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Mes remerciements à mes assistants Andrés Soto et Samuel Espíndola pour leur collaboration dans la rédaction et l’édition de ce travail.

Figure 1

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Introduction

À partir de quel cadre poétique et esthétique peut-on aborder les textes de Juan-Agustín Palazuelos ? Les possibilités sont multiples. L’une d’elles, peut-être la plus urgente en raison du silence qui pèse sur cet auteur, est de le situer simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de sa production et de sa réception critique. Mais la paratextualité[1] de Palazuelos est rare. Peut-être parce que ses écrits ne comportent qu’un essai, une nouvelle, quelques entretiens et quelques articles, des antiromans (que je vais analyser) et des critiques littéraires faites par lui et sur lui. L’essai Las Indias eran colonias (1956) expose les aspects positifs et négatifs de la conquête de l’Amérique d’après la représentation de cet événement comme légende noire ou dorée. La nouvelle Un llamado a Patricia (1963b) explore l’impossibilité de sa réalisation, car l’appel n’aura jamais lieu : son accomplissement est différé par des divagations adolescentes sans fin. D’autre part, la filiation avec Vicente Huidobro[2] est dévoilée dans l’article Discutibles cuatro grandes de la litteratura chilena (1963a), où Palazuelos met en question les piliers du canon littéraire chilien, tout en ébauchant son opposition à la perspective qui donne son sens à la critique d’Alone[3] et, cela va de soi, à celle de Raúl Silva Castro[4]. Un autre article, A propósito de la agonía del ‘Mercure de France’ (1965), dénonce l’échec de la rénovation littéraire proclamée par le Groupe des Dix : c’est l’échec du groupe d’écrivains qui se réunissaient dans la rue Santa Rosa, à deux pas de l’Alameda. Il faut mentionner aussi l’entretien fait par Orlando Cabrera à Palazuelos en janvier 1963, dans lequel Juan-Agustín précise :

la littérature en langue espagnole n’a pas produit, depuis le Quichotte, quelque chose en prose qui soit réellement un apport romanesque de valeur universelle. À mon avis, ceci est dû au fait que les écrivains hispaniques suivent le style des générations du passé. Pourtant, sur un plan purement stylistique, ils arrivent à produire des petites merveilles qui rendent possible une critique sur la valeur de l’apport documentaire de l’époque décrite, ce qui, en fin de compte, est ce qu’il y a de plus valable dans le roman. Alors, je me suis mis au travail pour trouver un style où la chose « bien dite », la langue elle-même, pût avoir une importance prépondérante, mais sans voiler à aucun moment ce que je voulais exprimer […] J’ai eu la tentation de le créer. Mais, par chance, l’introspection et l’autocritique me permirent de comprendre que je ne l’atteindrai pas. Et je me limitai à revalider celui de Thésée […] : le roman a une forme musicale, celle de la sonate A.B.A.

(Cabrera 1963)

Au mois de juillet 1963 paraît dans la revue Ercilla un entretien avec Enrique Lafourcade[5] réalisé par Palazuelos lui-même, sous le titre de Regresa capitán de polémica generación. Dans l’entretien, Lafourcade reconnaît que les représentants les plus remarquables de la Generación del 50 sont Armando Cassigoli, María Elena Gertner, José Donoso, Pablo García, Enrique Lihn, Enrique Moleto, Claudio Giaconi, José Manuel Vergara, Jaime Laso[6], Palazuelos lui demande s’il a lu ou s’il a entendu parler d’autres auteurs rénovateurs de la littérature chilienne. Lafourcade répond :

« Oui. J’ai lu quelque chose dans la revue Ercilla sur ce que Pepe Donoso appelle la ‘Novísima generación’. L’adjectif “novísima” n’est guère heureux. C’est comme une association d’écrivains inédits, association condamnée à mort par ses propres statuts à mesure qu’ils accomplissent leurs objectifs. » (Toux discrète du rédacteur. Il faut changer de sujet pour rester serein.)

(Palazuelos 1963a)

Bien sûr, Lafourcade n’avait rien lu de son intervieweur et il ne savait absolument pas que celui-ci faisait partie de cette génération « condamnée à mort ».

Peut-être le long silence sur Palazuelos est-il dû au fait que son écriture dépassa les attentes d’une critique peu habituée à la profondeur de l’autoréflexivité, aux gestes irrévérencieux et à la discontinuité d’une tessiture jamais entendue. Par chance, car encore une fois il ne s’agissait que d’une question de temps, au mois de juillet dernier, Editorial Cuneta réédita ses deux antiromans, préfacés par Roberto Gac (connu aussi sous le pseudonyme de Juan Almendro (1983) (1985)) auteur résidant en France et qui fut l’ami très proche de Palazuelos[7]. Cet article exprime, d’une part, la volonté de redonner vie à une figure notable de la littérature chilienne et, d’autre part, la reconnaissance croissante d’une écriture intense, rebelle et contestataire des règles rigides traditionnelles. Comme dans le film de Robert Bresson, le condamné à mort est en train d’échapper à son destin (1956).

L’accueil de l’antiroman palazuelien

Même si la problématique de la détermination des genres littéraires théoriques et historiques est ancienne, celle-ci semble revigorée par les hybridations générées par notre époque contemporaine. Les avant-gardes artistiques se situent depuis toujours dans un discours oppositionnel et de rupture avec plusieurs aspects dont la modernité était (et continue à être) redevable. Ainsi, l’antipathie face à l’héritage culturel se manifestait souvent à travers des voix qui, de leur tribune, appelaient à être antibourgeois. Cependant, le paradoxe se trouve dans le fait que cette opposition se faisait à partir de la bourgeoisie elle-même. Son but était de faire face à la tradition, mais en la parasitant. Le roman fait partie, évidemment, de cette tradition.

La critique historiographique a fait coïncider les origines de l’antiroman, à l’intérieur de la tradition hispanique, avec Marelle (1963) de Julio Cortázar[8]. Néanmoins, comme le souligne Catalina Quesada (2009), nous trouvons déjà dans le Quichotte (1605) tous les jeux possibles avec le genre, surtout ceux qui permettent de réaliser une lecture métaromanesque[9] de l’œuvre de Cervantès : prologue, dédicaces, explicitations des sources, ineffabilité devant l’expérience vécue dans la grotte de Montesinos, le Retable de Maese Pedro, etc. Par conséquent, il est totalement inadéquat de formuler, en s’appuyant sur le binarisme, une opposition contre le genre traditionnel comme le fait, par exemple, Estébanez (2001). Comme le souligne Ana María Barrenechea[10] :

[…] l’antiroman présente une forme narrative en gestation qui invite le lecteur à la créativité et qui, en lui proposant la possibilité de différentes lectures, révèle chez son auteur l’attitude de celui qui sait qu’il ne sait rien et, en niant tout dogmatisme, n’accepte qu’une écriture qui montre sa propre incertitude et sa démarche dans les ténèbres.

(Barranechea 1988)

Un autre type de critique, celle qui met l’accent avant tout sur la structure du texte, a obtenu un certain consensus en faisant remarquer que les narratives avant-gardistes latino-américaines ont comme éponyme Macedonio Fernández[11], car celui-ci subvertit le lien sémiotique entre représentation et présentation littéraires, ou entre démonstration et « mostración » scripturales. Pas seulement lui d’ailleurs, mais aussi Pablo Palacio[12], Felisberto Hernández[13], Juan Emar[14], Oswald de Andrade[15] et Mario de Andrade[16], parmi beaucoup d’autres. À mon avis, Palazuelos se situe à l’extrême des procédés avant-gardistes dans la mesure où ses textes se constituent à partir d’opérations de dissection qui, en dernière instance, ouvrent et fragmentent les possibilités de sens, comme nous le verrons plus tard.

En ce qui concerne sa réception dans la presse écrite, l’œuvre de Palazuelos, c’est-à-dire l’ensemble de ses textes pourvus d’une intention discursive, provoqua des convergences et des divergences. Pour certains, il s’agissait d’un écrivain novísimo (d’avant-garde) qui s’opposait aux générations criollistes et à celle des années 50, en utilisant une technique singulière d’écriture. Pour d’autres, son œuvre représentait une sorte de néo-existentialisme juvénile, prometteuse même s’ils croyaient y voir des problèmes de forme et de fond. Filebo, pseudonyme de Luis Sánchez Latorre, critique officiel du journal Las Ultimas Noticias, rédigea un témoignage sur les novísimos et sur Palazuelos, qui en était considéré le leader, témoignage où il met en question son caractère rénovateur ou de rupture par rapport à la génération précédente[17]. Ricardo Latcham[18], de son côté, chercha à explorer les origines de cette écriture novísima, lesquelles se trouveraient, selon lui, dans le cadre de la vie universitaire et « dans un sentiment de rébellion face à l’existence, qui ne possède pas nécessairement une racine politique ». En ce qui concerne l’écriture palazuelienne, Latcham dit :

[…] la prose est correcte, mais entrecoupée et, parfois, le souffle poursuit le lecteur avec un rythme lourd qui ensuite se libère, au fur et à mesure qu’on saisit le fil psychologique d’une affaire enfermée dans la révolte juvénile (…) Il serait facile de découvrir des défauts et des pédanteries conceptuelles dans Según el Orden del Tiempo, mais il est plus utile de comprendre l’intention de l’auteur et sa critique vitale d’un ordre jugé faux et des modèles dominés par les apparences. L’action se dédouble et rompt les montages routiniers avec un dynamisme stimulant.

(1963)

Le souffle persécuteur et le dynamisme stimulant, mis en relief par le critique, peuvent être perçus dès le début de la narration de Según el Orden del Tiempo :

Crépuscule rouge. De printemps. Mais ce n’est pas le printemps. C’est l’été. La saison n’aurait aucune importance s’il ne faisait pas si chaud. Rouge électrique ; beau, mais trop brillant. Comme tout ce qui est beau pour tous. Le contraste disparaît. Pure évidence. Je devrais sortir dans la rue. Pourtant, je resterai où je suis[19]. Je dois faire quelque chose de mon temps. Emprisonné à l’intérieur de moi, il se heurte sans cesse contre tout mon organisme, me faisant ressentir comme une cage. Il est trop maladroit pour s’enfuir tout seul. Je dois ouvrir moi-même la porte de la prison. J’ai perdu la clé.

(s. d.)

Cette diction intermittente est bien reçue par Ricardo Gelcic qui considère Palazuelos comme la rénovation vivante de la littérature chilienne[20]. En outre, le critique remarque la distance thématique qui sépare une génération de l’autre : tandis que celle des années 50 prêtait attention à des sujets en rapport avec la vie urbaine, la nouvelle génération développa une écriture plus introspective qui réfléchissait sur sa propre production scripturale :

J’ai commencé à disserter sur la chiromancie. Intérêt grandissant de tout le monde. Sauf le mien. Je m’ennuie avec mes propres mots. Je les recherche. Langage impeccable. Je syntonise bien aujourd’hui. Je peux m’écouter parfaitement. Je ne dois pas perdre le final sicalipthique[21]. Cela lui donne une tonalité confidentielle et les gens toussent un peu.

(Palazuelos, s. d.)

L’approche de Roberto Briseno est similaire à celle de Gelcic quand il déclare que Según el Orden del Tiempo s’éloigne de la tradition moyennant une narrative dépourvue « de fins filigranes poétiques, dans laquelle la phrase courte, entrecoupée de points, trouve une dimension propre et inconnue ». Ainsi, le roman de Palazuelos aurait « débordé les frontières de sa propre destinée, s’approchant dans une certaine mesure des formes d’un témoignage existentiel » (1963). De son coté, depuis la ville de Angol, Gonzalo Drago commente, très déconcerté, le premier roman de Palazuelos :

[…] ce roman est déconcertant et nous pourrions affirmer, sans peur de nous tromper, qu’il est désarticulé, écrit dans un style télégraphique, si on peut définir ainsi son langage de phrases courtes aux conséquences étonnantes, qui finissent par forcer l’admiration pour l’auteur […] Celui-ci possède une solide culture humanistique qui le place dans des conditions avantageuses pour élaborer son roman avec des racines mythologiques, une méthode romanesque moderne qui surprend agréablement le lecteur averti […] Palazuelos, sans effort apparent, nous a donné un roman méritoire, parfois déconcertant, élaboré avec une grande responsabilité littéraire.

(1963)

La rébellion de Palazuelos se transforme en promesse de la littérature chilienne de l’époque. Hernán del Solar[22] et Ester Matte Alessandri[23] s’accordent sur le caractère transgressif de Palazuelos face à la génération antérieure, transgression qui se matérialise dans une recherche, un monologue ou une « rencontre avec soi », et ces derniers soulignent comme prometteur et positif ce que d’autres critiques avaient regretté : la difficulté de la lecture[24] de fragments comme celui-ci :

Été

Maintenant c’est l’hiver

Jaune

Maintenant cendreux

Tonalités brillantes et aveuglantes

Maintenant tonalités opaques qui apaisent. (C’est mieux, on ne risque pas d’être ébloui.

Chaleur étouffante

Maintenant froid dans tout mon corps. (Pourtant, la sensation me fait transpirer dedans. La sueur court par l’envers de ma peau, blessant avec son débit salubre chacun de mes nerfs. Au-dehors ma peau reste sèche).

J’ai froid et chaud[25].

(Palazuelos, s. d.)

Lorsque paraît la deuxième édition de Según el Orden del Tiempo, M.C.G. observe l’affinité de l’écriture de Palazuelos avec celle de Gustavo Sainz[26], écrivain de la literatura de la onda mexicaine. Ce critique remarque dans sa narrative les enchaînements paradoxaux, l’« ultra synthétisme » avec lequel les images sont représentées et l’épaisseur que le texte prend progressivement[27].

Palazuelos promet donc, mais il faudra attendre le développement de son écriture pour évaluer la portée poétique et esthétique de son pari. Pourtant, c’est la désillusion et la frustration qui semblent animer les critiques à propos de son deuxième roman, Muy temprano para Santiago, aussi bien d’un point de vue formel que de son contenu. L’un d’entre eux, le plus conservateur, dira que :

[…] l’intrigue se déploie sur plusieurs chemins parallèles, sans suivre l’ordre du temps. À un pas de l’épilogue, la narration commence avec la messe de requiem d’une jeune femme, saute en arrière, puis continue à avancer et à reculer suivant des fils différents jusqu’à montrer le tableau en entier. C’est un triste tableau, fait de frustrations et de désorientation : une jeunesse qui se saoule et fornique, parle de trivialités, se fuit elle-même, s’affronte sans compréhension possible aux adultes sclérosés, autour de principes qu’ils proclament avec force, mais qu’ils n’appliquent pas.

(G.B. 1966)

Ce qui fait scandale pour ce critique anonyme, ce sont des passages comme ceux-ci, chargés de satires et de débordements narratifs :

Ne confonds pas. Ce fut une orgie, un point c’est tout ! Mon Dieu, ces enfants se sont installés dans la Cité du Diable ! … Aide-les Seigneur, pour qu’ils apprennent à distinguer entre Ta Cité et la Cité du Monde ! Qu’au moins ils sachent que Santiago est déjà la Cité du Diable !

Cependant, je ne saurai jamais comment est sa peine. Son odeur. Quelles parties de son organisme sont les plus blessées […]. Parce que dans l’histoire de mes minutes, le temps de ce que je veux oublier pour le moment occupe le Siècle d’Or. Je pense à l’humour comme quelque chose d’impossible et d’incongru. Cependant, je sais que la tristesse est sinistre et que je dois la fuir. Il n’y a pas d’endroit où se réfugier. Où commencera le rire ? Ni dans la bouche ni dans la gorge. Pas même dans les yeux. (C’est là où il faudrait blesser l’ennemi). C’est peut-être le lieu même de la tristesse. Chaque image du présent a eu son origine dans le passé : maintenant je suis face à un miroir qui reflète seulement sa profondeur métallique (silence mercuriel). L’occasion de voir ce qu’il adviendrait se présenta mille fois…

(2014)

Avec un ton semblable à celui de G.B., la critique de Juan Tejeda déchiquète les membres séparés de Muy temprano para Santiago :

Chaque morceau de ce livre est bien écrit. Mais l’ensemble n’est pas structuré. Ou il est structuré d’une façon telle qu’il ne devient pas accessible au lecteur […]. C’est une toile bien faite, sans forme ni structure, qui pourrait se prolonger jusqu’à l’infini, toujours dans une monotonie parfaite […]. Celui qui lira avec un esprit critique souffrira beaucoup, parce qu’il sera obligé de continuer de l’avant en essayant de s’expliquer où va l’intention de l’auteur […]. Pourtant, malgré la manière de Palazuelos, on palpe quelque chose, quelque chose de pas très défini encore, quelque chose comme un instinct de montrer une certaine simultanéité des souvenirs dans la conscience, qui ne distingue pas entre hier et aujourd’hui. Et aussi, quelque chose qui voudrait montrer non pas les personnages déjà différenciés, mais comme faisant partie d’un même monstre collectif, comme si chacun était un peu les autres, confondus dans un même destin qui les a rassemblés plus au moins arbitrairement, plus, plus que moins […]. Car l’auteur s’occupe de mettre tous les obstacles pour une compréhension facile.

Tejeda condamne chez Palazuelos ce qu’il nomme les sept péchés capitaux[28], c’est-à-dire qu’il ne comprend pas ses vertus principales : la spatialisation du temps, l’encyclopédie mise en circulation dans le texte, la frustration perlocutoire, le langage familier, l’autoréflexivité, le savoir du non savoir, la narration in extremis, l’écriture comme énigme chiffrée et la frustration métafictionnelle, perceptibles dans des lexies comme celle-ci :

Agenda de quelques pages non curriculaires du cahier de Physique mentionné. ‘Loi de Gay-Lussac’[29]. Le nom de cette loi a son origine… (Note actuelle : ici la lettre se fait inintelligible et le texte de la formulation n’existe pas. Il y a quelques dessins chaotiques, puis un espace blanc, et nous nous trouvons avec le texte suivant) :

EXPÉRIENCE PARTICULIÈRE

On prend une grosse fourmi. (Les petites ne sont pas valables parce qu’elles résistent très peu). Ensuite on plie une feuille de papier en trois (longitudinalement) et on frappe légèrement l’insecte. On verra, alors, que la fourmi commence à bouger frénétiquement. Néanmoins, après trois ou quatre coups, elle arrête ses courses excentriques et commence à tourner sur une de ses pattes postérieures. Elle commence, disons, à ‘tourner sur elle-même’. C’est le moment de prendre une loupe et de l’observer grossie. Le corps bouge convulsivement. L’abdomen se gonfle et se dégonfle, et semble sur le point d’exploser. Sa taille s’arque, sa tête tourne dans tous les sens, de droite à gauche et vice-versa. Avec ses petites pattes de devant elle essaie d’arranger ses antennes, qui semblent endommagées (probablement à cause des coups). Quant à ses yeux, on ne peut pas savoir grand-chose parce que, malheur !, on n’a pas pris la précaution de les observer avant les coups. De sa bouche semble sortir un liquide qu’elle utilise pour réparer les antennes, déjà mentionnées. On peut penser qu’il pourrait s’agir de ses propres jus vitaux ou de ses viscères démolis par les coups. L’idée est répugnante. On la rejette, d’ailleurs, parce que c’est peu probable, étant donné l’intensité du stimulus. Est-ce que la fourmi pense pendant ces instants ? Ou à d’autres ? Essayera-t-elle de communiquer avec ses congénères ? Peu à peu elle s’arrête. On peut observer, tout spécialement, qu’elle s’adonne à la réparation de ses antennes. Son abdomen ne palpite plus follement. Alors, le moment est arrivé de concentrer sur la fourmi tranquillisée les rayons solaires, à travers la loupe. (Le soleil est source de vie). Tout au début la fourmi semble contente, mais au fur et à mesure que la concentration de la lumière se fait plus parfaite et violente, la fourmi récupère sa capacité de mobilisation. Elle court, elle court déchainée jusqu’au moment où, par erreur ou par désir incontrôlable (et compulsif) de voir les derniers effets de la lumière solaire, nous concentrons au maximum le focus. La fourmi, arrêtée en pleine course vers l’un des rebords de notre pupitre, se transforme en une mince petite colonne de fumée bleuâtre. Ensuite nous soufflons sur la surface de la table de travail. Le vent emporte l’obscure carapace, déjà vide. Sur la table reste une légère trace de l’incinération. Il suffit de passer dessus le bout de l’annulaire gauche, pour effacer les traces…

(Ensuite les dessins chaotiques continuent jusqu’à la fin de la page. À la page suivante se trouve transcrite, avec une belle écriture, extrêmement propre, la première loi de Gay-Lussac). Il faut signaler que le mot ‘Patricia’ peut être visualisé parmi les hiéroglyphes mentionnés).

(Palazuelos 2014, 48)

Bref, Palazuelos, qui avait surgi comme une promesse de renouveau de la littérature narrative chilienne, contrecarra les attentes des critiques littéraires traditionnels, s’appliquant à une écriture confuse, monstrueuse, démembrée, d’où la nécessité de parler et de poser le concept de disjecta membra.

Disjecta membra : L’écriture démembrée.

On trouve fréquemment ce concept dans l’écriture académique portugaise, espagnole et anglo-saxonne en référence aux éléments poétiques décrits par la littérature classique latine. Ainsi, Horace[30] nous dit dans la quatrième satire du Livre Premier :

Des vers que je compose et de ceux que jadis

Lucilius parsema de tant de traits hardis,

Retranchez le rythme, la mesure, le nombre,

À peine du poète il restera quelque ombre ;

Mais que, dans Ennius, Mars, la hache à la main,

Du temple de Janus brise les gonds d’airain,

En vain de pareils vers vous romprez l’harmonie ;

Les membres épars du poète ressurgiront toujours.

Mais c’est trop prolonger cette discussion ;

Il s’agit, et c’est là toute la question,

De savoir, quelque nom qu’on donne à la satire,

D’où vous vient tant d’horreur pour ce genre d’écrire[31].

Horace cite Lucilius, auteur des satires romaines, signalé par Horace lui-même comme « le père de ce genre historique », tout en le critiquant, surtout parce qu’il n’utilise pas un langage élevé, mais le sermo vulgaris, c’est-à-dire le langage de la rue. Plus loin, il établit une comparaison entre Lucilius et Ennius, lequel, en plus d’être un poète satirique, est précurseur de la poésie épique latine. Horace sous-entend donc que le « bon poète » n’est pas celui qui compose des vers libres, « solutos », sans mesure et proches de la prose, même s’il les désarticule, mais celui qui se démembre en eux.

D’après Soledad Chávez, Horace semble voir dans les hyperbates la condition propice au fonctionnement des disjecta membra où, malgré la désarticulation, apparaît la qualité du poète véritable. Cependant, leur irruption est le produit de l’écriture latinisante du XVe siècle et, par conséquent, il faudrait les considérer comme « proto hyperbates ». Un exemple de ce parcours est l’écriture du moraliste et humaniste Antonio de Guevara[32], au XVIe siècle[33]. L’influence de Guevara, grand précurseur, atteignit Cervantès, Góngora et Quevedo, pour ne citer que les cas les plus exemplaires. Il est intéressant de noter que Castro utilise également, comme expression de la décomposition, les parallélismes et les antithèses dans le plan syntagmatique de la langue. J’ajouterais d’autres figures et recours dans le fonctionnement de la désintégration textuelle : oxymoron, anaphores, similis, allitérations, cataphorèses, ellipses, deixis, anadiploses, pléonasmes, asyndétons, polysyndétons, etc.

Les utilisations métaphoriques du concept de disjecta membra trahissent les recommandations d’Horace et la vérification réalisée par Castro dans l’écriture de Guevara, puisque la tératologie baroque, d’après Aullon de Haro[34] (2016), ressemble plus à un ensemble de disjecta membra qu’à une carte précise des représentations de la connaissance. Mais il faudra attendre la publication de Poésie et style de Pablo Neruda par Amado Alonso[35] (Gutiérrez 1941), pour que ce concept encadre la transition expérimentée par le poète depuis Crepusculario (Neruda 1999) jusqu’aux deux premières versions de Residencias (Neruda et al. 2004). L’image est désormais incapable de faire référence au sentiment, assure l’hispaniste. J’ai déjà eu l’occasion de signaler les problèmes générés par cette lecture faite par Alonso (Wallace 1999), car il souhaite de l’organicité dans une œuvre qui s’y oppose constamment en utilisant des oxymorons, des antithèses, des anaphores, des synecdoques, etc. Gutiérrez Carbajo signale que le grand hispaniste lit ces textes à partir de critères comme la déformation, la dépossession et la destruction en tant qu’expressions d’une désintégration ‘épochale’ qui correspond au concept de membra disjecta (Gutiérrez 1941). Celui-ci est maintenant teinté de négativité car il exprime la décadence attribuée aux cadres expressionnistes et existentialistes de lecture : Hausser y Ortega, par exemple.

López Martínez, qui suit Alonso dans sa lecture de Residencia en la Tierra, remarque ceci dans le poème El desenterrado :

Malgré l’ambiance funéraire pleine de putréfaction, de membra disjecta au goût baroque et surréaliste, malgré la désintégration qui corrompt tout, la figure du Comte n’est pas rejetée.

(2009)

Le concept devient donc historique et on établit une relation entre le baroque et les avant-gardes (surréalisme, dadaïsme, cubisme, etc.). Ainsi, pour Sebreli, ce recours exprime l’exagération, l’incommensurabilité, la frénésie, le délire, le désordre, la difformité, l’arbitraire, l’artifice, la rareté, l’extravagance, la difficulté, la confusion, l’obscurité et l’incompréhension[36].

D’autre part, on trouve le concept de disjecta membra (substantif pluriel) dans les dictionnaires anglais (et non dans les nôtres, pas même dans les dictionnaires spécialisés) sous plusieurs entrées : disjonction, séparation, déconnexion ; désordre, bouleversement, irrégularité, anomalie, et dispersion, divergence, diffusion. C’est dans ce sens que je propose une lecture des textes de Juan-Agustín Palazuelos comme composition et décomposition monadologique[37] de l’écriture, c’est-à-dire des lexèmes qui irradient la surface textuelle, une sorte de revitalisation, dans la tradition hispanique, de l’héritage de Guevara :

Que Guevara se contemple lui-même de si près, donne une tonalité spéciale aux artifices de sa rhétorique, qui ne touche pas directement des thèmes objectifs; ce qu’on ressent chez Guevara, c’est la conscience de l’auteur d’être en train d’écrire, comme s’il se regardait dans le miroir de ses mots et de ses phrases.

(1945)

Pour conclure, il s’agit d’une écriture intransitive (Blanchot), autoréflexive (Barthes), abîmée (Dällenbach) et gestuelle (Agamben), qui ne fait pas de la représentation un objet, mais qui se présente dans le processus de composition et de décomposition scripturale à travers sa figuration matérielle dans le texte, dans son intrigue et dans sa machination. Un exemple clair de ceci est La Visitadora (Palazuelos 1964), bref antiroman caractérisé du début à la fin par une densité spéculaire qui démultiplie les ouvertures vers des sens différents :

Assez perdu dans l’horreur d’une vérité à moitié dite.

Vigoureuse, donc. On médite trop lorsqu’il ne faut dire qu’une partie.

Horreur du silence obligé.

Mettre les choses en ordre.

Premier problème : Combien de mouches tiennent entre les dents d’un crocodile mâle ?

Réponse : ça dépend de la taille des mouches ; de la place entre les dents (du crocodile, bien entendu) ; du nombre (de dents). En chiffres = X mouches.

Merci !

Laissons tomber la science et la méthode pour y arriver. Inventons un langage plus obscur (plus obscur que celui des simples mots).

Le corpus déréglé

Ce qui fait mieux référence au concept de désordre, d’irrégularité et d’anomalie du corps, que je lis à partir de la métonymie et non pas de la métaphore, c’est-à-dire comme texte et non pas comme discours, c’est le grotesque, qui revêt un statut remarquable à partir de la lecture introduite par le romantisme du Moyen Âge[38]. Les registres s’organisent dans un répertoire stratégique qui transforme le gothique en un référent esthétique pour l’écriture : les cathédrales de Palazuelos.

D’après Courtine (2005), ces fictions grotesques sont construites avec des images, leur apparition réelle n’étant pas nécessaire pour les reconnaître : « Dans la littérature populaire, la fiction précède et même produit la réalité. » Dans la cité ancienne, le regard cherchait le spectacle de la difformité de façon telle que, lorsque se propageait la nouvelle d’une naissance monstrueuse, le peuple se précipitait en transformant le domicile où l’événement s’était produit en théâtre occasionnel. La difformité se théâtralisait : « Le monstre est alors objet de spectacle et donne lieu au commerce ». Telle était l’expérience de la monstruosité, une curiosité sociale qui devenait le spectacle d’une catastrophe capable de déstabiliser le regard et d’interrompre le discours en tant qu’irreprésentabilité « de l’apparition de l’inhumain, de la négation de l’homme dans le spectacle de l’homme vivant ». Pourtant, pour l’auteur, il ne se passe pas la même chose avec le monstrueux. Dans cette catégorie-là, il n’y a plus de présence, ni de corps, mais des signes et des discours ; il s’agit d’une construction systématique d’images, d’objets de consommation et de circulation. L’imaginaire, supposément, transcrit l’irreprésentable.

Sur la base de ces concepts, il est facile d’imaginer l’essor d’une fabrique du monstrueux, où l’invention de ce genre de corps obéissait peut-être à son principe le plus caractéristique : l’hybridation[39]. Pour Courtine, derrière le monstre, il y avait aussi un homme et, si l’on examine avec attention ces images, « on devine des règles de répartition, de distribution, d’imbrication de l’humain et du bestial dans la représentation monstrueuse ». La bestialité, dans ce sens, se rapportait habituellement à la périphérie du corps et à l’excès du nombre de membres, en même temps que la défiguration était seulement superficielle, établissant ainsi un étrange paradoxe : « un ordre quasi mécanique règne sur les figures du désordre corporel extrême ».

Ainsi, selon la façon de regarder le corps du monstre, celui-ci présente aussi des images d’ordre et de raison, une rationalisation qui cherche à occulter la relation métonymique exprimée dans le corps protubérant du carnaval et qui veut déstabiliser temporairement l’ordre du temps au centre de la cité médiévale. D’après Courtine, ceci peut être « une étape essentielle dans le refus historique de ce qui, dans le corps monstrueux, montre que l’inhumain ne peut être ni assimilé, ni représenté. »

Plus tard, cependant, la monstruosité ne pourra pas être bien comprise sans une référence aux pratiques médicales et aux pratiques de normalisation du corps suscitées par les opérations de dissection de Vésale[40]. La dissection, qui pour Mandressi (2005) peut être considérée comme une invention, surgit à un moment comme réponse adéquate au besoin de perfectionner un nouveau savoir sur le corps. Dans ce sens, le savoir anatomique fut associé depuis le début à l’observation : les sens de la vue et du toucher agissaient comme une méthode de construction d’une vérité sur un corps spécifique : le corps mort. Et, de la même façon que la monstruosité se théâtralisa au Moyen Âge, au début de la Renaissance apparurent de nouvelles formes d’exposition du cadavre, parmi lesquelles (outre l’exposition en amphithéâtre[41]) le livre où « en chaque coin du texte ce qui restait à lire correspondait à ce qui restait du cadavre sur la table de dissection. L’ordre des livres était aussi un ordre de destruction du corps » (2005). L’anatomie dessine ainsi son objet et, dans une tentative de fragmenter la matière corporelle chaque fois plus finement, elle arrive à des parties dont la segmentation ne produit plus de différences, mais des égalités, ceci nous permettant de dire que le discours médical et anatomique ne se réfère pas à la corrélation entre macrocosme et microcosme comme à une simple métaphore.

Cela dit, les théories unitaires des correspondances cosmiques et des humeurs furent détrônées lorsque le temps de l’anatomie et de la théorie fibrillaire arriva, ce qui mit un terme à un long cycle parachevé par le triomphe épistémologique du principe de fragmentation. Ce qu’il y a derrière les multiples figures de l’anormal est – pour Courtine, suivant Foucault – l’émergence et l’extension d’un pouvoir de normalisation qui se réalisa à travers « un ensemble de dispositifs d’exhibition de son contraire, de mise en scène de son image inversée » (2005). De cette manière, on peut dire que la monstruosité ne se situe pas tant dans le corps de l’autre, que dans le regard de celui qui la contemple. Écartée du corps, la difformité est une affaire purement discursive qui cherche à stigmatiser, à travers la métaphore, n’importe quel trait minoritaire.

De même, d’après Courtine :

les sociétés démocratiques ont voulu convertir le corps anormal en corps ordinaire […] L’anomalie corporelle, dépouillée de la rareté qui l’avait tenue à l’écart pendant si longtemps, vient se disséminer dans l’archipel infini des « différences ». Car c’est précisément, ce terme-là, le terme choisi par les sociétés démocratiques pour proclamer -moyennant un refus délibéré du regard de la raison- l’égalité entre les corps.

(Courtine 2005)

Ainsi, la suspension du difforme dans la prolifération des différences la situe dans un ensemble de signes indistincts qui annule la différence elle-même. Par conséquent, l’égalité se transforme en uniformité, laquelle, à son tour, ne rend pas sa dignité au corps anormal, mais le dilue dans une série de représentations d’une violence métaphorique, c’est-à-dire homogénéisatrice.

Enfin, face à une telle uniformisation, il ne reste qu’à chercher un corps capable d’inverser l’homogénéité à travers des métonymies qui situent les absences à côté des présences. Ce corps peut être le corps sans organes proposé par Deleuze et Guattari (1980), un corps situé dans le pur présent du devenir qui déstabilise tout ordre hiérarchique et normalisant qui essaierait de s’imposer à lui. Un corps libre de significations préalables et utile seulement au programme ou à l’expérimentation ; un agencement intensif, un pur désir – mais non pas plaisir – déterritorialisé, où la seule chose qui compte, c’est le flux, l’immanence. Plateaux communicants qui annulent l’organisme en tant qu’ordre hiérarchique et symbolique, érigeant le corps en tant que corps et rien d’autre. Un corps proche du corpus de Nancy (2000) conçu dans son extension (plateau), où le corps n’est plus que tout ce qu’il est. Un corps comme collection de pièces, plein de morceaux, de fragments, d’organes, de tissus, comme l’image de la dissection proposée par Vésale, mais non organisé. Un corps comme simple enveloppe, récipient fini de l’infini ; car le corps est le déroulement du corps, lequel, d’ailleurs, est toujours difforme, puisque le poli n’est plus qu’un dessein discursif, comme dit Nancy. Un corps construit sur la base d’indices, qui nie la totalité ou une unité synthétique de lui-même et qui exalte l’oxymoron permanent d’être, un même temps, un dedans et un dehors, une matière et une forme. L’expression donc, d’une métonymie, morceau par morceau. Un corps qui est expression d’incertitude, qui est étrange et propre à la fois, qui n’a pas de lieu, ni dans le discours, ni dans la matière, sinon dans la limite, espacement sans forme et sans idée :

Un corps est une image offerte à d’autres corps, tout un corpus d’images qui passent d’un corps à un autre, couleurs, ombres locales, fragments, grains, aréoles, lunules, ongles, poils, tendons, crânes, côtes, pelvis, ventres, méats, écumes, larmes, dents, baves, fissures, blocs, langues, sueurs, liqueurs, veines, peines et joies, et moi, et toi.

(2000)

L’écriture de Palazuelos se compose et se décompose selon une corporalité qui se dépasse elle-même, débordant et intensifiant ses propres limites et reconnaissant son propre échec :

Nous sommes de grands oiseaux défaits par le rêve d’un rêve presque accompli.

(Palazuelos 1964)

L’anomalie ourdie à travers la mélancolie

Les commentaires de Benjamin[42] sur le concept de mélancolie par rapport au baroque sont bien connus : la bile noire exprimerait l’aspect funéraire, le fantasme d’une origine perdue irrémédiablement, « d’une perfection perdue », « d’une séparation originelle » ne laissant au sujet qu’une appréhension fragmentaire du monde. Bieńczyk[43] signale :

[…] l’imagination baroque, avec son penchant pour cumuler des fragments, morceaux, miettes de choses, favorise d’une façon spéciale un style mélancolique du comportement et la nécessité de masques et de rideaux. .

(1988)

Il ajoute :

Le type d’existence qu’impose la mélancolie tant à l’homme qu’à la culture, c’est le palimpseste : s’ajouter à l’existence de ce qui existe déjà, à un texte déjà écrit, se greffer sur lui, dans son intérieur, sur un côté ou en marge. En littérature, c’est le manuscrit récupéré, le livre dans le livre, le mythe du premier volume perdu, le monde comme théâtre, bibliothèque et encyclopédie ; et aussi, en général, le refus de tout genre d’avant-garde dogmatique.

(1988)

De plus, il signale que le fonctionnement de la mélancolie est celui d’une molécule solitaire qui cherche à générer un lien avec une autre à travers la métonymie en attirant d’autres fragments, n’importe lesquels, afin de créer une nouvelle forme d’organicité. Mais non seulement ce fonctionnement de la mélancolie opère comme une métonymie, mais opère aussi comme oxymoron où la noirceur côtoie la lumière :

La rhétorique de l’esthétique mélancolique a l’habitude de porter la force de l’expression sur la matière même de la langue, en dissociant les paroles des choses. Ou, comme dans l’accumulation baroque d’associations et de réflexes, où les paroles tournent violemment autour des objets et font de chacun le lieu non pas d’un signifié, mais un vide qui peut se remplir avec n’importe quel sens : mots qui maltraitent d’une façon ou d’autre les choses, les bombardant avec leur excès, avec l’imprécision épuisante de leurs décisions. Quand la mélancolie n’arrive pas à l’essence intime des choses, à ce qui en elles existe sans contradiction, à ce qui est fondamental car cela fait partie de sa structure ; lorsqu’elle voit, par-dessus tout, son double fond, son absence corrosive et l’absurde dans sa masse, et ne sait pas montrer les choses comme elles sont dans leur représentation la plus évidente, alors, devant cette impossibilité de représenter les choses, la langue devient œil, et le parler une manière de voir.

(Bieńczyk 1988)

La mélancolie s’oppose ainsi à la contemplation, car le regard se tourne sur lui-même et ne se dirige pas vers l’objet pour réaliser l’accomplissement de la consommation (dépense/réalisation) :

La perspective n’est plus alors un instrument d’unité, mais de dispersion. Chaque personne, chaque objet, chaque forme semble être maintenant membra disjecta, morceaux épars, fragments prisonniers de la solitude, dans une présence informe, incertaine.

(1988)

Lorsqu’on demande à Kierkegaard la signification de la mélancolie, celui-ci répond :

C’est une hystérie de l’âme. Dans la vie des gens, il y a un instant dans lequel l’immédiat mûri, quand l’âme exige de prendre la forme d’un être supérieur afin de pouvoir se regarder elle-même comme un esprit. L’immédiateté de l’âme met en rapport l’être humain avec toute sa vie temporelle, et par la suite l’âme veut sortir de ce stade de dispersion pour se comprendre elle-même ; l’individualité veut atteindre la conscience de sa signification éternelle. Si elle n’y arrive pas, elle stagne, l’esprit se tait et c’est alors que la mélancolie apparaît.

(Bieńczyk 1988)

L’impossibilité d’atteindre la formalisation semble coïncider avec ce qui a été signalé par Didi-Huberman[44] à propos de l’invention de l’hystérie :

[…] le passage au trait, la réalisation d’une gravure à partir d’une photographie, continuait à être l’opération nécessaire pour l’utilisation et la transmission des clichés. […] Or, dans ce passage on oubliait ou on transgressait toujours quelque chose, malgré la passion pour l’exactitude que réclamait Diamond. Il se passait la même chose pour l’emplacement. Regardons cette femme assise dehors, sans doute dans une cour pour avoir plus de lumière, et derrière laquelle on a placé un rideau […] ; dans la gravure cette femme n’est nulle part, alors comment ne pas la montrer troublée, avec le regard ainsi dessiné et privé d’espace et de destin ? [… ] La légende de ces gravures ne désignait non pas tant un attribut du réfèrent (« mélancolique ») qu’un concept (« mélancolie »).

(1982)

Alors, trouble, anomalie, maladie qui amène ce mal sans cause connue : malum sine materia. Didi-Huberman ajoute :

Charcot lui-même admettait que l’hystérie et les maladies proches d’elle, comme l’épilepsie ou la chorée ou la danse de Saint Guy s’offrent à nous comme autant de sphinx qui défient l’anatomie la plus pénétrante. Il semblerait que, non seulement, l’hystérie soit capable d’échapper aux règles de la méthode anatomo-clinique et de la dénommée « doctrine des localisations », mais aussi, comme Charcot l’explique, elle ne fait qu’intervenir « dangereusement », c’est-à-dire, comme source d’erreurs. Source d’erreurs, oui. Car l’hystérie suppose, par essence, un coup paradoxal, aux proportions monumentales, assené à l’intelligibilité médicale : un mal qui n’a pas de « siège, mais qui est “parcours” de localisations multiples. Un mal qui n’a pas de “cause”, mais des quasi-causes, avec des statuts temporaires et antithétiques, des quasi-causes disséminées, et dont la productivité serait plutôt celle du propre paradoxe qui l’enferme, c’est-à-dire, la genèse en action, toujours en action, de la contradiction. »

(1982)

Ainsi, ce paradoxe permet à la textualité de se donner en spectacle dans l’acédie hystérique comme manifestation d’un conflit qui parcourt tout le geste. Non seulement inintelligibilité, mais aussi illisibilité face aux textes d’un Palazuelos qui ne suit pas le courant de la littérature chilienne de cette époque, mais qui cherche refuge dans l’écriture de Huidobro, comme on peut l’apprécier dans ce passage de Muy temprano para Santiago :

Troisième : oiseaux : une mouette soulève la mer en volant le contour d’une vague ; un cometocino gonfle les feuilles d’un boldo, c’est-à-dire, une branche transformée en oiseau tombe vers le haut jusqu’à s’arrêter quelques secondes et elle roule par le firmament jusqu’à disparaître dans une autre branche, dont les feuilles, d’un vert décoloré et presque transparentes, signalent le pittospore ; très près plusieurs mouches jouent à être de minuscules oiseaux de pierre obscure. Quatrième : musique : ma respiration et l’air inondé de coups d’eau et de coups de fouet des güiros sur les rochers, exécutent une fugue interminable d’élémentaire contrepoint[45].

(Palazuelos 2014)

Anamorphoses[46] et métamorphoses mélancoliques

Le regard magique et mélancolique[47] parcourt, rapidement et impatiemment, les surfaces textuelles et ne trouve qu’illusions, simulations et difformités :

L’anamorphose est une figure connue dans l’architecture et l’art baroques (le mot commença à être utilisé dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle), un instrument pour réaliser des « trucs de magie », grâce auxquels, jouant avec la perspective, on peut atteindre des effets illusoires, effets d’approximation et d’éloignement.

(1988)

Sarduy[48] signale, de son côté, que c’est ce regard qui apporte de la vraisemblance à la représentation grâce à l’œil mélancolique qui se regarde lui-même et ne trouve rien à voir :

C’est le vide ou le zéro initial qui, dans sa mimesis et son simulacre de forme, projette un « un » d’où va partir toute la série des nombres et des choses, éclatement initial non d’un atome d’hyper matière — comme les théories cosmologiques actuelles le postulent — mais d’une pure non-présence qui se travestit en pure énergie, en engendrant le visible dans son simulacre.

(1987)

Simulation ou dissimulation, mais toujours tromperie : absence présente ou présence absente, affirme Baudrillard (1981) ; prédominance du paraître sur l’être, dit Rousset (1953). Et Sarduy, pour finir, signale que cela répond à une stratégie de théâtralité et de saturation :

Dans l’opération précise d’une lecture baroque de l’anamorphose, un premier mouvement, parallèle à celui de l’analyste, assimile en effet au réel l’image « diffuse et rompue » ; mais un deuxième geste, baroque celui-là, d’éloignement et de spécification de l’objet, critique de ce qui est figuré, le désassimile du réel : de cette réduction à son propre mécanisme technique, à la théâtralité de sa simulation, voilà la vérité baroque de l’anamorphose […] L’anamorphose et le discours de l’analysant comme forme d’occultation : quelque chose s’occulte au sujet — de là son malaise — qui ne se dévoilera que grâce à un changement de place. Le sujet est impliqué dans la lecture du spectacle, dans le déchiffrement du discours, précisément parce que ce qui dans l’immédiat ne réussit ni à entendre ni à voir, c’est ce qui le concerne directement en tant que sujet.

(1987)

L’illisibilité se dé-voile, c’est-à-dire se manifeste et s’occulte en même temps, dans un mélancolique mode de lecture qui se déplace métonymiquement vers l’allégorie dans sa tentative pour oublier la fermeture du symbole :

[…] l’anamorphose, par contre, se présente comme une opacité initiale et elle rétablit, dans le déplacement du sujet impliqué, la trajectoire mentale de l’allégorie, laquelle est perçue quand la pensée abandonne la perspective directe, frontale, pour se situer obliquement en rapport au texte, comme Galilée le soutenait déjà.

(1987)

Obliquité du regard qui ne cède pas aux tentations de linéarité, unité, organicité et absolu. En revanche, l’anamorphose figure un mouvement plastique qui fait de l’ouverture une aperture vers des sens relatifs : la polysémie d’un vase débordant de sens :

Le vase Ming a soudainement disparu. Celui en argile resurgit et le substitue complètement […] Hexe le montre de son doigt. Il est vieux, mais ses formes brillent et se détachent. Stylisation grâce au temps. Il est plein de temps. Lignes suaves et ondulantes. Ses contours. Son corps. Filets d’ombres sur une petite partie. C’est un genêt desséché. Le filet bouge lentement, lui donnant vie. Soleil qui se cache. Sa brillance externe s‘évanouit. Et la totalité de l’argile, polie par des milliers de doigts, s’éclaire d’elle-même. Derrière c’est le vase Ming. Ils sont un seul, bien que le plus rustique signifie : soir de printemps avec Hexe, plénitude, allégresse, intranscendance ; et l’autre : avenue Ejército, vide, désarroi, transcendance.

(Palazuelos, s. d.)

De même, non seulement le regard mais aussi la matérialité offerte à ce regard s’offrent à un devenir incessant pour transgresser les identités : le masquage du visage et l’occultation du regard se dynamisent comme dans un kaléidoscope en compositions et décompositions, métamorphoses d’une réalité qui tourne sur elle-même, s’inscrivant dans le mouvement circulaire de son image qui se présente, dès son anagramme, en tant qu’énigme. Regard et matière jouissent avec la distorsion de son repli spéculaire et, par conséquent, l’écriture s’enfuit ou s’excrit de tout séjour fixe dans une unité et identité :

Circé est la magicienne qui transforme un homme en animal, puis à nouveau en homme ; qui prête, puis retire à chacun tous les corps et toutes les figures ; il n’y a plus de visages, mais des masques ; elle touche les choses et celles-ci ne sont plus celles qu’elles étaient, elle regarde le paysage et celui-ci se transforme. Il semblerait qu’en sa présence l’univers perde son unité, le sol sa stabilité et les êtres leur identité ; tout se décompose pour ensuite se recomposer entrainé par le flux d’une incessante mutation, un jeu des apparences en constante fuite face à d’autres apparences.

(Rousset 1953)

Le pouvoir de Circé, la métamorphose, a pour conséquence que seule l’absence d’une essence constitue l’unique essence assignable à une forme d’habitat protéique d’un corps en devenir :

La rue comme un fleuve qui soudain s’assèche. Les gens sautent comme des poissons surpris. Ou marchent […]

Une autre lumière éclaire l’habitation. D’autres ombres, bien sûr. Les objets changent d’habits. Ils sont toujours les mêmes, mais avec d’autres vêtements. 

(Palazuelos, s. d.)

En conclusion, les textes de Palazuelos, avec de grandes différences, exhibent un fonctionnement métonymique, allégorique, à l’intérieur d’un corps scriptural qui prolifère intensément et amplement[49] à travers des traces, peut-être des marques. Traits et repentirs circulant d’une façon erratique. Gestes, traits, aspect funéraire. Bien qu’auteur et autorité dans sa lutte face à l’institution, il se jette dans une écriture qui parcourt de façon mécanographique la surface textuelle, la tissant et la détissant grâce à une machine stylistique qui dissèque des membres dans La Visitadora, Según el Orden del Tiempo et Muy temprano para Santiago.

Au mois de juillet 2015, le poète et romancier Leonardo Sanhueza (2014) publia dans Las Ultimas Noticias un article sur la réédition de ces antiromans dans lequel il met l’accent sur la qualité d’« auteur-culte » de Palazuelos. D’ailleurs, la critique de Sanhueza va dans le même sens que mon article, dans la mesure où il tient compte de l’opinion qui considéra Palazuelos comme une promesse inaccomplie. Ainsi, l’œuvre de Palazuelos consisterait en une œuvre qui « reste jusqu’à aujourd’hui non seulement dans les anecdotes de l’histoire de la littérature chilienne, mais également dans l’interrogation ouverte laissée par ses potentialités ». Ce que l’écriture palazuelienne put et peut être, par son caractère anamorphique et métamorphique, multiplie les significations possibles pour annuler tout binarisme, y compris celui qui met face à face le roman et l’antiroman.