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D’après le fameux modèle théorique de la fenêtre d’opportunité politique (policy window) développé par John Kingdon (Kingdon 1984, 173‑204), à partir du modèle préliminaire de la poubelle (garbage can model) imaginé par ses pairs Cohen, Marsh et Olsen (Cohen 1972), les politistes considèrent que la prise de décision politique a de grandes chances de s’opérer à la suite de la convergence de trois courants : le courant des problèmes (problem stream), celui des solutions (policy stream) et enfin celui de la politique (political stream). John T. S. Keeler (1993) a approfondi cette théorie, en distinguant les petites des grandes fenêtres d’opportunité politique (micro vs macro-windows). Sur la base de ces différents travaux, on pourrait supposer que l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique ne facilite pas seulement la mise en œuvre de l’action publique, mais en conditionne également la réussite.

Or, les cas empiriques que nous avons étudiés dans le cadre de notre travail doctoral ne permettent pas de valider cette hypothèse. Bien que le triomphe historique de la gauche ait signifié pour Tabaré Vázquez en Uruguay (2004) comme pour Fernando Lugo au Paraguay (2008) de disposer d’une large fenêtre d’opportunité politique, seul le président uruguayen a pu profiter de cet « état de grâce » pour actionner les leviers de la machine politico-administrative. En l’espèce, il a pu mettre en œuvre des politiques publiques aussi exigeantes, coûteuses et transversales que le sont les programmes d’inclusion numérique (Lamschtein et Rivoir 2012). Alors inédit à l’échelle nationale, son fameux plan Ceibal lui a ainsi valu plusieurs récompenses internationales (Larrouqué 2012, 23). Inspirés par cette initiative, le Pérou d’Alan García et l’Argentine de Cristina Kirchner ont lancé des programmes similaires à la fin des années 2000. Or, comme nous allons le démontrer, le contexte d’inauguration des plans Una computadora por niño (UCPN) et Conectar Igualdad (CI) n’était en rien propice au succès de l’une ou de l’autre de ces politiques publiques. Cependant, s’affranchissant des critiques de la presse d’opposition, le plan CI argentin s’est bel et bien institutionnalisé au point d’être assimilé à une véritable « politique d’État » (Lago Martínez 2012, 209) et, par là même, d’être reconduit par le nouveau président Mauricio Macri (Larrouqué, 2017b). En somme, l’exemple argentin invaliderait (ou tout du moins relativiserait) la conviction communément partagée selon laquelle context does matter.

Afin de comparer ces mêmes contextes, nous avons sélectionné quatre variables transversales. Premièrement, il s’agit de déterminer les caractéristiques de la victoire électorale. Si nous avons déjà pu la présenter comme « historique » (premier triomphe à l’échelle nationale pour la gauche) dans le cas de Vázquez en Uruguay et comme « circonstancielle » (élection favorable à un parti donné dans des conditions précises) pour Lugo au Paraguay (Larrouqué 2017), nous montrons que celle d’Alan García au Pérou doit être considérée comme « par défaut » (élection du « moins pire » des candidats) et qu’elle pourrait être qualifiée de « successorale » (reconduite du parti au pouvoir) dans le cas de Cristina Kirchner. Plus fondamentalement, nous sommes également amenés à nous intéresser à la configuration parlementaire qui en a résulté : a-t-elle été ou non favorable à l’action gouvernementale ? De plus, nous nous intéressons à la versatilité de l’opinion en nous demandant précisément à partir de quel moment le président a perdu l’appui populaire. Enfin, il nous faut tenir compte de la conjoncture économique nationale : en quoi a-t-elle constitué un accélérateur ou un frein aux réformes ?

En résumé, élu dans un climat de défiance aiguë à l’encontre de tous les partis politiques, Alan García n’a pas disposé d’une quelconque fenêtre d’opportunité politique au moment d’inaugurer un second mandat ébranlé par les conflits sociaux. En Argentine, affligée par la fronde rurale de 2008 puis l’obscurcissement des perspectives de croissance, Cristina Kirchner a eu beaucoup de mal à surfer sur la popularité de son mari, Néstor. Cependant, en octobre 2010, le décès brutal de cet animal politique surnommé « le pingouin » et auprès duquel elle a affûté sa conception schmittienne de l’action gouvernementale, a ravivé un élan de compassion généralisé qu’elle a su faire fructifier durant une quinzaine de mois supplémentaires. Néanmoins, ce retour en grâce ne nous apparaît pas suffisamment consistant pour justifier que le moment de la décision politique ait été favorable à la mise en œuvre du plan CI.

Le retour d’Alan García au pouvoir : la réélection d’un candidat par défaut sur fond de crise de la représentation politique

À l’instar de leurs voisins de la région andine, les citoyens péruviens font face à la déliquescence de leur système politico-partisan depuis au moins trois décennies. Cette crise de la représentation a débuté à la fin des années 1980 (Mainwaring 2008). Avocat de formation issu de la classe moyenne liménienne, Alan García était alors aux commandes du premier gouvernement apriste de l’histoire péruvienne (1985-1990). Son quinquennat a été un échec retentissant. Au-delà de l’incapacité des forces de l’ordre à assurer la sécurité sur l’ensemble du territoire national (guerre ouverte avec le Sentier lumineux), la gestion macroéconomique hasardeuse proposée par l’impétueux leader anti-impérialiste a nui à l’ensemble d’une classe politique accusée de passivité autant que soupçonnée de connivences et, qui plus est, régulièrement éclaboussée par des scandales de corruption. À bien des égards, comme le suggère un politiste anglo-saxon, le triomphe d’un inconnu aux élections municipales de Lima en 1989 a annoncé une nouvelle configuration politico-électorale, désormais marquée par la figure de l’outsider (Taylor 2007). En Uruguay, la défiance des électeurs de la capitale envers les partis traditionnels s’est traduite, dès 1989, par un déplacement puis un ancrage des suffrages à la gauche de l’échiquier politique : à la suite de la conquête par Tabaré Vázquez de la maire de Montevideo, la capitale est ainsi devenue le fief du Front ample (De Armas et Lanzaro 2012). À Lima, cette même défiance ne s’est pas faite en faveur d’un parti institutionnalisé, mais au bénéfice d’un candidat situé hors système.

Manifestation d’un mécontentement profond, ce vote apolitique a été confirmé lors de l’élection, l’année suivante, de l’agronome Alberto Fujimori à la tête du pays. Face à l’écrivain néolibéral Mario Vargas Llosa, ce candidat indépendant s’est affiché comme le héraut des déclassés, qu’il a réussi à séduire moins par l’attractivité de son programme que l’effronterie de ses discours, nourris de critiques acerbes à l’encontre de l’ensemble de la classe politique.

Le fujimorisme, un produit paroxystique de la déliquescence politico-partisane

En réponse à l’obstruction législative exercée par les partis traditionnels, le leader populiste, et désormais fervent apôtre d’une libéralisation échevelée, a dissous le Parlement le 4 avril 1992. Massivement soutenu par la population, l’autogolpe signe l’acte de décès d’un système politico-électoral déliquescent (Cotler 1993). Approuvée par plébiscite par une très légère majorité des voix (51 %), la nouvelle Constitution du pays a conforté les prérogatives du président, dorénavant immédiatement rééligible, et a fragilisé d’autant celles du Parlement unicaméral. Alors que le Pérou glisse sans ménagement vers l’autocratisme, les élections de 1995 ont confirmé l’ampleur du discrédit qui mine les partis traditionnels. Comme l’écrit en substance un célèbre politiste péruvien, ces élections de 1995 ne témoignent d’aucune destruction créatrice, sinon de l’aporie de la démocratie représentative : « ce qui a été détruit n’a donné lieu à rien d’alternatif » (Tanaka 1999, 12).

Composés de 67 députés – sans trajectoire partisane antérieure – sur un total de 120, le bloc fujimoriste, rebaptisé Changement 90-Nouvelle majorité, a de quoi pavoiser devant une opposition réduite en lambeaux. Toujours fortement enracinée dans son fief littoral du nord du pays, l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) a été laminée à l’échelle nationale : l’historique parti anti-impérialiste péruvien ne compte alors plus que huit députés dans ses rangs. Fondée par l’ancien président Fernando Belaúnde (1963-1968 et 1980-1985), l’Action populaire (AP) n’est pas en meilleure posture : ce parti de droite modérée n’a pu conserver que quatre sièges au sein de l’hémicycle. Quant à la gauche, réunie sous l’étiquette de l’Union pour le Pérou (UPP) et incarnée par l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Javier Pérez de Cuéllar, avec à peine 17 parlementaires, elle fait pâle figure face à la majorité fujimoriste. C’est d’autant plus vrai qu’au fur et à mesure de la législature, l’UPP va devoir endurer la défection d’une dizaine de ses députés, selon les modalités d’une pratique aussi répandue que décriée en Amérique latine : le transfuguismo (López Flores 2014). Le tiers des députés restants sont des élus indépendants. Prompts à changer de couleur politique au gré de la conjoncture, ils sont des parlementaires caméléons (Taylor 2007, 7‑10), au même titre que plusieurs personnalités de premier plan qui sont passées de la gauche radicale à la droite néolibérale en moins d’une décennie (Santiso 2002). En bref, le mandat 1995-2000 cristallise les caractéristiques électorales qui vont s’exacerber et redoubler après la chute de Fujimori.

Poursuite de la crise politique malgré le retour à la démocratie

Multiplication des candidatures autonomes, création d’associations partisanes à but uniquement électoraliste, renversement d’alliance en série, la vie politique péruvienne apparaît aussi riche sur la forme qu’elle est inepte sur le fond. L’appauvrissement du débat d’idée est inversement proportionnel à l’augmentation des groupuscules partisans censés l’alimenter.

Durant le mandat d’Alejandro Toledo (2001-2006), à l’instar de son éphémère Pérou possible (PP), pas moins de douze partis politiques étaient représentés au Parlement. Or, seule une petite poignée pouvait revendiquer une trajectoire historique de plus de cinq ans. Dans le pire des cas, ces nouveaux partis ont parfois même été décrits comme des « véhicules imposteurs », mis au service de quelques politiciens « véreux » ne recherchant que la satisfaction d’intérêts personnels (León et Meléndez 2010, 469). Au milieu des années 2000, la décrépitude des formations politiques traditionnelles est telle qu’un universitaire d’Oxford se demande si un semblant de fluide vital les anime encore (Crabtree 2007). Combiné à un déficit profond de crédibilité politique et institutionnelle, ce foisonnement d’options partisanes génère une volatilité électorale extrême[1]. Depuis 2005, afin de rationaliser l’élection à la proportionnelle, un minimum de 5 % de suffrages nationaux est désormais nécessaire pour obtenir son sésame parlementaire. Cette réforme électorale est venue s’ajouter à une première loi, votée deux ans plus tôt et visant à mieux encadrer la création comme le financement des partis politiques[2]. Pourtant, la fragmentation du corps législatif au Pérou reste très importante. Ce constat ne facilite guère la légitimation parlementaire des politiques publiques et encourage le président à gouverner par décrets (decretismo).

C’est dans ce contexte de recomposition politico-électorale incertaine qu’Alan García est réélu président de la République en juin 2006. Cependant, malgré ce qui a pu être écrit à l’époque (Tanaka et Vera 2007), sa victoire face au candidat antisystème soutenu par Hugo Chavez, Ollanta Humala, n’a rien d’un « triomphe ».

Après un ballotage défavorable, un mandat mal engagé

Arrivé en seconde position lors du premier tour, le leader de l’APRA ne doit sa victoire qu’à la crainte qu’a inspirée son rival parmi les milieux économiques et les classes moyennes supérieures. Élu par défaut au motif qu’il représentait « le moins pire des deux candidats » (Cameron 2011, 379), Alan García a joui d’une cote de popularité fragile, qui n’a d’ailleurs cessé de s’éroder au fil de son mandat, passant de 60 % en août 2006 à moins de 20 % deux ans plus tard (Tanaka et Vera 2010, 109). Et pour cause, désormais garant de l’ordre néo-libéral après en avoir été le pourfendeur vingt ans plus tôt, il lui a été très difficile de se départir de son image de « bête noire » dans l’électorat de droite comme de gauche. Les sympathisants de droite ne lui ont guère pardonné son indiscipline macroéconomique. Quant aux électeurs de gauche, ils dénoncent sa conversion aux recettes washingtoniennes, lesquelles trahissent le discours anti-impérialiste originel de l’APRA comme son engagement initial aux côtés des secteurs défavorisés. Contrôlant moins d’un tiers des sièges (36 sur 130), son parti est en difficulté dès le début de la mandature.

Sans surprise, l’implication du président dans l’activité législative concurrence en faiblesse celle de son prédécesseur Alejandro Toledo[3]. En tout état de cause, il est difficile de croire que les premiers mois du second gouvernement apriste de l’histoire aient pu baigner dans un quelconque état de grâce. Au contraire, le quinquennat d’Alan García a enregistré une multiplication des conflits sociaux, principalement relatifs à des questions socio-environnementales. Au cours du seul hiver austral 2009, on a dénombré plus de 250 incidents (Tanaka et Vera 2010, 92). En juin de cette année, les échauffourées de Bagua ont notamment fait vingt-cinq victimes (León et Meléndez 2010, 463‑66). À l’instar de la rixe agraire de Curuguaty qui a conduit à la destitution du président paraguayen Lugo en juin 2012, le Baguazo a failli faire voler en éclats le gouvernement d’Alan García une seconde fois. De fait, à peine huit mois auparavant, la révélation d’une sombre affaire de pots-de-vin versés en marge de contrats pétroliers affectant certains ministres et hauts fonctionnaires apristes (Petroauidos) a entraîné la chute du si respecté président du Conseil – fonction équivalente à celle de notre premier ministre – et ancien maire de Lima (1987-1989), Jorge de Castillo. Poursuivant la « droitisation » de sa politique initiée dès 2006 (León et Meléndez 2009), Alan García a répondu à la recrudescence de ces revendications sociales par une mise en alerte des forces armées et une criminalisation des protestataires.

En octobre 2007, l’annonce du gouvernement de lancer dans les prochaines semaines le projet international OLPC à travers l’achat des 40 000 premiers XO est accueillie sans enthousiasme particulier par les journalistes péruviens. La presse de droite se contente de relater l’information[4]. Quant à celle de gauche, elle relaye également les critiques du Syndicat unique des travailleurs de l’éducation du Pérou (SUTEP): par la voix de son secrétaire général de l’époque, Luis Muñoz, le syndicat des enseignants dénonce l’absence de projet pédagogique, le manque de formation préalable et l’abandon du plan Huascarán qui aurait mérité d’être revitalisé[5]. À ce stade, il n’est fait cependant aucune allusion ni remarque désobligeante concernant le coût du projet. L’explication relative à cette absence de préoccupation budgétaire est vraisemblablement due à une conjoncture économique nationale qui a permis de renflouer en un temps record les caisses de l’État.

« C’est le Pérou ! » : une vitalité économique incontestable

Depuis le début des années 2000, le Pérou engrange des taux de croissance mirobolants compris entre 5 et 10 % (Alcarón Yáñez et Lavrad-Meyer 2012, 44). En sus du tourisme, la diversité de ses richesses aussi bien minières qu’agricoles le met à l’abri d’un effondrement subit des cours dans un domaine d’exportation donné. En outre, à la différence d’autres pays de la région, les coffres du Trésor sont bien garnis. Au cours de ces quinze dernières années, la dette a fondu de moitié et le pays a su assainir ses finances. À la veille de la crise internationale, le Pérou s’enorgueillissait d’un solde budgétaire positif en affichant un insolent excédent de l’ordre de 3 % du PIB (Alcarón Yáñez et Lavrad-Meyer 2012, 45). Organe prébendier inféodé au pouvoir fujimoriste (Cuvi 2009), la Surintendance nationale des douanes et de l’administration fiscale (SUNAT) s’est affirmée comme un organisme indépendant, efficace et désormais respecté[6]. Certes, si en 2011, l’économie informelle compte encore pour 60 % du PIB et absorbe toujours deux tiers des emplois (Scott Palmer 2011, 264), l’assiette fiscale est beaucoup plus importante que par le passé (Alcarón Yáñez et Lavrad-Meyer 2012, 53‑55). Du reste, le problème majeur au Pérou ne relève pas du manque de ressources, mais de l’incapacité des ministères à exécuter les budgets qui leur sont assignés dans les délais impartis (Tanaka et Vera 2008, 362).

En résumé, s’il n’a pas eu de difficulté pour financer le coût important du projet OLPC (estimé à pas moins de 180 millions de dollars[7]), en l’absence d’une situation objective d’état de grâce et compte tenu d’une gouvernabilité précaire (Colombet 2011), il semble difficile d’affirmer qu’Alan García ait pu disposer, au cours de son second mandat, d’une fenêtre d’opportunité favorable à la mise en œuvre de son ambitieux programme d’inclusion numérique.

Le moment politique en Argentine n’était pas nécessairement meilleur. Quand bien même elle a reçu de son mari une aura importante et s’est entichée de ses propres modalités de gestion politico-administrative, Cristina Kirchner n’a pas su saisir le moment idéal pour lancer son programme Conectar Igualdad, lequel a croulé sous les critiques.

Cristina Kirchner dans l’ombre de son (défunt) époux : une popularité erratique découlant d’une conception schmittienne de l’action gouvernementale

La crise économique de décembre 2001 constitue le point de départ d’une profonde reconfiguration politique et sociale de l’Argentine contemporaine, impulsée sous l’égide de Néstor Kirchner d’abord (2003-2007) et de son épouse Cristina Fernández de Kirchner ensuite (2007-2015). Rien ne destinait pourtant ce couple de militants péronistes installé dans la lointaine province australe de Santa Cruz à devenir un jour les architectes de ce renouveau. Aussi adulés qu’abhorrés, les « K » ne laissent personne indifférent. Ayant abusé des décrets de nécessité et d’urgence plus encore que Carlos Menem[8] et structurant leurs discours sur la base d’une apologie incessante à la confrontation, ils incarnent une forme de gestion politique décomplexée que d’aucuns ont pu qualifier de schmittienne en référence au controversé théoricien allemand, Carl Schmitt. De fait, leur tendance à gouverner par décret (decretismo) suggérerait l’installation d’un état d’exception larvé (@galligo_neodecisionismo_2009 ; Ramos (2009) ; Rositano (2012)). En outre, associée aux réflexions de l’intellectuel nazi (Schmitt 1992, 63‑75), la distinction entre l’ami et l’ennemi politique est au cœur de la rhétorique kirchneriste (Romero 2012, 391‑92). En somme, les K cultivent une « conception belligérante de la politique » (Ducatenzeiler et Itzcovitz 2011, 136).

Avant d’installer leur quartier général à Buenos Aires, le couple présidentiel avait établi leur base arrière à Rio Gallegos, ville patagonienne située à l’extrême sud du Cône Sud, d’où est originaire Néstor. Maire de Rio Gallegos (1987-1991) puis gouverneur de Santa Cruz (1991-2003), il se présente à l’élection présidentielle du 27 avril 2003 sous la liste dissidente du Parti justicialiste (PJ) qu’il a fondé : le Front pour la victoire (FPV). En plus des autres formations partisanes, deux candidats péronistes supplémentaires s’affrontent dans les urnes : Adolfo Rodríguez Saá, caudillo de la province de San Luis et éphémère président durant la débâcle de décembre 2001, et surtout, le très redouté Carlos Menem, instigateur du virage néolibéral. L’appui inespéré de l’homme fort du PJ, Eduardo Duhalde, ancien gouverneur de la puissante province de Buenos Aires (1991-1999) et président par intérim (2002-2003), en faveur de la liste sociale-démocrate conduite par Néstor Kirchner est certes décisif, mais pas suffisant pour que ce dernier se hisse en tête d’un premier tour remporté par l’inoxydable Carlos Menem avec 24 % des suffrages. Or, pour ne pas avoir à subir l’humiliation que lui prédisent les sondages, Carlos Menem décide de retirer sa candidature quelques jours avant le second tour. Par cette geste guère chevaleresque – « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », écrivait Corneille, il concède une victoire tragicomique à son rival qui devient, avec 22 % des voix, le président le plus mal élu de l’histoire démocratique argentine.

La métamorphose du pingouin

Dépourvu de légitimité électorale, méconnu de ses concitoyens et affligé d’un strabisme raillé par les caricaturistes, Néstor Kirchner est considéré comme la disgracieuse marionnette (títere) de Duhalde. Or, celui que l’on surnomme « le pingouin » en référence à ses origines patagonnes va se révéler être un redoutable animal politique, doué d’un charisme insoupçonné. À bien des égards, du gouverneur provincial sans envergure qu’il était au président adulé des foules qu’il est devenu, sa trajectoire politique a été aussi fulgurante qu’« exceptionnelle » (Bernadou 2009). Suite à sa prise de fonction le 25 mai 2003, il inaugure toute une série de stratagèmes pour s’extraire de la tutelle de son mentor (Horvath 2012). Afin de l’écarter de la vie politique nationale, Néstor Kirchner sollicite ses relais diplomatiques et le fait nommer président de la Commission des représentants permanents du Marché commun du Sud (Mercosur). Par ailleurs, après avoir fait main basse sur les fonds destinés à la coparticipation (prélèvements fiscaux ponctionnés localement et redistribués à l’échelle nationale), il noue des alliances avec les gouverneurs provinciaux[9]. Loyauté politique contre ressources budgétaires, cet échange de bons procédés s’étend à la plupart des organisations sociales sous d’autres formes d’expression. Ainsi, en s’appuyant sur les réseaux locaux du PJ, le gouvernement obtient le soutien des mouvements piqueteros[10], dont il a séduit les leaders par la mise à disposition de postes de responsabilité administrative (Svampa 2007, 120‑22). Étendue à la plupart des syndicats, la cooptation politique touche également les organisations de défense de droits de l’Homme qu’il a ralliées à sa cause[11], consécutivement à la purge de l’état-major ainsi qu’à la dérogation des lois d’amnistie approuvées sous Alfonsín. Dans le même temps, tout en prolongeant l’effort de restructuration initié par le ministre de l’Économie de Duhalde, Roberto Lavagna qu’il a confirmé à son poste, Néstor Kirchner a refondu le projet développementiste originel du parti péroniste (Wylde 2011). Protectionnisme économique, revalorisation du tissu industriel et renégociation des échéanciers avec les créanciers internationaux ont constitué les piliers d’un programme économique que le retour de la croissance est venu récompenser[12]. En moins de deux ans, le caudillo patagon s’est imposé comme un « chef hégémonique » national (Bernadou 2009) et a fini d’asseoir son courant national-populaire comme l’aile majoritaire du parti péroniste (Vommaro 2012).

En octobre 2005, les élections législatives de mi-mandat sont un triomphe pour le clan kirchneriste. Le FPV obtient 50 sièges de députés sur les 128 en lice et 14 sièges de sénateurs sur les 24 disputés. Tel un ultime affront à l’égard de son ancien mentor, son épouse, Cristina Kirchner, obtient d’ailleurs son billet pour le Sénat après s’être présentée comme candidate dans la province de Buenos Aires face à la femme de Duhalde. Au faîte de sa gloire[13], Néstor Kirchner achève son mandat sur un état de grâce, à rebours, en décembre 2007. Les élections du mois d’octobre ont concédé à sa femme une victoire tonitruante.

De Néstor à Cristina, une transmission du bastón presidencial difficile

Cependant, cette victoire n’en reste pas moins de caractère simplement « successoral » : la popularité du mari ayant permis le succès électoral de l’épouse. En effet, si cette dernière reproduit les méthodes politiques de son homme et redouble d’invectives dans ses conférences de presse (Schatzyk 2009), elle n’a pas l’aura charismatique du « pingouin », lequel continue de susciter sympathie et admiration parmi la population.

Réputée froide et hautaine, elle commence son baptême du feu présidentiel de la pire des manières. Lorsqu’en mars 2008, par l’intermédiaire de son ministre de l’économie[14], la présidente annonce qu’elle va augmenter les impôts à l’exportation sur les céréales, qui ont enregistré – à l’instar du soja – une envolée mirobolante de leurs cotations boursières quelques mois auparavant, elle déclenche une crise politique et sociale d’une envergure inédite depuis l’arrivée au pouvoir des époux Kirchner (@barsky_rebelion_2008 ; Lancha (2016), p. 71-89). Des grands propriétaires représentés par la puissante Société rurale argentine (SRA) aux petits producteurs associés au sein de la Fédération agraire argentine (FAA), l’ensemble du monde agricole fait front uni contre une mesure décidée de manière unilatérale et sans préavis. Pendant environ quatre mois, les protestataires organisent le blocus de la capitale. Vilipendés par la présidente, ces « piquetes de l’abondance » exaspèrent les classes populaires des faubourgs de Buenos Aires, tandis que l’intransigeance de l’exécutif à l’égard des revendications rurales commence à éroder sérieusement la confiance des classes moyennes et supérieures envers le gouvernement. À l’image de Clarín et de La Nación, la presse traditionnelle prend parti pour la fronde rurale. Le conflit s’enlise, la société se polarise et la cote de popularité de Cristina Kirchner s’effondre. Affaiblie mais convaincue du bien-fondé de la mesure, la présidente ne renonce en rien sur le principe, mais accepte de revoir la méthode. Afin de désamorcer les tensions et de légitimer ses choix, le gouvernement soumet un projet de loi au vote parlementaire. Or, après un passage par la Chambre basse favorable au gouvernement, le projet aboutit à une égalité parfaite au Sénat (36 votes pour ; 36 votes contre). Dans ces conditions, la décision finale revient au vice-président de la République[15]. Membre du parti radical avec qui le FVP avait noué une alliance, Julio Cobos prononce un « vote non positif » : le projet de loi avorte et la résolution est suspendue. Alors que les agriculteurs exultent, la présidente vient de recevoir le pire camouflet politique de sa carrière.

Après le conflit agraire, l’enlisement politique

Les conséquences de la crise économique internationale ne viennent rien arranger. La crédibilité du gouvernement est d’autant plus basse que les Argentins ne tardent pas à constater que les statistiques officielles sont désormais manipulées. Assujetti au pouvoir exécutif, l’Institut national de statistiques et du recensement (INDEC) diffuse des chiffres falsifiés concernant les taux d’inflation, de croissance ou encore de chômage (@romero_breve_2012, p. 374, Rouquié (2016), p. 270 ; Lancha (2016), p. 136-137). Afin de limiter la déroute électorale du clan kirchneriste, les élections législatives de mi-mandat sont avancées de six mois. Le résultat est le même : en juin 2009, bien que demeurant le premier parti du Parlement, le FVP a perdu sa majorité législative. L’année 2010 se présente donc sous les pires auspices. Pour certains politistes, Cristina Kirchner n’a alors « aucune chance crédible de réélection » (De Luca et Malamud 2010, 173). Partagée par la plupart des parlementaires, cette conviction confère à la présidente argentine une position délicate de « canard boiteux » (lame duck). De fait, adoubée par le suffrage universel deux ans auparavant mais ne disposant plus d’une majorité pour gouverner autrement que par décret, Cristina Kirchner est mal placée pour convaincre certains de ses élus tentés par la défection (transfuguismo). Dans les rangs du FPV, une formation que beaucoup estiment moribonde, il peut apparaître perspicace d’abandonner le navire kirchneriste avant qu’il ne précipite dans son naufrage ses membres infortunés. Insidieusement, la discipline partisane se fissure au rythme où se multiplient les passagers clandestins parlementaires.

C’est dans ce contexte de délitement politique et partisan que Cristina Kirchner annonce, en avril 2010, son intention de lancer un programme d’inclusion numérique destiné aux élèves du secondaire. Baptisée initialement plan.conectariguald.com.ar, l’initiative reçoit un accueil moins bienveillant encore que celui réservé au projet OLPC du président García. En écho à deux premiers articles dénonçant une tentative de séduction démagogique des classes moyennes[16], un chroniqueur de La Nación évoque, sans ambages, un programme résolument clientéliste consistant à « soudoyer l’électorat » à travers la distribution de « petits jouets informatiques »[17]. En résumé, la séquence décisionnelle était particulièrement défavorable au gouvernement. Dès lors, la cote de popularité n’a cessé de se dégrader jusqu’à un certain 27 octobre 2010.

La mort de Néstor et la résurrection politique de Cristina

Fatal, l’infarctus de Néstor Kirchner vient totalement bouleverser la conjoncture politique nationale. Un mouvement d’empathie généralisé se porte sur la présidente endeuillée qui recouvre de la sorte le soutien inespéré de ses concitoyens. Dans une certaine mesure, l’ultime salut de Néstor Kirchner équivaut à une seconde consécration politique pour sa veuve éplorée. Face à une opposition décontenancée (Catterberg et Palanza 2012), Cristina Kirchner, toute de noir vêtue, est réélue de manière triomphale dès le premier tour des élections d’octobre 2011, avec 38 points d’écart par rapport à son premier adversaire, soit la plus grande différence de voix entre les deux candidats arrivés en tête lors d’une élection nationale argentine.

Au cours des semaines suivantes, Cristina Kirchner va savourer cette période d’état de grâce restauré avant qu’un nouvel événement tragique (grave accident ferroviaire en plein cœur de Buenos Aires), des accusations de corruption (affectant le vice-président Amado Boudou) ainsi que des perturbations d’ordre économique (inflation rampante), d’ordre social (recrudescence de bruyantes marches de protestation connues en Argentine comme cacerolazos) et d’ordre diplomatique (procès perdu à New York face aux fonds vautours) ne viennent de nouveau assombrir son horizon politico-électoral (Tagina et Varetto 2013).

En résumé, la présidente argentine a connu une popularité en dents de scie. Au creux de la vague, lors du premier semestre 2010, le gouvernement a tâché de redonner du souffle à son projet justicialiste en proposant de mettre en œuvre un programme d’intégration numérique plus audacieux encore que le plan Ceibal uruguayen. Or, le moment choisi pour présenter ce projet n’était guère convenable. Le plan Conectar Igualdad a été lancé dans une phase de fermeture d’opportunité : au lieu de fuser à travers la fenêtre politique, le projet est venu lamentablement buter contre les volets (en l’occurrence médiatiques). Essuyant les critiques de la presse, le gouvernement a manqué une nouvelle occasion de se départir d’un populisme invétéré dont les racines puisent dans la culture politique péroniste (@etchemendy_argentina_2011 ; Schamis (2013) ; Rouquié (2016), p. 79-84).

Conclusion : la fenêtre d’opportunité politique, un modèle simplement probabiliste

Rappelant les quatre variables transversales étudiées dans cette réflexion ainsi que dans la publication qu’elle complète (Larrouqué 2017), le tableau suivant synthétise les informations récoltées, en filigrane, au cours de l’analyse de différents contextes de mise en œuvre des programmes d’inclusion numérique.

Fig. 1

Récapitulation des variables explicatives de la densité de l’état de grâce

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Nous retiendrons que le contexte uruguayen a été le plus favorable à la mise en œuvre d’un projet d’universalisation de l’accès à l’informatique. Seul le plan Ceibal uruguayen a été lancé en période d’état de grâce. De toute évidence, l’expérience du pouvoir (engrangée en tant que maire de Montevideo), la légitimité électorale renforcée (la sienne propre associée à celle du Front ample) et le redressement financier de l’État (concomitant à la récupération économique nationale) constituaient les trois principaux atouts de Tabaré Vázquez. À l’opposé, en dépit d’une croissance insolente, le contexte péruvien était particulièrement adverse pour le gouvernement d’Alan García. Président réélu par défaut, le leader de l’APRA a dû affronter un impétueux climat d’explosivité sociale. En chute libre dans les sondages, le président García a eu du mal à convaincre que la politique publique d’envergure qu’il soutenait puisse être perçue autrement que comme un projet électoraliste supplémentaire. En l’occurrence, le plan OLPC Pérou s’est avéré grandement improvisé. Quant à l’ex-évêque paraguayen, faute d’avoir « frappé fort en entrant »[18], il n’est pas parvenu à imposer son autorité sur les affaires temporelles. À la suite de son élection, Fernando Lugo a certes disposé d’une fenêtre de tir idéale, mais n’a pas su armer son projet suffisamment tôt pour en profiter. Rapidement, la fenêtre d’opportunité s’est rabattue et le projet d’alphabétisation numérique est demeuré en phase de gestation associative. Dans le cas de l’Argentine, si la cote de popularité de la présidente Kirchner a été considérablement malmenée (valsant de 80 % à 20 % d’opinions positives), il est certain qu’elle n’a pas choisi le moment le plus propice pour annoncer son programme. Or, avec plus de 5 millions de netbooks distribués, le plan Conectar Igualdad a de toute évidence été un succès politico-administratif. Par conséquent, en plus de conforter la conviction que le modèle défini par Kingdon est fortement probabiliste (Ravinet 2010, 282), cette analyse nous permet également de suggérer que si la présence d’une fenêtre d’opportunité facilite la prise de décision, elle ne présage en rien du succès ou de l’échec d’une mesure donnée. Le cas argentin prouve qu’une politique publique peut avoir été mise à l’agenda de manière inopportune et cependant se révéler effective, dès lors que l’appareil institutionnel aura été efficacement mobilisé.