Résumés
Résumé
Une lecture biographique de l’œuvre de Nelly Arcan semble difficilement évitable depuis la parution de son premier roman autofictionnel Putain (2001), ce qui est souvent symptomatique du traitement critique et médiatique des écrits de femmes, dont la valeur littéraire est souvent trahie par la curiosité que suscite la vie de leur auteure : le film d’Anne Émond Nelly (2016) n’y échappe pas.
Mots-clés :
- Pudeur,
- Impudeur,
- Nelly Arcan,
- Anne Émond,
- Autofiction,
- Biographie,
- Québec,
- Littérature québécoise,
- Littérature,
- Cinéma
Abstract
Since Nelly Arcan’s first autofictional novel Putain (Whore) was published in 2001, a biographical reading of her work predominated other forms of literary criticism, which often describes how women’s writing is talked about by critics and the media. Hence, women writers’ oeuvre, like Nelly Arcan’s, is frequently distorted because of the overwhelming curiosity generated by the author’s life. Anne Émond’s picture Nelly (2016) forms no exception.
Keywords:
- Decency,
- Indecency,
- Nelly Arcan,
- Anne Émond,
- Autofiction,
- Biography,
- Quebec,
- Quebec's literature,
- Literature,
- Cinema
Corps de l’article
La vie d’une auteure a toujours suscité plus d’intérêt que son œuvre, celle-ci étant souvent lue à la lumière de la réputation de son auteure ou de la vie qu’elle mène. Si l’on peut affirmer que les femmes auteurs étaient par le passé plus mal accueillies dans le monde littéraire qu’aujourd’hui[1], on peut difficilement soutenir qu’elles ont actuellement un traitement égal à celui des hommes auteurs : le mouvement Art+Féminisme lancé en 2014 éclaire ce point aveugle en s’attaquant aux lacunes observées dans l’encyclopédie du XXIe siècle Wikipédia, où des « inégalités se manifestent […] dans la division des articles : la section consacrée à la vie d’une personnalité féminine a tendance à être plus longue, comparativement à la partie consacrée à ses œuvres, très souvent incomplète » (Villemure 2018). Une femme auteure est rarement considérée comme une auteure avant tout ; la carrière professionnelle d’une femme ne la définit pas a priori. Au Québec, Nelly Arcan est d’abord connue comme une ex-escorte qui a ensuite raconté son vécu dans ses œuvres. L’impudeur d’Arcan est double : non seulement s’est-elle donnée à nu dans son premier métier, elle s’est subséquemment exposée sans autre voile qu’une burqa de chair dans ses écrits, toujours teintés de ce passé « déshonorant pour une femme ». Une lecture biographique de l’œuvre d’Arcan semble en fait difficilement évitable, éclipsant par le fait même la critique qu’adresse l’auteure à la double morale patriarcale : c’était souvent le cas dans le remous médiatique[2] provoqué par la publication de chacune de ses œuvres, c’est apparemment encore vrai aujourd’hui. Le film Nelly d’Anne Émond (2016) n’y échappe pas.
Un article de Radio-Canada présente Nelly en ces mots : « Avec le film Nelly, la réalisatrice Anne Émond ne signe pas une biographie typique. Quelque part entre la réalité et la fiction, le long métrage dresse un portrait libre de l’écrivaine Nelly Arcan, morte en 2009. » Or le titre de l’article, « Le film sur Nelly Arcan : réalité ou fiction ? » (2016), comme la plupart des autres textes produits à la parution du film, ne peut s’empêcher d’essayer de démêler réalité et fiction, visiblement incapable d’accepter le mélange des deux. Peut-être est-ce dû au fait que le film lui-même ne réussit pas l’exploit sans nous ramener à la question qui a toujours « mis en boîte » (Boisclair et Dussault Frenette 2017) l’œuvre d’Arcan : mais qui est-elle vraiment ? Pourtant, Anne Émond n’avait manifestement pas l’intention de créer « un film biographique standard », mais « une œuvre éclatée » pour « réconcilier les différentes facettes de l’écrivaine » (Radio-Canada 2016) : la petite fille (jouée par Milya Corbeil-Gauvreau), la prostituée Cynthia[3], l’amante Amy[4], la star du monde littéraire et l’auteure (toutes portées par Mylène MacKay). On pourrait donc voir Nelly comme la représentation du mythe qu’est devenue Nelly Arcan, cherchant à respecter toutes ses variantes, accordant un temps de scène à chacune, au lieu d’en proposer un récit unifié qui résorberait certaines variations. Bien que l’idée soit louable, le mythe ici a dû se dépouiller de toute sa complexité pour se livrer en d’autres mythes modernes, desquels il ne reste plus qu’une surface lisse[5] reflétée dans un miroir qui ne peut évidemment que transmettre des images faisant écran à la profondeur psychologique de la protagoniste qui s’en trouve ombragée : Amy Winehouse[6], Marilyne Monroe[7], une certaine figure de femme auteur troublée à mi-chemin entre Virginia Woolf et Sylvia Plath, sans parler de la prostituée souscrivant, elle aussi, à un certain imaginaire de la putain qui n’est pourtant pas celui que l’œuvre d’Arcan esquisse[8]. Oui, la réalisatrice du film insiste sur la liberté qu’elle a prise dans sa création. Toutefois, même en admettant celle-ci, il n’est pas facile d’écarter le malaise[9] ressenti pendant le visionnement du film qui tombe dans le même piège que le « portrait biographique » publié par Marie Desjardins et Marguerite Paulin (2011), Nelly Arcan : de l’autre côté du miroir, ce qui est symptomatique de toute lecture d’œuvres autofictionnelles où l’on cherche absolument à démêler le vrai du faux, à l’affût « des détails croustillants »[10] sur la vie de l’auteure, confondant finalement les deux en s’imaginant un récit vendu comme plus véridique que fictionnel. Quand il est question d’une femme, la frontière est encore plus aisément franchie. Nelly pousse les spectateurs malgré eux dans cette direction. Par exemple, lorsque l’amant français dans Folle est remplacé par un Québécois dans le film, force est de se demander s’il s’agit plutôt du « vrai » fiancé de Nelly Arcan/Isabelle Fortier, dont on a entendu parler dans les nouvelles à l’annonce du décès de l’auteure. D’un coup, la persona d’Amy ne peut qu’apparaître comme une Nelly Arcan/Isabelle Fortier hystérique, détruisant sa vie amoureuse de ses propres mains, alors que son amant s’attire presque de la sympathie, dénué de la culpabilité qui lui est imputée dans Folle – et qui, dans les récits arcaniens, est reprochée à tous les personnages masculins[11]. Impossible de décoller de la biographie, alors que toute l’œuvre de Nelly Arcan nous crie de la transcender.
La première apparition de Nelly adulte à l’écran se fait sous les dehors de la prostituée Cynthia. Celle-ci porte un tattoo semblable à celui de l’auteure[12], clairement visible à l’écran, mais qui ne se retrouve sur le corps d’aucun des trois autres personnages qui l’incarnent. Cynthia n’a aucune pudeur, forcément, dirait-on, vu la nature de son travail. Elle est peu habillée ou carrément nue. La scène suivante nous donne à voir Nelly l’auteure, assise devant son ordinateur dans ses appartements sombres, glauques, aux fenêtres closes, elle-même habillée de nombreuses couches de vêtements, sa tête et ses mains nues à peine visibles. Pourtant, lorsqu’elle promeut ses livres, elle porte des décolletés plongeants, s’enivre de champagne et fait une folle d’elle en essayant de séduire le « génie » masculin de l’heure, toujours distingué dans son rôle d’auteur respectable, malmené par l’auteure hystérique, nécessairement jalouse de son succès[13]. L’auteure hyperpudique dans sa manière de s’habiller et dans ses entrevues – « j’aime pas être exposée », dit-elle à un journaliste – détonne par rapport à ce qu’elle écrit[14] et par rapport aux autres « Nelly Arcan » qui s’exhibent continuellement au regard d’autrui. L’auteure serait-elle finalement la plus pudique de toutes ? L’est-elle faussement ? Pourquoi d’ailleurs ce choix de représentation de l’auteure à son travail ? Pourquoi la prostituée ne pourrait-elle pas être celle qui écrit ces récits crus et dépoussiérés de toute trace de la pudeur prétendue naturellement féminine ? Pourquoi la femme auteur doit-elle toujours se voir ramenée à une surface unidimensionnelle ? Putain ou écrivain. Prostituée ou Virginia Woolf. Pas les deux à la fois ; et souvent dans le film la première supplantant la seconde, comme une réplique d’une sixième persona de Nelly en prostituée[15] le laisse entendre vers la fin : « I’m not a writer, but I’m a great fucking whore. » Nelly Arcan n’est pas l’une ou l’autre de ces figures : Nelly Arcan est l’une et l’autre, toutes à la fois.
La seule vérité d’Arcan, s’il y en a et s’il est important de la chercher, se trouve dans son souffle, dans sa voix, dans ses mots. Toute tentative de saisir Nelly Arcan est minée : au mieux, elle ne peut être qu’une autre reconfiguration du mythe qu’on en a construit, souvent problématique, largement influencée par une lecture personnelle et subjective de l’auteure, de sa vie et de son œuvre[16]. Figure fugitive qui traverse ses écrits, Nelly Arcan y laisse des traces, sans jamais se faire attraper, comme une étoile filante. Seule sa parole devrait être mise à nu, comme elle l’a toujours été dans son œuvre, sans pudeur. Enfin, on pourrait alors écouter le souffle qui laboure le rythme de ses mots, prenant à la gorge la morale qui peut difficilement accepter le génie féminin sans en questionner l’honneur.
Parties annexes
Notes
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[1]
Observez une anthologie littéraire : les noms féminins se font de plus en plus fréquents, quoique peu nombreux, au fur et à mesure qu’on avance dans les siècles.
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[2]
La plupart des études critiques et littéraires « savantes » (mémoires, thèses, articles, ouvrages critiques…) ont réussi à se détacher de ce genre de lecture en focalisant sur les œuvres elles-mêmes plutôt que sur leur auteure.
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[3]
Personnage principal de Putain (2001).
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[4]
Protagoniste de Folle (2004), Nelly dans le récit.
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[5]
Je ne voudrais rien enlever ici à l’excellente performance de Mylène MacKay. Il s’agit peut-être d’un problème de manque de temps accordé à chacune des personnalités pour qu’elles se déploient dans toute leur complexité.
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[6]
L’inspiration derrière le personnage de l’amante, Amy dans le film.
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[7]
La figure ayant influencé la création du personnage de la star du monde littéraire, « Nelly-la-starlette-à-paillettes » (Ramond 2017), peu développé, voire anecdotique.
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[8]
On pourrait s’étendre longtemps sur les différences entre la figure de l’escorte chez Arcan et celle qui est mise en scène par Émond, ne serait-ce qu’en ce qui a trait au rapport entre les prostituées : dans l’œuvre d’Arcan, il n’y a pas de trace de cette complicité entre les travailleuses du sexe, qui entretiennent plutôt une rivalité minée par la jalousie.
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[9]
Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette mettent le doigt sur ce malaise, dont je n’énoncerai pas toutes les causes parce qu’elles sont les mêmes que celles évoquées par les deux critiques dans leur article (2017).
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[10]
« La composition du film est donc de 33 % puisée dans l’œuvre très biographique de Nelly Arcan, 33 % d’informations apprises au fil des rencontres et 33 % qui est de l’imagination de la réalisatrice. “Il y a des détails croustillants”, ajoute-t-elle [Anne Émond]. » (Radio-Canada 2016)
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[11]
Voir Pascale Joubi (2014) (mémoire de maîtrise).
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[12]
De nombreuses photos promotionnelles de Nelly Arcan le montrent.
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[13]
Amy aussi est habillée de vêtements courts et décolletés, souvent des shorts et une camisole, alors que celle qui va chez le psychologue – qu’on a de la peine à placer parmi les quatre figures et qu’on devine être Isabelle Fortier – porte des pantalons et des chandails de laine, habit chaste qu’elle compense par une attitude exhibitionniste dans une scène où elle commence à se caresser sur le divan en racontant une relation sexuelle qu’elle a eue dans la rue avec un inconnu avant de faire des avances à son psychologue titillé, mais gêné par la présence de sa femme dans la chambre d’à-côté, ce dont la protagoniste est au courant, sans scrupules. Isabelle Boisclair et Catherine Dussault Frenette font un commentaire fort juste sur cette scène : « Est-ce parce que Nelly pratiquait le sexe et qu’elle en parlait qu’on a fait d’elle une nymphomane ? Est-ce vraiment la seule lecture que l’on peut faire, encore aujourd’hui, d’une femme qui écrit sur la sexualité ? On la voit se caresser sur le divan du psy. On la voit entrer dans le lit de son éditeur. Peu importe que ces faits soient avérés ou non ; ce n’est pas de vérité qu’il est question ici, mais d’une proposition cinématographique. » (2017)
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[14]
Des passages des textes d’Arcan rédigés par l’auteure sont lus en voix hors-champ.
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[15]
À l’approche de la fin du film, il semble y avoir une tentative de réunir les figures adultes de Nelly en une énième, qui serait celle-là même des séances chez le psychologue, reconnaissable à sa coiffure, mais la cohésion tentée achoppe : la prostituée, l’amante et l’auteure – la star ne joue plus grand rôle assez rapidement dans le film – ont désormais la même apparence, mais continuent d’agir selon la facette que chacune d’elles représente.
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[16]
« Émond’s fascination with Arcan took root many years ago as the filmmaker struggled to reconcile Arcan’s persona with her poignant and brutally honest writing. “Her public persona interested me a lot because I saw this beautiful but all-fake woman: fake blond hair, fake boobs, fake lips, everything was fake!” she says. “She had this strange vibe in interviews and when she appeared on television. She seemed superficial, but so sensitive and fragile at the same time.” » (Cooper 2016) Il apparaît évident que, dans son film, Anne Émond projette sur Nelly Arcan sa propre lecture d’elle.
Bibliographie
- Arcan, Nelly. 2001. Putain. Points. Paris, France: Seuil.
- Arcan, Nelly. 2004. Folle. Points. Paris, France: Seuil.
- Boisclair, Isabelle, et Dussault FrenetteCatherine. 2017. « Nelly Arcan mise en boîte », février. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/490713/nelly-arcan-mise-en-boite.
- Cooper, Julia. 2016. « Anne Émond’s biopic of Nelly Arcan is a mix of make-believe and memoir ». The Globe and Mail, septembre. https://www.theglobeandmail.com/arts/awards-and-festivals/tiff/anne-emonds-biopic-of-nelly-arcan-is-a-mix-of-make-believe-and-memoir/article31768366/.
- Desjardins, Marie, et Marguerite Paulin. 2011. Nelly Arcan : de l’autre côté du miroir. Saint-Jean-sur-Richelieu, Canada: Les Éditeurs réunis.
- Émond, Anne. 2016. « Nelly ». Go Films et Cactus Films (Canada/France).
- Joubi, Pascale. 2014. « Mythes et monstres dans *Folle* et *À ciel ouvert* de Nelly Arcan ». Montréal, Canada: Université de Montréal.
- Radio-Canada. 2016. « Le film sur Nelly Arcan : réalité ou fiction ? » https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/796253/nelly-arcand-film-vie-anne-emond-ecrivaine.
- Ramond, Charles-Henri. 2017. « Nelly : troublants visages », janvier. http://www.filmsquebec.com/critique-film-nelly/.
- Villemure, Caroline. 2018. « Entretien mené par Servanne Monjour, en juin 2018, avec Catherine Bernier, Pascal Martinolli, Marie-Ève Ménard et Caroline Villemure sur le projet du mouvement Art+Féminisme ». MuseMedusa, nᵒ 6. http://musemedusa.com/dossier_6/monjour-entretien/.