Résumés
Résumé
À partir des photographies d’Antoine Poupel, l'écrivain, essayiste, philosophe de l'art et critique d’art français Gilbert Lascault déploie une rêverie poétique autour du féminin et de ses voiles.
Mots-clés :
- Pudeur,
- Impudeur,
- Féminin,
- Écriture,
- Érotisme,
- Littérature
Abstract
From the starting point of Antoine Poupel’s photographs, the writer, essayist, art philosopher and art critic Gilbert Lascault embarks on a poetic reverie of the feminine and its veils.
Keywords:
- Decency,
- Indecency,
- Feminine,
- Writing,
- Eroticism,
- Literature
Corps de l’article
Cette rêverie imagine parfois sur le corps d’une inconnue un voile si transparent qu’elle paraîtrait nue. Le voile serait sans poids et elle saurait à peine si elle l’a revêtu ou non, le matin. D’une étrange manière, ce voile transparent, invisible, augmenterait l’éclat de la chair qu’il recouvre. Il forme une sorte de halo fascinant, d’aura éblouissante, comme si, du corps, une force émanait à la rencontre du désir de l’autre : une lumière, un parfum, une attraction. Chair en gloire.
Elle serait nue ainsi. Ou peut-être plus que nue. Elle relit « La Fausse Vieille », l’un des Contes indiens (1893) de Stéphane Mallarmé : le passage où la belle Fleur-de-Lotus se baigne dans les jardins du roi, sous les yeux d’un prince qu’elle ne voit pas. « L’innocente se croyait seule et tranquillement livrait tout son corps à la curiosité du jeune indiscret. Elle est sortie du bain, assise sur une marche basse de l’escalier de l’étang, pendant que s’évapore chaque goutte, diamants sur elle épars : ce suprême voile flotte aux contours, hésite et disparaît comme un nuage idéal, la laissant plus que nue. » Elle relit, oui, Mallarmé ; et elle réfléchit sur cette nudité exacerbée. L’eau dispersée, éparpillée, constituerait le voile extrême, complice invisible d’un voyeur attendri.
À de rares moments, elle joue de voiles épais, mais déplacés. Elle porte une robe qui ne laisse voir que les seins et le sexe. Ou bien une robe sombre où les seins sont figurés couleur chair, où le triangle pubien est suggéré par une fourrure rousse. Elle fait parfois l’amour, le soutien-gorge maintenu au-dessus des seins, le slip en dentelle autour d’une cuisse, comme pour marquer l’impatience de son désir, l’intensité de sa passion. À bien d’autres moments, ces coquetteries lui paraissent, ainsi qu’à son amant, insignifiantes, inutiles.
Certaines nuits, son corps est voilé par les jeux de l’ombre, lorsque la lune brille derrière les volets de la chambre.
Ou bien elle prend le parti des résilles, des filets. Elle se voit comme une sirène prise aux filets du désir de l’homme, aux filets de sa propre envie de séduire, de le fasciner, de le capturer. Elle est une sirène pêchée, mais les mailles du filet captivent les yeux et le cœur de qui la regarde. Elle se présente comme piégée pour faire de son corps faussement lié, un piège. Elle est feinte et traquenard.
Elle réside dans sa résille. Elle y demeure. Elle s’y loge. Elle s’y love. Elle s’y blottit. Elle s’y cajole et s’y câline. Elle s’y caresse, amoureuse d’abord d’elle-même. Elle trouve dans les désirs qu’elle provoque chez les hommes et les femmes des raisons de mieux s’aimer, de s’aimer davantage, dans l’exaspération de son envie d’elle-même, dans son souci de jouir d’elle-même. En l’absence provisoire de tout homme, elle se souvient de sa virginité depuis longtemps perdue et se répète avec délice la phrase de l’Hérodiade (1871) de Mallarmé : « J’aime l’horreur d’être vierge et je veux / Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux / […] ».
« Adorable horreur (se dit-elle), exquise horreur d’être vierge. » L’hymen est un voile parmi d’autres. Dans l’édition française (1546) du Songe de Poliphile de Francesco Colonna, à la fin du livre premier, la fontaine de Vénus est close par une « courtine » ; cette courtine porte quatre lettres grecques « faictes en broderie » : YMHN. Pour rompre cette courtine, Cupidon offre une flèche d’or d’abord à Polia, l’héroïne qui se trouble, puis au héros-narrateur qui rompt « la belle cortine […], estant pressé par un ardant désir et affection aveugle de voir la déesse Vénus ». Et « en cet instant me sembla que je vey Polia changer de couleur »… Curieusement le texte associe ensuite la virginité à l’enfantement ; il définit l’hymen comme « la petite peau dont l’enfant est entortillé dans le ventre de sa mère », comme si l’hymen rompu et en quelque sorte enfoncé dans le sexe de la femme servait ensuite à envelopper le corps de l’enfant conçu.
Après avoir lu, dans La Dissémination (1972) de Jacques Derrida, le texte intitulé « La double séance », sa réflexion deviendrait plus subtile, plus complexe : « L’hymen comme écran protecteur, écrin de la virginité, paroi virginale, voile très fin et invisible, qui, devant l’hystère, se tient entre le dedans et l’accomplissement. Il n’est ni le désir, ni le plaisir, mais entre les deux. Ni l’avenir, ni le présent, mais entre les deux ».
Hantée sans cesse par les textes de Mallarmé, elle aimerait assez intituler, non sans témérité, ses rêveries autour des voiles : « Prélude à l’après-midi d’une faunesse ».
Elle a toujours su, depuis l’enfance sans doute, qu’une femme est d’autant plus dangereuse qu’elle travaille avec filet. Grâce à sa résille, elle est rétiaire femelle… Elle se souhaite traitresse rayée et rayonnante, « filoute » au filet fou. Fée et fauve, fébrile et féroce, elle feule…
Ou bien elle cesse de feuler. Elle regarde une photographie d’A.P., l’un de ses amis. Ce monotype superpose à un tableau, représentant la reine Marie-Antoinette et ses enfants, une gravure de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, montrant la fabrication d’un filet de pêche. L’image résulte de la rencontre de techniques diverses : celle du fabricant de filets, du pêcheur, du peintre, du graveur, du photographe enfin. Elle conduit la spectatrice à réfléchir sur la diversité des techniques et sur ce que nombre d’entre elles ont en commun : l’exercice de l’intelligence rusée, que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant ont étudiée chez les Grecs. Le chasseur, le pêcheur, l’artiste, l’artisan, l’homme politique, le sophiste, le stratège, le pilote de navire, l’amoureux, l’amoureuse et bien d’autres utilisent la ruse. Le filet de pêche constitue l’un des emblèmes de cette intelligence rusée (que les Grecs nommaient la métis), en même temps que l’un de ses instruments. « Le filet (écrivent Détienne et Vernant) est un réseau de liens tissés ou tressés, et son architecture le désigne comme la forme maximale du lien, à la fois lié et lieur ».
Il lui arrive de penser à un autre filet qui a particulièrement intéressé Détienne et Vernant (1976) : celui qu’une femme (Clytemnestre) jette sur son mari (Agamemnon) pour le paralyser et le livrer aux coups meurtriers de son amant (Égisthe). Comme Pénélope, Clytemnestre sait à la fois méditer un piège et tisser. Elle crée le voile qui doit lui permettre d’attraper son gibier. D’après Eschyle, elle emprisonne Agamemnon dans un filet à poissons. Sur le dessin d’un vase, elle le capture dans une tunique finement tissée : tunique à rapprocher peut-être (et Détienne, Vernant font le rapprochement) d’un vêtement plus directement meurtrier : celui imprégné de sang du centaure Nessos, que Déjanire donne à Héraclès ; le vêtement empoisonné le rend fou et l’amène à se jeter dans les flammes. C’est, ce vêtement, « une nuée de mort, ourdie par la ruse du centaure ». Puis elle écarte de ses pensées, de manière provisoire, le tragique de la mort.
Vaguement elle rêve autour de certains jeux du masculin et du féminin, autour du voile et de la voile. Le féminin (la voile) est très souvent manipulé, manié par des hommes. Ce féminin (la voile), ils le hissent, l’amènent, le brassent, le calent, le carguent, l’enverguent, le ferlent, le serrent en de multiples et complexes manœuvres, tenant compte le mieux possible du vent, des courants, de la forme de la côte. Le masculin (le voile) a plus souvent, semble-t-il, à voir avec les femmes. Ou avec le divin. Le masculin (le voile) retient, protège, limite, occulte, dissimule. Le féminin (la voile) est du côté du mouvement, de l’énergie. Il fait avancer. Il piège et capte les vents. Il les utilise.
Elle lit les dictionnaires, s’intéressant aux noms des voiles (des voiles au féminin) : voiles carrées ; voiles auriques ; voiles latines triangulaires : voiles sur lattes des jonques ; voiles d’avant (spinnaker) ; voiles du beaupré (petit et grand foc, tourmentin, trinquette) ; voiles de misaine (petit cacatois, petit hunier, misaine, petit perroquet) ; voiles du grand mât (grand cacatois, grand hunier, grand perroquet) ; voiles d’artimon (brigantin, cacatois de perruche, perroquet de fougue, perruche) ; voiles d’étai enverguées sur des drailles ; voiles supplémentaires enverguées sur des bouts-dehors (bonnette, dériveur, fortune)…
Sans avoir « ja-ja-jamais navigué », elle se laisse fasciner par les noms et la géométrie des voiles. Elle imagine des traversées dangereuses ou paisibles, triomphantes ou douloureuses. Elle est capitaine d’un équipage de corsaires. Elle découvre des terres inconnues. Elle fait naufrage et son corps vivant est jeté par les courants sur une île déserte. Elle meurt du scorbut et ressuscite. Elle chasse la baleine blanche. Elle dirige une mutinerie contre un capitaine fou. Elle aborde à l’île au trésor. Elle retrouve en elle-même l’enfant « amoureux de cartes et d’estampes ». Son âme, telle celle de Baudelaire, est « un trois-mâts cherchant son Icarie »[1]. Elle se voit dans l’œil d’un cyclone. Elle se retrouve dans la mer des Sargasses. Et tout cela pour s’être intéressée à quelques mètres carrés de toile… « Mon beau navire, ô ma mémoire / Avons-nous assez navigué / Dans une onde mauvaise à boire / Avons-nous assez divagué / De la belle aube au triste soir. » Car, parfois, pour elle, « La Chanson du Mal-Aimé »[2] d’Apollinaire devient la chanson de la mal-aimée. Et elle se dit que toute femme est, à un moment ou à un autre, aimée « de travers », insuffisamment ou pas du tout.
Le voile, murmure-t-elle, est parfois un bâillon. Ce qui cache les lèvres peut étouffer la parole. Elle se souvient de multiples romans populaires, d’héroïnes victimes. Parfois, la bâillonnée est ligotée sur les rails d’une ligne de chemin de fer. Parfois, elle a été chloroformée et se réveille dans une cave, en compagnie d’autres bâillonnées. Elle veut crier et ne le peut. Dans ses yeux se lit un cri muet, d’une extraordinaire stridence.
Dans La Femme 100 têtes (1929), livre de collages de Max Ernst, une femme est bâillonnée, enlevée en pleine rue. La légende indique, inquiétante : « Nul objet n’arrêtera ce sourire de passage qui accompagne les crimes d’un sexe à l’autre ». Dans un autre livre de collages de Max Ernst, Une semaine de bonté (1934), une autre femme (ou peut-être la même) apparaît bâillonnée dans un wagon de chemin de fer où semble avoir lieu un vol ; c’est dimanche.
La voilà prise par le tragique, enveloppée par l’angoisse. Elle frissonne. Elle sent autour de son cou un voile qui se noue, se serre. L’étrangle. Elle est la danseuse Isadora Duncan à Nice en 1927. Elle a cinquante ans. Elle est assise dans une voiture de sport qui roule très vite. Elle porte une très longue écharpe qui se prend dans l’une des roues de la voiture et la tue. Étranglée ; étouffée. Asphyxiée.
Elle est Jocaste, mère et épouse d’Œdipe. Elle a enlevé son chiton, d’une finesse arachnéenne et l’a utilisé pour se pendre. Nue, elle se balance au centre de la chambre nuptiale.
Elle court dans les ruelles d’une ville indienne, au XIXe siècle, guettée par d’innombrables Thugs à qui il est interdit de verser une goutte de sang et qui rêvent de l’étrangler avec leur « roumal », mouchoir ou foulard, tordu sur lui-même. « Rapide comme la pensée, le roumal se noua », dit un « Thug repenti », selon Philip Meadows Taylor (Confession d’un Thug, 1839, dernière édition, Phébus, 1995)… La nuit s’achève. Les cauchemars sont moins précis…
Brusquement, refuse, elle, de se laisser étrangler, de se laisser étouffer, asphyxier. Ne suffoque plus, elle. Respire, elle. Respire et soupire. Libre et amoureuse. Se parle d’une voix voilée. S’avoue à elle-même ses désirs. Allongée sur son lit, elle tend la main vers son téléphone. Appelle. Appelle son amant. Elle parle, tendre, haletante, rauque. Il lui répond. Oui, il va venir la rejoindre. Oui, il vient. Tout de suite. Tout de suite. Il obéit à son désir à elle, à son désir à lui. Immédiatement, il vient, sans hésitation et sans murmure. Elle sait qu’il sera là, bientôt.
Elle se lève de son lit. Elle s’approche de la fenêtre. Elle écarte les rideaux. Elle découvre, comme si elle ne les avait jamais vues, la beauté du jour en son début, la merveille d’un univers auparavant dissimulé. L’opéra peut commencer.[3]
Parties annexes
Notes
Bibliographie
- Apollinaire, Guillaume. 1913. Alcools. La Nouvelle Revue française. Paris, France: Mercure de France.
- Baudelaire, Charles. 1857. Les Fleurs de mal. Alençon, France: Auguste Poulet-Malassis.
- Colonna, Francesco. 1546. Hypnérotomachie ou Discours du songe de Poliphile, déduisant comme Amour le combat à l’occasion de Polia. Paris, France: Jean Martin.
- Derrida, Jacques. 1972. La dissémination. Collection points Série essais 265. Paris: Ed. du Seuil.
- Détienne, Marcel, et Jean-Pierre Vernant. 1976. « Les Ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs ». Revue de l’histoire des religions 189 (2):223‑25.
- Ernst, Max. 1929. La Femme 100 têtes. Paris, France: Les Éditions du Carrefour.
- Ernst, Max. 1934. Une semaine de bonté ou Les Sept éléments capitaux. Paris, France: Jeanne Bucher.
- Lascault, Gilbert. 2004. Galaxies amoureuses. Paris/New york: Le Passage.
- Mallarmé, Stéphane. 1871. Hérodiade.
- Mallarmé, Stéphane. 1893. Contes indiens.
- Taylor Meadows, Philip. 1839. Confessions of a Thug (Confessions d’un thug). Royaume-Uni: Kessinger Publishing, Richard Bentley.