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Introduction

Il y a aujourd’hui un intérêt indéniable à interroger la matérialité des formes de l’imprimé à l’heure où l’on parle de la dématérialisation du livre. Cet intérêt de la recherche accompagne les efforts des acteurs et des actrices du livre qui, dans le paysage médiatique actuel, numérique et interactif, questionnent et renouvellent ses formes et ses modes de lecture. Selon Michel Melot, il ne faut voir là aucun paradoxe, mais bien plutôt une conjoncture médiatique propice à cette attention renouvelée pour la matérialité du livre :

C’est évidemment à l’irruption de l’électronique et plus généralement des écrans qu’il faut attribuer ce mouvement d’intérêt pour la morphologie du livre et son fonctionnement propre. Tant que le règne du papier était sans partage, il était difficile de voir le livre comme un objet matériel.

(Lardellier et Melot 2007, 17)

En effet, d’une part, la domination des médias numériques, et l’émergence du livre numérique en particulier, conduisent à considérer avec plus de distance les médias existants, à les questionner, à les comparer aux nouveaux médias, et d’autre part, de cette concurrence médiatique découle la nécessité – économique, notamment – de définir le livre imprimé par rapport au numérique, d’affirmer sa spécificité, sa différence, sa valeur.

C’est dans la perspective, intermédiale, de cette comparaison entre livre imprimé et livre numérique, ou plus précisément, entre album imprimé et livre numérique pour la jeunesse, que s’inscrivent les réflexions qui vont suivre. Elles prendront pour point de départ l’une des facettes de la définition de l’album, développée par Ségolène Le Men dans son fameux article « Le Romantisme et l’invention de l’album pour enfants » (1994, pp. 145-175). Elle évoque en effet la fonction d’exutoire de l’album antique. Il s’agit d’un aspect de la définition de l’album dont la critique s’est assez peu emparée jusqu’ici ; néanmoins, il permet de mieux comprendre la forte présence des livres à système dans la littérature de jeunesse et l’importance de la manipulation dans la lecture d’albums. Dans un second temps, à l’aune de cette définition renouvelée de l’album, nous nous interrogerons sur la littérature numérique émergente pour la jeunesse, afin de voir si elle peut recevoir, à son tour, le qualificatif d’« album ».

Le geste du lecteur au fondement de l’album

Ségolène le Men fait remonter les origines de l’album pour la jeunesse à l’Antiquité et à ces surfaces murales blanchies à la chaux qui servaient de champ d’inscription pour des actes officiels, pour les noms des juges et des sénateurs et s’agrémentaient en même temps de graffitis, de griffonnages anonymes. L’album pour la jeunesse hérite selon elle de cette origine antique la double caractéristique d’espace d’affichage et d’exutoire. Le lien entre cet espace d’affichage et la page blanche, où s’organisent librement textes et images, a été largement glosé par la critique, et c’est aujourd’hui sur la seconde fonction que se porte notre attention. En quoi l’album jeunesse possède-t-il une fonction d’exutoire ?

L’une des particularités de l’album est […] d’être soumis constamment à des marques d’appropriation et d’expression enfantine, de susciter coloriage, découpage et griffonnage sur le texte et l’image imprimés. D’emblée, il n’est pas seulement lu, ni même passivement regardé, mais il suscite l’intervention active de l’enfant, provoquant des gestes que l’adulte juge profanateurs.

(Le Men et Glénisson 1994, 147)

Selon Ségolène Le Men, l’album ne se contenterait donc pas de « subir » ces outrages, mais « susciterait » même ces « gestes profanateurs », solliciterait la participation active du jeune lecteur, remplissant par là une fonction d’exutoire pouvant parfois conduire à la profanation du livre, gribouillé, raturé, découpé, déchiré. Quels moyens l’album met-il en œuvre pour y parvenir ?

Les pages blanches, et la grande place laissée au blanc dans les images, ménagent dans le livre des espaces qui semblent en attente d’illustration ou d’inscription, et qui sont sans doute la manifestation la plus évidente de cette invitation faite au lecteur. Le Cappuccetto bianco de Bruno Munari (Munari 1999) pousse à l’extrême ce procédé en offrant au lecteur des doubles pages vierges de toute illustration[1], demandant au lecteur de faire un effort d’imagination ou l’invitant à dessiner les illustrations absentes. Le texte qui s’étire en bas de chaque double page explique avec malice que les images ne sont pas absentes, mais cachées, car la neige a tout recouvert.

On pense aussi à l’importance du blanc dans L’Heure vide, d’Anne Herbauts (2000), où la mise en page, la plupart du temps dissociative (texte à gauche, image à droite), souligne ce « vide » en laissant de vastes espaces inoccupés sur la page de texte, où le récit tient sur quelques lignes reléguées au bas de la page. Ici, le blanc, le vide matérialisent un temps en suspens, qu’Anne Herbauts décrit au début de l’album, cette heure entre chien et loup, propice au rêve, au souvenir, au vagabondage de l’imagination. Une heure où le déclin du jour rend le livre illisible, mais où, de ses pages « blanches et claires », semble cependant surgir l’histoire. Le « livre ouvert » décrit par Anne Herbauts, s’il ne peut manquer de faire penser aux travaux d’Umberto Eco, et avec lui à l’importance de la collaboration du lecteur dans l’élaboration de l’œuvre, est mis en abyme dans l’album à travers le « carnet vide » dans lequel le personnage de L’Heure vide va glisser une rose blanche, rappelant ainsi sa double nature d’« album » : livre blanc, mais également livre intime, livre des souvenirs, livre pour écrire, coller, ranger, dessiner, livre pour se dire.

Susciter l’intervention du jeune lecteur, cela passe aussi par des jeux de simulation de dégradation d’albums : pages déchirées, chiffonnées, ratures, trous, etc. Emily Gravett articule avec beaucoup d’ingéniosité et d’humour ces fausses altérations du livre avec leur contenu. L’album Again! (2011) raconte ainsi l’histoire d’un petit dragon qui, au moment d’aller se coucher, demande à sa maman de lui lire son histoire préférée… celle d’un dragon qui, depuis la nuit des temps, au lieu de dormir, persécute les trolls et kidnappe les princesses. Un conte qu’il voudrait écouter encore, et encore et encore, et que sa maman transforme au fur et à mesure afin d’en abréger la lecture. Vaincue par la fatigue, c’est elle qui finit par s’endormir, provoquant la fureur de son petit. Et comment un livre de papier pourrait-il résister à un dragon en colère ? Malgré toutes les précautions prises par l’auteure – extincteurs sur les pages de garde, pancarte indiquant la sortie de secours, et même un point de rassemblement en cas d’incendie sur la quatrième de couverture – l’irréparable est commis, le jet de flammes du petit dragon troue les pages du livre de conte ainsi que celles de l’album. De ce trou aux contours noircis par la fumée, découpé au laser dans les dernières pages de droite de l’album, s’échappent, sur la quatrième de couverture, les personnages du conte. Dans cet exemple, donner l’illusion de dégradations provoquées par la fureur d’un enfant-dragon prend une évidente valeur cathartique.

Dans d’autres albums, il s’agit moins de simuler une dégradation de l’objet que d’institutionnaliser le geste de participation du lecteur, en s’inspirant par exemple du fonctionnement des livres d’activités. La première édition du Gang des chenilles rouges de Nicole Maymat, en 1976, invitait ainsi explicitement l’enfant à investir les espaces vierges de la page pour illustrer le conte. Plus récemment, on pense à l’album Le Tour du monde de Mouk : à vélo et en gommettes! (Boutavant 2007), qui propose au lecteur, à la fin de l’album, des planches d’autocollants semi-transparents et repositionnables qui, superposés aux illustrations, viennent modifier l’histoire. Au lecteur par exemple de choisir sur quel surfeur d’une île australienne il collera la gommette qui représente une gueule de grand requin blanc affamé.

Ces quelques exemples permettent d’ébaucher une première typologie d’interactions proposées par l’album au jeune lecteur pour susciter son appropriation du livre : l’invitation implicite à investir la page blanche, la simulation de dégradation, qui possède une indéniable valeur cathartique, l’institutionnalisation du geste participatif.

Or, ces trois catégories recoupent finalement une très grande part des albums publiés, à tel point qu’il pourrait être judicieux de retourner les définitions habituelles de l’album qui se centrent sur le support et de prendre le lecteur pour point de départ. En s’appuyant sur la définition de Ségolène Le Men, il serait alors possible de définir l’album comme le support capable de prendre en compte les modalités profanatrices d’appropriation du livre par un lectorat qui ignore encore les codes, le rituel, le protocole de la lecture (un lectorat qui secoue, déchire, gribouille, tient le livre à l’envers, commence par la fin, etc.). Cette capacité à anticiper le geste sacrilège du lecteur se traduirait par une intégration, par une assimilation de ces gestes à l’esthétique même de l’album. Et c’est pour cette raison que dans l’album coexisteraient librement texte et image, affranchis des contraintes typographiques du bloc de texte et de la traditionnelle mise en page dissociative. C’est pour cette raison également que l’album solliciterait toujours l’intervention de l’enfant, les marques de sa subjectivité, érigeant comme principe l’interactivité avec le jeune lecteur.

Penser le geste profanateur, non comme une conséquence malheureuse de la turbulence ou de l’ignorance du lecteur, mais comme le fondement même de l’album, permet de mettre en lumière la pertinence d’un imagier comme celui de Katy Couprie et Antonin Louchard, Tout un Louvre (2005). Ici, le geste profanateur de l’enfant sur le livre trouve un judicieux écho dans celui, sacrilège, interdit, qui consiste à toucher une œuvre d’art. Quoi de plus naturel, donc, pour contourner l’interdiction de toucher du musée, que d’inviter les œuvres dans l’album, de jouer avec elles comme s’il s’agissait de vulgaires briques de LEGO ou de figurines Playmobil, de les pasticher, d’en imaginer le prolongement narratif, de les désacraliser tout en commençant d’en comprendre la valeur esthétique ? Toiletté par les deux artistes, le Grand Sphinx de Tanis se retrouve ainsi photographié avec une balle colorée entre les pattes, que l’Œdipe d’Ingres, sur la page de droite, semble lui demander de rapporter illico comme s’il n’était qu’un brave toutou.

L’album pourrait ainsi se définir comme « fabrique du lecteur », comme lieu d’apprentissage des codes de la lecture partant du principe que le lecteur va appréhender l’album comme un objet et non comme un livre. Ce trait définitoire pourrait expliquer la capacité de l’album à se maintenir dans le paysage médiatique, à concurrencer l’image numérique interactive qui, elle aussi, se caractérise par la prise en compte de son spectateur, de son « interacteur » (Barboza et Weissberg 2006).

Si l’on considère que le geste profanateur du lecteur ou de la lectrice est au fondement de l’album, on peut penser celui-ci comme un dispositif au sens où l’entend Michel Foucault, c’est-à-dire comme l’articulation d’éléments hétérogènes relevant du dit et du non-dit, qui vise à remettre de l’ordre dans un réel chaotique. Le dispositif selon Foucault est donc un dispositif de contrôle, et il prend pour exemple le dispositif policier, le dispositif médical, le dispositif carcéral.

Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif lui-même, c’est le réseau que l’on peut établir entre ces éléments. […]

Troisièmement, par dispositif, j’entends une sorte – disons –, de formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. Ça a pu être, par exemple, la résorption d’une masse de population flottante, qu’une société à économie de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il y a là un impératif stratégique jouant comme matrice d’un dispositif, qui est devenu peu à peu le dispositif de contrôle – assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la névrose.

(Foucault 1997, 299)

Il peut sembler à première vue exagéré de penser l’album comme un dispositif de contrôle. Néanmoins, considérer l’album comme dispositif au sens foucaldien, c’est le penser comme un ensemble de codes et de pratiques hétérogènes (du linguistique, du visuel, des emprunts aux codes de la bande dessinée, du cinéma, du théâtre, de la publicité, du design, etc.) articulés entre eux qui vise une efficacité maximum de la communication, en fondant cette quête d’efficacité sur un réel imparfait, chaotique : le fait que l’enfant ne sache pas encore – ou pas très bien – lire et qu’il ignore les règles de la lecture. L’« impératif stratégique » de ce dispositif est clair : il s’agit de faire de l’enfant un lecteur, c’est-à-dire lui apprendre à lire (décodage et manipulation d’un livre) et à apprécier la littérature.

Les théoriciens de la « Critique des dispositifs »[2] de Toulouse (Stéphane Lojkine (2002), Philippe Ortel (2008), Arnaud Rykner (2014)) ont poursuivi la réflexion de Foucault en l’appliquant au domaine des arts et des lettres, et en développant un aspect de la théorie assez peu mis en avant par Foucault[3] : si le dispositif se montre capable d’intégrer l’hétérogénéité du réel, il implique aussi la possibilité de produire exactement l’effet contraire de ce qu’il avait prévu, il comporte toujours une part de réversibilité, de par sa nature hétérogène. Voilà comment Arnaud Rykner explique la filiation entre la pensée de Foucault et la théorie développée à Toulouse :

Ce que Foucault a ainsi clairement mis au jour, c’est la façon dont ces dispositifs font jouer la mobilité des différents éléments qui les composent, au risque de ne s’en servir que pour mieux encadrer le réel. Du coup, le dispositif apparaît comme une sorte de Janus moderne : en son avers il se propose clairement de réguler des flux ; en son envers il leur donne le moyen de déborder le cours même par lequel il menace de les canaliser. On comprendra pourtant aisément que, si les dispositifs intéressent les artistes, ce n’est pas par leur capacité à réordonner le monde, mais par leur aptitude première à le désordonner, à réintroduire de la mobilité, de l’instabilité, de l’incertitude et de l’hétérogène .

(2014, pp. 13-29)

Le geste profanateur de l’enfant, le gribouillage, symptôme de ce réel chaotique que le dispositif essaie de juguler, fonde donc la forme même de l’album, mais menace en même temps toujours de surgir sous une forme non maîtrisée : l’enfant peut gribouiller, déchirer son album, dessiner sur les pages blanches. Ce qui peut ressurgir, c’est donc, d’une certaine façon, ce que l’album cherchait à provoquer : l’appropriation du livre par son lecteur, le fait d’y apposer les marques de sa subjectivité, y compris à travers des gestes transgressifs. Lorsque Jean Perrot parle de « l’enracinement de la lecture dans le geste » à propos de la lecture enfantine (1999, 117), il ne parle finalement pas d’autre chose : on cherche par le dispositif à canaliser la réalité de la turbulence de l’enfant et à orienter son énergie sensori-motrice vers une activité intellectuelle et imageante.

Mais si le geste conduit à déchirer, gribouiller le livre, il est à la fois l’aboutissement logique et l’échec du dispositif. Le livre est abîmé, recouvert, illisible, l’éducation au « lire » a conduit à la destruction du livre. Par exemple, si les vastes espaces blancs, si tentants, de l’album L’Heure vide se remplissent de dessins d’enfant, on perd la figuration de ce vide, de ce rien, de ce silence qu’Anne Herbauts a tenté de matérialiser dans cet album. C’est un risque à prendre. Chercher à fabriquer un lecteur, à faire aimer la littérature à l’enfant, passe nécessairement par cette ouverture à sa subjectivité, quelles qu’en soient les conséquences.

Dans l’album de Ramón Trigo Casa vacía (2005), c’est un lieu cette fois, et non un moment de la journée, qui est vide et semble attendre l’enfant. Le livre joue en effet sur la métaphore de la maison-livre, espace imaginaire qui semble n’appartenir à personne, mais où l’on découvre peu à peu les marques de passage des anciens habitants ou des anciennes habitantes. L’avant-dernière double page de cet album représente le petit garçon qui a exploré la maison vide de dos, en train de commencer à écrire son nom à l’aide d’une craie noire sur un mur d’un blanc sale, où se distinguent plusieurs couches de peinture. Cette double page invite celui ou celle qui visite à investir le lieu en le faisant sien, et le lecteur ou la lectrice à « habiter le livre », à travers l’inscription de son nom, sur le mur, à côté des autres traces et empreintes. On a là un magnifique exemple d’album, au sens antique du terme, puisque la double page blanche figure un espace mural blanchi accueillant des marques d’appropriation semblables à des graffitis. Le geste inachevé de l’enfant de dos inscrivant son nom sur le mur est donc une invite au lecteur ou à la lectrice évidente. Mais que se passera-t-il si celui-ci ou celle-ci répond effectivement à cette invitation ? Le mouvement d’écriture suspendu n’a tracé qu’un court et maladroit trait horizontal noir sur le mur. Aucune lettre n’est identifiable, chaque lecteur peut donc en théorie, soit inventer un nom pour l’enfant, soit écrire son propre nom sur le mur. Mais que se passera-t-il ensuite ? À la lecture suivante, l’enfant – qu’il s’agisse du même ou d’un autre – ne trouvera plus sur cette double page la même liberté offerte. Le nom de l’enfant sera déjà inscrit et, au mieux, le lecteur ou la lectrice pourra écrire son nom à un autre endroit sur le mur, contribuant au palimpseste de cette maison-livre que figurent également les pages de garde, recouvertes d’inscriptions, mais il ou elle ne pourra plus « nommer » le petit garçon du livre, ou donner son propre nom à ce personnage. À moins… et en cela réside une part de l’originalité de cet album, à moins que le lecteur ou la lectrice ne recouvre, n’efface, ne blanchisse au préalable la surface d’inscription, ainsi que pourraient l’y enjoindre ces murs-pages recouverts de plusieurs couches de peinture. Ce geste, là encore, ne pourra être renouvelé à l’infini, mais le dispositif semble en tout cas avoir anticipé non seulement le geste profanateur de l’enfant, mais la multiplicité des lectures auxquelles sera soumis l’album.

Le livre numérique est-il capable d’accueillir le geste profanateur de l’enfant?

Si l’on définit l’album comme un support capable d’anticiper et d’accueillir le geste transgressif, profanateur de l’enfant, ignorant encore les codes de la lecture, on voit tout l’intérêt de lui proposer des livres à système (où la manipulation de l’enfant est requise pour animer le livre), des pages blanches en attente d’inscription, des livres troués, à découpe, où se combinent lecture haptique et visuelle afin « d’enraciner son geste dans la lecture (Perrot 1999, 117) », de canaliser son énergie motrice vers une lecture imageante.

La question est de savoir à présent si le livre numérique pour enfant, fondé sur la lecture tactile et sur une interactivité inhérente au support, constitue un relai numérique à cette dynamique de la littérature de jeunesse.

En 2010, la maison d’édition numérique anglaise Atomic Antelope publiait Alice for the iPad (2010), un livre numérique interactif réalisé à partir de la première édition d’Alice au pays des merveilles, illustré par John Tenniel. Dans ce livre numérique, il est nécessaire de secouer, de tourner la tablette pour faire interagir les éléments de l’image et animer le livre : Alice grandit ou rapetisse, des cartes à jouer s’envolent, le lapin blanc agite la tête, etc. Le geste du lecteur, son appréhension haptique du livre numérique sont au cœur du dispositif de lecture, ce qui n’a pas été sans engendrer certaines critiques, de la part des défenseurs d’une certaine vision de la lecture, pour lesquels celle-ci devait rester un instant de recueillement, suspendu, calme, pour être propice à la réflexion (Klinkenborg 2010). Néanmoins, le dispositif de lecture imaginé par Atomic Antelope a remporté un large succès et il est aujourd’hui emblématique de ce que proposent la plupart des livres numériques pour enfants.

Un détail cependant a retenu notre attention dans la vidéo promotionnelle qui accompagnait le lancement de Alice for the iPad (AtomicAntelope 2010). Les mains qui tiennent la tablette sont des mains d’adultes, et non des mains d’enfants, comme si cette application était avant tout destinée à des adultes. La stratégie marketing semblait pourtant pour le moins inspirée de l’enfance puisque le message publicitaire qui accompagnait l’application sur l’App store était le suivant :

Contrairement à tous les autres e-books, Alice au pays des merveilles ne se lit pas sagement dans votre canapé. Plus questions (sic) d’avoir un livre conventionnel. Ici vous devrez secouer et agiter votre iPad pour faire interagir les éléments du livre.

(« Alice au Pays des Merveilles sur iPad » 2010)

Inviter le lecteur à n’être pas sage, c’est bien une façon d’anticiper le geste profanateur. Mais ce qui est intéressant ici, c’est qu’on ne se situe pas en amont des codes de lecture qui ne seraient pas encore connus du lecteur, mais plutôt en aval : on connaît le protocole, mais on le dynamite, il n’est « plus question d’avoir un livre conventionnel », le livre numérique bouleverserait la lecture en faisant du livre un hochet.

Cet exemple d’une interaction numérique imitant la communication enfantine est symptomatique d’une tendance forte des médias numériques dont la technologie, de plus en plus complexe, cherche en même temps à s’effacer, à se faire discrète, pour proposer à son usager une utilisation intuitive, naturelle. Pour y parvenir, ils s’inspirent des gestes de la communication enfantine sensori-motrice : toucher, appuyer, glisser, pincer, étirer, tourner, secouer, caresser, etc., ce qui explique pourquoi les enfants s’habituent si facilement à manipuler les écrans tactiles des téléphones, tablettes, ordinateurs, etc.

Le geste, et même, le geste simple, est donc au cœur de la littérature numérique interactive pour enfants. La participation haptique du lecteur est une condition nécessaire pour que le récit puisse se dérouler, le geste du lecteur provoquant l’action, l’animation des personnages.

Cependant, cette interaction est fondée sur une illusion. Si le lecteur touche bien l’écran, ce contact avec une zone active déclenche une série d’actions complexes qui aboutissent à une modification de l’image, mais il ne s’agit pas d’une interaction directe comme pourrait l’être le fait de saisir un objet. Comment le média parvient-il à donner cette illusion d’une communication immédiate, d’une communication sans médiation? Notamment, en soignant l’apparence du média, à travers des effets de texture qui visent à donner au livre dématérialisé l’apparence d’un objet aux propriétés tactiles particulières, ce qui favorise l’immersion du lecteur. Les fonds sont particulièrement soignés, cherchant souvent à reproduire une page parcheminée, un papier granuleux. La bibliothèque virtuelle prend la forme, très traditionnelle, d’étagères en bois. Autre phénomène symptomatique, le livre numérique tend à reproduire le livre pop-up[4] grâce aux techniques d’images en trois dimensions. Il est donc intéressant de voir que cette recherche d’une matérialité fictive passe par la référence, l’imitation presque systématique de l’objet même que le numérique dématérialise, c’est-à-dire le livre imprimé.

Nostalgie ? État émergent de la littérature numérique qui a encore du mal à quitter ses modèles ? Stratégie commerciale visant à rassurer le public ? Ce qui est certain en tout cas, c’est que, au-delà de la référence au livre imprimé, cette recherche de matérialité fictive, d’illusion de sensation, est au cœur des recherches de pointe dans le domaine du numérique. Pour preuve, l’entreprise japonaise Fujitsu a proposé en février 2014 un prototype d’écran de tablette à simulation de texture.

Le livre numérique semble donc porter une grande attention à son ergonomie et se perfectionner dans cette illusion de matérialité. Mais est-ce qu’une matérialité fictive permet, comme l’album imprimé, d’accueillir le geste profanateur, le gribouillage de l’enfant ? Ou bien cette interaction existe-t-elle, là aussi, sur le mode de la simulation ?

Casterman a lancé en 2011 une application à partir des célèbres albums de l’héroïne Martine (Delahaye et Marlier 2011). L’application prend la forme d’une bibliothèque des albums de Martine que l’on peut acheter et feuilleter sous la forme de livres enrichis. La lecture interactive de ces albums est assez pauvre et porte essentiellement sur le texte (surligner, chercher une définition, faire répéter). Le discours commercial qui entoure cette application est remarquable par son insistance à lui nier tout caractère ludique. Ici, est affirmée à plusieurs reprises la fonction d’accompagnement à la lecture des albums. Il s’agit de séduire les parents, de les rassurer sur le caractère sérieux de l’application : un quiz sert ainsi à vérifier la bonne compréhension de l’histoire. La longévité du succès des albums de Martine devient, dans la présentation de l’application sur l’App store, le gage de la qualité de la « marque » ; Martine, « imaginée en 1954 par Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, a donné le goût de la lecture à plusieurs générations de petites filles. » (Appicadabra 2016)

Là encore, c’est un détail qui nous interpelle dans cette application si sage : l’image associée au geste du lecteur lorsqu’il clique sur un mot ou sur l’image. Le mot ou la zone touchée s’entoure d’un trait blanc, au tracé irrégulier et circulaire, comme si une main maladroite venait gribouiller la surface de l’écran tactile. Ce petit détail transgressif dans les albums de Martine nous renvoie donc directement à la définition de Ségolène Le Men. Mais il s’agit bien d’une simulation de geste profanateur, car le gribouillage s’efface au bout de quelques secondes, ne laissant aucune trace physique sur le livre numérique. Le geste profanateur est donc bien pris en compte, figuré dans le livre numérique, mais, et c’est une différence majeure avec le dispositif de l’album imprimé, il n’est pas irréversible.

Sauf… sauf si le geste de l’enfant en arrive à abîmer le support lui-même, c’est-à-dire à rayer l’écran, voire à casser la tablette ou le téléphone. Et à voir l’insistance des constructeurs à vanter la solidité de leurs appareils, notamment ceux qui sont spécialement destinés aux enfants, on peut supposer que quelques accidents de ce genre ont déjà eu lieu. Le risque, si le livre numérique intègre réellement le geste profanateur du lecteur, est donc plus grand que pour l’album imprimé. Il semble donc que la « prise de risque » du livre numérique soit pour l’instant assez limitée, et l’interaction proposée au lectorat assez codifiée et assez répétitive.

Le fort développement, ces dernières années, d’albums imprimés proposant aux lecteurs et aux lectrices de véritables « dispositifs de lecture », les faisant pénétrer dans la narration et redoublant d’ingéniosité pour dépasser les contraintes de l’image fixe et en deux dimensions[5] sont donc peut-être le symptôme, le corollaire d’un échec de la littérature de jeunesse numérique à développer une certaine indicialité, au sens où l’entend Charles S. Peirce (1978). En effet, si l’on reprend sa théorie sur la trichotomie du signe et les trois modalités d’appréhension du signe par l’esprit humain comme indice, icône ou symbole, on constate que l’album imprimé a su favoriser une communication directe avec son lectorat en intégrant l’indice à son dispositif, là où le mode de lecture traditionnel du livre s’appuyait plus naturellement sur le signe symbolique (linguistique) et éventuellement iconique (illustration). Parler de lecture indicielle dans l’album, c’est bien entendu faire référence aux livres à toucher – où par exemple un morceau de tissu laineux renvoie au mouton –, mais cette indicialité est visible également dans le soin apporté à faire coïncider et dialoguer le contenu avec la forme et la matière des livres. Le livre numérique, de son côté, n’offre, par sa nature même, que l’illusion d’une communication indicielle.

Conclusion

Nous avons proposé ici de faire évoluer légèrement la définition de l’album en nous focalisant moins sur le support que sur le lecteur ou la lectrice, ce qui nous a conduits à définir l’album par sa capacité à intégrer dans son dispositif de lecture le geste transgressif de l’enfant. Cette évolution de la définition n’est pas anodine, elle apparaît dans un contexte médiatique particulier : l’émergence du livre numérique ne conduit pas seulement les acteurs du livre à questionner le livre imprimé, ainsi que nous l’évoquions en introduction, mais également les chercheurs. Et ce qui aujourd’hui semble différencier l’album imprimé du livre numérique jeunesse, par ailleurs très proches sur bien des points, c’est le fait que l’album se construit, se définit, et évolue artistiquement à partir des spécificités de son lectorat, là où l’on trouve pour l’instant, au cœur du livre numérique, des principes techniques perfectionnés de communication avec l’usager ou l’usagère (l’interactivité tactile, la multimodalité), qui sont propres au support technologique. Rien n’est figé bien entendu, mais il nous semble pour l’instant que le livre numérique jeunesse a encore quelques difficultés à sortir de ce carcan ou de cette fascination technique et qu’il est encore un peu tôt pour qu’il propose véritablement de nouvelles écritures, de nouvelles images, de nouvelles esthétiques, moins « conventionnelles », n’en déplaise aux créateurs d’Alice for the iPad.