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Figure 1

La brasserie parisienne évoquant un cigare prestigieux… ph. G.W.

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À la vision du monde qui est celle d’un sujet pensant, est en train de se substituer une informatisation calculatrice avec toute sa charge d’inhumanité. (Robin 1989)

The scale of our challenges must alter the scale of our visionary response. (Okri 2020)

Sens public lance son nouveau site. En pleine crise, c’est un symbole fort. Nous travaillerons sur ce qui a changé ou non depuis un siècle, depuis ces années qui débouchèrent sur la grande crise des années 1930. Comment penser si ce qui se produit aujourd’hui aura de telles conséquences ? Certes, la mondialisation va bien plus vite et ses effets concernent des milliards de personnes. Mais nos sociétés, moins refermées sur elles-mêmes, sont sont nettement plus réticulées. L’interconnexion des réseaux, qui souffrent actuellement, décuple aussi les capacités à répondre. Remédier à cette situation paroxystique suppose de s’appuyer sur les millions de personnes qui s’activent en temps de crise. Leurs motivations pour mieux structurer les collectifs sont centrales pour notre avenir commun. Elles sont vitales pour la reconnexion et la réorientation de nos systèmes. Il ne s’agit pas seulement de moyens financiers et d’ordre réglementaire, mais de capacités sociales et culturelles à mieux employer ces ressources de richesse et d’organisation. L’éclatement subit des bulles immobilières et technologiques permettrait de diriger l’investissement public et privé vers les communs et les services destinés aux moins dotés des humains, vers la lutte contre la pauvreté et l’ignorance, la faim et la maladie. La solidarité sera le thème des campagnes électorales à venir. De quoi éviter la répétition d’une telle crise ? Certains éléments d’une réponse tiennent aux conditions de son éclatement. Parmi ceux-ci, qui contestera le contraste entre l’enjeu éthique des rapports humains et la démesure de notre époque ? On pourrait donner au confinement la portée métaphorique d’indiquer le contraste entre l’enjeu éthique des rapports humains et la démesure de notre époque. Chacun d’entre nous s’interoge sur l’avenir des liens interpersonnels, c’est une nouveauté radicale.

D’une mondialisation sans mesure aux attentions humaines

Sens public intensifiera sa veille autour des signaux faibles de ce monde interconnecté. Sommes-nous préparés à penser ce qui s’y produira ? Comment expliquer ce choc mondial ? Les virus de 2003 ou 2009 étaient des avertissements sérieux. Mais qui anticipait la brutale mise à l’arrêt des principales économies du globe ? La panique présente, faite de cacophonie, faite de cafouillages, de retards, d’angoisses irraisonnées ou de fausses certitudes, révèle notre dépendance à l’égard d’un ordre du quotidien que nous tenions pour assuré. Nous réfléchissions peu à notre interdépendance humaine, révélée par l’arrêt des productions segmentées, par la réduction de nos échanges avec autrui et par les inquiétudes sur l’après, par la désolation de tous ceux qui perdent des proches, par la vulnérabilité des futurs chômeurs et des entreprises endettées, par la précarisation accrue des populations immigrées ou par les fragilités de nos systèmes de santé publique, sur lesquels la gestion de cette crise repose en toute improvisation.

Les ravages industriels de l’exploitation générale des personnes et des ressources doivent être dits : cette crise pourrait déboucher sur de profonds changements. Les victimes du coronavirus scellent la tragédie des communs. Le fait même que certains pays voisins de la Chine aient pu se protéger le confirme : la diffusion du coronavirus suppose la négligence initiale des pays directement concernés - de la faiblesse des systèmes d’alerte au sous-équipement des hôpitaux en passant par la suppression, dans plusieurs pays, des budgets de veille épidémique créés dix ans plut tôt. Preuve mesurable de ce débordement, la moyenne d’âge des victimes baisse à mesure que les unités de soin s’engorgent. On ne connaîtra jamais le nombre des personnes contaminées ou décédées du SRAS-CoV-2. Les gouvernements en profiteront pour préparer un retour à la vie normale. Vingt années de propos lénifiants et de conférences d’éthique médicale viennent pourtant d’être balayées : comment justifier les subtiles distinctions du droit de la procréation quand les urgentistes intubent des malades sur le palier des immeubles parisiens (Gautier 2020) ? Les gouvernements ne contrôlent ni les folies financières ni les guerres du pétrole. Dans un monde au sommet de sa richesse, les millions de réfugiés et les milliards de pauvres sont une honte muette pour nous tous. Voici qu’un virus nous fait prendre la mesure de notre temps ! Un siècle après Heidegger et Benjamin, Alain et Simone Weil, Croce et Gramsci, Dewey ou Keynes, comment renouveler les idées ?

Pour ne pas être sujets aux amnésies collectives que nous déplorons, greffons au rationalisme une capacité émotionnelle puisée aux lumières antiques et modernes de l’amitié dans la sociabilité. La méditation des violences qui défigurent l’humanité doit conduire notre pensée. Reconstruire la crédibilité des institutions de santé et des administrations passera par des considérations proprement éthiques. Afin d’éviter une mainmise encore accrue des algorithmes qui excluent du calcul les phénomènes hautement improbables, nous devrons approfondir notre pensée des communs. La premier pas consiste à lutter contre la défiance vis à vis de tout ce qui est autre. Ne transformons pas la distance prophylactique en soupçon général. Reportons-nous donc à un exemple de pure considération humaine. Élisabeth de Fontenay porte un regard compassionnel et engagé sur la condition animale, sur le courage humain et sur les limites existentielles qui privent tant de personnes de toute possibilité de s’exprimer. Ses réflexions nous inspirent.

Éthique pour les vivants

A propos de son frère mutique, à la capacité de dialogue et d’empathie radicalement limitée, Élisabeth de Fontenay a écrit l’un de ses textes les plus poignants. Elle rencontre sa propre impuissance à porter secours à autrui et à surmonter des incapacités structurées. Dans Gaspard de la nuit (Fontenay 2018), le lecteur perçoit la musique des négations. Être privé d’extériorité est une situation invivable. Cette autobiographie de mon frère, chose impossible s’il en est, atteint cette étrangeté : le commun en nous.

Tout est affaire de traduction, et c’est justement parce que certains textes semblent aujourd’hui indéchiffrables – par textes j’entends Gaspard, les morts et les animaux – qu’ils attendent de nous qu’on parvienne à les éclairer. De là que, pour la philosophe, l’attention philosophique à l’histoire immémoriale du pâtir animal a trouvé son origine dans une méditation sur ce quasi-mutisme de mon frère.

(2018, 86‑87)

Elle nomme don de l’écoute ou don de la traduction cet effort pour aller au-devant des ombres. En sommes-nous capables ? L’éthique est accueil universel de la faiblesse. L’auteur s’oppose à Peter Singer, qui pratique une coupure au sein de l’humanité même quand il met en balance l’intelligence adaptée d’un animal avec les déficiences d’un humain en situation de handicap. Si des tests de performance définissent l’humanité, n’exclura-t-on pas de la dignité les personnes les plus vulnérables ? Ce raisonnement nous renvoie à celui des médecins nazis du Programme T4, qui se prévalaient d’une loi concernant les vies indignes d’être vécue (Fontenay 2018, 107). De là une révolution éthique chez Élisabeth de Fontenay : « Prenant en compte une humanité lourde à porter parce que sa fragilité convoque notre responsabilité, il m’aura semblé qu’il fallait, dans un même souffle, assumer la charge de tous ces présumés pauvres en monde, tant humains qu’animaux. » (2018, 110)

En quelques mots, voilà décisoirement révoqué tout heideggerianisme de la question de l’être qui réserve le proprement humain à qui dispose des modes d’accès privilégiés décrits dans Sein und Zeit : le sens de la situation, les sentiments et la capacité de parole. Notre philosophe se tourne alors vers Marguerite Duras, citant sa réflexion à propos d’un primate : « Merveille : Africa ne sait pas être triste d’une tristesse qui nous est commune à elle et à nous, être triste de tristesse, mélancolique de mélancolie au-delà de tout savoir. » (2018, 111)

Reconnaissant à la littérature un pouvoir quasi-sacramentel, Élisabeth de Fontenay rompt ainsi avec l’idée d’accès privilégié au sens, ce topos philosophique qui sert de fallacieux sauf-conduit (2018, 113). Affecté d’un « surcroît de moindre-être, Gaspard ne cherche ni à préserver, ni à développer son être propre, puisque c’est cela, lui-même, qui lui fait défaut. » (2018, 119)

L’anonymat d’une implacable communauté de destin (2018, 128) expose notre radicale impuissance. Nous la conjurons jour après jour. Est-ce cette infinie douleur qui vit Nietzsche plonger dans la folie en se jetant au cou d’un cheval maltraité ? N’y a-t-il pas là une affectivité sans mots, esquisse d’une communion élargie entre les vivants ? Ces pensées nous permettent de revenir à nos prochains. La statistique de létalité du virus ne dit rien du drame : évitons de nous fixer sur le dernier bilan, voyons ce qu’il faut améliorer.

Se soucier des morts

Ouvrir cette nouvelle phase de nos publications au moment de cette crise sanitaire humaine, trop humaine nous fait penser à la multitude des victimes de l’indifférence et du cynisme. Faisons un pas de côté. Dans l’État brésilien du Maranhão, encore vers 1950, à chaque fois que des hommes revenaient d’une ville voisine avec quelques outils en métal, plusieurs personnes des villages Guajajara mouraient d’infection. Personne pour s’en émouvoir. Ces indigènes, au fatalisme conditionné par des siècles en marge de la société coloniale brésilienne, acceptaient cela. Nul ne leur conseillait de se soumettre à une quarantaine et les postes gouvernementaux ne leur fournissaient pas de médicaments contre la rougeole : « c’est un crime que le SPI, vingt ans après la pacification, n’ait pas fait vacciner ces indiens contre des maladies si fréquentes, d’une immunisation aussi aisée que peu coûteuse, et si généralement fatales pour eux. » (Ribeiro 2008, 81, ma traduction[1])

Cette observation scandalisée figure dans les Journaux indiens (2008) du grand anthropologue brésilien Darcy Ribeiro, rédigés lors de ses enquêtes de 1949 à 1951. Il n’avait pas trente ans et allait consacrer sa vie à éduquer son pays. Le drame, c’est que la situation n’est guère meilleure. Il y a certes aujourd’hui des dispensaires, mais les modes de vie traditionnels sont quasiment éradiqués. Dans les régions exploitées au profit de propriétaires extérieurs, les habitants n’accèdent qu’à très peu de services publics et sont d’autant plus effrayés de sortir de leurs villages que les menaces, la répression et les meurtres sans jugement sont incessants (Betim 2020a). Dans toutes les régions forestières, la pandémie place les défenseurs de la forêt devant un nouveau dilemme : interrompre les rondes contre ceux qui mènent la déforestation ? Ou bien continuer celles-ci au risque de propager eux-mêmes l’épidémie ? (Reuters 2020). Ces questions renvoient les Brésiliens à leurs souvenirs, comme l’atteste Marina Silva. Femme politique exemplaire, née dans une famille nombreuse de paysans amazoniens misérables, elle n’alla à l’école qu’à 16 ans, entra à l’université et devint ministre de l’environnement de Lula. Elle perdit beaucoup de ses proches lors d’une épidémie propagée au coeur de l’Amazonie par la construction d’une route en 1972. Elle témoigne aujourd’hui du drame de son adolescence :

Nous avons dû redéfinir complètement le sens de notre vie, accepter l’inacceptable et le porter en nous pour toujours. Aller de l’avant, affronter le quotidien difficile, enterrer les morts, prendre soin des survivants, partager la douleur des autres. Et puis enfin, vivre - et donner grande valeur à la vie et à toutes les personnes.

(Silva 2020, ma traduction[2])

Puisque ces épidémies ont perduré jusqu’à aujourd’hui, les attitudes du président Bolsonaro sont du pur négationnisme (Rayes 2020). Elles relèvent de la pathologie plus que de la politique. La fronde des gouverneurs pourrait le faire basculer (Phillips et Barreto Briso 2020). La seule issue raisonnable serait à terme une large décentralisation du pays qui confierait les responsabilités aux générations formées dans les universités. Mais l’oligarchie veille sur ses propres intérêts et les institutions fédérales restent sourdes aux besoins des populations. Mieux encore, le ministre brésilien de l’éducation accuse la Chine d’avoir laissé se propager l’épidémie afin de renforcer sa domination planétaire (France-Presse 2020). Ce complotisme propage le malheur, mais les gouverneurs ne voient pas encore comment proposer une alternative sans paraître diviser le pays (Betim 2020b). Le moment viendra d’une éviction de Jair Bolsonaro, mais le pays n’est pas encore prêt aux changements constitutionnels et fiscaux indispensables pour mettre un terme à l’espèce de guerre civile larvée dont souffre le Brésil.

Les réflexions ci-dessus - tant au plan de l’éthique personnelle que de l’éthique sociale et politique - esquissent les nouvelles priorités d’une éthique pour la mondialisation. La pandémie du CoViD-19 nous obligera à en détailler les contours. Pour l’heure, nous avons surtout besoin de comprendre comment cette irruption s’est produite, comment elle se déroule et ce qui peut s’ensuivre. Nous le ferons en examinant d’abord ce que l’on sait, avant d’observer que la mondialisation n’a pas été à la hauteur de sa propre complexité (Entre routine et anomie), et de nous demander enfin comment on peut interpréter ces événements (De la mobilité à la transformation).

Ce que l’on sait, ou la mondialisation à bout de souffle

L’une des causes de la pandémie du coronavirus tient à la difficulté des grands systèmes de veille à transformer les signaux faibles en alertes réelles. En Chine, d’abord, les autorités sanitaires ont perdu de précieuses semaines avant de riposter au virus. Ce délai fatal (Lemaître 2020) fut aggravé par les difficultés des systèmes nationaux de prévention à réagir avec la célérité indispensable. Tout oppose sur ce plan Taïwan et les USA, cela donne à penser. L’heure est venue, pour des réseaux intellectuels, de se donner une mission de veille plus déterminée. Les think tanks, les revues, les blogs, les réseaux d’intelligence, les lanceurs d’alerte seront aux avant-postes puisque la presse et des médias de masse déclinent. Rien n’est venu remplacer ces médias professionnels, auxquels s’est substituée… la viralité des réseaux Facebook, Twitter et consorts, plus aptes à conforter le statut médiatiques de ceux qui s’y expriment qu’à produire des informations. Cela explique pour partie la très lente prise de conscience du risque dans la population : avant les communiqués officiels de quarantaine, très peu d’avertissements indépendants avaient filtré.

L’événement coronavirus a tout à voir avec la mondialisation. N’est-ce pas le retour de bâton des orientations industrielles prises depuis depuis deux cents ans ? (Baschet 2020). Apparu au voisinage d’un important centre de production chinois d’automobiles, SRAS-CoV-2 est devenu un agent transformateur radical. Il y aura un après. Les pays riches connaîtront un nouveau pacte social pour compenser les pertes d’emplois, la fragilisation des entreprises et le soutien financier aux investisseurs. En contrepartie, il y aura des contrôles sanitaires renforcés et un fichage accru de la plupart des humains. Les États interviendront davantage dans l’organisation collective, mais leur endettement rend cette tâche pratiquement incompatible avec les objectifs du Traité de Paris sur le climat : doit-on renflouer les vieilles industries au moment d’une difficile transition énergétique ?

Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies

Par cette expression héroïque, Emmanuel Macron prêtait serment au moment de clore, croyait-il, l’épisode des Gilets jaunes manifestant contre une mondialisation qui rabote sourdement les services publics, multiplie les emplois précaires et empêche de corriger au plan financier des iniquités venues du passé. Il aura fallu cette jacquerie pour stopper la velléité du gouvernement de réduire les budgets publics. Le SRAS-CoV-2 engendre une réplique mondialisée de cette révolte. Si des engagements publics de grande portée ne sont pas pris par les gouvernements du G7 ou du G20, la légitimité du capitalisme néolibéral disparaîtra pour de bon. Mais la partie est loin d’être gagnée. Les institutions de Genève (OIT, OMS…) ne répondent pas aux besoins des populations, et n’agissent qu’au nom des États. Comment penser la mondialisation à partir des impératifs climatiques et de lutte contre la croissance des inégalités et non pas seulement en fonction de l’économie ? La nouvelle décennie verra se multiplier des projets pour refonder la solidarité, la protection sanitaire et écologique et la lutte contre l’inégalité (Planel 2019). Emmanuel Macron est informé de cette nécessité et plaide pour une mutualisation financière européenne (qui favoriserait sa réélection), qui ne verra le jour que si l’Allemagne surmonte sa crainte d’une levée de boucliers anti-européenne.

Attention, expertise et contagion

Le primat du court-terme et le mythe de l’infaillibilité technicienne empêchent de raisonner en fonction de l’avenir que nous souhaiterions, voire de nos connaissances avérées. Les leçons du passé sont rapidement oubliées dans notre époque présentiste. C’est l’échec du rationalisme face aux sensationnalismes. En janvier 2020, les dirigeants de la planète attendent les prochaines élections américaines, l’Europe peine à sortir du Brexit et l’Australie de gigantesques incendies (McGowan, Corderoy, et Zhou 2019) au cours de la période la plus chaude et la plus sèche jamais enregistrée (Wikipédia 2020). Qui s’alarme des informations venant de Chine ? Taïwan. Là-bas, les informations filtrent fin 2019. Les autorités se mobilisent, préviennent l’OMS et signalent dès le 5 janvier tous les passagers des vols venant de Wuhan avec des symptomes grippaux, avant de restreindre les contacts avec cette ville 15 jours plus tard. Peine perdue. Les plus grandes entreprises de communication et de commerce martèlent leur promesse de connecter le village mondial (Wormser 2018) et publient des résultats tonitruants. Wall Street atteint son sommet historique le 19 février. Mais la population taïwanaise évite le sort de Wuhan - des milliers de morts durant le confinement massif et durable de la population, soumise à un cordon sanitaire complet après des semaines de dénégations et l’emprisonnement des premiers médecins à s’impliquer dans la lutte contre l’épidémie, dont l’un décédait le 7 février (« Le docteur Li Wenliang, martyr du coronavirus qui ébranle le système chinois » 2020). Saluons ces médecins courageux !

Le 24 février, Donald Trump disait : the coronavirus is very much under control in the USA. « Ce même jour, des experts américains prônent un renforcement d’urgence des capacités des systèmes de santé : the most effective way to mitigate the pandemic’s impact is to focus on supporting health care systems that already are overburdened » (Osterholm et Olshaker 2020).

Des experts internationaux donnent le 24 février une conférence de presse à Pékin pour alerter les dirigeants mondiaux. Alarmistes dans leur évaluation, ils s’inquiètent vivement de l’impréparation mondiale :

[…] notre évaluation est que cette approche, que nous nommerons approche par « tout le gouvernement et toute la société », très désuète, trop ancienne à certains égards, a probablement renversé définitivement la tendance , et a probablement empêché au minimum des dizaines de des milliers de cas de COVID-19 en Chine, et sans doute des centaines de milliers, ce qui est une réalisation extraordinaire et si importante pour la santé de ce pays. […] Ce qui m’inquiète le plus, c’est ceci : « le reste du monde a-t-il appris la leçon de vitesse ? » Nous avons actuellement des flambées dans plusieurs pays, augmentant à des taux de croissance exponentiels. Et vous voyez ce que cela fait, vous savez, c’est la différence entre prendre le contrôle en tout lieu et une croissance exponentielle quelque part. C’est dévastateur. […] Ce ne sont plus des mesures de contrôle que les gens savent faire. Ils ne font pas de recherche de cas ni de recherche de contacts, sauf pour Ebola.

(OMS 2020a, ma traduction,[3])

Leur rapport à l’OMS est très clair :

COVID-19 se propage à une vitesse étonnante; Les flambées de COVID-19 ont des conséquences très graves en tout lieu ; et il existe désormais des preuves solides que les interventions non pharmaceutiques peuvent réduire et même interrompre sa transmission. De façon inquiétante, les schémas préventifs aux niveaux mondial et national sont souvent réservés au sujet de ce type d’approches. Cependant, pour réduire les maladies et les décès liés au COVID-19, la planification d’interventions à brève échéance doit inclure la mise en œuvre à grande échelle de mesures de santé publique non pharmaceutiques de haute qualité. Ces mesures doivent intégrer pleinement la détection des cas et leur confinement immédiat, un traçage rigoureux et la mise en quarantaine des personnes récemment en contact avec eux, et l’engagement complet de la population et des collectivités.

(OMS 2020b, ma traduction[4])

Mais, quelques heures plus tard, la conférence de presse internationale de l’OMS édulcore ce diagnostic : aucune allusion aux mesures prises en Chine. Rétrospectivement, le message de l’OMS à la presse sous-estime gravement le risque, affirmant que l’épidémie reste sous contrôle, même si l’Iran et l’Italie inquiètent…(OMS 2020c). Or, le virus est déjà passé en France (en Savoie et dans le Morbihan), où le démarrage épidémique fut jugulé. Contre toute vraisemblance, et malgré ce qui se passe en Italie, on semble croire que à la fin de l’alerte. Ainsi, malgré l’insistance des experts sur la nécessité d’agir vite et fort, des semaines seront partout perdues, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne (Pillington et McCarthy 2020). Cette chronologie montre que les instances officielles ont partout tardé à réagir. La conférence de presse du Dr Aylward à Pékin montre ce médecin réllement bouleversé et parfaitement conscient du retard quasi-irratrapable de plusieurs semaines contre la pandémie. Les éloges diplomatiques qu’il adresse à ses interlocuteurs chinois ne doivent pas tromper : il sait que tout retard supplémentaire sera meurtrier.

En France, cependant, les services de santé s’illusionnent. Pour avoir repéré quelques cas début février, on croit contrôler le virus qui déferle en Italie. Un mois plus tard, une tribune de l’avocate Corinne Lepage (Lepage 2020) rompt l’apparente unanimité compassionnelle et pointe la mauvaise foi de l’ex-ministre de la santé. Ayant quitté son poste en février pour une campagne électorale à Paris, cette dernière se reproche tardivement son impuissance tout en plaidant qu’elle a fait circuler l’information rapidement. Certes, les cas repérés début février furent contrôlés. Mais la contamination massive dans le cadre d’une semaine de prières communautaires en Alsace eut lieu à partir du 10 février. Or, personne n’avait encore émis la moindre recommandation. Nommé après avoir conseillé Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle, le Directeur général de la santé, Jérôme Salomon, écrivait pourtant en 2017 : « L’hôpital, déjà en crise, est désormais en tension car il ne dispose d’aucune élasticité pour absorber des variations d’activité. […] On peut déjà anticiper un coût humain important et pourtant évitable. »

Les autorités ignoraient que le virus avait déjà quitté les aéroports où étaient testés les voyageurs venus de Chine. La viscosité administrative a laissé au virus tout le temps de se diffuser. Même informée du drame italien, des préjugés nationaux ont aussi entravé la France. Enfin, le mélange des genres a fait du maintien d’élections locales le 15 mars une priorité alors même que les experts battaient l’alarme et s’affolaient des premières extrapolations des épidémiologistes britanniques. Jérôme Salomon a finalement reconnu l’échec complet du système d’alerte :

Les infectiologues se sont mobilisés très vite et, en France, nous avons été en alerte dès la mi-janvier. Et puis, ensuite, on a vécu la drôle de guerre. Ou le désert des Tartares, si vous préférez. Nous attendions l’arrivée des premiers cas et, du coup, une partie de l’opinion et des médecins ont cru que l’épidémie ne nous toucherait pas.

(Bacqué 2020)

Entre routine et anomie : la modernité dés-intégrée

Tous ces retards tiennent à de tenaces représentations collectives et à un nationalisme effrayant, fustigé par l’ancien Premier ministre Gordon Brown :

Notre volonté de coopérer est amoindrie à mesure que nous en aurions davantage besoin, et cette insularité signifie que nous luttons contre la présente pandémie avec des institutions internationales sous-équipées. De plus, ce nationalisme du type « pour nous, pas pour eux » a engendré des attitudes de reproche, avec des gouvernements sous pression qui tiennent tout le monde pour responsables de tout ce qui va mal, sauf eux-mêmes. Mais évidemment, une idéologie du « chacun pour soi » ne pourra rien donner quand la santé de chacun de nous dépend si notoirement de la santé de nous tous.

(Brown 2020, ma traduction[5])

Avant 1914, Georg Simmel et Émile Durkheim avaient montré que les évolutions collectives font de chacun l’élément indiscernable d’un tout impossible à percevoir dans sa généralité. Les ensembles sociaux se soutiennent de solidarités qui font du sentiment d’appartenance, de reconnaissance et de participation le ciment de communautés où les capacités personnelles se renforcent à proportion d’une identification à des collectifs. Dans les métropoles, la sociabilité et la culture créent les conditions les plus propices à l’épanouissement individuel. Ils mettent en garde contre les ruptures de consensus qui interdiraient aux humains de se sentir partie prenante d’un ensemble plus vaste au sein duquel ils acceptent de se fondre. Le penseur allemand a étudié la grande ville où se déploient la fantaisie des expériences singulières. La mode et la consommation intensifient la vie, l’argent circule, les connaissances et la culture se développent. Le Français a indiqué comment nos sociétés oscillent entre des solidarités mobilisatrices et l’anomie. Constatons qu’aux marges, le confinement invisibilise encore plus : les Africains et les musulmans ont disparu des chaînes de télévision en France, où ne témoignent pratiquement que des cadres moyens et supérieurs, des fonctionnaires et des retraités ! En temps de crise, il est difficile de résister à la tentation d’un retour aux images conventionnelles de la nation, au risque d’ailleurs que cette vision caricaturale ne finisse elle-même par déliter le sentiment d’appartenance. Cela ne serait pas sans conséquences. Plus généralement, selon ces deux penseurs, les ensembles de référence auxquels nous nous lions sont autant d’esquisses pour organiser les impressions issues de notre environnement immédiat : les perceptions venues de loin sont très largement minorées au profit de tout ce qui peut nous rassurer ou nous stimuler. Nos consciences retardent sur la mondialisation, l’événement coronavirus nous le fait percevoir très clairement.

Ainsi, au temps de la mondialisation, un agent pathogène peut se révéler plus puissant que les infrastructures prévues pour le contrôler. Le caractère aléatoire des effets cumulés de l’urbanisation industrielle doit donc être pris en compte pour saisir l’entrelacs entre nature, technologie et société (Larrère et Larrère 2015, 192‑93). Le CoViD-19 est un dérivé de la tentation démiurgique des ingénieurs et des industriels qui voient le monde comme un terrain de jeu. La mondialisation se confie à des procédures, à des institutions, elle prévoit des coupe-circuits en cas de nécessité. En s’efforçant de modéliser les possibles et les protocoles de signalement des incidents, les administrations incitent à ne pas penser ce qui peut arriver, elle ne se projettent pas dans le futur. Les situations inédites ne sont pas prévues et un risque non quantifiable est tenu pour négligeable. Max Weber mettait son immense érudition au service d’une perception aigüe de la modernité : il parlait de processus routinisés accommpagnant la forme bureaucratique de l’État moderne. La gestion administrative de cette crise par le confinement, mesure administrative plutôt que médicale, confirme ses analyses. Confrontés aux délais de réponse qui dénotent un manque total d’agilité des administrations pour percevoir des signaux faibles, les États réagissent par un ensembles de contrôles. Cependant le choc du coronavirus fait voir la faible interconnexion entre elles des villes les plus liées à la mondialisation, la dispersion des réseaux qui se targuent pourtant d’une capillarité intense des transactions en tout genre et enfin une sectorisation préjudiciable des normes.

Intégration des pôles urbains en un réseau mondial

Des fonctions homologues font de chaque ville les correspondantes de toutes les autres - telle est l’apparence de la mondialisation. C’est notre premier point. L’intégration des fonctions administratives et les normes professionnelles est de plus en plus poussée, la formation suit des patterns similaires (classement de Shanghai). Le réseau des métropoles mondiales s’est démultiplié en augmentant la productivité et la rentabilité des capitaux. Mais on n’a pas renforcé les coopérations humaines, bien au contraire. C’est une carence substantielle que ne pouvaient en rien compenser les organisations internationales. Quand Samsung a connu un problème sur des batteries de téléphones, l’alarme a été donnée mondialement sans délai. Par contraste, les budgets de prévention et les systèmes d’alerte contre les mutations virales n’ont jamais été à la hauteur, nulle part. Claude Le Pen rappelle que la France s’était dotée d’un système de protection bien pensé en 2007, mais que ce dernier fut progressivement démantelé (Le Pen 2020).

Le journal Frankfurter allgemeine Zeitung a remonté la chaîne de trois clusters, en Italie, aux USA et en Autriche (Rüb, Heil, et Löwenstein 2020) et montré, par exemple, comment le carnaval a lançé l’épidémie à la Nouvelle-Orléans. Le Monde a fait l’enquête pour Mulhouse (Chemin et Bacqué 2020) : ne cherchant des porteurs de virus que parmi des voyageurs venant de Chine, les médecins ne pouvaient pas préconiser l’isolement des malades locaux les consulter après un rassemblement évangélique. Et personne n’avait posé la moindre question aux organisateurs - vers le 10 février, les autorités imaginaient que les porteurs du virus étaient uniquement des voyageurs venus de Chine. La première note officielle de la sous-préfecture date du 24 février, une semaine après les faits : elle ne préconise encore rien d’autre et se contente d’indiquer ce que demande le ministère (Santé Grand Est 2020). New York symbolise aujourd’hui cette erreur fondamentale. Deux siècles d’urbanisation mondiale n’ont pas donné aux métropoles la moindre capacité d’attention à ce qui se passe ailleurs. L’adage implicite de la mondialisation supposait que nous n’en connaîtrions que les bienfaits, certes inégalement répartis, et que ses coûts sociaux, y compris les épidémies, resteraient confinés au loin. L’intégration des réseaux urbains dans le capitalisme a escamoté la relation humaine. Les autres lointains sont assimilés plus ou moins à des robots avec lesquels nous commerçons. Le capitalisme fait des rapports humains des externalités qu’on peut exploiter sans les conforter. La crise pandémique vient démontrer l’inconsistance de cette orientation. L’OMS en est réduite à préconiser l’emploi de tests aux marges d’erreur considérables…

De la division à l’émiettement du travail : la tragédie des Communs

De là le second point. La capillarité illimitée de la division du travail permise par les algorithmes de gestion en temps réel atteint un degré de sophistication tel que la logistique est devenue, après la finance vers 1900 et la communication vers 1950, l’aile marchante de la mondialisation capitaliste. Un monde nouveau s’est mis en place. Le succès d’Amazon, d’Alibaba, bientôt peut-être de Tesla, le démontre. Du conteneur maritime chargé directement sur les camions au drone de livraison en passant par les bases de transaction sécurisées et les centres d’appel, en attendant le véhicule autonome, les milliards investis ont fait de l’économie internationale un écosystème sans limites. Jeff Bezos, Jack Ma ou Elon Musk symbolisent ce monde d’après qui combine bases de données, algorithmes, plateformes logistiques et paiements dématérialisés, ce monde où les gagnants raflent tout : en gestionnaire avisé, Bezos vend régulièrement des actions de sa société, dont le marché raffole. Il en avait vendu pour 3,4 milliards de dollars juste avant la crise (Neate 2020). D’ailleurs, sa société profite de la situation. Les régulateurs sont distancés par les disrupteurs. La gestion fine des nombreuses plateformes aéroportuaires a renforcé leur capillarité, rendant inutile leur adaptation aux énormes Airbus A380. Des marchés de niche toujours flexibles, une multiplicité d’acteurs, des sous-traitants et des start-ups, c’est l’internet des objets en actes. Le virus redistribue les cartes de la mondialisation au profit des régions les plus agiles. Les autres, toutes les autres, connaîtront une attrition. La privatisation quasiment complète des services les plus indispensables - tant des transports que des réseaux et des services numériques -, les contrôles de toutes sortes qui ne peuvent que se multiplier, le surendettement sans limite des États comme des entreprises, le champ de ruines dans lequel les métropoles du monde entier vont se trouver pour longtemps ne pourront qu’aboutir à davantage de solitude, de désagrégation des réseaux personnels, de dureté des rapports financiers, d’une pression permanente sur les revenus de toute espèce et à des choix budgétaires sur lesquels pèseront tous les groupes de pression des entreprises installées, qui feront tout pour limiter la concurrence de nouveaux entrants. Sauf si de nouvelles solidarités se faisaient jour et que des innovations de rupture se profilaient très rapidement, la récession de 2020 sera suivie d’une répartition problématique des transformations créatives : celles-ci seront fortes dans les secteurs non-marchands, plus indispensables que jamais et que conforteront des fondations privées, ainsi que dans les secteurs à haute intensité technologique. Mais à rebours, le blocage des salaires pour longtemps et le retour partout à des exigences de productivité maximale ne soutiendront guère les secteurs à fort coefficient d’emplois ni ceux qui dépendent des fonds publics pour se maintenir, ainsi des politiques culturelles et de l’éducation. Ces tendances menacent de devenir une tragédie des communs qui verrait s’accentuer encore les traits les plus caricaturaux de la mondialisation, à travers le dumping sur les coûts du travail et la montée en puissance des plus grands conglomérats économiques. Les écarts se creuseront entre les lieux d’innovation sociétale et entrepreneuriale et les contrées peinant à reconvertir leurs systèmes de production et d’accompagnement social. Cygne noir (Taleb 2010), le SRAS-CoV-2 est l’agent disrupteur que les collapsologues attendaient sans toujours y croire eux-mêmes (Garric 2020). Le choc causé par le CoViD-19 a toute chance de se traduire par l’approfondissement de partages irréversibles.

Déréglementation et normativité

C’est la troisième grande nouveauté de cette mondialisation : le substrat de normes fondamentales (juridiques, informationnelles, sociales, éthiques et environnementales) est tenu par les acteurs financiers pour purement instrumental. Totalement sectorisé, il ne sert pas de garde-fou contre les risques systémiques. Au sommet de son empire, Mark Zuckerberg imaginait, il y a peu, créer sa propre monnaie virtuelle, la Libra. La crise qui s’annonce marque pourtant la différence de nature entre les monnaies virtuelles et les monnaies souveraines. Les premières sont de simples unités de comptes. Les monnaies souveraines, quant à elles, assument des missions élargies : par l’emprunt et les diverses formes de création monétaire, elles allouent des capitaux au renflouement de multiples entreprises susceptibles de s’effondrer, ou encore aux filets de sécurité sociaux pour la population en général. Ces paquets financiers seront l’enjeu de toutes les prochaines élections. Seule la puissance publique peut garantir des investissements de sauvetage et de relance, loin des normes comptables destinées à faire respecter la transparence de l’information et une saine concurrence. Prêteur en dernier ressort, l’État redevient interventionniste par gros temps.

Il ne peut guère compter pour cela sur les entreprises, dont les normes comptables visent la fluidité des transactions, certifient la valeur des entités économiques, leur solvabilité et la loyauté de leurs dirigeants. Destinées à faire tourner le système, il semble incongru de les soumettre à des critères externes, sociaux ou environnementaux - thèmes destinés à la communication qui, même porteurs de rentabilité future, ne doivent pas interférer négativement sur les marges.

Malgré les bonnes intentions affichées, que pèse l’idée de produire une société meilleure, plus apte à s’organiser et à anticiper son devenir, plus généreuse à ceux qui sont en peine de reconnaissance ou en situation de faiblesse, quand les requins de la finance sont prêts à attaquer à la moindre baisse boursière ? Le secteur entrepreneurial concède aux pouvoirs publics un ensemble de prérogatives dont il n’entend pas se charger, mais sans lui fournir les moyens d’atteindre au résultat. Le social est vu comme un coût, non comme un objectif. À l’opposé de ces pratiques, Pierre Calame expose que la crise climatique et environnementale ne peut être gérée que si nos sociétés s’interdisent l’échec en substituant l’obligation de résultat à l’obligation de moyen (Calame 2020). Améliorer réellement la situation des plus nécessiteux et réparer la planète sont des impératifs pour remédier aux injustices et renforcer la légitimité de la mondialisation. Ce serait la pierre de touche d’un avenir commun de réhabilitation planétaire. Nous en sommes loin. Constatons-le : malgré la réduction progressive de la misère, ni les gouvernements, ni les organisations internationales ne tiennent leurs engagements. Même si le Secrétaire général de l’ONU affirme le contraire (Guterres 2020), la crise économique retardera probablement d’une décennie son Agenda 2030. Anticiper à temps ces cygnes noirs encore en état de couvaison reste un voeu pieux. Les organisations humanitaires ou les think tanks, sans doute plus sensibles aux signaux faibles, ne parviennent pas à les diffuser en temps utiles. Pour éviter le 11 Septembre, préparé aux USA mêmes, ou l’accident de Fukushima, dont les experts savaient que les digues de protection étaient insuffisantes, il aurait fallu tout à la fois des algorithmes déjà informés des conséquences quantifiées d’un événement inédit et le suivi précis de certifications explicites partout sur la planète. Est-ce la voie qui sera choisie internationalement demain ? La 5G permettra l’internet des objets, mais permettra-t-elle aussi de paramétrer les risques de la mondialisation ? Et de résoudre les les problèmes quotidiens de la majorité des humains en quête de soutiens concrets, et non de bonnes intentions ?

Bill Gates peut bien s’évertuer à financer la vaccination en Afrique, mais Microsoft, et d’autres compagnies géantes, intégrent-t-elles à leurs critères de bonne gouvernance les normes de santé publique et de bien-être des régions où vivent leurs employés et leurs usagers ? Google se vantait il y a peu d’anticiper les épisodes de grippe en géolocalisant les requêtes sur son moteur de recherche. Cette prouesse n’a pas été renouvelée cette fois-ci, et l’entreprise a attendu le début avril pour publier des cartes de mobilités que les gouvernements mettent à profit (Google 2020). Les algorithmes des GAFA n’ont pas plus donné l’alerte qu’ils n’ont financé par l’impôt les services sociaux là où ils opèrent. Mais on voit mal leurs clients se détourner de leurs produits et de leurs offres…

Comment se relever ? Résilience et organisation

Le coronavirus est donc bien un bug de la mobilité moderne – qui facilite des rassemblements évangélistes comme les transactions internationales, les produits à bas coûts et le tourisme généralisé. Wuhan est l’une de ces cités industrielles nées de la mondialisation : le quotidien des travailleurs n’est pas encadré comme peut l’être la production high-tech, car seul un coût de la vie minime garantit la poursuite du miracle économique de cette région. Au plan de la capillarité, l’arrêt immédiat des chaînes de production met à jour l’incroyable interdépendance des économies. Mais en contrepoint, rien n’oblige les acteurs de la mondialisation à coopérer davantage. Nous ne savons rien, en fait, de la façon dont sont produits les objets que nous utilisons. Et les territoires de la mondialisation ne se connaissent pas entre eux. Malgré l’intensification des communications et des voyages professionnels, le maillon faible conditionne toujours l’ensemble du processus - ici ce fut la propagation du SRAS-CoV-19. Les réseaux de sous-traitance n’ont jamais développé d’échanges qualitatifs entre les métropoles mondialisées, et les sirènes n’ont été entendues qu’une fois rompues les chaînes d’approvisionnement en pièces détachées. Trop tard pour enrayer la propagation virale. Quelques semaines de crise auront suffi pour gripper l’ensemble des chaînes logistiques. Les marchés financiers se sont effondrés par l’effet des algorithmes de gestion – et vont rester erratiques des mois durant, comme le signale Nannette Hechler-Fayd’herbe (2020). L’industrie est à l’arrêt, le commerce est paralysé, des millions d’emplois seront détruits. Ajoutant au désordre, contre le secteur pétrolier américain et les investissements dans les énergies décarbonées, l’Arabie Saoudite ne veut plus réguler la quantité de pétrole mise en vente. Chacun pour soi. Nous verrons sous peu le renflouement massif de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs par les grandes sociétés internationales, intensifiant encore la concentration économique. CoViD-19 nous rnvoie donc aux changements d’échelle de la théorie des catastrophes de Mandelbrot : les changements de dimension affectent les couches de réalité en interaction malgré leur apparente différence de nature. C’est justement pour cela que la propagation pandémique relève de la théorie de l’information dans ce qu’elle a de global.

Le point aveugle : la relation humaine

Si l’épidémie de CoViD-19 nous renvoie aux signaux faibles, c’est que les observations cliniques notent des faits singuliers : elles sont par nature des liens faibles. Karl Polanyi (2009) avait montré qu’au plan général, les comportements vitaux sans lesquels le capitalisme ne peut pas fonctionner reposent entièrement sur le fonds d’adaptabilité et de sacrifice personnel des individus : on nomme cela motivation, résilience, employabilité, etc.. Mais tout cela repose sur la bienveillance, la générosité et la culture des individus et des groupes, que le capitalisme exploite et détruit tout à la fois. Comment ces individus pourraient-ils s’occuper les uns des autres dans ces conditions ? De là aussi qu’il faille des lanceurs d’alerte, et que ceux-ci ne soient pas entendus. Le sociologue Wolfgang Streeck l’écrit sans ambages :

Quatre types génériques de comportements sont requis des “usagers” des réseaux des sociétés post-capitalistes pour une reproduction précaire de leur vie sociale entropique, qui contribue à leur propre résilience comme à celle d’un capitalisme néolibéral sans cela non-soutenable, qu’on pourra sommairement et provisoirement étiquetter comme suit : tenir, espérer, se doper, consommer.

(Streeck 2016, ma traduction,[6])

Le capitalisme n’est pas équipé pour se porter au-devant des risques, précisément parce que les rapports humains en sont absents. Jean-Paul Sartre montrait jadis, contre la dogmatique marxiste, que les médecins, certes appelés et déterminés par les conditions matérielles, ne peuvent se contenter d’automatismes :

[…] la maladie est sociale, non pas simplement parce qu’elle est souvent professionnelle, ni non plus parce qu’elle exprime par elle-même un certain niveau de vie mais aussi parce que la société – pour un état donné des techniques médicales – décide de ses malades et de ses morts ; mais d’autre part, c’est une certaine manifestation – particulièrement urgente – de la vie matérielle, des besoins et de la mort : elle confère donc au médecin qu’elle engendre un lien spécifique et particulièrement profond avec d’autres hommes qui sont eux-mêmes dans une situation bien définie (ils souffrent, ils sont en danger, ils ont besoin de secours). Ce rapport social et matériel s’affirme dans la pratique comme une liaison plus intime encore que l’acte sexuel : mais cette intimité ne se réalise que par des activités et des techniques précises et originales engageant l’une et l’autre personne. Médecin et malade forment un couple uni par une entreprise commune : l’un doit guérir, soigner et l’autre se soigner, se guérir ; cela ne se fait pas sans une confiance mutuelle. Cette réciprocité, Marx eut refusé de la dissoudre dans l’économique.

(Sartre 1983)

L’inattention dont ont fait preuve les autorités bureaucratiques détruit par avance cette relation humaine. Faute d’avoir rien pu préparer, les médecins sont vite réduits à se contenter d’activités palliatives – le débat public sur l’hydroxychloroquine en est l’image même. Faute d’avoir été placés en situation d’anticiper ce qui allait se produire, les personnels soignants sont directement victimes, autant que leurs patients, des négligences qui font de CoViD-19 un fait social bien davantage qu’un fait biologique. Les carences dans l’information expliquent que les systèmes de santé affrontent un choc auquel rien ne les a préparés. La poignante détresse du personnel hospitalier, accrue chaque jour, est un fait mondial totalement neuf, particulièrement grave. Jamais un secteur professionnel entier, dévoué aux humains et tourné vers les bonnes pratiques et les procédures normées, comme l’est le secteur hospitalier, n’a été ainsi jeté dans une guerre mondiale sans la moindre préparation. Condamnés à prendre sans délai des mesures de substitution, à se plier à des contraintes quasiment impossibles à remplir, les médecins peuvent même craindre la vindicte des familles dont les proches manquent cruellement des remèdes indispensables. Ils sont les lampistes du capitalisme mondialisé : même applaudis à titre collectif, les personnels de santé sont individuellement tenus pour des personnes à risque, tant les médias ont joué sur les émotions du public, initialement pour répondre aux consignes officielles, puis pour stimuler l’audience.

Responsabilité publique face à la mort

Déjà isolés par un mode de vie urbain qui les vouent à l’anonymat quasi-complet, à présent prévenus contre tout contact, les hommes se replieront-ils pour de bon sur une sphère connectée faite de publicité, de jeux vidéos et d’informations toujours plus inquiétantes ? Nous sommes loin de sortir de la Caverne de Platon pour revenir au monde. Contempler les ombres, non des réalités, risque d’être le destin permanent de notre époque. Jamais nos sociétés n’ont connu cela. Les décès relatés par les médias alimentent une chronique quotidienne de la douleur. Florence Aubenas a vécu les mesures de confinement dans un établissement pour personnes âgées. Témoignant de la montée de la peur dans un EHPAD de Bagnolet, elle constate : « Les autres résidents ont coupé l’image et le son, malgré les mesures d’isolement. « Ça ne parle que de morts, j’en peux plus du virus », dit une infirmière à la retraite » (Aubenas 2020).

Des cadres médicaux ou administratifs meurent contaminés ou se suicident. La liste des drames occasionnés par cette maladie est une totale nouveauté. Les plus grandes villes du monde voient leurs systèmes de soins subitement engorgés. Nombre de vieillards succombent et aussi des personnes jeunes. La moitié des humains s’oblige à cesser toute activité requérant une interaction sociale directe. Cette dramaturgie conduit des millions de gens à se défier de tous les autres.

Cette crise met en jeu l’opposition présentée par Catherine et Raphaël Larrère entre le faire et le faire-avec. Imprégnées comme le sont nos sociétés par le modèle de la fabrication industrielle, on en est venu à penser l’humain comme un artefact. Pourtant, la médecine, même technologisée, fait avec les personnes et pas seulement sur elles : elle tente de piloter, mais ne peut garantir le succès. « Le pilotage est une démarche attentive, empirique et précautionneuse, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible à l’identique (Larrère et Larrère 2015, 182) ». Les limites pratiques du pilotage le confrontent à des échecs, mais les technologies du faire risquent de pâtir de leur succès même, quand elles greffent sur des ensembles sociaux des objets et des techniques qui en altèrent irréversiblement les formes.

L’organisation scientifique du travail et le taylorisme du vingtième siècle ont certes fait place au modèle algorithmique qui privilégie les interactions homme-machine. Par-delà l’intensité toujours croissante des rythmes de production, l’apprentissage et les rétroactions sont toujours plus importants. C’est dire que le modèle du pilotage et du faire-avec s’impose de plus en plus au sein même du monde technique. L’impréparation face aux conséquences non voulues de notre organisation sociale serait donc constitutive du changement d’échelle des phénomènes et de la séparation étanche entre les mondes formés par les interactions privées et ceux liés aux interactions spécialisées. Ces dernières peinent à quitter leur registre fonctionnel quand les premières assument bien mieux une certaine globalité. A contrario, les interactions privées ne sont pas suffisamment normées pour assurer de véritables décisions - elles se perdent souvent en rumeurs et en analogies, voire en équivoques personnelles. Pour leur part, les protocoles des échanges professionnels assurent la continuité des processus formalisés - l’écriture informatique en est une des modalités rigoureuses pour appliquer des instructions.

Cette dualité des modes expressifs est au coeur de ce que Sartre nomme le pratico-inerte, les rétroactions négatives provoquées au sein même par nos actions sur lui. Le moment coronavirus illustre parfaitement ce concept, repris par Catherine et Raphaël Larrère dans leur étude du risque. Si Ulrich Beck a formulé l’hypothèse d’un contrôle démocratique du développement technologique, en vue d’encadrer l’innovation par une réflexivité socialement étayée les Larrère auteurs tiennent cette approche normative pour excessivement optimiste (Larrère et Larrère 2015, 245). Malgré la séduction que ce parlementarisme technologique pourrait exercer, on voit mal comment il pourrait encadrer la profusion des expérimentations inventives qui transforment notre planète. Les références au passé industriel montreraient que les normes sont généralement venues avec retard encadrer des pratiques initialement développées sans délibérations initiales et ce faisant, les ont légalisées quelles qu’aient pu être les oppositions.

De la mobilité à la transformation

Il importe donc de conclure sur des éléments de prospective. Cette crise débouchera sur un processus d’attrition qui constituera une vraie rupture. Les campagnes menées au nom de la décroissance ont fait long feu voici quelques années. Mais le confinement auquel la pandémie nous contraint fera certainement réfléchir bien des gens à la nécessité de mener une existence plus consciente des éléments sur lesquels elle repose. Une vision plus équilibrée de l’avenir passe par une meilleure perception de nos liens internationaux, de l’importance décisive des relations interpersonnelle de qualité et affectueuses (y compris dans des cadres professionnels ou marchands), tout comme de l’importance de contrôler les involutions psychiques causées par des rythmes vitaux dangereux.

Mais il n’y a rien là de facile. En effet, le catastrophisme actuel, ou collapsologie, est assez indifférent aux processus discursifs démocratiques. Au nom de la préservation de la nature, on a vite fait de tenir l’humanité, en tant qu’espèce, pour comptable du changement. Ce faisant, on quitte le terrain de la discussion démocratique sur les expériences dont nous sommes les sujets pour se prévaloir d’une science écologique qui devient un décisionnisme moral et politique, qui revendique sans cesse l’analogie avec le kantisme : « tu dois donc tu peux » ! Ce prophétisme de la catastrophe, qui voudrait prévenir les dangers dont il s’imprègne, peut avoir l’effet inverse :

Le catastrophisme peut avoir pour effet pervers le fatalisme ou la futie en avant. Si la catastrophe est inévitable, autant jouir du présent, et en jouir sans entraves. Pourquoi changer le cours des choses si l’on y peut rien ? S’en tenir au business as usual est ainsi compatible avec le catastrophisme. À l’inverse, les instances capables d’agir peuvent conclure de cette certitude que si l’humanité a été capable de détaquer le climat, elle peut aussi bien se doter des moyens de la contrôler. Le catastrophisme peut ainsi se recycler en fatasme de toute-puissance.

(Larrère et Larrère 2015, 256)

Face à ces tentations équivoques, les Larrère esquissent une voie dialectique. Combiner les actions menées localement pour réduire les aberrations d’un système avec celles menées au niveau systémique global pour en corriger les travers (Larrère et Larrère 2015, 258‑59), ce serait, selon eux, une voie à explorer. Seulement, plus on monte au niveau global, moins on voit quelles instances démocratiques pourraient à la fois mener le débat et engendrer un consensus sur les orientations à prendre :

Au niveau planétaire, la perte en information et en représentativité n’est nullement compensée par un gain d’efficacité ; ce qui affecte surtout la légitimité des décisions qui pourraient être prises. Il ne suffit pas que des décisions soient imposées. il faut aussi qu’elles soient acceptées. À l’échelle internationale, il n’est pas évident qu’il existe, au nivau des décideurs, un monde commun à tous les hommes, et a fortiori aux humains et aux non-humains.

(Larrère et Larrère 2015, 260)

C’est dire qu’aucune instance capable de cautionner une approche systémique ne peut traiter les questions posées par le CoViD-19 à nos sociétés. La mondialisation est menée par une multiplicité d’initiatives homologues, mais sans coordination entre elles. Une telle coordination, qui réduirait les avantages comparatifs recherchés par les acteurs et à limiter la concurrence, ne bénéficierait que de faibles appuis internationaux. Certes, le désastre pandémique est indissociable de la dialectique entre la pression maximale exercée par l’humanité sur la nature et l’absence de coordination entre les divers acteurs impliqués, privés, publics, nationaux, internationaux et locaux. Combinée à l’interruption brutale de la chaîne logistique mondiale, l’angoisse morbide aura des répercussions durables et transformatrices et, en principe, nous devrions réduire cette lacune fondamentale en quoi consiste l’absence de médiations entre les instances de la mondialisation. Mais autour de quelle tribune ces acteurs pourraient-ils parvenir à un consensus ?

Avec Hartmut Rosa, nous pourrons alors plaider pour une vision plus centrée sur l’agrément de l’existence et moins sur son remplissement par des routines qui nous évitent de réfléchir (Rosa 2020). Ce serait là une approche minimaliste, une sorte de campement provisoire quelque peu écarté des grandes voies d’interconnexion… Cela pourrait se traduire par une réduction d’échelle de nos exigences : moins et mieux sont peut-être parmi les horizons de sortie de crise. Reste à transformer cette réserve privée et communautaire en projet global - et sur ce plan, il n’existe aucun consensus.

Une meilleure attention aux personnes

Dès lors, il semblerait plus efficient de s’attaquer résolument aux facteurs de pauvreté et d’inégalité, d’articuler ces combats aux questions d’éthique personnelle comme au champ des politiques publiques. Ce serait une manière d’engrener les dimensions locales aux enjeux globaux. Une meilleure attention aux personnes est le critère central pour cette articulation entre les deux conversations fondamentales évoquées ci-dessus, celles qui engagent les particuliers dans des échanges normés par des horizons de valeurs, et celles qui régulent les interactions entre acteurs des échanges internationaux. Dans le cas qui nous occupe, il faut associer un suivi de la santé des personnes fragiles pour réduire les différences criantes d’espérance de vie à des renforcements culturels indispensables pour que ces personnes se prennent mieux en charge elles-mêmes. Apprendre à se faire aider comme à aider autrui sont des compétences humaines fondamentales. Sur ce chemin, montrent Esther Duflo et Abhijit V. Bannerjee, il est vital d’éviter tout paternalisme :

Tous les dispositifs d’aide aux plus pauvres, que ce soit dans les pays riches ou dans les pays en développement, sont construits sur cette croyance et possèdent de ce fait une dimension punitive. Or nos expériences montrent que c’est le contraire qui est vrai : plus on aide les gens, plus ils sont capables de repartir d’eux-mêmes, plus ils sont aptes à sortir de la trappe à pauvreté dans laquelle ils étaient enfermés.

(Caramel et Reverchon 2020)

Les personnes soutenues sont d’autant plus fragiles qu’elles manquent totalement de confiance envers autrui (Planel 2018). Elles se tiennent parfois à l’écart des programmes qui leur sont destinés si ces derniers les stigmatisent par des conditionnalités inadaptées : Duflo et Bannerjee suggèrent d’offrir à un échantillon large de la population un accès à des programmes sociaux, quitte à exiger des personnes concernées qu’elles se rendent souvent au bureau d’entraide. De cette façon, ceux qui peuvent se passer de cette aide sortiraient d’elles-mêmes du programme (Duflo et Bannerjee 2020a , 2020b). Entre des conduites inhibées et des demandes compulsives, la mise en place d’une culture du soin ne va pas de soi. Par delà les organisations humanitaires, nous manquons d’un corps international de suivi du bien-être qui recenserait et ferait circuler des informations conditionnant les labellisations requises par les entreprises : cela réduirait quelque peu l’enrichissement cynique des groupes sociaux indifférents à la population de leur propre pays, mais surtout, cela inscrirait l’objectif de faire se encontrer les logiques d’investissement avec celles des programmes sociaux, nourrissant une conversation entre les diverses échelles de perception accessibles aux humains. Cette orientation de culture générale contemporaine nous semble essentielle pour aborder la période qui s’ouvre.

Contre les inégalités

Réduire notre individualisme va souvent de pair avec une responsabilisation accrue envers les actions dont nous sommes responsables.

(Tirole 2020)

Cette maxime synthétise avec bonheur notre perspective. Elle vient à l’appui d’un raisonnement destiné à nous aider à comprendre qu’il restera nécessaire de faire des choix après la crise. On ne pourra pas tout à la fois reconstruire l’économie telle qu’elle était avant et la faire évoluer vers de nouvelles orientations, et le conseil de Jean Tirole, prix Nobel d’économie 2014 et inspirateur du programme macronien, ira certainement à des appuis à l’innovation tant en matière d’ingénierie que d’entrepreneuriat ou de formation. Au moment de mettre en pratiques les recommandations raisonnables que lui-même ou d’autres économistes formuleraient, il faudra, comme nous le suggérons ci-dessus, nous assurer de la porosité entre les diverses couches de la société. L’ouvrage de Jean Tirole, Économie du bien commun ne prend guère en compte les instabilités systémiques occasionnées par l’excès de cupidité ou l’imprévoyance de nos systèmes. Il suppose qu’une bonne gouvernance permette de contrôler l’essentiel des excès. Sa perspective de conseiller du prince diffère de celle de Duflo et Bannerjee. Ces derniers, observant les stratégies de lutte contre la pauvreté, montrent qu’une économie expérimentale peut s’appuyer sur des institutions puissantes, mais s’adresser directement aux populations intéressées. Cela permet de tester des hypothèses comme celle du revenu d’existence. Leur verdict est assez clair. Si le revenu d’existence ne réduit par réellement la propension à travailler, comme beaucoup le craignent, son coût serait prohibitif dans les pays développé - et cela réduirait les potentialités d’actions ciblées sur des objectifs spécifiques. En revanche, on voit mal comment proposer un meilleur rapport coût-bénéfice de l’aide sociale dans les pays pauvres que d’assurer un soutien financier garanti : le coût de gestion en est limité et son universalité assure qu’il soutienne proportionnellement plus ceux qui sont dans la nécessité. Mais cela ne suffit en rien à sortir les familles de la pauvreté. En effet, l’effet du revenu universel se voit contrarié le manque d’occasions accessibles pour s’investir dans des activités porteuses de compétences et des rétributions supplémentaires indispensables pour, par exemple, améliorer les parcours éducatifs des jeunes - et de là les compétences de tous. Cette thématique du revenu d’existence sera d’actualité dans les années qui viennent, surtout si les ordinateurs détruisent les emplois intermédiaires et que reprennent les échanges mondiaux. Mais il n’y a pas de solutions magiques aux questions collectives.

Dans les pays riches, une dotation directe en capital pour démarrer dans la vie professionnelle ou poursuivre sa formation soutiendrait mieux l’autonomie des personnes, en étant moins coûteuse et mieux ciblée qu’un revenu universel. Ce serait un encouragement considérable pour surmonter l’absence de moyens et l’autodénigrement qui causent tant d’échecs (Planel 2018). C’est combiner les leviers de l’impôt et l’éducation pour que personne ne soit négligé avant d’avoir pu tenter quelque chose. Traduire cela en Europe pourrait passer par une sanctuarisation des budgets sociaux alimentés par les profit des entreprises avant impôt avec une forme de mutualisation en vue de promouvoir l’égalité des chances entre régions européennes. Il serait essentiel que les budgets publics ne puissent jouer à la baisse sur ces montants quelles que soient par ailleurs leur mode de perception. À l’issue de cette crise, il conviendra de former la jeunesse dans la perspective de la transition énergétique et ces dotation pourraient être considérées comme des investissements d’avenir. L’Union européenne devrait aussi mettre en place des taxes sur les chaînes de valeur, sorte de TVA à visée universelle dont elle commencerait la promotion afin d’atténuer le dumping en quoi consiste trop souvent la mondialisation. Réduire la concurrence par les prix sans s’opposer aux logiques concurrentielles de marchés ouverts serait un moyen d’ouvrir des discussions sur les bases sociales sur lesquelles reposent les échanges, pour mesurer les apports respectifs des investisseurs, des producteurs et des clients dans une répartition meilleure des budgets sociaux.

Utopiques

Les contreparties de ces transformations restent en grande partie utopiques. Les mêmes technologies pourraient déployer leur capacité de supervision à distance sur d’immenses territoires que l’humanité se préparerait à délaisser complètement pour les rendre à une nature sauvage. Ce serait une orientation d’intérêt général à adopter pour tous les grands espaces très peu habités. Protégeant les quelques villages traditionnels qui y resteraient encore actifs, mais définitivement protégés de tout contact avec l’humanité urbaine, d’immenses espaces seraient laissés libres de toute infrastructures et simplement supervisés à distance pour éviter les intrusions. Les algorithmes seront bien sûr au coeur de toute évolution des pratiques agricoles, qui devront se transformer radicalement pour réduire leur empreinte écologique, selon George Monbiot (2020). Des prévisions météo aux intrants de culture et aux pratiques vétérinaires, alléger cette empreinte est probablement indispensable pour conserver une alimentation variée dans le cadre d’un bilan carbone soutenable. Au passage, certaines régions où l’agriculture est très chargée en carbone devront évoluer ou cesser de produire et des espaces urbanisés seront dévolus à des productions et à l’éducation des citadins en matière de production alimentaire.

Pour éduquer les humains, il sera en effet indispensable de contrebalancer les facilités nouvelles procurées par le numérique - et les enseignements indispensables pour se former à ses techniques et à ses enjeux - par un investissement culturel et expérimental intense. Ainsi l’éducation aux pratiques soutenables, en tous domaines, est-elle une priorité évidente, de même que l’initiation aux pratiques coopératives et de groupe, tant il est essentiel de contrebalancer sans délai l’enfermement individualiste auquel nous condamnent nos écrans. Nous croyons interagir, mais ne rencontrons pas nos partenaires et demeurons dans un style de rapports filtrés qui ne prédisposent en rien à surmonter des préjugés ou des représentations caricaturales, encore moins à jouir d’un temps non directement utilitaire et libre de règles extrinsèques : autonome. D’où la nécessité de soutenir les pratiques artistiques sans finalité commerciale, les réseaux humanitaires et de veille scientifique, les alternatives au tourisme consumeriste - des voyages décarbonés plus lents, respectueux des autres, propices à ouvrir chacun à une meilleure connaissance de soi-même et des autres. Il vaudrait bien mieux de circuler dans un rayon plus restreint et d’entretenir un réseau de proximité amical et chaleureux que faire circuler des richesses disproportionnées pour passer quelques nuits à des milliers de kilomètres de chez soi. Et bien évidemment, les rapports aux créations intellectuelles sous toutes leurs formes devront être fortement stimulées de même que la pratique des langues.

De telles utopies ne pourront cependant pas réellement se déployer si nos sociétés d’opulence ne s’attaquent pas aux maux endémiques de l’humanité : la misère, l’ignorance, l’exploitation, la maladie, le racisme, l’égoïsme et l’envie. Cela pose bien entendu de nombreuses questions : comment renforcer la justice sans entrer dans une lutte meurtrière au nom de la préservation de privilèges ou de la conquête de droits ? Comment réduire la pauvreté sans créer ou renforcer des bureaucraties autoritaires ? Comment stimuler l’engagement personnel ou collectif dans des expériences nouvelles sans décevoir rapidement les personnes les plus motivées ? Comment développer, en plus de l’éducation commune, des formations exigeantes dont les immenses bénéfices généraux permettent aux collectivités d’évoluer, que ce soit en raison des inventions techniques, des créations intellectuelles ou artistiques, des raisonnements logiques ou mathématiques pertinents, des pensées philosophiques ou sociétales nouvelles ? L’idéal socratique ou platonicien du détour cognitif et expérientiel, qui passe aussi bien par les rencontres que par la culture personnelle, serait-il un horizon post-coronavirus ?

Avenir du numérique

Dans leur désarroi, il se pourrait cependant que les États se rallient au discours de Mark Zuckerberg à propos de Facebook et WhatsApp, supposés restaurer des modes d’action communautaires mis à mal par la mondialisation (Wormser 2018). Ce scénario serait conforme au projet implicite des puissants de ce monde, prêts à concéder aux classes moyennes une certaine sociabilité essentiellement instrumentalisée (voir le cope, hope, dope, shop de W. Streeck), tout en s’assurant le monopole des leviers économiques. De plus, le consentement obtenu par ces plateformes auprès de milliards d’usagers pour leurs procédures d’identification et de suivi anticipe pleinement les applications de contrôle numérique qui se multiplieront rapidement. Thomas Gomart y voit la clôture d’un « cycle ouvert, en 1996, par la Déclaration d’indépendance du cyberespace publiée par John Perry Barlow à la suite des premières mesures de contrôle d’Internet par l’administration Clinton : “Nous devons déclarer nos personnalités virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de notre corps.” En une génération, le cyberespace est devenu le terrain privilégié d’un capitalisme de surveillance et d’affrontement des puissances. Cette crise le révèle au grand jour » (Gomart 2020).

Quelle que soit l’issue de cette crise, nous verrons s’intensifier les fonctions numériques, tant pour scénariser la reprise économique que pour gérer des ressources comme les unités de soins, les services publics en général ou les services éducatifs, et bien sûr les flux monétaires et les transactions commerciales. En matière de prestations intellectuelles, cette algorithmisation permettra une concentration encore accrue des pôles de recherche de rang international - grâce au data mining et aux bases de données les plus variées. Kai-fu Lee (Lee 2019), informaticien formé aux USA où il a fait carrière, puis installé à Shanghai comme investisseur dans les start-ups, assurait de longue date que la Chine avait développé des incubateurs technologiques avec lesquels les Américains et les Européens peineraient à rivaliser. Il assiste à une extraordinaire montée en puissance, à une échelle inconnue aux États-Unis, de jeunes pousses menées par les informaticiens chinois. À ceux qui idéalisent les campus de la Silicon Valley, il rétorque que le quotidien des développeurs est une guerre où seuls les meilleurs survivent. Les ingénieurs sont si nombreux qu’il faut être exceptionnellement talentueux et concentré pour réussir, détruire autant que possible ses concurrents - les coups les plus déloyaux sont permis - et livrer le bon produit au bon moment. Selon lui l’ingénierie chinoise va surclasser tous ses concurrents et les Européens n’ont aucune chance s’ils ne regroupent pas leurs forces. Le CoViD-19 signera-t-il la reddition de l’ingénierie européenne ? Malgré la compétition ouverte féroce dans le domaine de l’intelligence artificielle où les talents occidentaux dominent encore (Larousserie, Piquard, et Cassini 2017), ce scénario pourrait bien se concrétiser. Dans les toutes prochaines années, les applications expertes redéfiniront les réseaux. Les émules du Yoshua Bengio à Montréal ou de Gérard Berry, spécialiste d’imagerie et militant de l’éducation au numérique en France (Berry 2018) seront sollicités. Yann LeCun, chercheur français pionnier des applications à commande vocale et des réseaux d’apprentissage convolutifs, devenu le responsable de la recherche pour Facebook, s’enorgueillit d’avoir créé à Paris le centre européen d’intelligence artificielle de cette entreprise - FAIR. Le Prix Turing 2018 qu’il partage avec le montréalais Yoshua Bengio et le britannique Geoffrey Hinton, ses partenaires de longue date (Benhamou 2019), confirme que ces travaux transforment nos univers, à l’instar de ce qui a lieu depuis dix ans avec les smartphones (Tiernan 2019). L’apprentissage profond est central pour les véhicules autonomes dont les capteurs traquent en temps réel les ambiguïtés spatiales. L’intelligence artificielle contrôlera à distance nos moindres actions, créant l’obligation pour tous de consentir à diverses fonctions supposées accroître notre sécurité. Leur implémentation sera vertigineuse et artificialisera encore davantage notre existence, renforçant le dilemme entre une fuite en avant technologique et la prise de distance avec la mondialisation oublieuse de la pluralité des mondes entre lesquels nous naviguons. Conscient de ces enjeux, le centre de recherche de Yoshua Bengio, l’un des meilleurs spécialiste mondiaux en apprentissagen profond a publié la Déclaration de Montréal (MILA 2018) ouvrant l’intelligence artificielle aux questions de société, et plaidant pour des régulations fortes en ce domaine sensible où l’autorégulation ne fonctionnera pas, au détriment des acteurs les plus honnêtes (Castelvecchi 2019).

Parier sur l’intelligence collective

Dès l’apparition du CoViD-19, Bengio (2020) a lancé l’idée d’une application décentralisée pour le dépistage entre pairs du virus, qui faciliterait le déconfinement et lancé des travaux plaidant pour l’urgence de mutualiser les sources de connaissances contre la pandémie :

La science ouverte et la coopération internationale peuvent jouer un rôle important dans cette pandémie - en particulier pour préparer les régions qui n’ont pas encore connu d’épidémies généralisées, ainsi que pour améliorer la résilience des systèmes de santé, qui sont actuellement soumis à un stress extrême dans toutes les dimensions.

(Luccioni et Bullock 2020, ma traduction[7])

En pleine épidémie, nous devons contribuer à l’éveil, à l’engagement et à la coopération entre ceux qui peuvent prendre de vitesse les phénomènes entropiques qui risquent de submerger nos sociétés. Ne rêvons pas d’un monde organisé et rationnel - c’est un impensable parce que nous vivons dans l’empirique, non dans le formel, en sorte que nos raisonnements les plus rigoureux rencontrent rarement les conditions de leur mise en oeuvre. Les évolutions souhaitables ou redoutables se produisent toutes dans le milieu commun, elles dépendent de questions d’opinions et de croyances, de convictions et d’anticipations. C’est pourquoi la question des communs est particulièrement sensible. À leur modeste mesure, l’activité de revues indépendantes et ouvertes atteste l’importance des espaces publics, sous toutes leurs formes, pour confronter entre elles des visions différentes, susceptibles de s’enrichir par la discussion et l’argumentation. Il ne saurait s’agir seulement de vérité ou de démonstration, tant les champs multiples de nos activités sont régis par des principes diversifiés. Mais une fois encore, l’éditorialisation de nos conversations qui en permet la rédaction et la publication est un point de passage indispensable pour poser les bases d’une intercompréhension humaine élargie, sans laquelle nos efforts d’analyse de la crise du CoViD-19 resteraient un exercice de virtuosité gratuite.

Figure 2

…garde-t-elle son nom après travaux ? ph. G.W.

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