Résumés
Résumé
Bien plus qu’une activité consistant à représenter des idées préconçues ou à consolider des récits historiques en compétition avec d’autres récits sur le marché du savoir, la création littéraire permet la confrontation de l’esprit humain avec ce qui le dépasse, ce qui l’appelle tout en lui échappant. Un des plus vieux récits de la tradition occidentale illustre de manière frappante cette confrontation de l’esprit avec l’inconnu. Il s’agit du célèbre épisode de l’Odyssée d’Homère où Ulysse, à l’approche de l’île des Sirènes, se ligote au mat de son navire afin de pouvoir écouter leur chant sans craindre d’y succomber et de sauter à l’eau pour les rejoindre. Grâce à ce stratagème, Ulysse fait l’expérience d’un abandon de l’esprit à ce qui l’affecte de l’extérieur, le fascinant et menaçant de lui faire perdre la raison. Mais en même temps, et dans un même mouvement, il fait l’expérience d’une maitrise des affects par la force de la raison. À la fois stoïque et ouvert au débordement des affects, Ulysse incarne les extrêmes de l’esprit, le lieu où la tension entre affect et raison est portée à son comble. Si cette confrontation de l’esprit avec ce qui le dépasse est mise en scène dans les textes littéraires selon des modalités qui dépendent des conditions historiques de leur production, elle est aussi réactivée, au-delà de ces conditions historiques, chaque fois que l’esprit d’un lecteur, chaque fois que l’esprit d’une lectrice y trouve l’occasion d’une ouverture à ce qui l’excède et le fascine.
Mots-clés :
- Ulysse,
- Affect,
- Raison,
- Benjamin Fondane,
- James Joyce,
- Athènes,
- Jérusalem
Abstract
Much more than an activity of representing preconceived ideas or consolidate historical narratives competing with other narratives on the knowledge market, literary production allows the confrontation of the human mind with what is beyond it, which call him while escaping him. One of the most ancient stories of the Western tradition strikingly illustrates this confrontation of the mind with the unknown. This is the famous episode of Homer’s Odyssey where Odysseus, at the approach of the island of Sirens, binds himself to the mat of his ship in order to listen to their song without fear of succumb and jump into the water to join them. Thanks to this stratagem, Odysseus experiences the surrender of the mind toward what affects him from the outside, fascinating and threatening to make him lose reason. But at the same time, and in the same movement, he experiences the domination of affects by the force of reason. Stoic, but at the same time open to the overflow of affects, Odysseus embodies the extremes of the mind, the place where the tension between affect and reason is carried to its height.
Keywords:
- Odysseus,
- Affect,
- Reason,
- Benjamin Fondane,
- James Joyce,
- Athens,
- Jerusalem
Corps de l’article
Bien plus qu’une activité consistant à représenter des idées préconçues ou à consolider des récits historiques en compétition avec d’autres récits sur le marché du savoir, la création littéraire permet la confrontation de l’esprit humain avec ce qui le dépasse, ce qui l’appelle tout en lui échappant[1]. Un des plus vieux récits de la tradition occidentale illustre de manière frappante cette confrontation de l’esprit avec l’inconnu. Il s’agit du célèbre épisode de l’Odyssée d’Homère où Ulysse, à l’approche de l’île des Sirènes, se ligote au mat de son navire afin de pouvoir écouter leur chant sans craindre d’y succomber et de sauter à l’eau pour les rejoindre. Grâce à ce stratagème, Ulysse fait l’expérience d’un abandon de l’esprit à ce qui l’affecte de l’extérieur, le fascinant et menaçant de lui faire perdre la raison. Mais en même temps, et dans un même mouvement, il fait l’expérience d’une maitrise des affects par la force de la raison. À la fois stoïque et ouvert au débordement des affects, Ulysse incarne les extrêmes de l’esprit, le lieu où la tension entre affect et raison est portée à son comble. Si cette confrontation de l’esprit avec ce qui le dépasse est mise en scène dans les textes littéraires selon des modalités qui dépendent des conditions historiques de leur production, elle est aussi réactivée, au-delà de ces conditions historiques, chaque fois que l’esprit d’un lecteur, chaque fois que l’esprit d’une lectrice y trouve l’occasion d’une ouverture à ce qui l’excède et le fascine. C’est cette dimenson du littéraire que donne à voir le retour de la figure d’Ulysse au XXesiècle.
Quand je dis qu’Ulysse incarne le rapport de force entre affect et raison, j’emploie les deux termes dans l’optique de la tradition philosophique qui les a articulés historiquement. Mon emploi du mot affect est plus précisément lié au sens qu’il prend dans la philosophie spinoziste. D’abord traduit par émotion, le mot latin employé par Spinoza, Affectus, a été plus récemment rendu par affect, d’où mon choix de ce dernier. Comme le dit l’énoncé de ma problématique, l’affect et la raison, dans la tradition qui est celle de Spinoza, se trouvent en rapport l’un avec l’autre. Les affects et la raison correspondent à deux ordres et à deux moments distincts de la connaissance, qui comportent chacun leur nécessité propre. Il faut d’abord être affecté par l’expérience sensible pour être en mesure d’accéder à la connaissance rationnelle qui élève ensuite cette expérience particulière au niveau de l’universel. Cette idée est d’ailleurs déjà présente chez les anciens, comme en atteste Le Banquet de Platon, qui montre que, pour contempler la beauté sous sa forme intelligible, tel qu’elle jaillit de l’Idée du Bien, il faut d’abord la désirer sous sa forme sensible, tel qu’elle apparaît chez l’être aimé. Or, pour Platon comme pour Spinoza, le rapport entre affect et raison est un rapport de subordination. Il y a passage de l’un à l’autre, mais toujours dans une optique de hiérarchisation, qui présuppose la nécessité de maitriser la puissance des affects par la force de la raison.
Mais il existe une autre tradition, qui investit et renégocie ce rapport entre affect et raison, suivant une logique qui se distingue de celle à l’œuvre dans la tradition philosophique : j’ai nommé la tradition littéraire. Cette renégociation du rapport entre affect et raison est précisément ce qui fait la gloire de la figure d’Ulysse au XXe siècle. Incarné par Ulysse, le rapport de subordination entre affect et raison devient rapport de force, un rapport au sein duquel la tension entre les extrêmes, loin d’être atténuée par la capitulation d’une des deux puissances devant l’autre, est portée à son comble. C’est en abordant ce passage du rapport de subordination au rapport de force qu’il convient de situer la pensée littéraire vis-à-vis de la philosophie, et non pas en étudiant les procédés par lesquels la littérature représente des discours philosophiques qui lui préexistent.
Présenter la figure d’Ulysse comme une mise en scène du rapport de force entre affect et raison ne revient pas à formuler la vérité objective à propos de l’Odyssée, ce poème dont l’origine et la structure sont des problèmes en soi, qui relèvent davantage de la philologie et de l’histoire littéraire. Plutôt, il s’agit de montrer ce que les écrivains et les écrivaines du XXe siècle, consciemment ou non, ont projeté sur la figure d’Ulysse à partir de certaines de ses caractéristiques particulièrement mises en évidence par la tradition. Cette approche me permet de rendre visible la manière dont les figures du littéraire, en plus de mettre en scène la fascination de l’esprit par les affects, sont elles-mêmes l’objet d’une fascination pour l’esprit qui les rencontre à travers la lecture et qui se laisse affecter par elles au point de chercher à les actualiser en les intégrant au sein d’une nouvelle mise en scène.
Au XXe siècle, la tension entre affect et raison qui est véhiculée par Ulysse se cristallise dans un grand thème historico-philosophique, à savoir la double origine de la civilisation occidentale, déchirée entre, d’une part, l’héritage hellénique, considéré depuis le romantisme allemand comme le véritable héritage légitime de la culture européenne, et d’autre part, l’héritage judéo-chrétien, encore très présent, en raison de sa tradition fondamentalement textuelle, dans la tradition littéraire moderne laïcisée. À partir de la figure du « juifgrec » mise en scène par James Joyce et Benjamin Fondane, le retour d’Ulysse au XXe siècle est interprété à la lumière de sa capacité à incarner la tension entre judaïsme et hellénisme au sein de la culture occidentale. Dans cette optique, le rapport de force entre affect et raison devient le rapport de force entre foi et savoir, entre les prophètes de la Bible judaïque et les philosophes d’Athènes. Alors qu’au XXe siècle, l’exacerbation de la tension entre hellénisme et judaïsme culmine dans la catastrophe au cours de laquelle les héritiers autoproclamés d’Athènes entreprennent de supprimer les héritiers de Jérusalem, la figure d’Ulysse met en scène de manière dramatique la manière dont le rapport de force entre affect et raison débouche sur la persécution des affects par la raison.
Le retour de la figure d’Ulysse au XXe siècle manifeste une temporalité non linéaire qui exemplifie le rapport particulier du littéraire à l’histoire. Si les figures reviennent, si le progrès de l’humain sur la trame horizontale du temps historique ne peut défaire leur actualité, c’est parce que leurs manifestations à différents moments de l’histoire ne sont pas liées entre elles par une logique d’évolution historique, mais en vertu de leur relation avec l’axe vertical de la pensée qu’elles incarnent et mettent en marche. Dans cette optique, la lecture et l’interprétation des figures considérées à même le mouvement de leur retour perpétuel permettent la rencontre entre l’axe horizontal et l’axe vertical au sein de l’esprit qui interprète. Mais Ulysse n’est pas une figure parmi d’autres, il est l’exemplification même de la puissance épistémologique des figures, puisqu’il incarne la rencontre entre le vertical et l’horizontal sous la forme du rapport entre la raison et l’affect, le savoir et la foi, Athènes et Jérusalem.
Athènes et Jérusalem ne sont opposés qu’en tant qu’ils sont l’expression binaire d’un rapport irréductible à la pensée binaire, un rapport qui, dans ce qu’il recèle de vivant, n’offre aucune prise à partir de laquelle il serait possible de placer Athènes d’un côté et Jérusalem de l’autre. Ce rapport mouvant, à défaut de pouvoir être saisi par le concept, peut toujours être traversé par Ulysse. Les figures seules sont assez fluides pour en épouser les formes déraisonnables et contradictoires, qui s’évaporent entre les doigts du concept impuissant. Néanmoins, le fait de constamment recourir aux oppositions binaires pour pouvoir ensuite les renverser n’échappe pas au reproche de faire dépendre la pensée littéraire des catégories qu’elle cherche à faire éclater. S’exposer à ce reproche est en quelque sorte le prix à payer pour rendre sensible la blessure de la connaissance héritée des philosophes d’Athènes, son péché originel, pourrait-on dire, pour reprendre une image de la Bible de Jérusalem.
Ce que la dialectique a de douloureux, écrit Adorno, c’est la douleur du monde élevée au concept.
(Adorno 2003, 16)
Peut-être est-ce lorsqu’elle se trouve confrontée à cette douleur que la pensée littéraire montre avec le plus d’éclat ce qui la rend irréductible aux autres formes de discours. Au sujet de la différence entre les philosophes et les prophètes, Spinoza écrit :
Les hommes sont ainsi faits : ce qu’ils conçoivent par l’entendement pur, ils le défendent par la raison et l’entendement seul ; et, au contraire, les opinions qui viennent des affects de leur âme, c’est par eux aussi qu’ils les défendent.
(Spinoza 2012, 279)
Suivant ces paroles vénérables, il me faudrait déterminer comment j’ai conçu ma thèse, par l’entendement ou par les affects, afin de savoir comment la défendre. Me trouvant incapable de trancher, je serais bien embêté, si Ulysse n’était pas là pour me tirer d’embarras. Ulysse qui, sans complexe, défend par la raison ce qu’il a conçu par les affects, et exacerbe les affects à partir de ce qu’il a conçu par la raison. La pensée littéraire incarnée par Ulysse, encore aujourd’hui, témoigne de ce qu’il advient lorsqu’un chant venu d’ailleurs, comme un cheval de Troie, fait trembler les murs de notre citadelle intérieure.
Parties annexes
Note
-
[1]
Ce texte a été prononcé lors de ma soutenance de thèse, le 22 janvier 2019 à l’Université de Montréal.
Bibliographie
- Adorno, Theodor W. 2003. Dialectique négative. Paris: Payot & Rivages.
- Spinoza, Baruch. 2012. Oeuvres. Tractatus theologico-politicus. Paris: Presses universitaires de France.