Résumés
Résumé
Dans son dernier ouvrage, le politiste et anthropologue James C. Scott revisite la genèse profonde des États. Poursuivant le travail de Marshall Sahlins (1976), pour qui le néolithique correspondait moins à une économie de subsistance qu’à un âge d’abondance, Scott défend et étaye la thèse selon laquelle la domestication des plantes et des animaux n’a pas entraîné la fixation des populations, ni contribué, en dépit de ce que l’on avance souvent à la formation de l’État. Celui-ci apparaît comme une institution « saisonnière », soumise aux mêmes aléas climatiques que les céréales qui sont à la base de son pouvoir de coercition fiscale.
Mots-clés :
- préhistoire,
- néolithique,
- État,
- agriculture,
- barbares
Abstract
In his latest book, the political scientist and anthropologist James C. Scott revisits the deep genesis of states. Continuing the work of Marshall Sahlins (1976) for whom the Neolithic was less a subsistence economy than an age of abundance, Scott defends and supports the claim that the domestication of plants and animals did not lead to human settlement, nor contributed, despite what is often said, of the formation of the state. The latter appears as a “seasonal institution”, subject to the same climatic hazards as the cereals which are at the base of its power of fiscal coercion.
Keywords:
- prehistory,
- neolithic,
- State,
- agriculture,
- barbarians
Corps de l’article
Iconoclaste, proche des milieux anarchistes et libertaires nord-américains, James C. Scott est professeur de science politique à Yale, où il a fondé le département d’études agraires. Installé dans une ferme à une trentaine de kilomètres au nord-est de New Heaven, il a reçu en 2012 la visite d’une journaliste du New York Times, à qui il confiait faire de meilleures recherches depuis qu’il savait, entre autres activités agrestes, « comment tondre un mouton » (cité par Schuessler 2012). Connu pour ses travaux anthropologiques portant sur les sociétés paysannes du sud-est asiatique et leurs rapports ambigus au pouvoir, Scott s’inscrit dans le sillage des réflexions de Pierre Clastres (1974) et s’accorde avec les critiques du très engagé David Graeber (2015) contre la bureaucratisation du monde. Fasciné par la capacité des dominés à bâtir leurs propres discours de rupture contre l’idéologie officielle (Müeller 1992), Scott considère que les sociétés dites « primitives » ne devraient plus être considérées comme telles dès lors qu’elles ont volontairement résisté au processus d’assimilation et stratégiquement esquivé les logiques de centralisation. Allant de pair avec son « constructivisme radical » (Delalande 2013), son « tropisme anarchiste » (Martinache 2014) lui a été vertement reproché par Tom Brass (2012) qui l’accuse, par delà son analyse caricaturale, d’entretenir à l’encontre de la puissance publique une défiance similaire à celle des néolibéraux et, donc, de véhiculer une conception réactionnaire du monde.
N’ayant que faire de ces critiques, James Scott récidive dans son entreprise intellectuelle de sabordage de l’État vu comme foyer d’intégration, de modernisation et de civilisation. Dans son dernier ouvrage Against the Grain. A Deep History of the Earliest States, Scott déplace la focale du côté du bassin mésopotamien et adopte les outils de l’archéologue pour démontrer que les chasseurs-cueilleurs-nomades ont toujours mieux vécu que les populations sédentarisées et maintenues sous le joug du pouvoir naissant. En quelque sorte, l’État en devenir est pour l’homme à l’état de nature une institution parasitaire qui, pour reprendre la métaphore de Charles Tilly (2000), se comporte comme une mafia : il ponctionne les ressources à défaut de les produire et protège les individus contre lui-même. Poursuivant le travail de Marshall Sahlins (1976) pour qui le néolithique correspondait moins à une économie de subsistance qu’à un âge d’abondance, Scott défend et étaye la thèse selon laquelle la domestication des plantes et des animaux n’a pas entraîné la fixation des populations, ni contribué, en dépit de ce que l’on avance souvent (Lacroix 2009), à la formation de l’État.
L’homme descend du feu
Pour l’auteur, l’anthropocène qui désigne cette nouvelle étape dans l’histoire de la Terre où notre espèce contribue à modifier substantiellement l’écosystème planétaire, ne débute pas avec la Révolution industrielle ou avec les premières manifestations visibles du réchauffement climatique, mais il y a 400 000 ans, avec la maîtrise du feu. Ce quatrième élément dans la philosophie naturelle ne sert pas qu’à se protéger du froid ou à faire fuir les bêtes sauvages, mais d’abord et avant tout à cuire les matières premières souvent non-comestibles en l’état. Or, la cuisson de l’aliment, selon Scott, a été d’une importance capitale dans l’évolution humaine. En effet, en décomposant et recomposant les éléments nutritifs, ces derniers sont devenus plus facilement assimilables par notre organisme, lequel s’est transformé en conséquence : notre intestin est ainsi trois fois plus court que celui de nos cousins les singes. La diversification de notre alimentation nous a également permis de nous doter de nouvelles capacités physiologiques et cognitives. Or, la révolution néolithique aurait entravé, en quelque sorte, ce long processus d’évolution métabolique.
Pour Scott en effet, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs-nomades n’ont jamais été en aussi bonne santé qu’en dehors des foyers de peuplement. La sédentarisation a un coût que l’on ignore. La domestication des bêtes et des plantes (sélection, croisement, reproduction) est une entreprise erratique qui ne s’est pas faîte sans difficultés et qui reste sujette à toutes les calamités. Un animal en captivité est certes plus docile, mais il vit moins longtemps que son congénère sauvage. De même, les céréales dont on a réussi à maîtriser la culture sont moins nombreuses et moins diversifiées que celles présentes dans la nature. Les nutriments qu’elles apportent sont souvent moins riches et l’alimentation s’avère donc moins diversifiée pour l’homme « civilisé » que pour l’homo sapiens. Le premier souffre d’ailleurs de nombreuses carences, dont sa femme porte dans sa chair les stigmates : non seulement ses os sont plus fragiles, mais ses menstrues régulières l’anémient encore plus. Sa fécondité n’en est pas altérée pour autant. Bien au contraire, l’homme du néolithique a besoin d’une force de travail régulièrement renouvelée et donc se montre plus entreprenant en matière nuptiale que l’homo sapiens qui « traîne » sa marmaille comme un fardeau. Quoi qu’il en soit, à cette faiblesse des organismes vient s’ajouter la concentration humaine auquel l’agro-pastoralisme contribue, ce qui in fine constitue les conditions implacables d’une « tempête épidémiologique » (« a perfect epidemiological storm » Scott 2017, 93). La sédentarisation a ainsi entrainé la prolifération de bactéries ou virus type choléra, rougeole, variole, oreillons, grippe, varicelle et d’autres maladies véhiculées par les moustiques comme le paludisme. En un certain sens, pour Scott, les hommes ont été victimes de leur propre domestication (« the domestication of us » 2017, 87‑92).
Les chiffres viennent conforter cette analyse assez pessimiste des conséquences de l’agro-pastoralisme. Dix mille ans avant Jésus-Christ, la population mondiale était estimée à 4 millions d’individus. Cinq mille ans plus tard, elle n’atteint que 5 millions d’habitants. Selon Scott, la révolution néolithique n’a donc pas occasionné une explosion, mais plutôt une simple stagnation démographique (l’augmentation de la fécondité compensant tout juste la surmortalité). Au demeurant, ce processus de civilisation s’est fait indépendamment de toute forme de proto-puissance publique. Et pour cause, l’État est une institution « saisonnière » (« a seasonal institution » Scott 2017, 15) soumis aux mêmes aléas climatiques que les céréales sur lesquelles il a bâti son pouvoir de coercition fiscale.
Les céréales sont politiques
Pour Scott, l’État n’est pas naturel. Il est instable et contingent. En ce sens, il est faux de croire que ces premières structures institutionnelles ont participé à « irriguer le désert », comme on l’a pensé des Sumériens. En réalité, l’État s’est d’abord installé là où les ressources hydriques étaient présentes, et lorsque celles-ci se sont taries, son existence s’en est trouvée également compromise. Mais se pose alors là question de savoir pourquoi l’archéologie classique néglige l’existence de ces premières formes institutionnalisées d’autorité en marge des zones humides (bassins, marais, deltas, etc.). Pour l’auteur, cet « aveuglement historiographique » (« historical myopia » Scott 2017, 55) s’explique par notre propension naturelle à associer le progrès de l’Homme à la maîtrise de la nature, et donc à ne s’intéresser qu’aux grandes civilisations qui ont bâti leurs richesses sur l’irrigation et le drainage et ont su dompter certaines céréales (blé en Mésopotamie, maïs en Amérique centrale, riz en Chine). L’auteur concède néanmoins que ce sont elles qui ont laissé les traces les plus significatives, notamment écrites, alors que les « sociétés des terres humides » (« wetland societies » Scott 2017, 57) sont largement restées des cultures orales. De plus, s’étant montrées rétives à toute volonté de sujétion ou trop difficiles à soumettre (du fait de leur isolement et du caractère inhospitalier de leur environnement), ces sociétés agro-pastorales n’ont pas été intégrées à la sphère d’influence des premières dynasties babyloniennes – dont celle d’Uruk (-4000 - -3100) – et ont périclité. Si la nature ne supporte pas le vide, les États primitifs au contraire l’apprécient. En effet, pour exister et se consolider, ils ont besoin d’un environnement beaucoup moins riche que celui associé aux écosystèmes des terres humides.
La construction de l’Etat primitif dépend de la structure foncière. Comme l’écrit l’auteur, « les céréales font les États » (« Grains make states » Scott 2017, 128). Lumineuse, la démonstration soutient l’argument suivant : en fonction du type de production agricole, la consolidation du pouvoir ne sera pas là-même. Seules les céréales à grains (tels que le blé, l’avoine, le millet, le maïs, le riz ou encore la quinoa – que l’auteur ne cite pas mais qui s’avère être à la base de la civilisation de Tiwanaku en Bolivie (Albarracín-Jordan 2007) sont propices à la mise sur pied d’un système de captation et de centralisation fiscales. En effet, ce sont les qualités intrinsèques des céréales qui les rendent aisément imposables : elles sont divisibles, stockables, transportables et surtout moins périssables que d’autres denrées plus fragiles tels que les fruits ou les légumes. De plus, leur saisonnalité permet aux agents primitifs du fisc de prévoir précisément quand il leur faut venir les grever ; c’est-à-dire précisément juste après la récolte. Quant aux pommes de terres, racines de manioc et autres tubercules, elles ont pour attribut de pouvoir rester sous terre plusieurs mois sans qu’elles n’en perdent pour autant leur qualité gustative et nutritive. Elles permettent donc aux cultivateurs avisés – ceux que l’auteur qualifie de « peuple décéréalé » (« nongrain people » Scott 2017, 136) – d’échapper à la taxation fiscale et de vivre en dehors des enceintes des États primitifs. Du reste, ces derniers ont besoin de main d’œuvre pour labourer, semer et moissonner. Ces travaux agricoles conduisent les populations autochtones à la servitude. Quand celles-ci ne suffisent plus, les guerres de conquête servent à renouveler le cheptel de travailleurs dociles.
L’esclavage civilise
Trouvant dans la nature des conditions d’existence non moins enviables que dans les premiers foyers de peuplement, les hommes du néolithique n’auraient à priori aucun intérêt à se tuer à la tâche pour faire fructifier des récoltes qui vont leur être en partie spoliées. S’ils acceptent de vivre sous le joug, c’est qu’ils y sont contraints par le pouvoir coercitif d’impétueux Léviathans. Pour Scott, le servage et plus exactement la corvée – travail gratuit dû au cacique local ou au seigneur du Moyen-âge – sont ainsi à la base de l’économie politique des premiers États. Plus largement, l’esclavage est une pratique que ces derniers n’ont pas inventé mais qu’ils vont institutionnaliser, en lançant des razzias contre les « peuples pré-civilisés » (« precivilized peoples » Scott 2017, 38) ou « sans état » (« nonstate peoples » Scott 2017, 155). Le concept wébérien de « capitalisme de butin » (« booty capitalism » Scott 2017, 172) remonterait ainsi aux lointaines origines des institutions publiques. En quelque sorte, cette logique prédatrice du capitalisme apparaîtrait consubstantielle à l’idée même d’État. Une telle assertion révèle les considérations anarcho-pessimistes qui irriguent toute la pensée de James C. Scott. Fondé sur un système économique qui favorise les intérêts de quelques uns au mépris de la souffrance des autres, l’État se donnerait à voir comme une institution qui avilie plus qu’elle ne protège.
Pourtant nés libres, les hommes n’en acceptent pas moins la soumission en échange de la sécurité. Il y aurait là une première idée de consentement à l’autorité que l’on retrouvera chez les penseurs du contrat social, tels que Hobbes et Locke. Mais ce consentement est fragile. Pour emprunter à la fameuse théorie d’Albert Hirschman (2011) qui décrit les trois réactions idéal-typiques des consommateurs lors d’une crise de confiance impliquant leurs marques favorites, plus que la contestation (voice), c’est soit la résignation (loyalty) soit la défection (exit) qui l’emporte à l’époque des Sumériens. Dans cette logique, les murs qu’érigent les premiers royaumes servent autant à protéger la communauté contre les attaques des barbares qu’à éviter la fuite de ses habitants vers des contrées plus hospitalières. Le cas échéant, ce retour à l’état primitif s’apparenterait à une réaction politique. Réfugiés ou exilés d’avant l’heure, ces « néo-sauvages » ont en quelque sorte « voté avec leurs pieds » (Scott 2017, 234).
Dans l’ensemble de l’ouvrage, l’auteur utilise de manière récurrente le mot « barbare », mais dans un sens ironique. Comme il l’écrit « “Barbare” et ses nombreux cousins (“sauvage”, “homme des forêts ou des montagnes”, etc.) sont des termes inventés dans les capitales d’États pour décrire et stigmatiser ceux qui ne sont pas encore devenus leurs sujets » (Scott 2017, 221). Afin de les réhabiliter, Scott leur attribue un âge d’or ignoré (« the golden age of barbarians », 2017, 219), qu’il situe entre 2500 et 1500 ans avant Jésus-Christ. Pour Scott, jusqu’à ce que les Etats deviennent hégémoniques ou, tout du moins, qu’ils se consolident, il était préférable d’être « barbare ». Du fait de leur fragilité intrinsèque, les États font l’objet de pillages et autres raids ravageurs. Leur existence était donc inversement proportionnelle à l’hostilité des tribus alentours : plus celles-ci se montraient véhémentes et farouches, moins les États étaient durables. Durant des siècles, ces hordes cavalières assimilées à des « États en selle » (« horseback States » Scott 2017, 250) ont ainsi prospéré sur la faiblesse des États sédentaires.
Conclusion : une thèse audacieuse
Si l’on résume, Scott assure que la sédentarisation qui va de pair avec la maîtrise de l’agriculture existait déjà plus de 4000 ans avant que les premières structures étatiques n’émergent. En d’autres termes, la dualité néolithique « agriculture-sédentarité » constitue un facteur d’institutionnalisation, mais n’en est pas la cause sine qua none ou la « condition nécessaire et suffisante » (2017, 117).
Pour l’auteur, l’État embryonnaire n’a jamais été considéré par les populations primitives comme une sorte de cocon matriciel, d’où aurait éclos le stade nymphal de la modernité politique. Au contraire , les maux associés à l’État n’ont eu de cesse de peser sur les homo sapiens : la coercition fiscale ruine le paysan, la promiscuité favorise les maladies, la guerre tue et l’esclavage avilie non seulement les hommes, mais encore plus leurs femmes, selon un principe patriarcal antédiluvien. Si l’Histoire de l’humanité se confond avec l’idée de progrès et de civilisation, il n’est là que pur aveuglement. Car, cette histoire ne débute qu’à partir du moment où les premiers royaumes agraires de Mésopotamie sont suffisamment « avancés » pour maîtriser l’écriture. Ce constat laisse précisément dans les ténèbres les peuples sans écritures et autres « barbares des âges sombres » que l’auteur entreprend de réhabiliter.
Si la réflexion nous apparaît lumineuse, d’aucuns pourront critiquer la méthode, en reprochant à James C. Scott que sa démonstration se fonde plus sur des intuitions séduisantes qu’elle ne s’appuie sur des arguments irréfutables. Car, in fine, l’auteur est professeur de science politique et ne fait que recouper les analyses des archéologues et autres préhistoriens. Mais il s’en défend en introduction et assume clairement les limites de son entreprise. Comme toutes les recherches, l’ouvrage de Scott a au moins le mérite de poser de bonnes questions, en réinterrogeant précisément ici la genèse profonde des institutions publiques.
Parties annexes
Bibliographie
- Albarracín-Jordan, Juan. 2007. La formación del Estado prehispánico en los Andes: origen y desarrollo de la sociedad indígena. La Paz: Fundación Bartolomé de Las Casas.
- Brass, Tom. 2012. « Scott’s Zomia or a Populist Post-modern History of Nowhere ». Journal of Contemporary Asia 42 (1):123‑33.
- Clastres, Pierre. 1974. La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique. Paris: Éditions de Minuit.
- Delalande, Nicolas. 2013. « Zomia, là où l’Etat n’est pas ». La Vie des idées, nᵒ Mars.
- Graeber, David. 2015. Bureaucratie. L’utopie des règles. Paris: Les Liens qui libèrent.
- Hirschman, Albert. 2011. Exit, voice, loyalty : défection et prise de parole. Bruxelles: Editions de l’Université de Bruxelles.
- Lacroix, Bernard. 2009. « Genèses et constructions de l’État moderne ». In Cohen, Antonin et al. Nouveau Manuel de science politique, 52‑70. Paris: La Découverte.
- Martinache, Igor. 2014. « James C. Scott, Two Cheers for Anarchism. Six Easy Pieces on Autonomy, Dignity, and Meaningful Work and Play ». Lectures Les comptes rendus (Avril).
- Müeller, Birgit. 1992. « James Scott. Domination and the arts of resitance : hidden transcripts (1990, Yale University Press) ». Bulletin de l’APAD, nᵒ 3.
- Sahlins, Marshall. 1976. Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris: Gallimard.
- Schuessler, Jennifer. 2012. « Professor Who Learns From Peasants ». New York Times. New York.
- Tilly, Charles. 2000. « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organisé ». Politix 13 (49):97‑117.