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Introduction

La Maison des feuilles (2000) de l’écrivain américain Mark Z. Danielewski n’est pas simple à résumer : comme Danielewski lui-même le dit dans une interview, « most people will say it’s about a house which is bigger on the inside than the outside » (2002), ce qui est une façon certes commode de décrire ce livre, mais ne laisse entrapercevoir qu’une infime partie de sa complexité. On peut aussi choisir d’aborder La Maison des feuilles selon sa structure narrative : l’œuvre se présente alors comme un texte en plusieurs strates. Au centre, s’il est possible de parler de centre pour un texte s’ingéniant à multiplier les récits, se trouve une vaste ekphrasis, écrite par Zampano, vieillard aveugle, au sujet d’un film fictif, The Navidson Record, home movie tourné lors de l’emménagement de la famille Navidson dans sa nouvelle demeure. Il est bien question, au cœur du roman, de cette histoire fantastique d’une maison dont l’espace intérieur ne cesse de croître, en dépit de la fixité de ses murs d’enceinte. La deuxième strate du texte est constituée de la glose de Zampano, qui, en plus de livrer le récit de cette exploration, offre au lecteur un aperçu de la réception de l’œuvre filmique et de la production critique à propos de cette exploration. Mais nous n’avons accès au texte de Zampano que grâce au travail d’édition de Johnny Truant (Johnny Errand dans la traduction française), jeune marginal qui se retrouve en possession des morceaux épars du texte à la mort du vieil auteur aveugle. Reconstituer le texte devient pour Truant une épreuve existentielle, qui lui fera peu à peu perdre la raison, comme le lecteur peut le constater dans les proliférantes notes qui envahissent la page et grignotent le texte central. Une quatrième instance énonciative est à signaler, celle des éditeurs (ils n’ont pas de nom, ne sont pas individualisés), qui ajoute une dernière pièce à l’édifice en comblant, toujours dans les notes de bas de page, les vides laissés par Truant. Notons enfin que la traduction française, dans un geste créateur qui s’inscrit tout à fait dans la veine du roman, intervient directement dans la progression du roman, elle aussi au moyen de notes de bas de page.

On l’imagine, mettre en page un texte d’une telle complexité n’est pas chose aisée. Il s’agira ainsi dans cet article de montrer comment le texte, qui appelle une véritable mise en scène jouant avec la matérialité du livre, menace ce dernier de décomposition, et comment cette décomposition imminente, mais jamais advenue, qui semble instituer une esthétique de la frustration[1], est ce qui, paradoxalement, motive la lecture. Les travaux de N. Katherine Hayles, en particulier Writing Machines (2002), ainsi que ceux d’Anaïs Guilet concernant Danielewski, notamment sa thèse Pour une littérature cyborg : l’hybridation médiatique du texte littéraire (2013), servent de point d’appui à ce propos. Ces réflexions mettent en effet l’accent sur l’importance, constatée grâce à l’émergence de la littérature numérique, du rôle exercé par la matérialité du livre, par le médium, sur la constitution – et la compréhension – du texte. À l’ère du numérique, on semble ainsi redécouvrir qu’un texte ne peut plus être conçu comme un simple ensemble de mots : un texte n’a de ce point de vue jamais cessé d’être une triade entre contenu, forme et médium, et La Maison des feuilles en est un exemple très intéressant, exploitant l’objet livre comme un espace architectural (et réactivant, ce faisant, une esthétique ancienne remontant aux manuscrit médiévaux).

(Dé)composition

Le premier temps de cette réflexion s’intéresse à la composition du texte, c’est-à-dire à la fois à la structuration textuelle de l’oeuvre, permettant aux différents éléments de l’intrigue mais aussi aux différentes voix qui s’inscrivent sur la page de tenir ensemble, et au résultat obtenu. Cette composition semble être sans cesse placée sous le signe paradoxal de son contraire, la décomposition. Comment dès lors le fonctionnement du texte est-il mis en exergue par sa mise en page ? Ne menace-t-elle pas de déchirer le tissu des mots ?

Questionner la matérialité du texte

La Maison des feuilles est une œuvre fortement métatextuelle, comme le sont bien souvent les œuvres qui multiplient les récits (voir Debeaux 2017) et pratiquent la mise en abyme. Prolongeant un topos traditionnel – celui du manuscrit trouvé – le roman interroge thématiquement la question de sa propre constitution en tant qu’œuvre en mettant en scène le difficile travail d’édition de textes. Le récit s’ouvre sur la préface de Truant, dans laquelle ce dernier explique de quelle façon il a hérité de l’œuvre de Zampano, en visitant son appartement après sa mort et en faisant face à :

d’infinis enchevêtrements de mots, signifiant parfois quelque chose, parfois rien du tout, se fracturant souvent pour bifurquer sans cesse vers d’autres morceaux qu’[il] découvr[it] par la suite – de vieilles serviettes, les bords en lambeaux d’une enveloppe, et même une fois le dos d’un timbre-poste […] [2].

(2002, 21)

La référence au topos du manuscrit retrouvé[3], souvent en piteux état, est claire ici. Dans La Maison des feuilles, cet état détérioré du manuscrit est parfois visible, comme c’est le cas dans le chapitre XIII. Dans la note 276, Truant précise :

une espèce de cendre est tombée sur les pages [qui suivent], faisant à certains endroits un petit trou, ou en d’autres éradiquant des blocs entiers de texte. Plutôt que d’essayer de reconstruire ce qui était détruit, [il a] décidé de mettre simplement entre crochets les lettres carbonisées – […] [4].

(2002, 330)

Les crochets, censés représenter les accrocs de cendres, gênent la lecture, mais ne l’empêchent pas complètement (même si parfois, ce sont plusieurs mots qui manquent). Toutefois, ce n’est pas toujours le cas. Dans le chapitre XVI, racontant les origines antédiluviennes de la maison des Navidson, pas moins de dix-neuf pages sont manquantes, et le peu qui reste est entièrement illisible. À tout moment, le texte se rappelle au lecteur dans sa matérialité, et en l’occurrence, comme les deux exemples précédents le montrent, matérialité est synonyme de précarité, de fragilité du texte. Il s’agit donc bien, pour Danielewski, de questionner l’acte de constitution d’une œuvre, celui qui donne sens à un ensemble d’éléments dispersés et le rend lisible/visible.

Cette thématisation du livre dans sa matérialité impose de s’interroger sur cette matérialité même de l’objet que nous tenons dans les mains. La mise en page résulte d’un choix, d’un long processus de questionnement afin de rendre le texte signifiant, auquel les activités d’édition et de montage[5] des différents personnages nous ont rendus sensibles. On peut dès lors s’interroger sur ces choix, sur leur valeur et le sens qu’il faut leur accorder. Plusieurs éléments ont retenu l’attention de la critique, parmi lesquels la mise en espace du chapitre IX, qui matérialise la notion dont il est question dans l’ensemble de cette unité textuelle, à savoir le labyrinthe, ou encore, évidemment, la présence de notes de bas de page foisonnantes et multiples. Ces dernières semblent particulièrement intéressantes pour ce propos. En effet, c’est dans le jeu entre corps du texte et notes de bas de page que se construit la multiplication des récits et des strates narratives. Cela est bien connu (Guilet 2009), mais vaut la peine d’être de nouveau précisé : la diversité des narrateurs est donnée à voir par des polices différentes. Le corps du texte, énoncé par Zampano, est en Times, tout comme les notes de bas de page dont il est l’auteur ; les notes de Truant, elles, sont en Courier ; enfin, les notes des Éditeurs sont en Bookman. On relève trois polices supplémentaires, concernant le journal vidéo de Tom (« Tom’s Story », chapitre XI – le texte paraît être en ITC American Typewriter), le film de Karen (« What Some Have Thought », chapitre XV – sans doute Helvetica), ainsi que les lettres de Pelafina, la mère de Johnny Truant (Appendix II – probablement en Kennerley ou Dante). Seules les trois premières polices ont été clairement précisées par Danielewski lors d’une interview (Wittmershaus 2011). Au-delà même de la signification qu’il faut accorder, selon Danielewski lui-même, au sens des noms de ces polices, le choix de distinguer graphiquement les multiples instances narratives du texte paraît fondamental. Le lecteur peut ainsi identifier le locuteur au premier regard, et ces changements typographiques constituent de véritables repères structurant le texte. Nous sommes au cœur de ce que Katherine Hayles appelle une « métaphore matérielle », « a term that foregrounds the traffic between words and physical artifacts » (2002, 22). Pour reprendre l’exemple connu du chapitre IX, dans lequel plusieurs niveaux narratifs et de commentaires s’entrelacent sur la page, impliquant des modalités de lecture différentes, il s’agit bien de représenter par la forme même que prend le texte sur la page, par le jeu de transparence induit par l’épaisseur du papier, par les mouvements que le lecteur est obligé d’effectuer pour lire (ou voir ?) le texte, le propos développé, à savoir une réflexion sur le labyrinthe.

Figure 1

Extrait du chapitre IX de l’édition américaine (2000, 132)

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Un texte malade de sa matérialité ?

Ce dernier exemple tend à prouver que la figure qui domine la distribution du texte dans l’espace des pages est la décomposition. La double page de garde confirme cette analyse : elle propose trois instances auctoriales (Zampano, Truant et Danielewski lui-même), hiérarchisées selon leur position sur la page – qui s’augmentent d’une quatrième dans la version française (Claro, le traducteur). Tout au long du livre, ou presque, le récit est distribué entre deux narrateurs principaux, Zampano et Truant, qui se partagent l’espace textuel : Zampano occupe le corps de la page tandis que Truant semble relégué au pied de page. Cette disposition renforce le sens rhétorique de la note de bas de page, qui est marginale, secondaire vis-à-vis du texte principal, en traçant entre le corps du texte et la note un trait de démarcation. Il est intéressant alors de noter que ce trait joue le rôle d’un sismographe, capable d’enregistrer les mouvements en provenance du sous-sol du texte : tantôt l’espace de la note est réduit à la portion congrue (fig. 2), tantôt au contraire c’est le corps du texte qui disparait complètement, la ligne de démarcation ne servant plus alors qu’à désigner un espace vide, comme dévoré par la note de bas de page (fig. 3).

Figure 2

Édition américaine (2000, 57)

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Figure 3

Édition américaine (2000, 117)

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Ces deux instances narratives se disputent ainsi la maîtrise de la page, chacune cependant occupant un espace clairement défini. Et pourtant, l’équilibre relatif qui prévaut dans la majeure partie du texte semble remis en cause dans le chapitre XXI, entièrement composé du journal de Truant : ce qui appartenait à l’espace de la note, du secondaire, devient texte principal, rédigé dans une police à la taille plus conséquente, brouillant ainsi les repères pourtant clairement établis par la mise en page. Plus encore, on constate dans ce chapitre (2000, 498, 2002, 513) la réapparition d’une ligne de démarcation dans le corps du texte, à la fin de l’entrée du journal datée du 30 octobre 1998. Elle semble indiquer l’absence de l’entrée du 31 octobre 1998… qui a été déplacée et que l’on retrouve en guise de préface, celle prise en charge par Truant que nous avons déjà évoquée. En fin de compte, quel est le texte qui est premier, quel est le texte qui est second ? Lequel encadre l’autre ? Si le corps du texte est composé des écrits de Zampano, nous entrons bien dans l’œuvre par le biais de la prose de Truant ; et ce dernier, dans sa préface, insère un avertissement de Zampano : c’est soudainement le texte de Zampano qui devient second. Ainsi, si la mise en page du texte parvient à créer des repères pour le lecteur, ceux-ci, comme souvent dans La Maison des feuilles, sont trompeurs.

Tout se passe alors comme si la décomposition du texte, au départ rationnellement exhibée par les choix typographiques, devenait peu à peu une forme de folie : l’œuvre perd contenance à l’image de ses personnages devenus fous. Bien souvent, les notes de Truant envahissent la page parce qu’il semble pris d’une sorte de crise, qui se traduit par une parole devenue logorrhéique : les phrases s’étirent, se morcellent et s’interrompent, hors de tout contrôle (« Who the hell is thinking up this shit? » (2000, 117), s’exclame le personnage au cours d’un long paragraphe décousu). Le même mal semble atteindre la prose de Zampano, qui s’épanouit au-delà de toute limite dans les notes 144, 146 et 147 à travers des listes devenues illisibles - rappelant, là encore, la prose rabelaisienne. Dans les deux cas, ces folies textuelles sont accentuées par la mise en page : ou faut-il dire que la mise en page est contaminée par la folie des personnages ?

La décomposition semble ronger le texte comme une maladie, texte qui dès lors se morcelle et devient difficilement lisible. Et pourtant : le lecteur est happé par ce texte, il vit dans ce livre comme dans une maison hantée qu’on prendrait plaisir à explorer.

Morceler pour intriguer

Il nous faut donc comprendre et résoudre ce paradoxe qui veut que plus le récit se décompose, plus l’intrigue se noue, avance et captive le lecteur.

Quelques prolégomènes sur l’intrigue

L’intrigue est traditionnellement définie comme ce qui structure le récit dans le temps : elle est un agencement des faits selon un début, un milieu et une fin. Paul Ricœur, dans Temps et récit, la définit comme un « dynamisme intégrateur qui tire une histoire une et complète d’un divers d’incidents, autant dire transforme ce divers en une histoire une et complète » (1984, tome II, p. 18). Le concept d’intrigue repose dès lors sur une dynamique temporelle : l’intrigue est téléologique, c’est-à-dire qu’elle enchaîne les faits selon une finalité, qui est le dénouement. Elle prend sens par son dénouement : fil, nœud et dénouement indiquent clairement la dimension linéaire de la mise en intrigue. Peut-on encore considérer que La Maison des feuilles est un roman linéaire ? L’intrigue est-elle encore un concept pertinent pour aborder le(s) récit(s) qu’il déploie ? En effet, on l’a vu, plusieurs fils narratifs sont déroulés au sein de l’œuvre. Non seulement nous avons affaire à plusieurs instances narratives, mais le lecteur se voit aussi contraint de suivre plusieurs intrigues en même temps, parmi lesquelles nous comptons celle, prise en charge par Zampano, concernant la maison sur Ash Tree Lane et son exploration par les Navidson (qui est elle-même redoublée, en quelque sorte, du « récit » de la réception du Navidson Record) et celle, racontée par Truant se faisant narrateur autodiégétique, de sa folie croissante et du resurgissement de son passé. Ainsi on peut considérer que La Maison des feuilles est composée, comme la plupart des œuvres présentant des structures d’enchâssement de récits[6], d’au moins deux intrigues concurrentes, portées par deux narrateurs en compétition, Zampano et Truant ; chacune de ces intrigues suit son propre déroulement, crée sa propre tension. L’attention du lecteur est donc elle-même dédoublée, tendue entre ces deux pôles.

Or, comme le précise encore Paul Ricœur, l’intrigue est fondamentalement une opération de synthèse : « opération qui tire d’une simple succession une configuration » (1984, tome I, p. 127), elle est « synthèse de l’hétérogène » (1984, tome I, p. 10). Comment un livre décomposé, de l’ordre du monstrueux (Samoyault 1999) tel que l’est La Maison des feuilles, peut-il être synthétique ? Comment le lecteur peut-il nouer tous les fils de l’intrigue quand l’œuvre s’ingénie à le perdre dans ses méandres ? Car tout se passe comme si, face aux deux intrigues indépendantes que nous venons d’identifier, une troisième s’élevait, centrée sur la constitution du livre, de son écriture à sa mise en ordre et sa publication, qui viendrait brouiller les maigres repères. C’est ainsi que, dans la reconstitution du puzzle qu’est La Maison des feuilles, des pièces semblent être manquantes, défectueuses ou déplacées, comme si ce travail de bouclage du livre était marqué par des défaillances : en témoignent plusieurs mises en abyme qui créent des boucles impossibles, formant des motifs textuels et narratifs dignes d’Escher, dont il est d’ailleurs question à plusieurs reprises dans le texte. Comme ces espaces impensables, le texte se contredit lui-même. L’exemple sans doute le plus frappant se situe dans le chapitre XX : Navidson mène l’ultime exploration de la maison d’Ash Tree Lane. Comme on l’apprend dans ce chapitre, il emporte avec lui « des tas de marqueurs au néon, du fil de pêche, trois lampes torches, une lampe au carbure […], une brosse à dents, un réchaud, […] du papier toilette, une petite trousse d’urgence, et un livre » (2002, 437)[7]. Or on apprend, un peu plus loin, le titre de ce livre : « Prenant une toute petite gorgée d’eau et s’enfonçant de plus en plus dans son sac de couchage, il reporte son attention sur la dernière activité possible, le seul livre en sa possession : La Maison des feuilles » (2002, 479)[8]. Nous sommes exactement face à ce que Lucien Dällenbach appelle une réduplication aporistique : le lecteur se retrouve confronté à un fragment censé inclure l’œuvre qui l’inclut (1977). La Maison des feuilles devient cette architecture impossible qui se contient elle-même, menaçant à tout instant de briser ses propres fondations.

La multiplication intrigante des récits

Le lecteur ressent ainsi face à La Maison des feuilles un véritable vertige herméneutique : tout semble pouvoir devenir objet d’interprétation. C’est bien pour cette raison que, malgré la décomposition structurelle et matérielle de l’ouvrage, le lecteur reste intrigué : la multiplication des récits et la fragmentation menaçante, au cœur de l’œuvre, deviennent le moteur même de la lecture, car c’est sur elles que repose la tension narrative. En effet, comme l’affirme Jean-Marie Schaeffer dans la préface à La Tension narrative de Raphaël Baroni, tout récit est « une relation d’interdépendance entre tension et intrigue » (2007, 14). Cette tension, à la source du plaisir de lecture, repose sur l’attente incertaine du dénouement, et ses modalités d’expression principales sont la curiosité (démarche rétrospective qui va de l’effet à la cause) et le suspense (démarche prospective qui va de la cause à l’effet). Or la décomposition du texte, son interruption et ses boucles impossibles construisent magistralement cette attente incertaine en bouleversant les habitudes de lecture. Le chapitre XVIII, qui évoque le retour de Karen dans la maison alors que Navidson n’est pas réapparu de son exploration, s’interrompt brutalement, au milieu d’une phrase. Karen est en train de visionner les ultimes vidéos tournées par Navidson, quand elle est confrontée à un écran noir, menaçant : c’est à ce moment précisément que le chapitre s’interrompt, laissant le lecteur face au même vide angoissant (fig. 4).

Figure 4

Fin du chapitre XVIII de l’édition américaine (2000, 417)

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Le chapitre suivant n’est plus centré sur le récit du Navidson Record, mais sur son analyse, repoussant d’autant plus le dénouement. Le chapitre XX, analepse, qui narre l’exploration solitaire de Navidson, se clôt lui-même de façon brutale sur un écran noir, renouant ainsi, mais selon un autre point de vue, avec la fin du chapitre XVIII. Le lecteur pense enfin atteindre le dénouement, qui est pourtant encore différé par l’insertion du chapitre XXI, uniquement composé du journal de bord de Truant et invitant le lecteur à suivre une autre intrigue (qui le ramène jusqu’à la préface, comme nous avons pu le constater). Enfin, la phrase laissée en suspend à la fin du chapitre XVIII trouve son accomplissement chapitre XXII, soit plus de cent pages plus loin. Par cet exemple, on comprend que la décomposition du récit est ce qui accentue la tension narrative et motive la lecture, en renforçant par des découpages et des collages les effets d’attente. L’œuvre se fait mimétique du texte qu’elle contient, dans une perspective intermédiatique[9], et des effets qu’il cherche à produire sur son lecteur : c’est ainsi que le rythme de lecture est accéléré matériellement lorsque la tension narrative est à son comble, comme on peut l’expérimenter dans le chapitre X (2000, 216‑38, 2002, 223‑44). Le texte dessine sur la page la course-poursuite des personnages, le tir de la balle, la disparition de l’ennemi, comme si les actions étaient projetées sur l’écran de la page plutôt que racontées[10]. Le rythme de lecture s’accélère de fait, car il y a moins de texte sur la page : un observateur extérieur verrait ainsi le lecteur tourner frénétiquement les pages et pourrait deviner l’intensité du récit. De la même manière, La Maison des feuilles permet des anticipations de la part du lecteur : quelques pages du chapitre XX (2000, 475‑78, 2002, 489‑91) laissent par exemple apercevoir par transparence la chute du personnage, qui n’a pas encore eu lieu dans le récit.

L’interruption permanente des récits, la progression labyrinthique de l’intrigue et le morcellement du texte sur la page, qui peuvent apparaître de prime abord comme tout à fait décourageants, deviennent paradoxalement le moteur de la lecture, et cela parce qu’ils accroissent la tension narrative et intriguent ainsi le lecteur. Pour autant, le lecteur de La Maison des feuilles n’est pas passivement happé par le texte : pour être sensible à ces effets narratifs, il doit mettre en œuvre une véritable activité de lecture.

Stratégies de lecture

Quelles sont alors les stratégies mises en place par le lecteur afin de parcourir La Maison des feuilles ? Car il s’agit bien plus, dans ce type de livre, d’un déplacement au sein d’un univers romanesque en plusieurs dimensions, que d’une simple lecture.

Littérature ergodique

La Maison des feuilles appartient à ce qu’Espen Aarseth nomme la littérature ergodique (1997), dans laquelle la traversée du texte demande un véritable effort de la part du lecteur. Contrairement à un roman imprimé traditionnel, dont le médium livresque est pratiquement transparent, et qui ne requiert pour être lu qu’une activité physique minimale (le mouvement des yeux, le geste de tourner les pages), La Maison des feuilles met l’accent sur son propre support, interdisant par là sa disparition. Pour Aarseth, la littérature ergodique s’incarne dans le cybertexte, qui n’est pas un genre littéraire, mais plutôt une perspective sur la littérature : « The concept of cybertext focuses on the mechanical organization of the text, by positing the intricacies of the medium as an integral part of the literary exchange » (1997, 1). Autrement dit, un cybertexte est un texte qui a besoin du lecteur pour fonctionner, un texte incarné dans un médium qui doit être manipulé. Chaque manipulation du texte produit une œuvre distincte : on peut effectivement lire de plusieurs façons La Maison des feuilles, selon les fils que l’on choisit de suivre afin de sortir du labyrinthe textuel. On peut choisir de lire tous les appels de note, y compris quand eux-mêmes renvoient vers d’autres notes dans un système d’inclusion sans cesse approfondi, ou bien l’on peut choisir une lecture linéaire, centrée sur le corps de texte, et reléguer les notes de bas de page ainsi que les annexes à leur position seconde, paratextuelle. Ces deux lectures sont exclusives et n’apportent pas la même appréhension de l’intrigue ni la même compréhension du texte. On pourrait dans cette perspective considérer La Maison des feuilles comme un livre non monté : Truant disparaît de la scène avant d’avoir pu mener à bien son œuvre, qui d’ailleurs circule déjà[11]. Les éditeurs comblent les vides sans réellement s’impliquer dans le tableau général. C’est donc au lecteur d’achever le montage : c’est son interprétation qui vient coudre les morceaux restés épars.

En accomplissant cette tâche, le lecteur répond à un appel du livre. Dans le chapitre XVII, Zampano évoque une querelle entre trois écoles de pensée à propos de l’interprétation d’un élément du Navidson Record. Il délègue la parole consécutivement à ces trois instances interprétatives du texte, et cite notamment « the Bister-Frieden-Josephson Criteria », qui affirme : « Et c’est là que gît la leçon de la maison […]… Si nous désirons vivre, nous ne pouvons le faire que dans les marges de ce lieu » (2002, 400)[12]. Il est possible – et l’auteur nous invite malicieusement à le faire – d’analyser cette phrase comme un élément clef de l’esthétique de l’ouvrage : en effet, l’accentuation de la phrase entière (marquée par l’italique) et du terme marge en particulier (qui est souligné) met en avant la syllepse portant sur le terme marge (qui renvoie à la fois aux bornes, aux bords d’un lieu – de la maison – et aux bordures d’un texte) ; l’équivalence entre la maison et le livre, donnée dès le titre, La Maison des feuilles, est réaffirmée ici. Il devient dès lors tout à fait significatif que ce postulat soit porté par une voix tierce et soit proposé dans une citation : en effet, s’agit-il d’autre chose qu’une tentative de vivre dans les marges de l’œuvre ? Voici la tâche du lecteur : il doit lui aussi habiter les marges du texte, à la manière de Truant et ses notes de bas de page, à la manière des musiciens que Truant rencontre dans le chapitre XXI et qui ont presque entièrement annoté la version de La Maison des feuilles qu’ils ont eue entre les mains. Il doit être un lecteur actif : nous sommes au cœur de la littérature ergodique dont parle Espen Aarseth.

Matérialité augmentée

Comment le lecteur s’empare-t-il de cette injonction ? En ajoutant lui-même sa propre pierre à l’édifice, comme l’y incitent les éditeurs dans la note 58 : « Bien que nous ayons échoué, nous avons tout entrepris pour identifier l’auteur des vers cités. Nous présentons nos excuses pour ce manque de cohérence. Toute personne pouvant fournir une preuve valable de leur paternité sera remerciée dans les éditions ultérieures » (2002, 45)[13]. Je me propose ici de rendre compte de ma propre expérience de lecture : au-delà des éléments griffonnés en marge du texte, j’ai accompagné mes lectures de La Maison des feuilles par la création de mes propres annexes. Un des angles de lecture pour aborder ce roman a été la question de la circulation dans le texte et de la spatialisation de la narration : j’ai donc été conduite à créer une vaste schématisation, sorte de carte heuristique, de l’itinéraire de lecture au sein de cette maison de papier aux murs fuyants.

Figure 5

Carte réalisée par G. Debeaux

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Pour construire cette carte, un certain nombre de questions ont été nécessaires que l’on ne détaillera pas ici[14], concernant le support le plus adapté et capable de rendre compte, de façon lisible, d’un schéma de très grande ampleur. L’utilisation d’un outil numérique – en l’occurrence, le logiciel libre Dia permettant la réalisation de diagrammes – a paru plus efficace qu’une réalisation manuelle sur papier, car il autorise des retouches et des corrections qui n’entravent pas la lisibilité du rendu final. Cet exemple paraît montrer de quelle façon La Maison des feuilles permet au lecteur de se questionner sur la texture de l’œuvre qu’il lit, mais aussi sur celle des textes qu’il produit. Les stratégies de lecture mises en place pour contrer le morcellement du texte ne font donc que redoubler sa matérialité[15].

Conclusion

La Maison des feuilles semble ainsi s’apparenter à un dédale sans fin : chaque lecture produit son propre texte, complexifiant de nouvelles dimensions un ouvrage déjà potentiellement infini. D’objet-livre, La Maison des feuilles s’ouvre vers un au-delà numérique : l’œuvre n’est plus uniquement cantonnée à son support papier, mais se dédouble sur plusieurs espaces en ligne (forum, blogs, etc.), comme en témoigne l’existence du forum http://forums.markzdanielewski.com/, sur lequel, depuis la parution du livre, des dizaines de milliers de lecteurs[16] échangent ou ont échangé à propos des œuvres de Danielewski. Les annotations des musiciens du chapitre XXI ont bien évolué. Il est alors intéressant de remarquer que l’édition imprimée de La Maison des feuilles propose, en regard de la table des matières (qui permet d’entrer dans le texte), l’adresse d’un site internet, www.houseofleaves.com, qui renvoie vers le forum mentionné (c’est-à-dire hors du texte). Dès le départ donc, le lecteur a en fait accès non pas à un médium, mais à deux médias complémentaires, qu’il peut tous les deux parcourir et sur lesquels il peut écrire. La Maison des feuilles contient en elle le lien vers cette autre dimension, cette autre matérialité du texte.