Résumés
Résumé
Une honte totale nous envahit, à proportion de la stupeur du 24 février dernier. Quatre millions de personnes, surtout des femmes et des enfants, ont fui le risque mortel et connaissent les affres de l’exil. Six millions d’Ukrainiens de plus durent abandonner leur maison pour un lieu moins menacé du territoire national. La Russie a gagné : l’Ukraine détruite a perdu sa souveraineté, le temps des zones d’influence et des pactes militaires est de retour. La nouvelle guerre froide sera arbitrée par les puissances asiatiques, tandis que les soutiens dévoyés à la Russie de Poutine devront ravaler leurs inepties criminelles.
Mots-clés :
- Honte,
- Ukraine,
- Gauche,
- Poutine,
- Exil,
- Photographie,
- Presse
Abstract
We are ashamed of ourselves, in proportion to the shock of February 24. Four million people, mostly women and children, have fled the mortal danger and are experiencing the agony of exile. Six million more Ukrainians had to abandon their homes for a less threatened part of the country. Russia has won: the destroyed Ukraine has lost its sovereignty, the time of zones of influence and military pacts has returned. The new Cold War will be mediated by the Asian powers, while the misguided supporters of Putin's Russia will have to swallow their criminal ineptitudes.
Keywords:
- Shame,
- Ukraine,
- Left-wing,
- Exile,
- Photography,
- Media
Corps de l’article
« Un homme libre dans une ville, c’est comme une brebis galeuse dans un troupeau. Il va contaminer tout mon royaume et ruiner mon œuvre ».Les Mouches.
(Sartre 1943a)
Acté. Un mois après l’invasion barbare de l’armée russe en Ukraine, le décompte macabre dépasse probablement les 20 000 soldats tués (pertes cumulées des deux armées), et combien de blessés ? 100 000 ? Combien de morts parmi les civils ? Plus de 300 victimes dans le bombardement criminel du théâtre de Marioupol, ville martyre ayant résisté en 2014 au premier assaut russe et survécu huit ans à proximité de la ligne de front restée une zone militaire dangereuse. Vidée de sa population dont une part a péri sous les coups d’une armée qui détruit à distance les villes et les vies : la mairie de Marioupol a comptabilisé plus de 5 000[1] enterrements avant que les calculs ne deviennent imprécis compte tenu de l’ouverture de fosses communes et du nombre de cadavres restés sous les décombres. Sa destruction est une punition rétrospective, son siège meurtrier une purge pour briser sa résistance et éliminer la prétention de la région à affirmer son identité ukrainienne. La haine pour cent ans entre des populations qui coexistèrent durant des décennies, un pays ruiné qui ne sera plus que l’ombre de la démocratie naissante qu’il se promettait, « luttant pour la liberté et pratiquement pour rien d’autre » comme l’écrivit Hannah Arendt (citée dans Tassin 2012, 143) à propos de l’écrasement par l’Union soviétique de la révolution hongroise de 1956.
Si le déséquilibre initial des forces était considérable, les Ukrainiens infligent de lourdes pertes aux assaillants et les deux armées sont aux limites de leur capacité à endurer le stress et la fatigue. Démotivés et épuisés après un mois, les Russes souffrent, mais le siège des villes ukrainiennes met leurs défenseurs dans une situation paroxystique. Selon Michel Goya,
Le nombre de missiles balistiques ou de croisières russes dépasserait le millier, soit les deux tiers du stock. C’est l’artillerie et donc les combats (l’armée de Terre russe combat d’abord par l’artillerie) qui détruit surtout les villes et non les frappes aériennes, y compris celles de missiles, spectaculaires mais plutôt rares ici (quand elles sont massives, c’est évidemment autre chose). Les forces ukrainiennes contribuent encore à l’entrave des mouvements en période de dégel en libérant les retenues d’eau et en inondant certaines zones (Irpin). Un mois de combat continu constitue une limite psychologique. Au-delà on constate une augmentation rapide des effondrements. Il est probable qu’un certain nombre d’unités engagées sans interruption depuis les premiers jours au combat en Ukraine (notamment les unités russes à l’ouest de Kiev ou la plupart des forces engagées à Marioupol) soient au bord de l’effondrement psychique.
(Goya 2022)
Pour les combats urbains, les Russes recrutent des supplétifs syriens ou le groupe Wagner. Une bonne partie ne reviendra pas du combat. Jean-Pierre Filiu le confirme, l’attaque de Poutine, la plus violente de toutes celles qu’il a ordonnées jusqu’ici, obéit au schéma mis en œuvre en Syrie. Mais le nombre de victimes et de réfugiés a cru plus vite que durant toutes les opérations antérieures. Les massacres commis par les brigades russes sur la population ukrainienne, soit en arrière des zones qu’elle a conquises (Boutcha), soit pour désorganiser la résistance ukrainienne (gare de Kramatorsk), se sont multipliés.
Le 16 mars, Poutine a déclaré que « tout peuple, et en particulier le peuple russe, est capable de distinguer les vrais patriotes de la racaille et des traîtres, et de recracher ces derniers comme un moucheron qui aurait atterri accidentellement dans sa bouche. Je suis convaincu que cette purification naturelle et nécessaire de la société ne fera que renforcer notre pays, notre solidarité et notre capacité à répondre à tous les défis ». C’était pour sauver la Syrie et son peuple qu’il aurait fallu arrêter Assad quand il en était encore temps. Ce n’est plus seulement pour sauver l’Ukraine et son peuple, mais sans doute aussi la Russie et son peuple, qu’il faudrait arrêter Poutine. Pendant qu’il en est encore temps.
(Filiu 2022)
Mais la guerre peut durer si les troupes ukrainiennes sont approvisionnées – Biden l’a promis, et les dirigeants européens à sa suite.
En ce qui concerne la plupart des équipements militaires essentiels, Kiev est désormais entièrement tributaire d’un flux régulier et continu d’approvisionnement en provenance de l’Ouest pour contrecarrer la capacité de la Russie à masser les chars et la puissance aérienne contre les défenseurs et la population ukrainiens. Mais ces armes haut de gamme peuvent très bien être détruites dans la guerre bien plus rapidement qu’elles ne peuvent être fabriquées. Et s’il s’agit d’armes et de munitions, cela pourrait signifier qu’un combat prolongé serait à l’avantage de la Russie.[2]
(Sabbagh 2022)
Crimée et châtiment
L’invasion de l’Ukraine signifie pour notre génération l’échec des politiques internationales de la mondialisation. Ni le doux commerce, ni la mondialisation heureuse, ni les compromis boiteux qui enferrèrent la politique allemande dans son échange du gaz contre la paix n’auront servi. A présent qu’Annalena Baerbock dirige la diplomatie, les Verts sont honteux de leur attitude héritée du traditionnel « besser rot als tot » de la gauche allemande. Une escouade de dirigeants sans scrupules domine le Kremlin, indifférente au bien-être de leur peuple autant qu’aux traités internationaux. Très opportunistes, n’ayant jamais vécu une situation de guerre totale, ces hommes ne se voient que victorieux. Ils se croient tout-puissants et sont bien plus dangereux que les bureaucrates communistes d’antan. Mais, après l’échec du plan d’attaque initial, ses conseillers craignent d’informer Poutine comme il conviendrait. Le dictateur est enfermé dans le système de censure !
Même si nous pensons que les conseillers de Poutine ont peur de lui dire la vérité, ce qui se passe et l’ampleur de ces erreurs d’appréciation doit être parfaitement clair pour le régime. « Nous avons des informations selon lesquelles Poutine s’est senti trompé par les militaires russes, ce qui a entraîné des tensions persistantes entre Poutine et son état-major », a déclaré Kate Bedingfield, directrice de la communication à la Maison Blanche. Nous pensons que Poutine est mal informé par ses conseillers sur les piètres performances de l’armée russe et sur la façon dont l’économie russe est paralysée par les sanctions, parce que ses conseillers principaux ont trop peur de lui dire la vérité.[3]
(Sabbagh et Smith 2022)
Pour nous tous, la honte. Les Allemands ont commencé leur examen de conscience, nous devons entamer le nôtre (Wieder 2022) !
La honte ! C’était un thème feutré, une pathologie vieux jeu – quand bien même certains s’y sont intéressés (Kilborne 2001; Gros 2021). Ce concept plonge ses racines dans la tragédie antique, il s’agit du mauvais œil, une conscience d’arrière-plan qui dirige notre existence en sous-main, un affect moral qui s’affranchit des motifs rationnels. Parmi les penseurs modernes, Giambattista Vico (2001) déclare que la responsabilité humaine tient au fait que nul Dieu n’a conçu les rapports sociaux, et que pour ce motif les conduites humaines ont pour origine des sentiments et non des connaissances, supposées n’avoir pas existé avant que la rationalité ne se développe. La responsabilité humaine est ainsi liée par principe à des émotions. Sartre décrivit cette dimension dans L’Être et le néant, en pleine occupation allemande : éprouver de la honte, c’est se sentir soi-même jeté dans le monde et destiné à la liberté. Cet affect existentiel nous invite à assumer notre être-au-monde par-delà l’inertie d’une soumission aux routines d’un quotidien qu’on ne met pas en question. Sartre en présenta sa dimension politique avec Les Mouches. Jouée sous l’Occupation, cette œuvre théâtrale voit Electre et Oreste mettre à bas la soumission complice de la cité au prix du meurtre de leur mère et de son mari usurpateur, meurtrier d’Agamemnon. Il leur fallut répondre par la violence à la violence et à la honte de se sentir impuissants. Electre ne parvient pas à échapper au remords, et sera tourmentée sa vie durant. Assumant son acte, Oreste ne se destine pas au pouvoir, et s’exile des communautés humaines soumises : « Il est juste de t’écraser, immonde coquin, et de ruiner ton empire sur les gens d’Argos, il est juste de leur rendre le sentiment de leur dignité » (Sartre 1943a).
Sartre approfondira sa réflexion sur la violence, née réellement de la honte de n’avoir rien compris à ce qui se préparait avant le déclenchement des opérations. Il fallut la guerre. Sartre fut mobilisé, prisonnier près d’un an avant de rejoindre Paris et tenter alors de mettre en place un petit réseau de résistance. La réflexion de celui qui était initialement un théoricien de la psyché très éloigné des affaires publiques se porte alors sur la violence et la politique, ce qui le conduisit à thématiser par la suite les conflits coloniaux, jusque vers 1965 à propos de la guerre américaine au Vietnam (période durant laquelle il présidera le Tribunal Russell, ancêtre de la CPI). Sartre intègre la violence à une théorie du comportement et des significations collectives. Il en aperçoit le fondement – toute violence s’affiche comme une contre-violence – et évite les condamnations morales : toute violence historique relève de contradictions fondamentales, parfois libératrices d’une honte autrement insurmontable. Il traite longuement de la relation de la violence à la liberté en 1947, établissant que « la violence est par elle-même exigence vis-à-vis d’autrui : elle exige d’être reconnue comme telle, c‘est-à-dire valorisée par l’autre. Ici nous entrons dans la contradiction la plus profonde (…) dès lors que la violence veut se faire reconnaître, elle ne peut se faire reconnaître que par la violence » (Sartre 1983, 186)[4].
En dépit de ses attentes stratégiques, Poutine s’aveugla probablement en raison de cette dialectique de la violence. Réduire à néant les Ukrainiens, coupables en 2014 d’avoir rejeté le président qu’il contrôlait et de consolider leur État depuis, c’était faire justice d’un affront. Quand Sartre (1983, 187) écrit : « la violence est confiance dans le pire », on croit lire un jugement sur la décision de Poutine. Entrant en Ukraine, Poutine fait voler en éclats 75 ans de multilatéralisme, détruit l’ONU dans sa mission principale et rend le monde à venir infiniment plus violent. Les guerres et l’occupation de territoires sont génératrices de culpabilités en tout genre et de traumatismes ineffaçables (Aubenas 2022). Comment appréhender ce passage à l’acte chez un chef d’État qui avait jusqu’alors mis à profit des situations litigieuses plus qu’il ne les avait créées lui-même ? C’est d’ailleurs peut-être encore le cas, selon Bruno Tertrais (2022) : « La grande erreur des Occidentaux est de n’avoir pas trouvé, depuis 2014 ou avant, les moyens de signifier à la Russie qu’envahir un pays non couvert par la garantie de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord pouvait avoir de sévères conséquences, et donc de l’en dissuader » (Pommiers 2022).
Génial tacticien, Poutine ne serait pas un grand stratège. Il aura gouverné en imposant un état d’exception depuis son accession au pouvoir, abusant de décisions rageuses autant que de compagnonnages équivoques, et ne parvenant jamais à stabiliser la société russe d’une manière qui pût lui permettre de prévoir à long terme la manière de la réguler. De là sans doute qu’il ait eu autant besoin de se montrer cyniquement impitoyable avec ses opposants et si fourbe avec ses interlocuteurs étrangers – mis à part Xi Jinping sans doute. S’agit-il de surmonter la honte ?
Rien n’était parfait auparavant, mais on parlait tout de même d’éradiquer les maladies infectieuses et la faim, de renforcer le respect des droits humains et l’équité, de favoriser la liberté de circuler des personnes autant que celle des capitaux et des marchandises et de prendre en compte les capacités individuelles à échapper à la misère quand un filet de sécurité économique était mis en place. La planète connectée semblait devenir un havre paisible pour les milliards d’individus accédant à un minimum de services numériques et même la Covid-19 ne semblait pas devoir freiner l’humanité sur cette voie d’une fin de l’histoire encore peu perceptible, mais qui constituait un horizon plausible. Et voilà les chantres de cette mondialisation laissant se déployer un monstre, bernés par leurs anticipations intéressées, sourds aux opposants russes, dont la plupart sont en exil, oublieux des assassinats en Angleterre ou devant le Kremlin, négligeant les leçons historiques d’une région marquée par les violences politiques. Honte sur nous.
Les atrocités russes en territoire ukrainien provoquent une telle indignation que le manifeste de Philippe Sands que nous mentionnions dans notre article précédent (Wormser 2022) pour définir le crime d’agression et porter l’accusation contre Poutine a suscité un écho massif. Avant même qu’on prenne la mesure de l’ampleur de ces crimes, ce dernier déclarait que
La difficulté avec les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre est que vous devez montrer un lien direct entre l’acte qui tient du crime et son auteur. Par exemple, nous avons vu d’horribles séquences vidéo montrant apparemment des personnes qui se faisaient exécuter. Ainsi, le soldat russe qui a tiré sur l’homme qui est sorti de sa voiture les mains en l’air. Cela semble bien être un crime de guerre. Alors qui entre dans le champ ? Le soldat russe, oui. Son commandant probablement, pour avoir approuvé les règles d’engagement qui ont permis que cela arrive. Mais cela va-t-il jusqu’aux généraux ? Est-ce que ça remonte jusqu’au commandement civil ? Est-ce que ça va jusqu’à Poutine ? Ce sont des questions vraiment complexes. En se focalisant sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, on aboutira dans sept ans à des procès de personnes de niveau intermédiaire. Et la question principale, à savoir le déclenchement d’une guerre illégale, ne sera jamais jugée. C’est pourquoi j’ai écrit que les enquêtes sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité pourraient finir par permettre au principal responsable d’échapper aux poursuites. Je ne m’attendais pas aux retombées qui ont suivi cet article. Mais je suis heureux que les retombées aient suivi parce que, franchement, le crime d’agression, c’est vite vu. Nous avons fait de grands progrès. Nous discutons de manière informelle avec un petit groupe de pays de la possibilité d’établir un bureau provisoire pour enquêter. Nous parlons avec des procureurs potentiels très expérimentés. L’acte d’accusation s’écrit tout seul. La nature de la preuve ne fait pas problème et il n’y a pas de grande difficulté concernant les faits à établir. Ce n’est pas seulement la décision de faire la guerre, c’est la décision de continuer à la faire même après l’arrêt légalement contraignant de la Cour internationale de justice : arrêtez, retirez vos troupes. Chaque acte, chaque attaque, chaque bombe sur un théâtre avec 1 000 personnes à l’intérieur est un crime d’agression. Je ne veux pas laisser ces gens s’en tirer à bon compte.[5]
(Wolfson 2022)
Allant dans le même sens, l’ancienne procureure du TPI pour la Yougoslavie, Carla del Ponte plaide pour l’émission d’un mandat d’arrêt contre Poutine.
L’émission d’un mandat d’arrêt est le signal qu’un « travail d’investigation a été mené ». « C’est le seul instrument qui existe permettant d’arrêter l’auteur d’un crime de guerre et de le porter devant » la justice internationale, affirme-t-elle au Temps. « L’émission d’un tel mandat ne signifie pas que Poutine sera arrêté ; s’il reste en Russie, ce ne sera jamais le cas. Mais il lui sera impossible de quitter son pays et ce serait déjà un signal important qu’il a de nombreux États contre lui », explique-t-elle. « Des preuves incriminant de hauts responsables politiques et militaires doivent également être trouvées. La difficulté est précisément d’arriver tout en haut de la chaîne de commandement pour identifier qui a planifié, ordonné et fait exécuter ces crimes de guerre ».
(Dussault 2022)
En ne prenant pas Poutine de vitesse après 2014 et en lui laissant l’initiative sur tous les plans, notamment après les interférences démontrées dans la campagne électorale américaine, en relâchant la pression sur la Russie au sujet de la Crimée et du Donbass, les gouvernements libéraux ont commis l’erreur de laisser Poutine croire qu’il pourrait agir impunément. Les États-Unis ont progressivement délégué aux entreprises mondiales et aux cabinets de conseil un programme économique basé sur la gouvernance plutôt que fondé dans une politique. Poutine a imaginé qu’une politique du fait accompli et une guerre-éclair lui éviteraient toute négociation l’obligeant à reconnaître la légitimité du gouvernement ukrainien. Tout faux. Avec une seule réalité : à ce niveau de décision, les purs calculs pèsent moins que les affects – ce qu’ignorent par principe les stratégistes et géopoliticiens, intoxiqués par leurs modèles, ce qu’avoue piteusement Franz-Walter Steinmeier, ancien ministre des affaires étrangères devenu président de l’Allemagne : « Mon soutien à NordStream2 était clairement une erreur. Nous nous en tenions à un schéma auquel la Russie ne croyait plus, ce dont nos autres partenaires nous avaient prévenus. Je n’aurais pas cru que Vladimir Poutine aurait accepté l’effondrement économique, politique et moral complet de son pays pour satisfaire son délire impérial – là-dessus, comme bien d’autres, je me suis trompé » (AFP 2022b).
Tout est à reprendre. La volonté obtuse de Vladimir Poutine d’annuler la révolution de Maïdan a tout emporté ! Il ne pardonnait pas l’insolence des Ukrainiens qui ont renversé son oukase de 2013 contre le partenariat de leur pays avec l’Union européenne. Il ne veut traiter qu’avec des gouvernements aux ordres réprimant les peuples. Il a gagné, certes sur un scénario différent de ce qu’il imaginait. L’Ukraine détruite restera impuissante, sans capacité d’aucune espèce – dépendante de l’assistance internationale. La dispersion irrévocable de sa population éduquée pénalisera la relance économique, et son entrée possible dans l’UE sera discrète : son gouvernement aura surtout à gérer les programmes de reconstruction, et restera dépendant du gaz russe – par quoi le remplacer en urgence ?
Poutine peut voir venir, en apparence. L’Est ukrainien sera désertifié pour deux générations : les Russes feront comme après 1945 et repeupleront la région occupée avec quelques « russes ethniques », histoire de regonfler la production céréalière. S’ils ne peuvent empêcher la Russie d’écouler son gaz et son pétrole, comment les « occidentaux » pourraient-ils lui interdire de nourrir le monde ? Après 20 ans de Poutine, l’administration est « fiable », incapable de changer de style. L’affaire ukrainienne fait s’exiler tout ce qui compte d’intellectuels créatifs, en nombre déjà équivalent à celui des soldats déployés pour cette opération spéciale.[6] La Russie va se bunkeriser, sa déconnexion des marchés internationaux rappellera les temps soviétiques. Poutine compte sur le peu de mémoire des investisseurs pour les faire revenir et promettra des marges royales sur trente ans aux premiers qui le feront. Pas sûr que ça marche. L’UE et les USA ne lèveront pas les sanctions avant son départ, et se préparent à une longue période de restriction des échanges avec les entreprises russes ou travaillant avec elles, même de l’étranger.
L’Inde et la Chine sont déjà à l’affût, et Poutine veut piéger Xi Jinping, tenté de renforcer le camp anti-occidental. Redoutant tout de même de s’embarquer dans un coûteux duel avec les USA, ce jeu dangereux oblige la Chine à un grand écart. Constituer un front antiaméricain, perdre des investissements et des exportations, c’est risquer des désordres intérieurs, perspective horrifique. Xi Jinping ne soumettra pas les entreprises chinoises aux réglementations américaines, mais si l’administration américaine le décidait, l’économie mondiale ne se fournira plus autant en Chine, même au prix de ruptures des chaînes de valeur dans un scénario de guerre économique entre blocs politiques. Le vingt-et-unième siècle ne sera pas celui du libéralisme des années 1980-2020 et devient autrement menaçant.
Sauf à perdre une partie des liens qui les unissent, les puissances formant les BRICs vont résister aux USA et à leurs alliés. Cela leur posera bien sûr un problème. Faute qu’une culture démocratique ait permis au parlementarisme de s’y implanter, les régimes autoritaires ont assis leur popularité au cours des années de croissance et obtiennent l’appui des populations en rendant le monde extérieur responsable des problèmes économiques. Le pouvoir des services secrets et des militaires en Russie, celui du Parti communiste en Chine, les divisions régionales et de castes en Inde, et la prévalence des caciques de partis politiques sans représentativité au Brésil ont bloqué l’évolution des pays émergents : hormis Taïwan, on peine à citer un contre-exemple. Ni l’Afrique du Nord ni l’Afrique centrale ou du Sud ne sont sorties du clientélisme, peu de gouvernements asiatiques sont représentatifs, etc.
Les liens entre la Russie et le continent sont renforcés par des investissements dans le secteur minier, des prêts financiers et la >vente d’équipements agricoles ou de technologies nucléaires. Rosatom, la société d’État russe chargée de l’utilisation militaire et >civile de l’énergie nucléaire, a cherché à se développer en Afrique ces dernières années. La Russie était le plus grand exportateur >d’armes vers l’Afrique subsaharienne en 2016-20, fournissant près d’un tiers des importations totales d’armes aux pays >subsahariens, contre un quart en 2011-15, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Les responsables occidentaux ont été particulièrement déçus par l’Ouganda, qui a reçu d’énormes sommes d’aide occidentale. Les >relations autrefois étroites avec les États-Unis et le Royaume-Uni se sont dégradées en raison de l’écrasement de la dissidence >politique et de la pression occidentale pour la reconnaissance des droits des LGBT. Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, a >accusé l’Occident de s’ingérer dans les affaires intérieures. La position anti-occidentale et anti-OTAN de certains sur le continent >risque d’éclipser la prise de position précoce de l’Union africaine contre l’invasion de l’Ukraine, ainsi que le discours de >l’ambassadeur du Kenya auprès des Nations unies, Martin Kimani, qui a affirmé que les Africains ayant eux-mêmes subi la violence >impérialiste pendant des siècles, ils ne devraient pas tolérer les efforts visant à modifier ou à imposer des frontières par la force.[7]
(Burke 2022)
Ce qui a commencé le 24 février 2022 peut donc bien se nommer guerre mondiale. L’ensemble des équilibres politiques de la planète est affecté. Le sort des armes en ce printemps ne mettra pas fin à un conflit qu’aucun des protagonistes ne peut perdre. Les Russes disent vouloir se concentrer sur le Donbass, justification à usage interne pour leur attaque qui vise à rebattre les cartes du système international dans son ensemble. Ils veulent faire reconnaître le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie et imposer le désarmement de l’Ukraine. Ce dernier point leur sera d’autant moins concédé que chacun a pu mesurer la nécessité pour l’Ukraine de se protéger sérieusement. Quant aux autres points, ce qui aurait été négociable avant la guerre l’est-il encore après ces horreurs ? Maria Zolkina (2022) déclare que céder la moindre parcelle de son territoire serait pour l’Ukraine encourager d’autres attaques (« Ukraine will not surrender one inch of land to Russia – the west must understand this »). Joe Biden résume le sentiment général en déclarant le 26 mars en Pologne qu’il s’agit en fin de compte d’un combat pérenne entre les démocraties et un autocrate promis à quitter le pouvoir : « C’est un exemple de l’une des plus anciennes pulsions humaines, le recours à la force brute et à la désinformation pour satisfaire un besoin de pouvoir et de contrôle absolus. Il s’agit ni plus ni moins d’un défi direct à l’ordre international fondé sur des règles établies depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir » (Biden 2022)[8].
Ses propos incluent de fait l’Ukraine dans le périmètre de protection de l’OTAN sans même en être membre, au nom de la solidarité de droit entre les démocraties contre les puissances de la nuit. Bien tard. Et livre-t-on à l’Ukraine les armes les plus efficaces pour mettre en fuite un ennemi déjà déstabilisé et dont les chefs doivent craindre d’assumer la responsabilité d’aller toujours plus loin dans l’atrocité ? Jean-Yves Heurtebise exposait dans Sens public en 2012 la formation d’empires régionaux contrôlant un sous-continent en se conduisant « vis-à-vis des populations de son propre territoire d’abord mais aussi envers les pays compris dans son ensemble sous-continental de façon impérialiste, c’est-à-dire les considère comme réservoirs de matières premières, en droit à sa disposition. » (Heurtebise 2012). Qu’il écrive aujourd’hui « Quand on a besoin du mensonge pour excuser l’inexcusable, on finit par se convaincre de la « véracité » de celui-ci. On se demande comment Poutine et son entourage peuvent bombarder un peuple dit frère et ami, un pays inclus dans la « matrice russophone » : simplement en disant qu’ils ne les bombardent pas… » (Heurtebise 2022). La mise en échec de Poutine ruine son empire. Nous pourrions à la limite voir en Zelensky, dont tant d’éditorialistes raillaient voici peu la carrière médiatique, l’incarnation pour de vrai du personnage du barbier imaginé par Charlie Chaplin dans Le Dictateur. Mais ce n’est pas du cinéma. Suivi de la projection des images prouvant les crimes russes ayant occupé les environs de Kiev, le discours de Zelensky aux Nations Unies le 5 avril impose à la communauté internationale une action sans compromission, au nom du droit bafoué par la Russie.
Nous pouvons mentionner le souvenir maintes fois rapporté par Edgar Morin : l’échec de la Wehrmacht devant Leningrad/Saint-Petersbourg lui a montré en 1941 qu’il suffit d’une bifurcation pour perturber une situation jouée d’avance. En irait-il de même sous nos yeux ? La résistance ukrainienne et l’union nationale autour du président Zelensky seraient cet élément contingent, cet imprévu de l’histoire. Face à un Occident médusé, contre une Russie bâillonnée, les images des bombardements et des réfugiés ont contraint le monde à surmonter son inertie et à se retourner contre l’agresseur. L’Allemagne a improvisé un changement radical de position, la Pologne et d’autres pays frontaliers sont devenus des centres d’accueil humanitaires et d’expédition de matériel militaire ; l’Union européenne, le Royaume-Uni et la Norvège s’engagent sur un chemin de solidarité avec un pays en guerre, en substitut de l’OTAN qui ne peut entrer dans une confrontation directe avec la Russie. La visite de Biden en Europe libère les forces et les ressources encore manquantes pour que les contre-attaques ukrainiennes bloquent l’envahisseur.
Une course de vitesse s’engage : la Russie va-t-elle à conquérir l’Est ukrainien avant un cessez-le-feu qui bloquera ses avancées ? Le siège de Marioupol et les attaques sur Kharkiv immobilisent les forces ukrainiennes, permettant aux séparatistes du Donbass d’avancer dans le pays. Y parviendront-ils ? L’espoir des Russes est d’obtenir des gains territoriaux pour empêcher le retour à la situation antérieure ; cité par des agences russes, le chef de la république sécessionniste de Louhansk, Leonid Passetchnik, déclare : « Je pense que dans un avenir proche, un référendum aura lieu sur le territoire de la république [autoproclamée de Louhansk], au cours duquel le peuple exercera son droit constitutionnel absolu et exprimera son opinion sur l’adhésion à la Fédération de Russie » (AFP 2022a).
Cette déclaration vise à préempter les résultats d’une négociation de paix inévitable. Qu’un membre permanent du Conseil de sécurité envahisse un État souverain en utilisant toutes les armes conventionnelles à sa disposition, et menace d’employer ses armes nucléaires s’il devait affronter des représailles, quel scandale ! Dmitri Medvedev a pu déclarer que la doctrine russe d’emploi de la force de dissuasion prévoyait de répondre par des frappes nucléaires à des attaques par armes conventionnelles sur des installations stratégiques. Une éventuelle riposte ukrainienne par-dessus la frontière du pays serait-elle un prétexte pour leur emploi ? Cette simple menace est inadmissible, elle augmente la cohésion internationale pour mettre la Russie sous tutelle en suite des guerres indiscriminées de Poutine. Le dévoué Peskov, porte-parole de Poutine, a vite démenti à la télévision américaine que la Russie ait même songé à cet emploi…
On se souvient certes de l’échec du blocus napoléonien contre l’Angleterre : Biden ne fera pas mieux. Le « Vaincre ou mourir » des Ukrainiens ne les a pas sauvés de la destruction, mais aura obligé l’Europe et les États-Unis à réagir. En décembre dernier, au moment de l’ultimatum de Poutine parlant des menaces pour la sécurité de la Russie, nul n’était préparé à répondre. Dans une perspective clausewitzienne, l’Ukraine a mobilisé au service de ses buts politiques des forces dont elle ne disposait aucunement au début du conflit. Elle a conquis contre son ennemi le statut international que le Kremlin voulait précisément lui dénier. Cette victoire décisive crée une base pour négocier le cessez-le-feu au prix de certaines concessions territoriales et d’une neutralité garantie par l’Union européenne et les États-Unis. Avant même de tels pourparlers, Zelensky a pu tenir un long entretien avec des journalistes russes – dont la diffusion est bien sûr interdite en Russie. Et Poutine a massivement sous-estimé le rejet massif dont la Russie fait l’objet en Ukraine, devenue radicale depuis cette attaque monstrueuse : « Cette guerre est une guerre pour la liberté et la dignité humaine. Nous sommes très attentif à ces valeurs portées par la jeunesse ukrainienne » (Aubenas 2022). Certes. Mais c’est peut-être justement sur ce point que le bât blesse ; et que la jeunesse ukrainienne sera déçue : « il est temps pour les démocraties de reconnaître leurs limitations et leurs faiblesses, et de ne plus tenir pour acquis que la liberté est une force, m’écrit Benjamin Kilborne. Le fait est, que, durant la guerre froide, personne en Europe n’envoyait des dollars à Staline, ni ne tirait profit de placements juteux des oligarques ! Poutine aura réussi à enfermer la Russie derrière un nouveau rideau de fer – cette fois-ci sans guère de zone d’influence.
Seconde mort de la gauche « internationaliste » : autopsie après décès
L’invasion russe a des conséquences immédiates en termes intellectuels, en fragilisant l’ordre juridique international et en ruinant définitivement les thèses de ceux qui voulaient croire que la Russie pouvait être un champion honorable dans le cadre d’un combat « anti-impérialistes » contre les États-Unis, critiqués pour leur rôle de gendarme du monde. Sur le premier point, comme dans les années 1930 qui virent Carl Schmitt abattre l’édifice juridique d’un Hans Kelsen en exposant que l’état d’exception circonstanciel peut rompre avec toute idée de hiérarchie des normes, la guerre selon Poutine réduit à néant les pactes et traités. Il prétend rejouer la partie – et dans le cas d’espèce annuler la chute de l’empire soviétique. Même si elle rend compte du progrès de l’Union européenne sur le chemin de politiques partagées et de la solidarité avec l’Ukraine, la pensée communicationnelle de Jürgen Habermas passera pour un constitutionnalisme abstrait, incapable de se hausser au niveau de la responsabilité historique. Faute de savoir comment traiter ceux qui sortiraient intentionnellement du cadre dialogique, elle anticipe une fin de l’histoire qui ne viendra pas. Ce point avait déjà été traité par John Rawls, constatant que les règles internationales ne valent, en pratique, que pour ceux qui en acceptent librement les principes supérieurs de justice et de responsabilité - ce qui constitue une limitation de principe de la « communauté internationale » : « Les trois conditions nécessaires pour un régime bien ordonné – qu’il respecte les principes de la paix et ne soit pas expansionniste, que son système juridique remplisse les critères essentiels de légitimité aux yeux de son propre peuple et qu’il honore les droits humains fondamentaux – deviennent des critères pour indiquer ses limites » (Rawls 1993, 66).
Rawls est donc très clair ; selon une conception de la justice internationale ouverte, un État non libéral, posé comme hiérarchique, serait admis dans le concert des nations pourvu qu’il ne soit pas expansionniste, que ses citoyens approuvent les règles auxquelles ils sont assujettis et que les principes des droits de l’Homme y soient reconnus. Aucune des trois conditions ne s’applique à la Russie de Poutine. Cela signifie, selon Rawls, que la communauté internationale ne peut traiter avec un tel pays que sur la base du droit des gens, qui exige seulement le respect des traités et une sincérité minimale de ceux qui les endossent. Si ce minimum n’est pas respecté, on a affaire à un régime « hors la loi ». Le droit international est donc impuissant à intégrer un pays comme la Russie de Poutine, qui a perdu toute crédibilité, sauf auprès de ses vassaux.
Plus affectée encore par cette attaque injustifiable, la mouvance idéologique de la gauche anti-impérialiste ne s’en relèvera pas. Si certains crurent qu’elle survivrait à la guerre froide, elle perd tout espoir de voir un gouvernement légitime s’opposer à l’ordre libéral : Noam Chomsky donne par avance un quitus à Biden et Zelensky.
Il n’est pas encourageant de constater que plus d’un tiers des Américains sont favorables à « une action militaire [en Ukraine] même si cela risque de provoquer un conflit nucléaire avec la Russie », peut-être inspirés par des commentateurs et des dirigeants politiques qui devraient y réfléchir à deux fois avant de faire leurs imitations de Winston Churchill. Peut-être peut-on trouver des moyens de fournir les armes nécessaires aux défenseurs de l’Ukraine pour qu’ils repoussent les agresseurs tout en évitant des conséquences désastreuses. Mais nous ne devons pas nous leurrer en croyant qu’il s’agit d’une question simple, à régler par des déclarations audacieuses.[9]
(Polychroniu 2022a)
S’il juge inévitable une rectification des frontières, Chomsky condamne sans appel l’invasion et n’en fait que vaguement porter la responsabilité sur l’impérialisme américain. Il en ausculte les conséquences :
La Russie passera davantage dans l’orbite de la Chine, devenant encore plus qu’aujourd’hui un producteur de matières premières kleptocratique en déclin. La Chine va probablement persister dans ses programmes d’incorporation d’une partie de plus en plus importante du monde dans le système de développement et d’investissement basé sur l’initiative Belt-and-Road, la « route de la soie maritime » qui passe par les Émirats arabes unis vers le Moyen-Orient, et l’Organisation de coopération de Shanghai. Les États-Unis semblent vouloir répondre avec leur avantage comparatif : la force. Pour l’instant, cela inclut le programme Biden d’« encerclement » de la Chine par des bases et des alliances militaires, tout en cherchant peut-être même à améliorer l’économie américaine tant que cela est présenté comme une concurrence à la Chine. C’est exactement ce que nous observons actuellement. Il y a une brève période pendant laquelle des corrections de trajectoire restent possibles. Elle pourrait bientôt prendre fin, car la démocratie américaine, telle qu’elle existe encore, poursuit sa course autodestructrice.[10]
(Polychroniu 2022b)
Certains médias s’essaient encore de défendre la thèse de la présence de nazis en Ukraine, pays qui servirait de fer de lance à une russophobie scandaleuse. Peu d’acteurs osent qualifier la guerre de Poutine d’étape du combat contre l’impérialisme, mais on publie quotidiennement d’innombrables contrevérités complotistes et négationnistes. Des médias soi-disant proches des opprimés, mais qui méprisent les électeurs de Zelenzky, tiennent les manifestants de la place Maïdan pour des putschistes ; la guerre du Donbass serait la répression du droit d’autonomie, la préparation du conflit par les Russes serait une réponse aux menaces de l’OTAN, il aurait fallu apaiser Poutine en désarmant l’OTAN et l’Ukraine… Ces affirmations prétendument révolutionnaires falsifient l’histoire sans vergogne – oubliant à dessein le fil des événements de 2014, ou que la Russie était garante de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, avec les USA et la Grande-Bretagne, depuis le Traité de Budapest en 1994 par lequel l’Ukraine remettait à la Russie l’arsenal nucléaire qu’elle détenait, hérité de l’Union soviétique. Il faut ne tenir compte d’aucun fait historique ou juridique pour affirmer que la défense acharnée par l’Ukraine de son territoire démontre que le pays est entièrement contrôlé par des nazis et des puissances étrangères. Ces propos discréditent ceux qui leur accordent la moindre attention ou les diffusent. Entendre de vieux gauchistes tenir Poutine pour un continuateur acceptable des luttes anti-impérialistes est si absurde que toute ambiguïté dans la condamnation de la Russie se retourne contre ces avocats de mauvaise foi. Qu’on le veuille ou non, la résistance ukrainienne à l’oppression – expression d’un droit fondamental quel que soit le système de normes dont on se prévaut – anéantit toute propagande contre l’impérialisme occidental. Le martyre de Marioupol détruit ce qui restait du vieux socialisme internationaliste et du mythe selon lequel il serait assumé par la Russie, la Chine ou l’un quelconque des régimes non alignés actuels. Jean-Yves Le Drian déclare au Forum de Doha :
« Vous pouvez très bien voir que Marioupol est un deuxième Alep avec, je l’espère, une culpabilité collective si nous ne faisons >rien », a-t-il déclaré au Forum de Doha, une réunion de décideurs politiques, en faisant référence à une ville syrienne qui a vu >certains des pires combats de la guerre civile brutale du pays.
« Marioupol est une guerre de siège dans laquelle la Russie est engagée depuis un mois maintenant. Peut-être que cela n’a pas été >envisagé comme une guerre de siège, mais aujourd’hui nous sommes dans une guerre de siège, et Marioupol est l’un des exemples >les plus frappants. Les sièges militaires sont des guerres horribles car les populations civiles sont massacrées, anéanties. La >souffrance est terrible. »[11]
(Le Drian 2022)
Outre sa honteuse ineptie, cette mythologie traditionnelle de la gauche ne peut que renforcer les tenants d’une droite répressive, aujourd’hui plus encore qu’hier. Cela se voit tout particulièrement en Amérique latine. Un article du journaliste brésilien Luis Nassif, paru le 23 mars esquisse un parallèle entre Zelensky et Bolsonaro. Mais comment comparer la séquence de l’éviction de Dilma par son vice-président Temer avec celle de la fuite de Ianoukovitch après qu’il a fait tirer sur la foule, suivie de l’élection libre de Poroshenko ? Et quoi de commun entre une personnalité médiatique se lançant en politique pour consolider une jeune démocratie et un parlementaire d’extrême droite avocat de la dictature ? Cette fable ne tient qu’aux œillères des lecteurs, elle participe du flux d’intox supposément de gauche qui envahit les réseaux latino-américains selon les correspondants du Monde, stupéfaits de ce qu’ils ont trouvé.
C’est incroyable, mais les militants de base voient en Vladimir Poutine, ennemi de l’ennemi américain, un héritier du socialisme, poursuit M. Garcia. C’est dire qu’au nom de l’anti-impérialisme, ils gobent et reproduisent le discours russe. » Trente ans après la fin de la guerre froide, le « campisme » – vision idéologique et binaire consistant à soutenir, au nom de l’anti-impérialisme, tout mouvement ou pays attaqué par les Américains ou leurs alliés – se porte bien ». « Il y a un grand degré de confusion au sein de la gauche, qui voit la Russie comme le phare du socialisme et un recours face aux États-Unis », observe Andrés Serbin, analyste international, président du cercle de réflexion latino-américain Cries, qui fait cependant le distingo avec « la nouvelle gauche », telle qu’elle a émergé au Chili. Le jeune président chilien, Gabriel Boric, 36 ans, a ainsi condamné sans ambages « l’invasion de l’Ukraine, la violation de sa souveraineté et l’usage illégitime de la force », dans un tweet personnel, dès le 24 février. « La gauche en général ne considère pas la Russie comme une menace, mais plutôt comme un partenaire pour construire un monde multipolaire, analyse le Brésilien Mauricio Santoro, professeur en relations internationales. Pour cette gauche, les interventions des États-Unis, en Irak et en Afghanistan, sont plus graves que celles de la Russie. Cela dit, Lula a une position plus équilibrée, qui condamne l’invasion russe en Ukraine sans trop critiquer Poutine ni appuyer les sanctions économiques.
(Bourcier et al. 2022)
Quelles que soient ces nuances, si une partie de l’électorat « de gauche » reste dans le flou pour des motifs sentimentaux et nostalgiques, cela favorise le maintien de Bolsonaro au pouvoir. En campagne pour sa réélection, celui-ci peut se contenter de vanter la puissance agricole brésilienne lors des réunions du G20 pour échapper à toute sanction en matière écologique et de déforestation, les regards étant tournés ailleurs. Les caisses de l’État se remplissent avec le prix du pétrole : il arrosera donc de promesses les corporations qui le soutiennent. En face, comment rénover la gauche brésilienne en restant otage de schémas hérités de la guerre froide ? Les bolsonaristes traiteront Lula de communiste pour lui faire perdre les voix indispensables du centre droit. Lula devra certainement choisir entre sa droite et sa gauche pour définir son programme en matière internationale. Mais la gauche ne peut plus se contenter d’associer la solidarité avec les minorités, un plaidoyer écologiste contre les multinationales et l’appui aux investissements sociaux. Les indispensables programmes de modernisation sociale et de solidarité ainsi que la transformation des institutions publiques passent par une autocritique sans laquelle aucune victoire électorale ne permettra un changement durable. La gauche de gouvernement doit sortir de biais idéologiques dépassés pour que sa passion de justice débouche sur un projet social convainquant. Sans cela, instrumentaliser les frustrations sans sortir du manichéisme ne peut que reconduire des pratiques autoritaires et sectaires.
En France, Jean-Luc Mélenchon déclare « Une guerre, c’est une tuerie, et si la France rentre en guerre, on augmentera la tuerie ». Opposé à la livraison d’armes à l’Ukraine, il veut croire que les sanctions peuvent être efficaces par elles-mêmes : « Le déstabiliser en déstabilisant les oligarques, c’est-à-dire les très grands riches qui l’entourent et dont il est l’homme de main, en quelque sorte, je pense que cela sera efficace ». Son non-alignement laisse Emmanuel Macron s’engager – et l’insoumis prétendra avoir donné la solution par avance ! En l’absence de prises de position concrètes de la gauche « radicale », Olaf Scholz, Emmanuel Macron ou Mario Draghi incarnent la voix de l’Europe en coordonnant leurs efforts avec leurs homologues baltes ou polonais après des années d’inertie (Houdayer 2022).
Aux États-Unis, les positions semblent plus claires : Joe Biden, pacifiste parmi les Démocrates américains, s’est décidé à engager la crédibilité de son mandat et à revendiquer le leadership des démocraties. La gauche américaine menée par Bernie Sanders propose de taxer les surprofits des compagnies pétrolières liés à l’effet d’aubaine de la hausse des prix de l’énergie. Mais elle hésite à soutenir l’engagement militaire. Sanders appuie les sanctions et a laissé dès le 3 mars son conseiller Matt Duss (2022) soutenir la politique de Biden en Ukraine pour contrer Poutine et renforcer la résistance ukrainienne. On voit mal l’aile gauche des Démocrates désavouer Biden à son retour de Varsovie.
L’approche de l’administration Biden est assez cohérente depuis un certain temps, à savoir faire comprendre à Poutine que cette invasion sera beaucoup plus coûteuse que ce qu’il aurait pu imaginer. Et je pense certainement que Poutine s’en rend compte en ce moment, à la fois par la force et l’ampleur des sanctions qui ont été appliquées à la Russie, avec les États-Unis travaillant avec leurs alliés dans le monde entier, mais aussi par la résistance ukrainienne. Les Ukrainiens eux-mêmes résistent à l’invasion russe. Je pense certainement qu’ils ont le droit de le faire. Je pense que l’objectif doit continuer à être, ou que la chose sur laquelle se porte notre attention doit continuer à être : quelles sont les mesures qui permettent de mettre fin à ce combat le plus rapidement possible, qui continuent à soutenir la diplomatie ?[12]
(Goodman 2022)
Il n’y aura bien sûr pas de taxe exceptionnelle sur les profits des compagnies pétrolières, et le milieu des affaires peut pavoiser à l’instar d’un Larry Fink (2022), président-fondateur de BlackRock, devenu en 35 ans le plus important gestionnaire de fonds au monde et dont les actionnaires ont profité d’un exceptionnel retour sur investissements. Votre société, dit-il dans son message annuel aux actionnaires, n’est pratiquement pas engagée en Russie, elle assume que le crédit est un privilège et que les financiers choisissent qui ils jugent devoir être appuyés. Il constate que « (…) l’invasion russe de l’Ukraine a mis fin à la mondialisation que nous avons connue au cours des trois dernières décennies »[13]. Mais en réponse, écrit-il :
La vitesse et l’ampleur des actions des entreprises pour amplifier les sanctions ont été incroyables. Des marques de consommation américaines emblématiques ont suspendu leurs opérations sur des produits non essentiels. Et les sociétés de services financiers ont pris des mesures similaires pour isoler davantage l’économie russe du système financier mondial. Ces mesures prises par le secteur privé démontrent le pouvoir des marchés financiers : comment les marchés peuvent fournir des capitaux à ceux qui travaillent de manière constructive au sein du système et avec quelle rapidité ils peuvent les refuser à ceux qui opèrent en dehors de celui-ci. La Russie a été essentiellement coupée des marchés de capitaux mondiaux, ce qui démontre l’engagement des grandes entreprises à opérer en accord avec leurs valeurs fondamentales. Cette « guerre économique » montre ce que nous pouvons accomplir lorsque des entreprises, soutenues par leurs parties prenantes, s’unissent face à la violence et à l’agression.[14]
(Fink 2022)
Fink assure donc que le monde capitaliste est un agent politique majeur pour relever le défi adressé aux États libéraux par les doctrinaires de tout poil. Mais il oublie que le laxisme des financiers à laisser l’argent des oligarques se déverser à plein dans le système et à ses marges (paradis fiscaux) a fortement contribué au problème et que les sanctions viennent trop tard. Entièrement focalisée sur les anticipations de très court terme, la finance tente très souvent de tirer profit de risques dont ses modèles l’assurent qu’ils ne concrétiseront pas. Ce faisant, elle encourage des fuites en avant dont elle se préserve simultanément par des stratégies de couverture. Celles-ci se fient à des algorithmes absolument pas prévus pour sortir des marchés avant qu’ils n’explosent. Cela veut dire, selon Nassim Nicholas Taleb, qu’il faut opposer les risques de perte financière contre lesquels on peut se couvrir, des risques mortels – à éviter impérativement. En théorie, il ne faudrait jouer ni avec les risques sanitaires ni avec les risques politiques, aux conséquences potentiellement incontrôlables et mortelles. Anticiper l’imprévisible pour s’en préserver est une attitude humaine raisonnable, mais rarement partagée. Nassim Nicholas Taleb aurait-il eu cette attitude s’il n’avait connu, enfant, le trauma de la guerre du Liban ?
Toute ma vie, dit-il aux étudiants de Kiev début mars par vidéoconférence, j’ai entendu parler de désordres post-traumatiques. Mais je suis également certain que les événements traumatiques peuvent rendre plus forts. Réagir fort aux chocs les plus rudes et tirer parti de situations complexes est la clé de l’antifragilité. N’est-ce pas ce qu’a réussi Zelensky ? Les sanctions des compagnies privées sont très efficientes parce qu’on ne peut pas aisément leur substituer des alternatives. Mais il faut en même temps les adapter et les expliquer pour éviter de structurer une solidarité des populations avec le pouvoir dont il est victime : c’est tout le contraire qui doit être recherché.
(Taleb 2022)
Il s’avère donc aujourd’hui qu’il était bien trop risqué de concéder quoi que ce soit à Poutine depuis dix ans. Avoir feint que les contrats gaziers n’étaient que du commerce a débouché sur une crise mondiale majeure et précipité dans la mort, l’exil et la misère un pays qui avait prévenu de longue date du risque que représentait tout accomodement avec Poutine. Le coût exorbitant pour l’Ukraine de cette approche business as usual des Européens et de son échec est patent. Trop tard. Les dommages sont irréparables. De fait, jusqu’au dernier moment, les diplomates espéraient un accomodement avec Poutine sur la base d’un compromis acceptable pour les Ukrainiens. C’était jouer avec le feu et méconnaître la volonté de Poutine de neutraliser l’Europe comme telle et pas seulement de dominer l’Ukraine.
Face à cela, que pèsent les propos de ceux qui falsifient l’histoire, attribuant aux violences ukrainiennes la guerre du Donbass ? Que dire de ceux qui voient dans les attitudes russes et la préparation du conflit une réponse aux menaces de l’OTAN, puisque personne n’aurait voulu discuter franchement des conditions de Poutine pour éviter le conflit ? De ceux qui qualifient maintenant la défense acharnée de son territoire par l’Ukraine de preuve que ce pays est entièrement contrôlé depuis l’étranger ? Ces thèses permettent à Poutine de déclarer que son armée capture des nazis. Ce délire en appelle aux passions et ne se laisse pas raisonner. Ce qui se présente comme des convictions idéologiques tient donc en grande partie à des affects déterminant les comportements ; si nous éprouvons de la honte, rien n’empêchera la conviction du financier de pouvoir agir rapidement pour inverser les flux de capitaux, ni celle des « non-alignés » de passer sous silence le drame ukrainien au profit d’une lutte prioritaire contre l’impérialisme des anciennes puissances coloniales et des États-Unis.
Face au militarisme, penser en exil
Mais que, dans un registre plus élégant, des intellectuels jettent le trouble en se voulant solidaires des victimes russes de l’évolution tyrannique du régime, c’est pour le moins prématuré. En se prévalant d’une célèbre missive de Victor Hugo en 1863, une académicienne française s’y essaie pourtant. Citons :
Aujourd’hui, qui vraiment se soucie des Russes, à part une extrême droite qui a toujours eu de la faiblesse pour les régimes >autocratiques ? Qui fait vraiment, comme Victor Hugo, la différence entre ceux qui mènent et ceux qui sont menés ? Et qui ose >invoquer, comme il le fait, votre souffrance à vous, soldats russes « violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos >familles » ?
Si le peuple russe a pu si souvent se relever des souffrances que l’histoire lui a infligées, ce n’est pas par quelque miracle de l’« âme >russe ». C’est par l’exercice immémorialement transmis d’une compassion qui s’adresse à tout ce qui vit (…).
Cette Russie-là n’est pas morte. On la brime, on l’enferme, on l’interdit : mais elle est là, aidons-la à se faire entendre. Un murmure >gonfle, et grossit, déjà il couvre le grondement des chars.
(Sallenave 2022)
Le lyrisme de ces phrases est parfaitement captieux. Il ne tient aucun compte des débats qui font rage entre intellectuels russes, dont la mobilisation est seule à même de fendre la chape de désinformation officielle. Une grande manifestation de Russes contre Poutine se tint à Prague le 26 mars, la société est en ébullition. Vaut-il mieux incarner l’opposition en Russie même, comme Navalny, ou plutôt partir ?
« J’ai pris la décision de ne pas y aller. C’était ma décision », a déclaré Ilya Yashin, 38 ans, un vétéran de la rue et militant politique qui est également député municipal à Moscou. « Je comprends tous les risques. Je comprends ce que cela pourrait signifier pour moi. Mais il me semble que les voix anti-guerre sont plus fortes et plus convaincantes si la personne reste en Russie », a-t-il ajouté. M. Yashin a continué à s’exprimer publiquement contre la guerre, filmant des flux sur sa chaîne YouTube qui atteignent 1,5 million de téléspectateurs ou plus. Il estime que 80 % de ses amis et collègues, dont beaucoup font partie de l’opposition politique ou du journalisme, ont quitté le pays. « Je pense que j’ai maintenant plus d’amis en Géorgie et à Vilnius qu’à Moscou », a-t-il déclaré. Il n’y a pas de jugement sur ceux qui sont partis, a-t-il dit, tandis qu’il considère ceux qui sont restés avec « une grande sympathie, un grand respect ». Par son militantisme, il espère également montrer que de nombreux Russes ne soutiennent pas cette guerre. « À quoi bon faire de la politique en Russie si l’on n’est pas prêt à protester contre la guerre à un moment aussi historique », a-t-il déclaré.[15]
(Yashin 2022)
Les artistes russes peuvent-ils sauver l’honneur même sans être pleinement dans l’opposition ?
Baryshnikov a également déclaré qu’il craignait que la Russie ne rende bientôt impossible tout avenir positif pour ses jeunes.
« En ce moment, il y a un Rubicon que la Russie doit franchir. Soit elle trouvera un moyen de mettre fin au conflit actuel et de vivre dans une société mondiale ouverte, soit elle sera projetée en arrière sans espoir de redressement ». S’exprimant depuis son domicile de New York, Baryshnikov a déclaré que chaque Russe connu doit maintenant faire un choix. « C’est la décision individuelle de chaque artiste de choisir de s’exprimer ou non. Pour ma part, je vais citer Sa Sainteté, le pape François. La guerre est une folie ! Arrêtez, s’il vous plaît ! Regardez cette cruauté ! Il est clair pour moi à qui ces mots s’adressent. En termes simples, la Russie est déjà revenue à l’époque de Staline. Les arts sont des dommages collatéraux et il est impossible de spéculer sur la façon dont cela va se passer. »[16]
(Baryshnikov 2022)
Quid des artistes qui ont soutenu Poutine en 2014 et sont en silence aujourd’hui ?
En 2014, plus de 500 personnalités russes connues dans le domaine des arts, dont des personnalités majeures du ballet, ont signé une lettre de soutien à l’annexion de la Crimée par Poutine. « Après cette lettre », écrit Ratmansky, « chaque représentation ou toute action publique de ces 500 personnes pourrait être considérée comme un acte de propagande. En particulier ceux qui se sont produits à l’Ouest. Ces personnes ont fait une déclaration politique forte soutenant les actions illégales de leur président. Ils font de la politique et doivent donc être tenus pour responsables ou du moins se poser de sérieuses questions. C’est précisément grâce au soutien des figures les plus visibles de la culture russe que Poutine a obtenu son pouvoir illimité et qu’il l’utilise maintenant contre l’humanité dans cette guerre sanglante qui détruit l’Ukraine. Le meurtre de masse de personnes innocentes en Ukraine est fait en leur nom également, au nom de la Grande Russie de la culture qui était si admirée par le monde entier jusqu’à très récemment. »[17]
(Ratmansky 2022)
Il est non seulement naïf, mais complice de prétendre que la grande culture russe du passé aiderait à lever l’opprobre que Poutine fait peser sur les Russes. C’est en s’opposant qu’on soutient la langue, non par des platitudes. Les journalistes du site MEDUZA, par exemple, ont une activité exceptionnelle, mais le site, installé en Lituanie et dont la sécurité a été renforcée par Reporters sans frontières, n’atteint plus en Russie que ceux qui ont mis en place un cryptage de leur internet, et tous les médias indépendants locaux sont réduits au silence.
Que peuvent les intellectuels face au militarisme ? Malgré Hugo solidaire avec les Polonais, l’oppression russe s’est accrue après 1863 et bien des Polonais ont quitté leur pays. Ni la littérature russe ni l’allemande n’ont évité le stalinisme, le nazisme et la Shoah. Penser en exil fut le destin d’un nombre si considérable parmi les intellectuels du monde entier que je m’étonne, tout comme Jonathan Littell, de lire chez Sallenave un plaidoyer pour les Russes restés chez eux, certes impuissants, mais en sécurité tant qu’ils ne disent rien – ce qui se passe depuis dix ans. Existe-t-il sous Poutine une de ces républiques du silence dont parlait Sartre (« Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande »), prête à surgir des caves pour établir une nouvelle constitution ? Par référence à la Charte 77 de Jan Patocka à Prague, qui serait le Vaclav Havel de Moscou ? Loin de toute anthologie littéraire, soutenons ceux qui rompent le silence insupportable des intellectuels russes. Répétons l’urgence à secourir nos collègues ukrainiens tapis sous les bombes. Nous mobiliser toujours plus pour ces derniers, c’est espérer que l’échec de Poutine produise un choc en retour en Russie. Consoler les Russes peut attendre. Au motif qu’« un nombre de plus en plus grand de Russes pourrait bientôt le rejeter », Sallenave nomme « courageux » tant les soldats russes qui meurent que le peuple qui approuve encore le pouvoir dont il serait captif. Sans être complété du vœu exprès de voir ses chefs vaincus et condamnés pour leurs crimes, ce propos semble excuser la lâcheté des Russes, civils comme militaires, qui n’ont rien tenté pour enrayer la machine de guerre poutinienne depuis ses campagnes de 2008 en Géorgie, de 2014 en Ukraine et de 2015 en Syrie. Les hauts-commandants et l’administration se sont complaisamment pliés aux projets de leur maître. L’empoisonnement des opposants et des transfuges fut un pacte faustien au terme duquel la vie a perdu toute valeur. Poutine raille le respect démocratique de la vie humaine à chaque fois qu’il veut indiquer la supériorité russe. Viva la Muerte ! Auteur de Lucrèce Borgia, Hugo n’aurait pas la commisération que lui prête notre académicienne.
Changeons d’espace : au moment de l’invasion japonaise de la République de Chine, du confinement des opposants tokyoïtes résulta un long silence aux effets durables sur le Japon de l’après-guerre. Auteur primé par l’Académie française, Akira Mizubayashi (2019) a fait de l’opposition impuissante des intellectuels condamnés à la solitude, ayant dû choisir entre l’exil intérieur et l’émigration, la trame de son magnifique roman Âme Brisée. 150 ans après l’appel de Hugo, près d’un siècle après la victoire des militaires japonais, ni la Pologne ni la Chine ne se sont remises des invasions qu’elles ont subies. Souvenons-nous de Katyn, méditons sur les millions de victimes du communisme chinois dont l’invasion japonaise a dialectiquement préparé l’ascension. L’Ukraine pourra-t-elle surmonter le traumatisme de cette guerre barbare ? Dans cent ans, la Russie aura-t-elle purgé son passif historique ? Sur l’exemple allemand, nous savons que cela exige des Russes qu’ils réécrivent en totalité leur histoire politique : ayant prétendu placer le peuple au centre du pouvoir, les Soviets ont massacré les paysans autant qu’ils ont vaincu Hitler. Avide de faire respecter la Grande Russie, Vladimir Poutine aura planifié son suicide meurtrier. Contribuons à sa chute en soutenant l’Ukraine, sans quoi la Russie restera maudite entre les nations. Si la grande littérature doit sortir des décombres, qu’elle ne permette jamais d’euphémiser les crimes, ni de laisser entendre que le peuple ignorait l’ignominie dont il s’est rendu complice ! S’il est tard pour tourner sa veste, il n’y aura bientôt que des résistants.
Je ne connais pas l’immensité sibérienne, mais je ne doute aucunement de l’hospitalité russe qui sert de justification à Danielle Sallenave pour le privilège qu’elle accorde à ce pays. Mais une constante des peuples opprimés et misérables est bien de manifester par le sourire et l’accueil l’humanité qui leur est déniée. Le Brésil post-esclavagiste en a fait une théorie de l’homme cordial, jusqu’à la caricature. Un certain romantisme fit fond sur l’authenticité expressive des peuples pour justifier des nationalismes par ailleurs mortifères. Mais comment tabler sur la culture quand déborde une agressivité qui s’en prévaut ? L’immensité du territoire et sa population dispersée sont bien une autre Russie, loin des classes urbaines éduquées, d’ailleurs concentrées presque exclusivement à l’ouest. Qui va départager les pratiquants d’un national-carriérisme de ceux qui rêvent d’engagements honnêtes ? Ces derniers sont à l’écart des fonctions dirigeantes. Une opposition sourde au pouvoir poutinien existe peut-être jusqu’au sein de son Conseil de Sécurité, nous dit-on. Mais les prébendes et la courtisanerie garantissent l’exécution des ordres. À rebours, la population n’a vu depuis des siècles que la face sombre ou corrompue du pouvoir et se défie du politique. Peut-elle constituer cette autre Russie ? Rien ne permet actuellement de le penser. Citons Marie Mendras :
La folle guerre annonce la fracture de la dictature. Un facteur-clé dans l’issue du conflit est le comportement des élites, conscientes des dangers. Les dissensions et les défections sont nombreuses. (…) Personne n’est épargné par le conflit, qui pèse sur la vie quotidienne et obstrue toute perspective d’avenir. Les Russes ne sont pas serviles mais sidérés. Ils ne peuvent pas avoir une opinion, encore moins l’exprimer librement. La société russe s’enfonce dans la peur et le doute et n’attend plus du Kremlin le retour à une vie meilleure.
(Mendras 2022)
Sallenave évoque l’ironie de Tchékov et affirme sa russophilie au nom d’un monument littéraire ancien. Mais que dirait-on d’un auteur africain qui invoquerait Maupassant pour défendre des Français méprisés après que nous avons soutenu le gouvernement Habyarimana au Rwanda ? Je lui conseillerais de faire lire Jean Hatzfeld. A l’époque de Facebook et de Vkontacte, sauf à se voiler la face, nul n’ignore les turpitudes du pouvoir. Plutôt que Hugo, j’évoquerais la mauvaise foi sartrienne, Huis clos et 1943 plutôt que Notre-Dame de Paris et 1863. L’enfer, c’est les autres, pas la force qui va ! Je pense à Brecht ou à Benjamin, exilés d’Allemagne contre le nazisme ; ou à Picasso : Guernica symbolise la barbarie de militaires dévoyés, russes compris. Mais le peintre se manifeste en Espagnol pour revendiquer l’honneur perdu de son pays ! En France, les érudits penseront à Jacques Callot, à Montaigne ou à La Boétie, mais il fallut le réseau Jeanson pour s’opposer de l’intérieur à la Guerre d’Algérie. Il faut dire ici l’importance des informations, des messages et des photographies qui accompagent en temps réel une partie des événements. La couverture en direct des principales rédactions – celles du Monde et du Guardian ont été largement utilisées pour cet article – aura contribué, aux côtés de l’action politique exceptionnelle de Volodymir Zelensky auprès des Parlements du monde entier , à décrébiliser la propagande poutinienne et à isoler le gouvernement russe , quand bien même ce dernier conserve l’appui chinois et indien dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghaï.
Pour l’heure, chefs d’orchestre et danseuses étoiles russes s’exilent. Écoutons Ludmila Oulitskaia (2022). Née en Ukraine, elle a fait sa vie à Moscou : elle vient de quitter la Russie après la dissolution de l’association Mémorial, cette archive des crimes d’État russes. Exilée en Allemagne peu avant le déclenchement des hostilités, elle dit : « Malheureusement, j’ai l’impression que la merveilleuse littérature russe est devenue comme la pyramide de Kheops : elle n’a rien à voir avec le développement de la culture aujourd’hui » (Gesbert 2022). Laissons Poutine et ses affidés la piétiner et ne lui demandons pas l’impossible : rien ne fera revenir cette culture russe à l’époque Tik-tok. Gogol, Chagall, Tolstoï et Eisenstein ont dessiné une Russie pour le monde. Mais leurs œuvres protégèrent-elles la société ? Leurs auteurs durent plutôt se protéger de leurs contemporains, comme Zola des antidreyfusards. Je me souviens de la phrase d’Elias Canetti : « Si j’étais véritablement un poète, je saurais comment empêcher la guerre ». Dire son désespoir le plus intime ne fait pas de cette pensée un baume. Les exactions de la soldatesque russe se poursuivent et Ludmila Oulitskaia (2022) poursuit : « Nous sommes tous responsables de la politique de notre gouvernement ». L’autre Russie est présente chez elle, qui ajoute : « cette littérature ne sert à rien pour comprendre le présent. Chaque époque a ses propres stéréotypes, et Dostoïevski parle de la guerre en étant presque émerveillé de celle-ci, vue comme une fête pour un peuple qui a la possibilité de montrer son accomplissement ». La vérité viendra des exilés, leurs émotions sont plus proches du drame.
Rendre ce qu’on a reçu
Voici longtemps, Albert Hirschman opposait la défiance à la confiance lors des crises sociales. Manifester pour un mieux dit une certaine confiance (Voice), mais la défection (passive ou active) dit une défiance sans retour (Exit). Être auprès des Russes, c’est aujourd’hui les encourager à faire défection, à leur proposer un accueil. Qui a été ému par la bonté et l’accueil russes ferait bien aujoud’hui de rendre à ce peuple ce qu’il en a reçu. Soyons hospitaliers pour les Russes que leur pays vomit en même temps qu’il massacre les Ukrainiens ! Mobilisons les écrivains et l’Académie au secours de nos confrères exilés ! De remarquables programmes universitaires (PAUSE par exemple) permettraient à des Russes de poursuivre leurs travaux hors de chez eux. Tout comme nous devons assister les millions de réfugiés ukrainiens, aidons en effet ceux qui partent de Russie en mémoire de la générosité traditionnelle d’une population dépassée par les événements. Comme le départ des dissidents des années 1970, celui des opposants actuels pourrait accélérer la mort d’un régime sans avenir[18].
Mais voici mon embarras principal. Appeler à une solidarité avec les Russes essentialise une distance de principe des mondes russe et ukrainien. Comme s’il fallait préserver le premier d’une ostracisation au nom du second. C’est tomber dans le piège des assaillants, en faire le jeu et postuler deux entités à épauler séparément, entre lesquelles nous devrions balancer. Accueillir les réfugiés ukrainiens d’un côté, sauver la grande culture russe et le peuple qui en serait dépositaire de l’autre ? Selon quelle évidence pouvons-nous dire qu’un peuple actuel incarne virtuellement une culture élitiste du temps passé ? La pratique-t-il le moindrement ? Et, dans le cas d’espèce, aucune frontière nationale n’a existé jusqu’ici dans l’espace russo-ukrainien. Gogol était ukrainien autant que russe, Eisenstein a filmé le port d’Odessa. Où placer Chagall ? Quand les Russes ont-ils pu lire le Livre Noir de Grossman et Ehrenbourg, deux Ukrainiens juifs ? Ce témoignage sur les atrocités nazies, jamais paru en URSS, pourrait préserver certains militaires d’agir comme les SS et leurs supplétifs.
Il est illusoire de songer aux auteurs du dix-neuvième siècle pour éduquer les Russes à la liberté. Seule une sévère défaite peut dessiller l’opinion russe. Son retour à la réalité ne peut être que très lent et problématique, comme la défaite allemande est à l’origine d’une autocritique de sa tragédie nationale post-romantique. Jaspers (1990) l’a exprimé dans ses réflexions sur la culpabilité allemande. Cette difficile anamnèse historique et une transformation complète des programmes éducatifs sont un préalable. Auront-elles jamais lieu en Russie ? Les Russes devront humblement revenir au point où la République fédérale allemande a commencé. Sans la critique radicale de l’autocratie, du militarisme, des idéologies régnantes, de la corruption, des oligarques, de l’exploitation des ressources naturelles, de l’obsession identitaire, de la suspicion générale contre un Occident (dont la Russie fait partie quoi qu’on en pense), du syndrome instrumentalisé de la nation assiégée, etc., aucun patrimoine culturel ne déviera le cours nihiliste de l’histoire russe et de sa pensée.
Les connaisseurs de cette culture et de cette société disent que cette dimension métaphysique, fonds spirituel enraciné de longue date, ajoute au mépris de la vie humaine. Comment réformer cette appétence pour l’échec sacrificiel ? La haute culture passée ne sert à rien si la jeunesse russe ne peut pas entendre de voix divergentes – et celles-ci ne viennent actuellement pas de Russie. Historiciser le tragique est nécessaire pour ne pas hypostasier le passé en indépassable horizon anthropologique. Ce retournement exige une victoire ukrainienne (dans le deuil le plus affreux), non un soutien prématuré à des Russes calfeutrés sous Poutine, qui pourraient d’ailleurs bien accepter le New Deal de Poutine selon Volodymyr Ishchenko (2022) : « faire participer les citoyens russes à son parti, créer ou recréer un mouvement populaire autour de sa personne » (Gerslin 2022). Guériront-ils de la honte ? S’ils doivent nous demander de l’aide sur ce chemin escarpé, faisons d’abord en sorte de soutenir les exilés, surtout si Poutine se maintenait au pouvoir. Partageons la honte de n’avoir pu empêcher Poutine d’aller au bout de son projet. Maintenant que le destin de l’Ukraine est entre les mains de l’Union européenne et des États-Unis, faisons face à cette responsabilité devenue notre seule dignité.
Jonathan Littell exprime en fin de compte fort bien ce sentiment de honte qui a envahi le monde à laisser l’état-major russe engager cette campagne sans que rien ne puisse l’arrêter. Des milliers de familles endeuillées , des millions de personnes ruinées et déplacées le reprocheront au monde pendant les décennies à venir :
À quelques rares exceptions près – les amis de Memorial, Novaïa Gazeta, Meduza, et une poignée d’autres –, combien d’entre vous ont levé le petit doigt pour résister à ce régime ? Se pourrait-il ainsi que vos sentiments de honte et de culpabilité ne soient pas entièrement abstraits ? Qu’ils soient dus aussi à votre longue indifférence à ce qui se passait autour de vous, à votre apathie, à votre complicité passive ? Voyez les Ukrainiens. Voyez ce qu’ils ont fait, deux ans après vous. Une fois qu’ils eurent occupé Maïdan, dans leur rage contre un président prorusse qui avait rompu sa promesse de se rapprocher de l’Europe, ils ne repartirent plus. Ils installèrent un village de tentes, organisé et prêt à se défendre. Quand la police vint les déloger, ils se battirent, barres de fer et cocktails Molotov à la main. À la fin, la police ouvrit le feu ; mais au lieu de fuir, les gars de Maïdan chargèrent. Beaucoup y sont morts, mais ils ont gagné. C’est Ianoukovytch qui prit la fuite, et les Ukrainiens récupérèrent leur démocratie. Quand Poutine en aura fini avec les Ukrainiens – mais plus encore s’il se révèle incapable, comme cela semble probable, de les mater –, il viendra pour vous, mes amis. Pour ceux qui, courageusement, sont sortis protester. Ils démontrent qu’il est possible de le combattre et que, si on est malin, motivé, et courageux, on peut même l’arrêter, quelle que soit son écrasante supériorité. Personne en Russie ne le sait, semble-t-il. Mais vous, mes amis, vous savez ce qui se passe. Vous lisez la presse étrangère sur Internet, vous avez tous des amis, voire de la famille en Ukraine. Et Poutine sait que vous savez.
(Littell 2022a)
Littell est vraiment désespéré de constater que les lézardes qui fissurent l’édifice poutinien ne suffiront pas à faire tomber le mur du silence et de la passivité. Il n’est pas seul, à lire ce témoignage de Mikhail Shishkin :
L’Allemagne d’Hitler a trouvé le moyen de sortir du cercle vicieux de la dictature. Les Allemands ont beaucoup appris sur la façon de faire face au passé et d’accepter la culpabilité, et ils ont pu construire une société à orientation démocratique. Cependant, la renaissance de leur nation était fondée sur une défaite militaire totale et écrasante. La Russie a également besoin de cette heure zéro. Un nouveau départ démocratique en Russie est impossible sans payer un prix et reconnaître la culpabilité nationale. Il n’y a pas eu de déstalinisation en Russie et il n’y a pas eu de procès de Nuremberg pour le parti communiste. Aujourd’hui, le destin de la Russie dépend de la dé-poutinisation. Tout comme on a montré à la population allemande « ignorante » les camps de concentration en 1945, il faut montrer aux Russes « ignorants » les villes ukrainiennes détruites et les cadavres d’enfants. Nous, les Russes, devons reconnaître ouvertement et courageusement notre culpabilité et demander le pardon. L’écrivain allemand Georg Büchner a écrit ceci dans une lettre à sa fiancée en 1834 : « Qu’est-ce qui ment, assassine, vole en nous ? » Seule cette question peut accélérer cette révolution la plus importante de l’humanité en Russie : la prise de conscience que la responsabilité n’incombe pas à vos supérieurs, mais à vous. Ni l’OTAN ni les Ukrainiens ne peuvent dé-poutiniser la Russie. Nous, les Russes, devons nettoyer notre pays nous-mêmes. Mon peuple est-il à la hauteur de la tâche ? Après la guerre, le monde aidera l’Ukraine à se reconstruire. Mais la Russie sera en ruine économiquement. L’effondrement de l’empire continuera de plein fouet. D’autres peuples et régions suivront les Tchétchènes vers l’indépendance. La Fédération de Russie se désintégrera. Mais la force centrifuge des peuples et des régions du dernier empire du monde peut être aussi bien purificatrice et réhabilitatrice que destructrice. La conscience russe doit apprendre à accepter qu’il puisse y avoir plusieurs États avec le russe comme langue officielle. L’empire doit être retiré des esprits et des âmes comme une tumeur maligne. Ce n’est qu’alors que de nouveaux États pourront faire avancer les réformes. Mais une démocratie peut-elle s’établir sans une masse critique de citoyens, sans une société civile mature ? « La belle Russie du futur » (c’est la devise d’Alexei Navalny) devrait commencer par des élections libres. Mais qui les organisera, et selon quelles règles ? Les mêmes dizaines de milliers de professeurs terrifiés qui ont procédé au trucage des élections poutiniennes du pays ? Et peut-on être sûr que dans des élections russes vraiment libres, le « traître national » de l’opposition démocratique gagnera, et non le « patriote » qui a combattu les « fascistes ukrainiens » ? Une population qui espère un tsar bienveillant ne peut être transformée en une heure en électeurs responsables. Et qui mettra en œuvre les réformes démocratiques ? Les fonctionnaires qui ont été contaminés par la corruption et le crime sous le régime de Poutine ne doivent pas être autorisés à construire un nouvel État. Et ils sont tous corrompus. Le monde entier appelle à un « Nuremberg russe ». Mais qui, en Russie, organisera et mènera à bien ces procédures judiciaires ? Qui procédera à ce grand réexamen du passé ? Qui découvrira les crimes et punira les coupables ? Les criminels eux-mêmes ? On peut révoquer et remplacer Poutine, mais comment remplacer soudainement des millions de fonctionnaires corrompus, de policiers mercenaires et de juges complaisants ? Une renaissance longue et douloureuse est la seule voie possible pour la Russie. Et toutes ces sanctions, la pauvreté et le bannissement international ne seront pas les pires choses que nous rencontrerons en chemin. Ce sera plus terrible s’il n’y a pas de renaissance intérieure pour le peuple russe. Poutine est un symptôme, pas la maladie.[19]
(Shishkin 2022)
Le discours de Zelensky du 26 mars est une remarquable adresse au monde qui mêle l’éloge des combattants et les requêtes aux pays de l’OTAN pour fournir les armements lourds promis, mais jamais livrés.
Il est impossible de débloquer Marioupol sans un nombre suffisant de chars, d’autres véhicules blindés et, bien sûr, d’avions. Tous >les défenseurs de l’Ukraine le savent. Tous les défenseurs de Marioupol le savent. Des milliers de personnes le savent – des >citoyens, des civils qui meurent là-bas dans le blocus. Les États-Unis le savent. Tous les politiciens européens le savent. Nous >l’avons dit à tout le monde. Et cela devrait être connu dès que possible par le plus grand nombre possible de personnes sur Terre. >Pour que tout le monde comprenne qui avait simplement peur d’empêcher cette tragédie et pourquoi. Peur de prendre une décision.
Les troupes russes reçoivent justement de tels ordres : détruire tout ce qui fait de notre nation une nation, de notre peuple un >peuple, de notre culture une culture. C’est exactement comme cela que les nazis ont essayé de s’emparer de l’Europe il y a 80 ans. >C’est exactement comme cela que les occupants agissent en Ukraine. Personne ne leur pardonnera.[20]
(Zelensky 2022a)
En conclusion, les susceptibilités ne manquent pas en temps de guerre ; elles empoisonnent les moindres relations et témoignent d’écarts de sensibilité peut-être insurmontables :
Selon un rapport de Der Spiegel, l’ambassadeur ukrainien Andrij Melnyk avait refusé de participer au concert de solidarité, invoquant d’autres engagements. Dans un tweet dimanche, cependant, Melnyk a expliqué son absence par des raisons politiques : « Seulement des solistes russes, pas d’Ukrainiens », a déclaré le diplomate. « Un affront. Désolé, je garde mes distances ». Une porte-parole du président fédéral allemand a répondu par une série de tweets qui semblaient titiller légèrement l’ambassadeur pour son absence. Le concert, a-t-elle dit, se voulait « une déclaration commune contre la guerre criminelle de la Russie contre l’Ukraine », ajoutant « c’est une honte que nous n’ayons pas pu envoyer ce message ensemble ». Melnyk a répondu : « Mon Dieu, pourquoi le président fédéral a-t-il tant de mal à réaliser que nous, Ukrainiens, n’avons pas envie de la « grande culture russe » alors que les bombes russes tombent sur les villes et que des milliers de civils sont assassinés nuit et jour ? » La rhétorique allemande prudente sur la guerre, privilégiant parfois les appels à la réconciliation plutôt que les déclarations de soutien sans équivoque, a frustré les politiciens en Ukraine, en Europe de l’Est et dans les pays baltes depuis le début du conflit.[21]
(Philip Oltermann dans Lock et al. 2022)
Nous porterons longtemps les stigmates de la honte planétaire qui aura consisté à laisser l’Ukraine résister seule à une invasion annoncée qui devait à tout prix être stoppée par avance – selon les théories portées d’ailleurs par Thierry Burckard, chef d’état-major récemment nommé en France, qui s’en expliquait au moment de prendre ses fonctions. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela n’a pas fonctionné (Vincent 2021).
Parties annexes
Notes
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[1]
À la date de publication de cet article, nous pensons que le nombre de morts atteint ou dépasse les 20 000.
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[2]
Toutes les traductions ont été faites par nos soins. Original en anglais : Kyiv, in terms of most of the key military hardware, is now entirely reliant on a regular, continuing flow of supply from the west to counteract Russia’s ability to mass tanks and air power against Ukrainian defenders and people. But such high-end weapons can easily be used in warfare far faster than they can be manufactured. When it comes to arms and ammunition, that could mean a longer fight is to Russia’s advantage.
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[3]
Original en anglais : Even though we believe Putin’s advisers are afraid to tell him the truth, what’s going on and the extent of these misjudgments must be crystal clear to the regime. We have information that Putin felt misled by the Russian military which has resulted in persistent tension between Putin and his military leadership,” said Kate Bedingfield, director of communications at the White House. We believe that Putin is being misinformed by his advisers about how badly the Russian military is performing and how the Russian economy is being crippled by sanctions because his senior advisers are too afraid to tell him the truth.
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[4]
Sartre (1983, 185) trouve chez La Fontaine un exemple de ce qu’il avance : « tu la troubles, dit cette bête cruelle, et je sais que de moi tu médis l’an passé », Le Loup et l’Agneau.
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[5]
Original en anglais : The difficulty with crimes against humanity and war crimes is that you have to show a direct connection between the act that amounts to the crime, and the perpetrator. For example, we’ve seen some horrific video footage apparently of individuals being shot. So the Russian soldier who shot the man who got out of his car with his hands up. That would appear to be a war crime, on its face. So who’s in the frame? The Russian soldier, yes. His commanding officer probably, for authorising rules of engagement, which allowed that to happen. But does it go all the way up to the generals? Does it go up to the civilian command? Does it go up to Putin? These are really complex questions. By focusing on crimes against humanity and war crimes, you’re going to end up in seven years’ time with trials of mid-level folk. And the big issue, the waging of an illegal war, is never going to go to justice. That’s why I wrote that war crimes and crimes against humanity investigations alone could end up as a means of letting the main man off the hook. I did not expect the consequences that followed from the article. But I’m pleased that the consequences have followed because, frankly, the crime of aggression is a slam dunk. We have made great progress. We’re talking informally with a small group of countries about the possibility of establishing an interim office to investigate. We’re talking with potential prosecutors with extensive experience. The indictment writes itself. There’s no difficulty of proof. There’s no great difficulty in evidence. It’s not only the decision to wage war, it’s the decision to continue waging it now even after the international court of justice has said in a binding legal decision: stop, withdraw your troops. Every act, every attack, every bomb on a theatre with 1,000 people in it is a crime of aggression. I don’t want to let these people off the hook.
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[6]
Voir Vitkine (2022), « Ce n’est pas une émigration, c’est une fuite » : l’exil de Vladislav, Ioulia, Andreï, Russes de la classe moyenne.
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[7]
Original en anglais : Russian ties across the continent are strengthened through investment in mining, financial loans and the sale of agricultural equipment or nuclear technology. Rosatom, the Russian state corporation involved with military and civil use of nuclear energy, has sought to expand in Africa in recent years. Russia was the largest arms exporter to sub-Saharan Africa in 2016-20, supplying almost a third of total sub-Saharan arms imports, up from a quarter in 2011-15, according to the Stockholm International Peace Research Institute. Western officials have been particularly disappointed by Uganda, which has received huge sums of western aid. A once close relationship with the US and the UK has soured over the crushing of political dissent and western pressure to recognise LGBT rights. Yoweri Museveni, in power since 1986, has accused the west of interfering in domestic affairs. The anti-western and anti-Nato stance of some on the continent risks overshadowing the early stance against the invasion of Ukraine taken by the African Union, and the speech made by Kenya’s ambassador to the UN, Martin Kimani, who argued that as Africans had suffered imperialist violence themselves for centuries they should not condone efforts to alter or impose frontiers by force*.
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[8]
Original en anglais : It’s an example of one of the oldest human impulses, using brute force and disinformation to satisfy a craving for absolute power and control. It’s nothing less than a direct challenge to the rule-based international order established since the end of World War two. For God’s sake, this man cannot remain in power
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[9]
Original en anglais : It is not encouraging that over a third of Americans favor “taking military action [in Ukraine] even if it risks a nuclear conflict with Russia,” perhaps inspired by commentators and political leaders who should think twice before doing their Winston Churchill impersonations. Perhaps ways can be found to provide needed arms to the defenders of Ukraine to repel the aggressors while avoiding dire consequences. But we should not delude ourselves into believing that it is a simple matter, to be settled by bold pronouncements.
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[10]
Original en anglais : Russia will drift further into China’s orbit, becoming even more of a declining kleptocratic raw materials producer than it is now. China is likely to persist in its programs of incorporating more and more of the world into the development-and-investment system based on the Belt-and-Road initiative, the ‘maritime silk road’ that passes through the UAE into the Middle East, and the Shanghai Cooperation Organization. The U.S. seems intent on responding with its comparative advantage : force. Right now, that includes Biden’s programs of “encirclement” of China by military bases and alliances, while perhaps even seeking to improve the U.S. economy as long as it is framed as competing with China. Just what we are observing now. There is a brief period in which course corrections remain possible. It may soon come to an end as U.S. democracy, such as it still is, continues on its self-destructive course.
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[11]
Original en anglais : “You can very well see that Mariupol is a second Aleppo with, I hope, a collective guilt if we don’t do anything” he said at the Doha Forum, a meeting of policy makers, referring to a Syrian city that saw some of the worst fighting of the country’s brutal civil war. (…) “Mariupol is a siege war that Russia’s been in for a month now. Maybe it wasn’t envisaged as a siege war but today we’re in siege warfare, and Mariupol is one of the most striking examples. Military sieges are horrible wars because civil populations are massacred, annihilated. The suffering is terrible.”
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[12]
Original en anglais : The Biden administration’s approach here has been fairly consistent for some time, which is to make clear to Putin that this invasion will be much more costly than he might have imagined. And I certainly think that Putin is seeing that right now, both in terms of the strength and the breadth of the sanctions that have been applied on Russia, with the U.S. working with its allies around the world, but also in terms of the Ukrainian resistance. The Ukrainians themselves are resisting the Russian invasion. I think they have a right to do so, certainly. I think the goal should continue to be, or our focus should continue to be: What are the steps that end this fighting quickest, that continue to support diplomacy?
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[13]
Original en anglais : The Russian invasion of Ukraine has put an end to the globalization we have experienced over the last three decades.
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[14]
Original en anglais : The speed and magnitude of company actions to amplify sanctions has been incredible. Iconic American consumer brands have suspended their operations of non-essential products. And financial services companies have taken similar steps to further isolate the Russian economy from the global financial system. These actions taken by the private sector demonstrate the power of the capital markets : how the markets can provide capital to those who constructively work within the system and how quickly they can deny it to those who operate outside of it. Russia has been essentially cut off from global capital markets, demonstrating the commitment of major companies to operate consistent with core values. This “economic war” shows what we can achieve when companies, supported by their stakeholders, come together in the face of violence and aggression.
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[15]
Original en anglais : “I made a decision that I’m not going. That was my decision,” said Ilya Yashin, 38, a veteran street and political activist who also serves as a municipal deputy in Moscow. “I understand all the risks. I understand what it could mean for me. But it seems to me that anti-war voices sound louder and more convincing if the person remains in Russia,” he said. Yashin has continued to speak out against the war publicly, filming streams on his YouTube channel that reach 1.5 million viewers or more. He estimated that 80% of his friends and colleagues, many in opposition politics or journalism, had left the country. “I think I have more friends in Georgia and in Vilnius now than in Moscow,” he said. There was no judgment of those who had left, he said, while he looked on those who stayed with “great sympathy, great respect”. Through his activism, he also hoped to show that many Russians do not support this war. What’s the point of doing politics in Russia if you’re not willing to protest against war at such a historic moment ?" he said.
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[16]
Original en anglais: “Right now there’s a Rubicon for Russia to cross. Either it will find a way to end this current conflict and live in an open global society, or it will be thrust backwards with no hope of recovery.” Speaking from his home in New York, Baryshnikov said each well-known Russian must now make a choice. “It’s the individual decision of every artist whether they choose to speak out or not. For my part, I’ll quote His Holiness, Pope Francis. ‘War is madness ! Stop, please ! Look at this cruelty !’ It’s clear to me to whom those words are directed. In simple terms, Russia is already back in Stalin’s time. The arts are collateral damage and it’s impossible to speculate how that will play out.”
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[17]
Original en anglais : “After this letter,” Ratmansky wrote, “every performance or any public action of these 500 could be seen as an act of propaganda. Especially those who have gone on to perform in the west. These people have made a strong political statement supporting their president’s unlawful actions. They are playing politics and therefore should be held responsible or at least asked serious questions. It is precisely because of the support of the most visible figures of Russian culture that Putin gained his unlimited power and now is using it against humanity in this bloody war that is destroying Ukraine. The mass murder of innocent people in Ukraine is done in their name also, in the name of Great Russia of Culture that was so admired by the whole world until very recently.”
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[18]
Voir Kauffmann (2022)
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[19]
Original en anglais : Hitler’s Germany found its way out of the vicious circle of dictatorship. Germans learned a lot about dealing with the past and coming to terms with guilt, and were able to build a democratically oriented society. However, the rebirth of their nation was predicated on total, crushing military defeat. Russia needs this zero hour, too. A new democratic start in Russia is impossible without paying a price and acknowledging national guilt. There was no de-Stalinisation in Russia and there were no Nuremberg trials for the Communist party. Now Russia’s fate depends on de-Putinisation. Just as the “ignorant” German population was shown concentration camps in 1945, so “ignorant” Russians must be shown destroyed Ukrainian cities and the corpses of children. We Russians must openly and courageously acknowledge our guilt and ask for forgiveness. The German writer Georg Büchner wrote this in a letter to his bride in 1834: “What is it that lies, murders, steals in us?” Only that question can accelerate this most important revolution of humankind in Russians: the realisation that the responsibility lies not with your superiors, but with you. Neither Nato nor the Ukrainians can de-Putinise Russia. We Russians must clean up our country ourselves. Are my people up to the task? After the war, the world will help Ukraine to rebuild. But Russia will be in economic ruins. The collapse of the empire will continue in full force. Other peoples and regions will follow the Chechens towards independence. The Russian Federation will disintegrate. But the centrifugal force of the peoples and regions in the world’s last empire can be purifying and rehabilitating as well as destructive. The Russian consciousness must learn to accept that there can be several states with Russian as the state language. The empire must be removed from minds and souls like a malignant tumour. Only then can new states push through reforms. But can a democracy establish itself without a critical mass of citizens, without a mature civil society? “The beautiful Russia of the future” (this is Alexei Navalny’s motto) should begin with free elections. But who will carry them out, and according to what rules? The same tens of thousands of terrified teachers who carried out the rigging in the country’s Putinian elections? And can one be sure that in truly free Russian elections, the “national traitor” from the democratic opposition will win, and not the “patriot” who fought against the “Ukrainian fascists”? A population hoping for a benevolent tsar cannot be turned into responsible voters in an hour. And who will implement democratic reforms? Officials who have become tainted with corruption and crime under the Putin regime must not be allowed to build a new state. And they are all tainted. The world is calling for a “Russian Nuremberg”. But who in Russia will organise and carry out these legal proceedings? Who will make this great reappraisal of the past? Who will uncover the crimes and punish the guilty? The criminals themselves? One can remove and replace Putin, but how can one suddenly replace millions of corrupt officials, mercenary police officers and compliant judges? A long, painful rebirth is the only way forward for Russia. And all these sanctions, the poverty, and the international outcasting will not be the worst thing we encounter along the way. It will be more terrible when there is no inner rebirth for the Russian people. Putin is a symptom, not the disease.
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[20]
Originaux en anglais : It is impossible to unblock Mariupol without a sufficient number of tanks, other armored vehicles and, of course, aircraft. All defenders of Ukraine know that. All defenders of Mariupol know that. Thousands of people know that - citizens, civilians who are dying there in the blockade. The United States knows that. All European politicians know. We told everyone. And this should be known as soon as possible by as many people on Earth as possible. So that everyone understands who and why was simply afraid to prevent this tragedy. Afraid to simply make a decision./ Russian troops receive just such orders : to destroy everything that makes our nation - nation, our people - people, our culture - culture. This is exactly how the Nazis tried to capture Europe 80 years ago. This is exactly how the occupiers act in Ukraine. No one will forgive them.
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[21]
Original en anglais : According to a report in Der Spiegel, Ukrainian ambassador Andrij Melnyk had declined to attend the event last Tuesday, citing other commitments. In a tweet on Sunday, however, Melnyk explained his absence with political reasons : “Only Russian soloists, no Ukrainians”, the diplomat said. “An affront. Sorry, I’m keeping a distance”. A spokesperson for the German federal president responded with a series of tweets that seemed to mildly tick off the ambassador for his absence. The concert, she said, was meant as “a joint statement against the criminal Russian war against Ukraine”, adding “it is a shame that we couldn’t send this message together”. Melnyk replied : “My dear God, why is the federal president finding it so hard to realise that we Ukrainians don’t fancy ‘great Russian culture’ while Russian bombs are falling on cities and thousands of civilians are being murdered night and day?” Cautious German rhetoric around the war, at times favouring appeals for reconciliation rather than unequivocal statements of support, has frustrated politicians in Ukraine, Eastern Europe and the Baltics since the start of the conflict.
Bibliographie
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