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Introduction

En 1901, Octave Uzanne (déjà auteur en 1894 d’une œuvre jugée par certains prophétique, La fin des livres) écrivait dans Bibliothèques de l’avenir :

Nos chers livres de cette fin du XIXe siècle, que deviendront-ils ? Hélas ! à de rares exceptions ; nous craignons de deviner leur sort ! – Le temps matériellement aura fait justice de leur mauvaise constitution, le papier de coton, la mauvaise qualité de l’encre les vouera à une prompte destruction.

Cette citation ne provient pas de l’édition originale du texte d’Uzanne, mais d’une reproduction électronique ou, pour être plus précis, d’une numérisation de son texte, disponible en libre accès sur Internet. Le rapprochement avec le sujet qui nous intéresse est tentant, mais il faut cependant constater que les cassandres proclamant la fin de la littérature imprimée – depuis 1894, donc – n’ont pour l’instant pas vu leurs prophéties réalisées. Le développement progressif de la littérature numérique n’a pas mis fin à l’impression, même s’il est certain qu’il a introduit un certain nombre de changements. Plutôt que de considérer le numérique comme un ennemi du papier, qui n’aurait comme but principal que de le rendre obsolète et de le faire disparaître, il faut sans doute plutôt le considérer comme une secousse bienvenue qui vient poser une autre question : pourquoi la littérature imprimée existe-t-elle toujours ?

La réponse est évidente : elle continue d’exister, car elle propose et permet des choses que le numérique ne permet pas, en premier lieu desquelles une exploration de la matérialité du papier. Là où le numérique offre des potentialités multimédiales a priori infinies, chaque livre imprimé se transforme en expérience haptique. Alessandro Ludovico, dans un ouvrage sur la mutation de l’édition depuis la fin du XIXe siècle, résume bien ce qu’apporte le papier par rapport à l’écran : « Le toucher nous renseigne sur le type d’informations que nous lisons en tournant les pages : rugueux pour des photocopies ou des manuels, lisse pour des magazines ou des livres illustrés » (Ludovico 2016, 113). Il parle également, dans le même ouvrage, des apports de l’odeur ou de la couleur du papier. Là encore, il ne s’agit pas de rejeter d’un geste la littérature numérique : Ludovico poursuit d’ailleurs en indiquant la façon dont la visualité d’un texte présenté sur tablette – sa résolution, par exemple – permet de savoir son ancienneté.

C’est néanmoins sous l’angle du toucher que nous souhaiterions aborder la question, non pas de la numérisation, mais de l’adaptation au format numérique de livres qui mettent en avant leur matérialité, qui invitent le lecteur à une manipulation tactile. Contrairement à la numérisation, procédé qui relève de l’automatisation, de la reproduction, l’adaptation appelle une réflexion, et une modification du contenu en fonction du médium cible. Ainsi, comment présenter sur tablette Composition No. 1 de Marc Saporta, récit initialement publié en 1962 et consistant en 150 feuillets non reliés, lisible dans n’importe quel ordre ? Le livre d’artiste de Tom Phillips A Humument [1] change-t-il de statut lorsqu’on le découvre sur iPad ? Enfin, le court roman de Mark Z. Danielewski, The Fifty Year Sword (2006), distribué sous diverses formes, du tirage limité à 1000 exemplaires à l’édition à large tirage, à la couverture piquetée de trous, en passant par une édition de luxe dans un coffret en bois, est-il aisément transposable au format numérique ?

Trois objets d’étude relativement différents dans leur matérialité numérique : un roman explicitement ergodique, un livre d’artiste narratif, et un court roman multimédial. Comme on le verra pourtant, malgré ces différences, il semble qu’ils répondent tous trois à l’angoisse d’Octave Uzanne : un livre ne disparaît pas, il se contente d’évoluer.

Composition No. 1

Le roman de Marc Saporta est le plus ancien de ces trois livres objets, ainsi que le plus résolument tactile. Précisons dès à présent qu’il ne sera pas question ici de l’édition française originelle de 1962, mais de sa réédition en langue anglaise en 2011 par Visual Editions, aussi bien sous forme imprimée qu’en tant qu’application utilisable sur tablettes. Sous forme imprimée, il s’agit d’une boîte contenant 150 feuillets[2], lisibles dans l’ordre désiré par le lecteur. Au verso de chacun de ces feuillets figure une sorte de paysage topographique et typographique, généré par ordinateur à partir du texte du recto. Nous présentons ces versos comme paysages, car ils sont définis comme tels par l’éditeur, mais il n’est pas nécessaire d’y adhérer : ainsi un journaliste de The Independent les décrit comme « des bandes de neige télévisuelle, ou du sable en train de s’écouler » (Gibbs 2011, notre traduction). Libre au lecteur, donc, de voir dans ces images générées par une technologie numérique une représentation du monde analogue ou non.

Mettons de côté l’intrigue de Composition No. 1, au risque d’être d’accord avec Umberto Eco, qui a écrit à propos de l’ouvrage de Saporta qu’un « bref regard au livre fut suffisant pour me faire comprendre quel était son mécanisme […] Pour moi, le livre avait épuisé toutes ses lectures possibles dès l’énonciation de son principe de construction » (Eco 1962, 234). C’est d’ailleurs peut-être le défaut de la réédition de Visual Editions que d’avoir proposé avec ces versos un dispositif qui, semble-t-il, n’a que peu de liens avec le récit à découvrir aux rectos. Cependant, il a beaucoup à voir avec deux choses, qui ont également leur importance pour la version numérique du texte : l’exploration et l’aléatoire.

L’exploration est à la fois manuelle et narrative. Plusieurs critiques ont été prompts à souligner le plaisir que leur apportait la manipulation de la boîte et des feuillets contenant l’œuvre ; l’écrivain Jonathan Coe déclare ainsi dans le Guardian que « la version de Composition No. 1 par Visual Editions est un bel artefact […] Le simple fait de tenir la boîte dans vos mains vous procure un frisson sensuel. À une époque où tant d’éditeurs paniquent en pensant à l’ascension des formats numériques, voilà un objet dont la beauté visuelle et tactile ne peut tout simplement pas être reproduite numériquement » (Coe 2011, notre traduction). Cet « artefact » a pourtant été porté au format numérique ; mais Coe a peut-être raison d’évoquer la sensualité de la manipulation de l’objet physique, sensualité qui passe donc par les yeux, mais aussi et peut-être avant tout par les mains.

Ce sont les mêmes mains qui vont manipuler la version numérique de l’œuvre, dont on peut considérer qu’elle réduit ou aplatit son aspect matériel – mais les paysages typographiques n’étaient-ils pas déjà la représentation d’un monde plat, de faux relief ? En tous les cas, l’aléatoire déjà présent dans la version imprimée est ici mis au centre de l’objet numérique : s’il est possible de se perdre dans une version agrandie de ces paysages (générée à partir de l’ensemble du texte), l’exploration du récit s’effectue par une simple pression. Tant que le doigt du lecteur reste posé sur l’écran, le texte est visible, mais il recommence à s’agiter dès que le contact prend fin. L’effet est explicite : le récit ne s’offre au regard que si le contact tactile est maintenu, liant ainsi fermement l’optique et l’haptique.

Confronté à une œuvre comme Composition No. 1, résolument ergodique[3], le lecteur fait donc place au « lectacteur », pour reprendre la terminologie d’Anthony Rageul, auteur de plusieurs travaux sur la bande dessinée numérique ; un terme qui pour lui est « l’équivalent numérique de l’interprète, au sens musical ou théâtral du terme. L’interprète est précisément celui qui lit (lecteur) le texte ou la partition, et qui la joue (acteur) » (Rageul 2009, 68). C’est l’interaction qui produit le sens, une interaction dont le « lectateur » prend conscience par la main, et donc par le corps, une lecture tout aussi intime que le feuilletage d’un imprimé, qui là encore ne se fait plus seulement au rythme du regard, mais aussi à celui du toucher.

Tom Uglow, directeur artistique pour Google, écrit dans la préface de Composition No. 1 : « [Son] édition physique est un objet, à tenir, posséder et aimer. L’édition numérique est faite pour être lue, bousculée, partagée, défaussée et réinventée » (notre traduction). Si la question se pose donc de savoir quel attachement sentimental – car il s’agit bien de sens autant que de sentiments – porter à l’objet livre une fois numérisé, il est dans les deux cas question de mouvement, d’exploration qui n’est plus pédestre, mais manuelle et pousse la forme du livre dans ses retranchements.

A Humument

Pour Tom Phillips, la frontière du livre se trouve ailleurs : dans A Humument, il n’est plus forcément question de parcourir un territoire, mais toujours de couvrir une distance, dans tous les sens du terme. Il s’agit sans doute de celle des trois œuvres qui est la plus connue, mais un rappel peut être utile : A Humument est le projet de l’artiste britannique Tom Phillips, initialement édité en 1970. Le principe est simple : Phillips utilise le roman A Human Document de W. H. Mallock (1892) et en recouvre les pages, à la fois pour en modifier le sens (les quelques mots encore visibles forment de nouvelles phrases ou syntagmes) et l’apparence (le recouvrement fait également office d’œuvre picturale). Il faut de plus préciser que Phillips continue aujourd’hui son projet artistique, procédant à de nouveaux recouvrements de A Human Document qui donnent lieu à de nouvelles éditions de A Humument. La cinquième, dernière en date, a été précédée en 2010 d’une adaptation sur iPad et iPhone.

Nous sommes donc ici en présence d’un livre plus conventionnel que Composition No. 1, puisqu’il s’agit d’un volume relié dont, a priori, on parcourt les pages chronologiquement de la première à la dernière ; mais A Humument est également moins conventionnel dès lors qu’il ne contient pas à proprement parler de récit – une succession de scènes narratives est identifiable, mais il serait abusif de prétendre les rassembler en un récit cohérent – et qu’il se présente comme un livre d’artiste et non un roman. Plus précisément, il s’agit d’un livre transformé, c’est-à-dire selon Johanna Drucker d’une « intervention. […] Dans un palimpseste, l’original est visible en profondeur, il entrelace sa présence avec le nouveau matériau de façon plus ou moins importante. Dans une œuvre transformée, la présence de l’original peut être réduite à presque rien, ou être tellement fragmentée et restructurée qu’elle devient un “monstre Frankenstein” de l’original » (Drucker 1995, 109, notre traduction).

A Humument, dès sa première édition, remet donc déjà en question le volume imprimé, demandant au lecteur de devenir également spectateur et d’élargir les définitions habituelles du livre pour pouvoir y inclure une œuvre qui repose sur une interaction texte-image des plus particulières, qui cannibalise une œuvre précédente et ne cesse en outre d’évoluer, alors même que la permanence de l’information présentée dans un document imprimé est l’une des caractéristiques retenues pour le différencier du document numérique.

En outre, on trouve dans A Humument des principes très proches de Composition No. 1 : Phillips, comme Saporta, s’intéresse aux mécanismes de l’aléatoire et de l’exploration. La distance couverte est autant temporelle (de 1892 à 1970 à aujourd’hui et au-delà) que spatiale : même si la plupart des pages de A Humument interdisent l’accès au texte source, il se laisse parfois deviner par transparence. Bien que la page soit un espace plat, elle acquiert alors une tridimensionnalité, une profondeur feinte qui n’est pas sans rappeler les paysages typographiques au verso des feuillets de Composition No. 1. L’ouvrage de Phillips, malgré son rejet fréquent des conventions attenantes au palimpseste, demeure un travail qui se déchiffre par couches, par strates qui tiennent presque du géologique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, pour l’auteur comme pour de nombreux chercheurs, le mot « Humument » évoque l’humus, l’exhumation d’une chose enfouie.

Enfin, l’édition imprimée de A Humument ne dissimule pas son aspect aléatoire : s’il est difficile de discerner un récit avec un début, un milieu et une fin dans le livre, c’est que l’on comprend rapidement qu’à part la première et la dernière, les autres pages de l’œuvre de Phillips pourraient se trouver dans n’importe quel ordre. Leur localisation répond à l’ordre des pages du roman de Mallock, mais il est assez clair que c’est un ordre qui contraint Phillips, dans tous les sens du terme. Il compare d’ailleurs plus volontiers A Humument au livre divinatoire Yi Jing : « Je considérais […] [A Humument] comme un oracle. Le sens est suspendu à chaque page ; il peut donc être utilisé comme le Yi Jing » (Phillips 2010, notre traduction).

C’est ce principe de l’utilisation divinatoire de A Humument qui est au cœur de son adaptation numérique. Il est possible d’y lire ou parcourir A Humument comme on le ferait avec sa version imprimée – même si Phillips déclare que la version numérique est à cet égard supérieure, car elle permet une meilleure qualité de l’image –, mais il est également possible de sélectionner deux pages au hasard ou selon une date précise. Comme l’écrit la chercheuse Anna Nacher, cette version de l’œuvre pour tablette semble incarner l’esprit du projet tout entier (Nacher 2013, notre traduction) ; Nacher utilise précisément le mot anglais « embodiment » qui se traduit par « incarnation », mais porte plus clairement dans sa version d’origine cette notion de l’œuvre faite corps, c’est-à-dire là encore d’une relation très nette entre le corps du lecteur et celui de l’œuvre, fût-elle numérique.

Si, comme avec Composition No. 1, sur tablette c’est le programme qui se charge de la navigation aléatoire, un élément profondément humain demeure, et pour A Humument c’est la création d’une communauté de lecteurs. En effet, une fois la divination effectuée, il est possible d’envoyer le résultat par courriel, ou de le poster sur Tumblr, Twitter ou Facebook. On peut juger qu’une telle fonctionnalité relève du gadget, mais elle est importante pour deux raisons : d’abord, sur un plan mineur, elle imite les horoscopes contemporains, que leurs lecteurs sont invités à partager sur les réseaux sociaux. Sur un plan majeur ensuite, et de la même façon que pour les horoscopes précités, mais pour d’autres raisons, un tel partage amène à une dissémination de l’œuvre. Il ne s’agit pas là d’une dissémination au sens derridien, qui menacerait l’œuvre, mais au contraire d’une reproduction qui ferait davantage penser à Walter Benjamin. Il est ainsi symptomatique que A Humument soit un livre d’artiste qui, à l’inverse d’autres productions similaires, se distingue par un important tirage et une commercialisation qui n’est pas celle d’une promotion de la rareté. Adopter la même ligne éditoriale dans la version numérique de l’œuvre de Phillips est donc logique, et semble inviter à la multiplication la plus grande possible. Tout comme Phillips ne cesse de trouver de nouveaux recouvrements possibles, partager ces combinaisons de deux pages aléatoirement choisies reviendrait à prolonger le geste de l’auteur, combinant ici la main et l’œil dans une production qui est davantage que la somme de ses parties.

The Fifty Year Sword

Le roman de Mark Z. Danielewski est au premier abord l’œuvre la plus conventionnelle des trois, mais sa multimodalité le met pourtant à l’écart. La version imprimée du livre est en effet une histoire courte, qualifiée en anglais de « novella », dont la forme est une concrétisation exemplaire de ce qu’Henri Meschonnic appelle en poésie « la forme-sens ». Elle met en scène un soir d’Halloween, durant lequel la protagoniste, la couturière Chintana, se rend à une soirée où se trouvent notamment Belinda Kite, sa rivale depuis qu’elle a couché avec son mari Pravat, et cinq orphelins qui attendent un conteur. Le récit enchâssé de ce dernier est celui d’une longue quête initiatique qui le mène jusqu’à une épée (celle du titre), une « épée de cinquante ans » est ainsi nommée, car elle met cinquante ans à tuer sa victime.

The Fifty Year Sword, récit textuel accompagné d’images, n’est dès lors pas seulement double dans ses incarnations, mais également dans ses intentions, puisqu’il s’agit d’un ouvrage répondant à la double figure de la fragmentation (l’épée) et de la suture (la couture). Ainsi, dans toutes les éditions de The Fifty Year Sword, la majorité des pages recto (à droite) sont blanches, à l’exception notable d’un numéro de page indiquant que ce vide a valeur d’illustration, qu’il appartient bien au récit ; et si la jaquette du roman laisse également apparaître l’absence, par le biais des multiples trous qui la percent, la couverture de The Fifty Year Sword à proprement parler annonce l’autre figure du récit, celle de la couture, en montrant au lecteur une multitude de fils rouges éparpillés sur un fond blanc. Cette illustration, à l’instar de toutes celles qui sont présentes dans l’ouvrage, est réalisée à partir de fils de couture, évoquant pour le lecteur à la fois le personnage de Chintana, mais aussi le principe de la suture comme structure du récit.

On peut voir dans le roman de Danielewski un exemple de texte performatif (on pourrait oser le néologisme « perforatif »), dans lequel le récit est autant porté par les cinq narrateurs, dont les voix, parfois, se confondent et se superposent que par le lecteur qui tourne les pages et déroule le fil de l’histoire. Cela est d’autant plus visible dans l’édition numérique du livre, dont il sera question plus loin ; mais l’édition imprimée contient également sa part de performativité. En effectuant les mêmes actions que les personnages du livre, en étant sollicité pour suturer le texte et lui apporter un sens, le lecteur a un rôle primordial dans The Fifty Year Sword. L’aspect même du récit répond à ce rôle interprétatif, qu’il s’agisse des pages de garde de l’ouvrage, où des fils de coutures multicolores sont entremêlés, ou des détails typographiques comme l’usage abondant de tirets cadratin au détriment de points virgules et doubles points. Aucun aspect du récit, même ceux qui semblent les plus anodins, n’est donc épargné par cette « forme-sens » : une fois de plus, la forme du texte et son sens sont enchevêtrés pour ne faire qu’un, et c’est là aussi au doigté du lecteur qu’il est fait appel.

La version numérique de The Fifty Year Sword a été réfléchie pour répondre à la multimédialité de l’œuvre imprimée et pour faire écho aux motifs et thèmes qui la composent. Contrairement aux adaptations numériques de Composition No. 1 et A Humument, qui restent fidèles aux versions papier dans la discrétion de leurs dispositifs, les œuvres de Danielewski se démarquent souvent par l’abondance des procédés texte-image qui les habitent ; mais, comme le déclare l’auteur dans un entretien, c’est là aussi la modération qui a guidé l’adaptation de The Fifty Year Sword : « Nous ne voulions pas dépasser le texte et le transformer en une sorte de film d’animation » (Howard 2013, pp. 6-7, notre traduction).

Dans la version numérique de l’ouvrage, le texte et les illustrations sont similaires à l’édition imprimée parue la même année ; néanmoins, à de nombreux endroits des animations et de la musique se mettent en marche quand le lecteur tourne une page. Les musiques sont en général assez courtes : ainsi, le même thème musical est joué au piano à chaque double page contenant l’illustration du papillon. Les animations sont également thématiques : par exemple, lorsque le Conteur raconte son exploration de la Vallée de Sel, les mots sur la page apparaissent et disparaissent, accompagnés d’un bruit de respiration, pour évoquer la nature vacillante des choses en cet endroit. Lorsque des illustrations de bougie sont présentes, leur fumée s’élève en traits fins couturés vers le haut de la page. Quand Belinda est coupée par l’épée de cinquante ans, les mots et les traits de couture sur la page apparaissent de façon brusque, accompagnés d’une musique discordante.[4]

Comme dans la version imprimée, il est donc question de mots et d’images qui apparaissent ou disparaissent, d’une absence représentée sur la surface de la page ou de l’écran. Mais le support numérique permet un rapport du texte à l’absence plus dynamique, et évoque cette fois-ci les réflexions de Jacques Derrida sur la trace. Contrairement au texte d’origine, en effet, le texte de The Fifty Year Sword est bien ici une trace, « le simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à sa structure » (Derrida 1972, 25) ; une trace qui peut s’effacer aussi rapidement qu’elle est apparue. Notons d’ailleurs que le support numérique, qui ne permet pas une approche globale du récit, incite également à un effacement du livre en tant qu’objet, et en tant que totalité. Le texte n’est plus perçu que de façon fragmentaire, et les coutures de la reliure, apparentes dans la version imprimée comme dans la version numérique, rappellent alors au lecteur, de façon quelque peu ironique, la suture possible du récit qui lui est nié dans cette version-ci.

Il y a donc dans les deux versions du récit une insistance sur le fragmentaire et l’éphémère, qui prend tout son sens sur tablette : l’histoire disparaît dès que la page est tournée, dès que la soirée d’Halloween est terminée. C’est uniquement sous forme de codex, cette forme ancienne de littérature, encore capable d’innombrables métamorphoses, comme les œuvres de Mark Z. Danielewski le prouvent, que le texte est suturé pour faire du récit une forme durable, innovante, et concrète.

Conclusion

Octave Uzanne chantait les louanges du papier et de sa matérialité : sa texture et son odeur particulière, sa matérialité dont les bibliophiles raffolent et qui amène cette valeur ajoutée à la lecture. Pourtant, les trois œuvres dont il est question dans cet article trouvent d’autres façons de parler de cette matérialité, non pas en l’émulant, mais en déplaçant la poétique du toucher sur d’autres plans : bien que dématérialisé et donc potentiellement indestructible, le récit met en avant son éphéméralité, sa fragmentation, sa déconstruction.

Les applications tirées des œuvres de Danielewski, Saporta et Phillips sont loin d’être parfaites – Composition No. 1 version iPad, par exemple, réduit l’exploration du paysage typographique à sa portion congrue ; A Humument se rapproche dangereusement de la simple numérisation – et il existe bien d’autres exemples de littérature purement numérique plus innovante dans sa multimédialité. Mais c’est avant tout par leur rôle de passerelles que ces récits ont leur importance ; il leur est nécessaire d’adapter le message au médium, et non l’inverse, tout en ne trahissant pas les intentions d’origine des auteurs. Ainsi, ces trois œuvres n’ont pas été choisies par hasard puisqu’elles sont toutes trois protéiformes : au-delà de l’adaptation numérique, The Fifty Year Sword est présenté sous forme de lecture théâtrale les soirs d’Halloween depuis 2010 ; Composition No. 1 a fait l’objet d’une lecture publique aux allures de flashmob ; enfin, le matériau de A Humument a été utilisé par Phillips pour produire des tableaux, des opéras, des sculptures, ou d’autres livres. Le numérique est donc loin d’être la forme ultime du livre, tout comme il n’y a aucune raison de sacraliser à outrance le livre imprimé. La littérature est un mouvement, une évolution perpétuelle, et surtout une source de réinvention permanente, dans laquelle l’œil et la main auront toujours leur place.