exposition La Lutte Yanomami de la photographe Cláudia Andujar, présentée à la Fondation Cartier à Paris, nous a enthousiasmés ! L’exposition réunissait plus de 300 photographies de l’artiste (en couleur et en noir et blanc), une série de dessins réalisés par les Indiens Yanomami eux-mêmes, et quelques installations audiovisuelles, présentant une partie du vaste fonds de Cláudia Andujar et aussi des propos filmés de Davi Kopenawa. L’exposition est marquée par la sensibilité, qu’il s’agisse de celle de la photographe elle-même (que l’on perçoit à travers divers témoignages), de son art, ou de sa propre expérience aux côtés des Yanomami et de la relation qu’ils tissèrent, pour laquelle l’art photographique fut un vecteur essentiel. Les photographies de Cláudia Andujar traduisent la force de ce peuple d’un peu plus de 30.000 personnes, caractérisé par son large éventail culturel et linguistique. Le militantisme d’Andujar pour la cause des Yanomami, des années durant, est également impressionnant, et nous comprenons, à travers les mots de Davi Kopenawa, qu’au-delà de l’engagement se trouve l’affection sur laquelle leurs relations se sont construites. L’artiste semble également capable d’établir un pacte fort avec le spectateur. Ses photographies paraissent s’affranchir du papier et donner vie aux innombrables « personnages » saisis par ses objectifs et suscitant chez le spectateur admiration et respect pour ce peuple originaire habitant la forêt amazonienne à la frontière avec le Venezuela, sur un territoire dont la superficie dépasse celle du Portugal et notoirement convoité par les intérêts développementalistes.

Figure 8

Affiche de l’exposition La lutte Yanomami, présentée à la Fondation Cartier, à Paris, du 30/01 au 10/05/2020 ; réouverture du 16/06 au 13/09/2020.

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L’exposition d’Andujar a encore accentué le désir d’entreprendre la lecture du livre initiatique écrit par Davi Kopenawa et l’anthropologue français Bruce Albert, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, né des récits de Kopenawa à l’ethnologue, dans sa langue maternelle, retraçant sa trajectoire personnelle, de la découverte de sa vocation de chaman dans l’enfance, à l’avancée dévastatrice de l’homme blanc dans la forêt, en passant par sa lutte et ses voyages à l’étranger, s’efforçant de dénoncer la barbarie et de défendre son peuple.

Notre intérêt pour le dirigeant Yanomami et son manifeste chamanique nous a conduits à Julien Palotta, philosophe français et traducteur de l’œuvre d’Ailton Krenak. Invité à rejoindre l’équipe de la revue Sens Public, Palotta nous a aidé à comprendre une forme de triangulation entre (1) le positionnement scientifique de l’anthropologie occidentale dans l’approche du bien-être indigène et des croyances liées à ce monde en voie de disparition (Lévi-Strauss, Darcy Ribeiro, etc.) ; (2) l’authenticité de la transmission faite par Davi Kopenawa à Bruce Albert dans sa propre langue. Conscient de la fragilité du savoir de la forêt, Kopenawa a accepté de rapporter au monde extérieur l’expérience spirituelle des chamans Yanomami, en prenant soin de ne pas trahir les affections les plus intimes du peuple de la forêt ; et (3) Ailton Krenak, assumant son intégration dans la sphère médiatique urbaine, se positionnant comme un traducteur pour son public et dans la langue brésilienne, de formes plus génériques et accessibles de l’expérience de la vie bonne.

Notre dossier tente de s’établir dans une forme de médiation présentant ces trois perspectives, entre lesquelles nous invitons le lecteur à circuler, car les expériences sont multiples. De fait, toutes les communautés indigènes sont fatalement confrontées à l’impératif de faire cohabiter leur perspective originale avec les représentations dominantes. Cette nécessité a été clairement perçue, et de manière extrême, dans la confrontation avec la nouvelle pandémie, lorsque nous avons assisté à l’éclatement d’un conflit entre des visions contradictoires.

En 2020, la pandémie de coronavirus s’est propagée et a embrasé le village planétaire. Le négationnisme et le mépris du président Jair Bolsonaro pour la population brésilienne sont responsables de la propagation du virus parmi 162 peuples indigènes, des 75 711 personnes infectées et des 1 324 décès enregistrés, selon le site Web Emergência Indígena, de l’Articulation des peuples indigènes du Brésil – APIB données du 13/11/2022. En défiant le gouvernement et les institutions officielles clairement anti-indigènes de l’administration Bolsonaro, telles que la FUNAI (Fondation nationale de l’Indien) – qui ont totalement négligé les actions de soutien aux peuples indigènes pour faire face à la pandémie, l’APIB, avec ses organisations de base, a lancé une mobilisation internationale pour tenter de sauver des vies indigènes, puisque plus de 50 % des peuples ont été directement touchés par la pandémie de Covid-19.

En pleine pandémie, l’envie nous est donc venue d’ouvrir l’espace de cette revue aux peuples indigènes de tout le Brésil et de leur donner la parole, sous la forme qu’ils souhaiteraient : textes, photos, vidéos, témoignages ou contributions artistiques. Il est clair qu’une telle proposition n’allait pas se couler dans le formatage des fameux « appels à contribution » institutionnels. D’ailleurs, à l’époque sombre du bolsonarisme, une demande de nature médiatique pouvait produire de la méfiance et instiller le doute, alors que nombre d’indigènes, d’indigénistes et de personnes engagées dans la lutte pour la préservation de la forêt et de ses peuples subissent toutes sortes d’intimidations et d’attaques meurtrières, sans que ces crimes soient clairement élucidés et dûment punis. De nombreux dirigeants de chacune des 7 organisations régionales de l’APIB au Brésil se consacraient intensément à la préparation des candidatures indigènes pour participer à la politique nationale, dans le cadre des élections législatives et présidentielles des 2 et 30 octobre 2022.

Nous nous sommes également rendus aux manifestations indigènes de 2021, à Brasília, le « Campement Lutte pour la vie » et la « Marche des Femmes indigènes », dont la mobilisation visait avant tout à influencer le jugement en cours de la « clause temporelle » par les juges du Tribunal suprême fédéral (STF), qui statuera sur les démarcations des terres indigènes dans le pays. La thèse absurde de la clause temporelle soutient que seuls les indigènes qui se trouvaient sur leurs terres le 5 octobre 1988, date de la promulgation de la Constitution brésilienne, aient droit à la démarcation de leurs terres. Selon Marcos Sabaru,

la clause temporelle est une machine à broyer l’histoire … elle en finit avec l’histoire, elle change toute l’histoire. Parce qu’en deçà du 5 octobre 88, il n’y a plus d’histoire (…) Elle repositionne les gens, établit le colonisateur comme propriétaire de la terre et l’indigène comme envahisseur. (…) Elle nie que depuis des millénaires, tous les peuples indigènes étaient présents et prenaient soin de la biodiversité. La clause temporelle en ce sens est bien temporelle, cette machine retourne dans le temps, inverse le temps, change les gens d’époque, met les gens dans un temps différent, efface la mémoire et change l’histoire.

(Sabaru s. d.)

Lors de cette imposante manifestation qui s’est déroulée à Brasília entre le 22 et le 28 août 2021, nous avons filmé, photographié et, surtout, parlé à quelques indigènes réunis pour dénoncer les invasions de leurs territoires et les attaques constantes contre leurs droits fondamentaux garantis par la Constitution fédérale. Une mobilisation impressionnante !

Nous avons commencé les contacts pour ce dossier à la fin de 2020 et avons donné à chacun de ceux qui s’expriment ici le temps dont il avait besoin. Nous avons dit à tout le monde que l’idée était de réfléchir à la perspective du bien vivre, si chère aux communautés indigènes, menacée à l’époque du gouvernement Bolsonaro. Les matériaux qui nous ont été envoyés n’ont fait l’objet d’aucune réserve et paraissent ici, essentiellement sous leur forme intégrale, selon le vœu des auteurs.

Le dossier se compose de quatre grandes parties : ils écrivent, ils témoignent, ils créent et écrire sur eux - le tout ouvert par cette introduction et flanqué d’un appendice qui ponctue l’une des perspectives essentielles de cette manifestation. Dans la quatrième partie, intitulée écrire sur eux, nous avons invité des personnes extérieures à la communauté d’origine indigène, comme le jeune linguiste Ariel Pheula, spécialiste de la langue Avá-Canoeiro, de la famille des tupi-guarani, parlée dans les États de Goiás et de Tocantins par le peuple Avá-Canoeiro, à témoigner de son travail de chercheur au Laboratoire des langues et littératures indigènes de l’Université de Brasília - LALLI/UnB, ainsi que de ses expériences au sein des communautés indigènes. Nous avons également invité l’historien Manoel Batista do Prado Junior, spécialiste indigéniste de la Fondation nationale indigène (FUNAI), qui effectue actuellement une recherche doctorale en droit sur le thème « Terres indigènes, droits en litige : la protection constitutionnelle de la possession indigène, la propriété foncière et les fondements du conflit ».

Compte tenu du caractère international et transatlantique de la revue Sens Public (active en France, au Québec et au Brésil), ce dossier a été construit entièrement en portugais et en français, séparément. En utilisant différentes ressources textuelles, graphiques, imagiers et sonores, nous avons essayé de parer à d’éventuels problèmes d’accessibilité, en complétant la plupart des productions audio et vidéo, par leurs équivalents textuels.

Les indigènes qui participent au dossier sont des juristes, des éducateurs, des cadres de santé, des dirigeants communautaires, des anthropologues, des cultivateurs, des géographes, des activistes, des artisans, des linguistes, des femmes de ménage, des nutritionnistes, des artistes… Ces hommes et ces femmes ne s’engagent pas seulement à réaliser les programmes indigènes et communautaires, mais luttent aussi pour consolider la démocratie au Brésil, pour protéger l’environnement et pour l’usage conscient et responsable des ressources naturelles. En un temps d’individualisme exacerbé, de prévalence des intérêts personnels, de concurrence effrénée, du désintérêt pour la connaissance et la mémoire, les peuples indigènes nous enseignent l’importance de la communauté, de l’autre, du partage, de l’apprentissage, des traditions. Et, surtout, ils nous montrent qui sont les véritables gardiens de la forêt. Ils sont l’élément de stabilité capable de combiner l’action humaine et l’environnement.

La grande famille indigène brésilienne revendique aujourd’hui sa place de peuple originel des terres brésiliennes et n’entend pas accepter sa relégation traditionnelle – encore accrue ces derniers temps – sous forme d’une « altérité ». Leur organisation et leur capacité à dominer les situations et à résister montrent qu’ils ne supporteront plus la tutelle des classes dominantes ni un quelconque joug. Ils se sont préparés à être des acteurs et pas seulement des figurants d’une histoire brésilienne dans laquelle ils sont inscrits par principe.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’équipe de Jair Bolsonaro déprime après avoir perdu les élections face à l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva. Rien n’a pu empêcher la chute du gouvernement Bolsonaro, ni les propos les plus honteux, ni les intox numériques, ni la tentation d’impliquer les forces armées et l’effort pour manipuler les institutions, pas davantage la corruption du peuple à travers le versement de subsides de dernière minute, et pas non plus toutes sortes de menaces scandaleuses et d’actes d’intimidation, entre autres comportements exécrables d’une extrême droite opaque et rétrograde.

Nous voulons commencer une autre époque et travaillons à tourner cette page sombre de notre histoire. Détracteur inconditionnel de la population indigène, manipulateur financier, pactisant avec ceux qu’intéressent les territoires indigènes, bourreau de la bonne vie des communautés indigènes, ce président bientôt déchu, paria aux yeux de la communauté internationale, constate aujourd’hui le succès des actions indigènes auprès des organisations internationales et au sein des structures politiques et sociales brésiliennes. En novembre 2022, la participation de dirigeants indigènes de différentes régions du pays à la réunion internationale COP27 contribue à l’adoption d’actions immédiates pour contrer la crise climatique. Ils soulignent que la démarcation des terres indigènes fait partie de « l’axe central des stratégies pour un futur possible ». Luiz Inácio da Silva est invité au Caire tandis que Jair Bolsonaro, même encore président, reste isolé.

Récemment créé dans la ville de São Paulo, le musée des cultures indigènes a pour objectif de protéger, diffuser et valoriser le patrimoine culturel indigène. Il s’agit d’un « nouveau concept de musée, qui naît avec une proposition innovante de gestion partagée à construire au cours de l’expérience, à mesure que la participation des indigènes se renforcera. Un espace de dialogue interculturel, de pluralités, de rencontres entre peuples indigènes et non indigènes, où la mémoire de l’ancestralité permettra aux différents peuples indigènes de partager leurs messages, leurs idées, leurs connaissances, leurs philosophies, leur musique, leurs arts et leurs histoires », indique l’équipe fondatrice du musée.

Plus décisive encore est l’annonce de la création du ministère des peuples originaires, qui sera certainement dirigé par un responsable indigène intégrant le nouveau gouvernement Lula en janvier 2023. Dans l’attente de cet événement marquant de l’histoire du pays, les indigènes travaillent à formaliser des propositions rédigées par les dirigeants nationaux, à destination de l’équipe chargée de la transition entre le gouvernement actuel et le suivant. Les propositions exposées par l’APIB pour remettre sur pied et reconstruire la politique indigène du gouvernement, afin de sauver et de renforcer les droits mutilés par l’administration Bolsonaro, formulent six axes fondamentaux : (1) Droits territoriaux indigènes : démarcation et protection territoriale ; (2) Rétablissement et/ou création d’institutions et de politiques sociales pour les peuples indigènes ; (3) Reprise et/ou création d’institutions et d’espaces de participation et/ou de contrôle social ; (4) Agenda législatif : interruption des initiatives anti-indigènes au Congrès national et des menaces de type judiciaire ; (5) Agenda environnemental ; (6) Articulation et incidence internationales et composition d’alliances et de partenariats. La coordinatrice exécutive de l’APIB, Eunice Kerexu, a déjà déclaré : « au cours des quatre dernières années, nous avons assisté au démantèlement de la politique indigéniste et environnementale brésilienne (…) Nous voulons être entendus et consultés, ce qui est prévu par la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et n’a pas été respecté par Bolsonaro ».

En contraste avec la médiocrité et l’impréparation d’une grande partie de la classe politique brésilienne actuelle, la récente élection au Congrès national de femmes indigènes comme Célia Xakriabá et Sônia Guajajara, nous rend notre fierté et nous réconforte. À la veille du départ de Jair Bolsonaro, le choix du thème de la rédaction de l’examen d’entrée à l’université (ENEM) pour la session de cette année – « les défis pour la valorisation des communautés et des peuples traditionnels au Brésil  » – a donné lieu au commentaire suivant de Sônia Guajajara, active sur les réseaux sociaux : « depuis l’invasion de 1500, nos droits ont été violés, surtout ces quatre dernières années, lorsque l’administration actuelle, que nous avons déjà vaincue aux élections, a ouvertement mené sa politique d’extermination des peuples natifs et des communautés traditionnelles ». Voilà qui anticipe le ton de son futur travail au Congrès ! Célia Xakriabá a souligné « qu’il est temps de se pencher sur nos ancêtres, notre culture et nos peuples indigènes. Que cela entre dans les écoles et dans l’imaginaire de tous les Brésiliens ».

Figure 9

Sonia Guajajara e Célia Xakriabá à Paris, novembre 2019. Photo : Gérard Wormser

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Notre sentiment est celui d’une victoire et de perspectives d’avancées réelles pour concrétiser les objectifs des indigènes, la démarcation de leurs territoires ancestraux et la préservation suffisante de l’Amazonie et d’autres biotopes essentiels à l’équilibre du climat et de la planète. La victoire de « Fora Bolsonaro » (Dégage, Bolsonaro) remet en route la viabilité du projet du « bien vivre ».

Au nom de Sens Public, je tiens à remercier tous ceux qui ont contribué à ce projet par leurs témoignages, leurs réflexions et leurs propositions artistiques. Soyez-en sûrs, notre fierté à vous présenter ce dossier se double de l’engagement de Sens Public à ce que les orientations indigènes trouvent toujours porte ouverte auprès de notre rédaction, qui restera attentive et vigilante quant à l’engagement du nouveau gouvernement brésilien envers la cause indigène et les questions environnementales.

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« Octobre 30 ». Photographie et édition : Pedro Portella. Traduction (depuis la langue yanomami) : Morzaniel Iramari. Réalisation : Hutukara, Association Yanomami. Droits réservés. Traduction vers le français par nos soins, en note [2]

Après l’élection présidentielle brésilienne, le chaman Davi Kopenawa et les Yanomami de Watoriki célèbrent la victoire de Luiz Inácio Lula da Silva (« Chef Lula ») en présence de leurs propres dirigeants. Lors de cette prise prise de parole, ils réitèrent leurs revendications les plus urgente. Dont la principale : le retrait des orpailleurs qui occupent et dégradent la Terre Indigène Yanomami et Ye’kwana

Sommaire

Figure 10

Continuité, Renata Inahuazo, 2021, Aquarelle et stylo feutre pigmentée sur papier A3

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1er temps : Ils écrivent

Figure 11

Terre vivante, Renata Inahuazo, 2021, Aquarelle, encre de Chine et peinture pour tissu sur papier A3

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2e temps : Ils témoigent

Figure 12

Pas ancestral, Renata Inahuazo, 2021, stylos feutre pigmentée et roucou sur papier A4

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3e temps : Ils créent

Figure 13

Quand le temps, c’est de l’argent, Renata Inahuazo, 2021, Pastel gras sur papier et encre pour tissus sur papier A3

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4e temps : Écrire sur eux

Dernier temps…

Figure 14

La Femme sans visage, Kowawa Apurinã, 2022, Stylo Posca et crayons de couleur sur papier pollen

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