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La discussion à propos de la présence des médias dans les œuvres littéraires s’est très souvent arrêtée sur un texte emblématique : le chapitre intitulé « Ceci tuera cela » du cinquième livre de Notre-Dame de Paris. Dans ce texte, Victor Hugo attribue au personnage de Frollo une réflexion sur les places respectives de l’architecture et de l’imprimerie dans la situation historique qui est la sienne, la seconde moitié du quinzième siècle. Cette réflexion s’appuie sur une idée essentielle : « l’imprimerie tuera l’architecture », « le livre va tuer l’édifice » (Hugo 1975, 175 et 174). Le personnage décrit ainsi un jeu de substitution entre les supports qui assurent la circulation des informations dans l’espace social. L’architecture a été durant plusieurs siècles le « registre principal de l’humanité », c’est désormais le livre qui tiendra ce rôle : « la pensée humaine […] dépouille une forme et en revêt une autre » (Hugo 1975, 181 et 182). La substitution ainsi identifiée est énoncée à travers une série d’analogies qui lui donnent une forme imaginaire. C’est d’abord le lexique du meurtre, de l’assassinat, qui s’affiche dès le titre du chapitre. Mais cette analogie est rapidement doublée de plusieurs autres[1], qui modifient à chaque fois la relation entre les deux médias. Parmi elles, on trouve celle de la liquidité et du déplacement des fluides vitaux : « l’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Comme on sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps et des peuples se retire d’elle ! » (Hugo 1975, 183). « Cependant, que devient l’imprimerie ? Toute cette vie qui s’en va de l’architecture vient chez elle. À mesure que l’architecture baisse, l’imprimerie s’enfle et grossit » (Hugo 1975, 185). Cette propagation de l’imprimé, présentée comme un mouvement de crue entamé au XVe siècle, n’est par ailleurs pas sans rapport avec le contexte même de rédaction du roman. Les premières années de la monarchie de Juillet voient en effet les sociétés européennes entrer peu à peu dans une nouvelle « ère médiatique[2] », caractérisée par l’essor de la presse quotidienne et le développement de nouvelles techniques de reproduction des images[3].

La réflexion proposée ici se donne pour tâche de comprendre comment, dans deux textes écrits au tournant des XIXe et XXe siècles, le discours de la substitution - « Ceci tuera cela » - a pu être réinvesti pour qualifier un contexte médiatique assez différent, contemporain des textes eux-mêmes. Il s’agira, en outre, d’observer ce qui, dans ce contexte, permet aux auteurs de renverser l’analogie établie par Hugo entre l’évolution des pratiques médiatiques et la variation des masses d’eau.

Le premier de ces textes est un conte intitulé « La Fin des livres », écrit par le journaliste et bibliophile Octave Uzanne, et publié d’abord dans le magazine américain Scribner’s en 1894 (Uzanne 1894, 221‑31), avant d’être repris en français l’année suivante, dans le recueil Contes pour bibliophiles (Uzanne 1895a, 123‑45). Les deux versions du texte sont accompagnées d’illustrations d’Albert Robida. Le second est une chronique de l’humoriste Alphonse Allais, parue dans Le Journal, un des principaux quotidiens de l’époque, le 12 mars 1902. Elle a pour titre « L’Agonie du papier » (Allais 1990a, 692‑94).

Chacun de ces deux textes propose une situation fictive où apparaît un objet médiatique nouveau, destiné à remplacer le papier. Et dans chacun d’eux, la substitution envisagée fait intervenir un motif singulier : celui du déluge de publications imprimées.

Pour saisir la manière dont se nouent ces deux aspects, il faut revenir sur l’articulation entre les objets médiatiques et les discours qui les évoquent, les mettent en scène ou les représentent. Comme le souligne Jürgen E. Müller : « [l’histoire des médias] doit […] inclure l’imagination, les utopies et les pratiques médiatiques oubliées, ainsi que les représentations textuelles, picturales et pragmatiques des médias anciens, virtuels et nouveaux » (Müller 2006, 105). En un sens, comme cela a souvent été souligné[4], les médias peuvent s’apparenter à ce que Michel Foucault nommait des « dispositifs », à savoir des « ensemble[s] résolument hétérogène[s], comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des énoncés […] bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (Foucault 2001, 299). Ils apparaissent ainsi comme des réalités à la fois matérielles et discursives, ils mettent en jeu dans un même mouvement des objets techniques, des espaces délimités et des comportements réglés d’un côté ; des valeurs, des représentations et des significations de l’autre. La part discursive du dispositif médiatique, ce n’est pas seulement, et pas même d’abord, le discours que porte le média, mais surtout celui qui l’encadre, qui le situe socialement et l’articule à la fois à un imaginaire et à un ensemble de normes. C’est en cela que les textes littéraires peuvent participer à l’élaboration des dispositifs médiatiques : parce qu’ils apparaissent comme une voix dans le concert des discours sociaux[5] qui conduisent à les instituer.

Institués, les dispositifs médiatiques le sont aussi à un niveau plus profond, dans la mesure où ils n’existent jamais en dehors de leurs actualisations concrètes, historiques, et sous cette forme toujours agencés à d’autres dispositifs : « Il n’est pas sûr qu’on puisse parler de médias distincts. Tout média fait inévitablement partie de réseaux complexes[6] » affirme encore Jürgen E. Müller. Les éléments évoqués pour la situation de la fin du XIXe siècle illustrent d’une certaine manière cet état de fait : chaque objet technique qui participe d’une institution médiatique le fait en s’articulant à d’autres, et les évolutions historiques susceptibles d’être identifiées sont nécessairement multiples, variables pour chaque objet ou principe technique, pour chaque institution.

Quant aux discours, s’ils participent à instituer des dispositifs, formes stabilisés des réseaux complexes de médiations agencés, ils circulent eux-mêmes à travers d’autres dispositifs où ils ont toute liberté pour établir des liens entre les formes médiatiques instituées et celles qui émergent.

Pour ce qui concerne les textes à l’étude, ils élaborent des agencements spécifiques entre des objets techniques anciens ou récents – phonographe, lanterne magique, kinétographe, microphotographie – et le discours de la catastrophe que représenterait le déluge de papier. De plus, ils le font à une époque où ces objets techniques ne sont pas encore institués comme média ou médium, articulés à des espaces, des comportements, des imaginaires, des valeurs, à une époque enfin où ils ne s’appellent pas encore cinéma, microfiche ou « phono[7] ».

Médias de substitution : histoire technique et réagencements fictionnels

« La Fin des livres » et « L’Agonie du papier » : les titres des deux textes indiquent déjà ce qu’ils ont en commun. Ils formulent la même hypothèse d’une mort prochaine du papier comme support de l’information, ils annoncent la fin de l’imprimerie, qui elle-même avait déjà condamné l’architecture dans le roman d’Hugo. Dans le conte d’Octave Uzanne, un narrateur fait le récit d’une soirée passée en compagnie de quelques amis intellectuels, soirée au cours de laquelle la conversation se serait portée sur les « destinées futures de l’humanité ». Les convives, l’un après l’autre, imaginent les modifications profondes qui s’apprêtent à survenir dans divers domaines. Lorsque c’est au tour du narrateur de prendre la parole, il affirme :

l’Imprimerie qui a changé le sort de l’Europe et qui, surtout depuis deux siècles, gouverne l’opinion par le livre, la brochure et le journal ; l’Imprimerie qui, à dater de 1436, régna si despotiquement sur nos esprits, me semble menacée de mort .

(Uzanne 1895b, 132)

Chez Alphonse Allais, le locuteur du texte, qui s’adresse directement au lecteur, fait une prédiction assez proche :

Les enorgueillis, qui, par stupide analogie, vaniteusement caractérisent notre époque l’âge du papier, sont d’effroyables niais, imbéciles à torpiller dans les vingt-quatre heures.

 N’en doutez pas, aux regards de nos rosses de petits-neveux, le papier apparaîtra plus brute encore que le paléontologique silex plus ou moins taillé .

(Allais 1990a, 693)

Si cet énonciateur tente aussi fermement de persuader le lecteur de la fin imminente du papier, c’est qu’il s’apprête à lancer « une brave petite affaire appelée à révolutionner le monde entier, tout bêtement ». Le texte lui-même, du reste, se présente comme un appel aux investisseurs, destiné à les convaincre de financer cette « nouvelle Société ». Cette dernière se propose de promouvoir la création d’un « journal sans papier », et bientôt de romans de même nature. La première publication de cette sorte, intitulée La Pellicule, s’apprête d’ailleurs à paraître. Les abonnées recevront, avec le premier numéro, « un appareil ressemblant fort à une lanterne magique » dans lequel ils devront glisser une « légère carte transparente, pas plus énorme qu’une carte à jouer ». Une fois la carte insérée, « sur la toile en face, vient se projeter la plus clairement lisible de nos gazettes françaises[8] ».

Dans « La Fin des livres », à la mort annoncée de l’Imprimerie correspond aussi la naissance d’un nouveau régime médiatique, appuyé lui aussi sur une innovation technique. Selon le narrateur, ce seront les enregistrements sonores qui remplaceront les livres :

l’Imprimerie […] me semble menacée de mort, à mon avis, par les divers enregistreurs de son qui ont été récemment découverts et qui peu à peu vont largement se perfectionner .

(Uzanne 1895b, 132)

Sa prophétie est assez mal accueillie par les autres convives, ce qui le pousse à donner une explication plus détaillée et à envisager tous les prolongements de cette idée. Il imagine tour à tour la miniaturisation des dispositifs de diffusion sonore, les enregistrements de textes littéraires, la présence d’appareils parlants à l’intérieur du domicile, voire dans tous les lieux publics comme les restaurants ou les trains, et, enfin, pour satisfaire au goût du public pour les images, la projection d’images animées grâce à une autre technologie, le kinétographe.

Chez Octave Uzanne comme chez Alphonse Allais, on retrouve donc les deux éléments de la substitution telle qu’elle était formulée chez Hugo : un média s’apprête à mourir, un autre à le remplacer. « Ceci tuera cela[9] ». Les médias de substitution envisagés apparaissent, au regard d’un lecteur d’aujourd’hui, étonnamment proches des différents dispositifs audio-visuels qui ont marqué le XXe siècle : le cinéma, l’enregistrement et la diffusion sonore, les microfiches, voire même la télévision[10]. Néanmoins, c’est bien à partir des innovations techniques qui voient le jour en cette fin de XIXe siècle que sont imaginés les appareils présents dans les deux fictions.

Le phonographe en effet, inventé par Thomas Edison en 1877, sert de point de départ à la prophétie du narrateur de « La Fin des livres ». « Il me paraît, affirme-t-il, que l’art [de l’imprimerie] a atteint son apogée de perfection, et que nos petits-neveux ne confieront plus leurs ouvrages à ce procédé […] en réalité assez facile à remplacer par la phonographie encore à ses débuts » (Uzanne 1895b, 133). L’intérêt de la fiction d’Uzanne repose donc moins sur l’appareillage technique qu’il imagine, que sur les fonctions qu’il lui assigne : pour lui, c’est avant tout comme substitut à l’imprimé littéraire que le phonographe a le plus grand avenir. Or cette perspective constitue une réduction importante des usages possibles de l’appareil qui, dans les discours qui l’ont entouré lors de son apparition, a d’abord été perçu dans la diversité de ses applications potentielles[11]. Edison lui-même, dans un article de 1878, avait proposé une liste de ce qui pouvait être envisagé avec le phonographe :

« L’écriture de lettres […], des livres phonographiques […], l’enseignement de l’élocution […], la musique […], l’archive familiale […], des horloges qui annoncent en parlant l’heure du jour […], la préservation de la langue […], des fins éducatives […], le perfectionnement ou le progrès de l’art du téléphone[12] ».

Si, de toutes ces pratiques, c’est l’enregistrement de la musique qui est devenu l’actualisation sociale la plus importante du phonographe[13], Octave Uzanne, dans son texte, insiste au contraire sur la seconde proposition de la liste formulée par Edison. Lorsque le narrateur tente d’identifier la nature des sons qui seront enregistrés par le nouveau média, la musique apparaît en effet comme un élément secondaire, bien moins central que les voix humaines : « les pièces les plus rares contiendront des cylindres ayant enregistrés […] la voix d’un maître du théâtre, de la poésie ou de la musique » (Uzanne 1895b, 137). De la même manière, si le phonographe enregistre les bruits du monde, ce n’est que pour accompagner la parole des hommes : « Les narrateurs […] diront le comique de la vie courante, s’appliqueront à rendre les bruits qui accompagnent et ironisent parfois, ainsi qu’en une orchestration de la nature, les échanges de conversations banales, les sursauts joyeux des foules assemblées, les dialectes étrangers » (Uzanne 1895b, 137). L’ensemble du texte est en fait organisé autour de l’opposition formulée initialement entre « enregistreurs du son » et « Imprimerie », les deux médias se livrant concurrence pour se faire les « interprète[s] de nos productions intellectuelles », pour donner forme à « l’art de se pénétrer de l’esprit, de la gaieté et des idées d’autrui » (Uzanne 1895b)[14]. Cette première réduction des usages possibles du phonographe – de l’enregistrement du son à l’enregistrement de la parole – se double d’une seconde, concernant cette fois la nature des propos qui seront enregistrés. Si le point de départ de la prophétie d’Uzanne concerne le destin des livres, très vite, le narrateur en vient à évoquer la presse. Or, pour chacune de ces deux formes de l’imprimé, c’est en tant qu’ils sont des supports du discours littéraire qu’il envisage surtout les conséquences de leurs substitutions par la phonographie. La presse est décrite comme dominée par le « mandarinisme littéraire » (Uzanne 1895b, 141)[15], tandis que les livres évoqués par le texte sont pour l’essentiel des ouvrages de littérature, et particulièrement des romans[16].

Cette double réduction, du son à la parole et de la parole au discours littéraire, peut être comprise, dans le contexte, par l’importance accordée au modèle de la conversation au sein du discours littéraire lui-même. Le texte d’Uzanne en effet, dans un ouvrage qui, par son titre, annonce à la fois son ancrage dans le domaine littéraire – Contes – et l’importance de son support – puisque destiné aux bibliophiles –, se présente comme le récit d’une « conversation[17] ». Dans le même temps, le narrateur, participant de cette conversation, en fait le modèle d’une transmission efficace du discours et un argument en faveur du développement de la phonographie : « c’est ainsi que dans la conversation notre cerveau conserve plus d’élasticité, plus de netteté de perception, plus de béatitude et de repos que dans la lecture » (Uzanne 1895b, 134). Le texte établit ainsi une continuité entre la scène narrative d’énonciation, une conversation entre « bibliophiles et […] érudits » (Uzanne 1895b, 125), à l’intérieur de laquelle va se déployer le récit d’anticipation, et la nature des discours qui, dans ce même récit, passent d’un média à un autre, de l’imprimé au phonographe. Il faut noter en outre que le « mode conversationnel », comme le précise Marie-Ève Thérenty, est aussi une propriété du discours journalistique de l’époque[18]. L’anticipation d’Uzanne repose donc sur la pérennité d’une modalité singulière du discours, la conversation orale, qui donne forme tout à la fois aux énoncés journalistiques, au récit d’anticipation et aux discours enregistrés par le phonographe que ce récit met en scène.

Pour ce qui est du « kinétographe », mentionné par Uzanne à la fin du conte, il s’agit d’une autre invention d’Edison, beaucoup plus récente celle-ci, à la date de rédaction du texte. Les premiers essais de l’ingénieur américain pour réaliser des enregistrements photographiques du mouvement datent de 1888. Néanmoins ce n’est qu’en 1891 que l’appareil, ou plutôt les appareils, sont fonctionnels. Le kinétographe permet d’enregistrer sur des films celluloïds un grand nombre de photographies successives, suivant le principe de la chronophotographie[19]. Quant au kinétoscope, il permet d’observer, dans une grande caisse en bois munie d’une ouverture, le défilement des mêmes films, produisant une illusion presque parfaite du mouvement enregistré. Les premières démonstrations de l’appareil ont lieu en 1893, le 9 mai[20]. La veille paraissait dans Le Figaro un article d’Octave Uzanne, relatant sa rencontre avec Edison, quelques jours plus tôt, dans le laboratoire de ce dernier. Il y décrivait notamment avec une grande précision un kinétoscope et y transcrivait sa réaction, livrée à Edison ce jour-là : « Je lui fais signe que je suis sans voix, sans expression possible, presque sans croyance » (Uzanne 1893, 1). Le lendemain de la parution de l’article, Alphonse Allais, dans Le Journal, publie une parodie de ce texte. Il affirme avoir rencontré Uzanne aux États-Unis le soir même de sa visite chez Edison, et s’être rendu le lendemain, lui aussi, chez l’inventeur. Loin de s’étonner devant le « petit appareil » et ses « images-successives se remplaçant rapidement », il préfère décrire à ses lecteurs d’autres « merveilles » en passe de sortir de l’atelier d’Edison : la lampe à huile et le fil à couper le beurre. Il précise, d’ailleurs, pourquoi le kinétographe n’a à ses yeux rien de particulièrement inédit :

Encore sous le coup de son émotion, Uzanne me décrivit le fameux kinetograph, dont on a pu connaître les détails par le Figaro du 8 mai. Il me sembla bien que le kinetograph ne constituait pas une invention d’une fraîcheur éblouissante, et qu’il ressemblait furieusement à ce joujou qu’on appelle le zootrope, et qu’on peut se procurer pour 25 ou 30 sous dans tous les bazars français. Enregistrer le mouvement par des photographies instantanées successives, ne me parut point être le comble du génie. L’année dernière, à l’Exposition de Photographie […] il nous fut donné de contempler quelques projections de ce genre […]. Certains de ces mouvements duraient près d’une minute à raison de 60 clichés successifs à la seconde. […] C’était merveilleux, mais voilà : cela ne s’appelait pas le kinetographe, cela ne venait pas d’Amérique, vià Uzanne, et Edison n’était pas dans l’affaire[21].

Ce qu’Alphonse Allais a vu, à l’Exposition de Photographie de 1892, c’est très probablement un autre appareil capable de recréer l’illusion du mouvement grâce à la photographie successive : le phonoscope de Demenÿ, qui y était présenté[22]. Quant au « zootrope », il s’agit d’une variante du phénakistiscope de Plateau, qui est en effet un des premiers objets à produire l’illusion du mouvement par la succession des images.

Si Allais évoque avec autant de mauvaises grâces l’invention d’Edison – qui comporte pourtant un nombre important d’améliorations par rapport au phonoscope de Demenÿ – c’est parce qu’il reproche à l’industriel américain de s’être approprié une quinzaine d’années plus tôt l’invention du phonographe, que son ami Charles Cros affirmait avoir mis au point, sous le nom de paléophone, dès le printemps 1877[23].

Cette passe d’armes entre les deux auteurs à propos du kinétographe et des appareils de diffusion de photographies animées permet d’apercevoir au moins deux éléments importants du contexte de la période. D’abord, que les informations circulent entre le monde littéraire et le champ des innovations techniques, notamment par le biais de la grande presse quotidienne – celle précisément dont la mort est annoncée par les fictions qui nous occupent. Ensuite, que l’essentiel des données techniques à l’origine de ce que nous appelons le « cinéma » sont en place dès le début des années 1890[24]. Comme l’affirme Laurent Mannoni, en 1894, au moment de la première publication de « La Fin des livres », « tous les éléments sont réunis […] pour donner le jour au vrai spectacle chronophotographique, sur grand écran : les films de fiction sont déjà tournés […] et divers systèmes d’entraînement de la pellicule ont donné satisfaction (par exemple celui du kinetograph Edison) » (Mannoni 1994, 385). Pour les chercheurs qui travaillent sur cette question l’enjeu, à ce moment-là, est d’intégrer le défilement des films chronophotographiques à un système de projection similaire à celui d’une lanterne magique, ce que feront les frères Lumière l’année suivante. Or, dans son récit, c’est ce point qu’anticipe Uzanne :

Le Kinétographe enregistrera le mouvement de l’homme et le reproduira exactement comme le phonographe enregistre et reproduit sa voix. D’ici cinq ou six ans, vous apprécierez cette merveille basée sur la composition des gestes par la photographie instantanée ; le kinétographe sera donc l’illustrateur de la vie quotidienne. Non seulement nous le  verrons fonctionner dans sa boîte, mais, par un système de glaces et de réflecteurs, toutes les figures actives qu’il représentera […] pourront être projetées dans nos demeures sur de grands tableaux blancs .

(Uzanne 1895b, 143)

Lors de ses premiers travaux sur le kinétoscope, en 1888-1889, Edison avait envisagé, comme d’autres avant lui, de recourir à un système de microphotographies. Cette technique est finalement avantageusement remplacée par des systèmes à bandes, et notamment par le film celluloïd, dans la plupart des appareils de photographie animée des années 1890. Toutefois, la microphotographie trouvera bientôt une application dans un autre domaine : celui de la conservation des documents.

Dans « L’Agonie du papier », la chronique d’Alphonse Allais, c’est d’ailleurs la microphotographie qui permet le fonctionnement de l’appareil destiné à remplacer le papier :

Le miracle s’est simplement accompli par microphotographie des huit ou douze pages d’un immense journal sur la mignonne et susindiquée pellicule .

(Allais 1990a, 693)

Le dispositif décrit par Allais correspond en fait, dans son principe, à ce qu’on nommera au XXe siècle les « microformes ». Qu’il s’agisse de microfiches ou de microfilms, ces objets sont des supports pour des reproductions photographiques miniatures. Pour être consultés, ils nécessitent l’usage d’un terminal de lecture, « lecteur » ou « projecteur », qui fonctionne sur le modèle d’une lanterne magique. La microphotographie, la technique qui permet de réaliser de telles reproductions, est parfois appelée aussi « micrographie ».

La réalisation de microphotographies a été envisagée dès les débuts de l’histoire de la photographie, et elle est techniquement au point depuis les travaux de René Dagron à la fin des années 1850. Mais les microphotographies de Dagron, qui sont prises à des échelles de réduction extrêmement élevées, s’observent au microscope : elles ne sont pas destinées à être projetées. De plus, le support sur lequel elles sont reproduites est d’une grande fragilité. Ce n’est que dans les années 1930 que le recours à la microphotographie de documents, combiné à l’usage d’un projecteur pour leur consultation, se développe dans les bibliothèques et les centres de documentation. C’est dans ce contexte qu’on verra apparaître microfiches, microfilms, et leurs « lecteurs » respectifs.

La nécessité, pour des besoins de conservation, de reproduire des documents a commencé à apparaître pour les bibliothécaires au tournant des XIXe et XXe siècles. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le papier était majoritairement produit à partir de chiffons de toile, mais le développement de la pâte à papier mécanique, élaborée à partir de rondins de bois, a eu deux conséquences importantes : l’augmentation des capacités de production et la baisse de la qualité des produits. L’essentiel des papiers mis en circulation à partir de 1880 sont bien plus fragiles que les documents plus anciens, et ont une durée de vie bien inférieure. Devant la double nécessité de conserver des quantités de plus en plus importantes de documents et de prendre en considération la fragilité de leurs supports, les bibliothécaires et professionnels de la documentation ont envisagé la reproduction par microphotographie[25]. Autour de 1900 les premières inquiétudes se font jour[26], et le procédé commence à être envisagé.

En 1907, par exemple, Paul Otlet, le père de la documentation moderne, publie avec Robert Goldschmidt un article intitulé « Une forme nouvelle du livre : le livre microphotographique ». Dans ce texte, les deux auteurs envisagent la micrographie comme une solution aux problèmes de conservation des documents entraînés par la mauvaise qualité du papier. Ils affirment notamment que « la fabrication de diapositives pelliculaires pour les projections animées de la cinématographie indique les voies à suivre[27] ». Le cinéma, en effet, apparu depuis lors, a apporté à des problèmes similaires un certain nombre de solutions innovantes : l’usage d’un support stable, le film celluloïd ; ainsi que le recours à la projection pour la « consultation » des photographies miniatures. Ce n’est que dans les années 1930 pourtant, lorsque la nécessité devient pressante et les conditions techniques suffisantes, que s’élaborent dans les bibliothèques les premières politiques de conservation par micrographie. Il aura fallu attendre notamment la mise au point de supports moins sensibles au feu que le film celluloïd.

La chronique humoristique d’Alphonse Allais, parue trois ans avant le texte programmatique d’Otlet et Goldschmidt, se comprend dans ce contexte à la fois technique, documentaire et médiatique. Mais encore une fois, l’intérêt du texte d’Allais réside dans le fait qu’il opère lui aussi un déplacement par rapport aux fonctions qu’on peut attribuer aux microphotographies projetées. Le texte de la chronique commence ainsi :

Vous pensez bien, mes petits amis, que ce n’est pas uniquement à titre de prunes, ni sans les plus sérieux motifs que je viens de me livrer à d’intarissables jérémiades sur l’imminente disparition des arbres, causée par la de plus en plus folle consommation de papier imprimé .

(Allais 1990a, 692)

Dès les premières lignes, Allais renvoie donc son lecteur à une précédente chronique, en l’occurrence celle publiée le 2 mars. Dans ce texte était formulée la démonstration suivante :

Au temps jadis, - ça ne nous rajeunit pas ! - les déchets textiles, autrement dit chiffons, suffisaient largement à l’exigence manufacturière du papier. […] Aujourd’hui, nous fabriquons notre papier avec de la pulpe de bois […]. Or, un travail des plus sérieux, récemment publié, établit ce fait angoissant : la production industrielle du papier dépasse actuellement la production naturelle de bois. Autrement dit, l’Usine, chaque jour, dévore plus de bois que n’en crée la Végétation […]. Bref, déduction mathématique, l’arbre est à la veille de disparaître, bouffé – je maintiens le mot – bouffé par le journal. Par le journal, surtout, mais aussi par le livre, l’affiche, etc., etc .

(Allais 1990b, 689)

Ainsi, le même constat, la fabrication du papier à partir de la matière végétale, conduit Allais à s’alarmer de la déforestation et les bibliothécaires de l’époque à s’inquiéter de la durée de vie des documents imprimés. Et à ces deux problèmes une même technique, la micrographie, apparaît comme la solution unique. Néanmoins, la réduction photographique n’a pas du tout les mêmes fonctions dans la fiction humoristique et dans les politiques de conservation des bibliothèques. Chez Allais, il s’agit de réduire la masse de matière première prélevée sur la nature, et non pas d’augmenter la durée de vie des documents ou la capacité de stockage des établissements documentaires. Évidemment, Allais n’explique pas à partir de quelle matière première est produite la « légère carte transparente », et, si ce mode de reproduction des documents venait à se répandre, dans quelle mesure la réduction opérée pourrait suffire à ne plus mettre en danger le renouvellement naturel des matériaux. Ce qui motive la substitution du média, c’est moins une préoccupation écologique proprement dite, qu’un principe de parcimonie dans le recours aux matériaux qui supportent l’information.

Or, ce principe de parcimonie rentre en contradiction avec les modalités mêmes qui conditionnent le discours d’Allais : la chronique qu’il tient dans Le Journal occupe une véritable « rubrique » au sein du périodique quotidien, c’est-à-dire une surface de papier matériellement délimitée, mais reproduite à intervalles réguliers pour assurer la continuité du discours[28]. Les opérations de renvois que l’humoriste met en place signalent au lecteur cette continuité : l’étude des conséquences de la surproduction de papier est ironiquement menée dans un format qui impose de l’interrompre et de la reprendre indéfiniment, en un processus sans fin de consommation de papier[29].

Apparaît ainsi assez clairement ce qui distingue les différents textes évoqués jusqu’ici : chez Uzanne, l’anticipation de la substitution repose sur l’approfondissement d’un des usages potentiels de l’enregistrement sonore, le « livre phonographique », et elle est rendue possible par le modèle de la conversation, qui est commun au discours littéraire et au discours de presse ; chez Allais, elle apparaît comme une solution radicale à un faux problème – la déforestation – déduit logiquement d’une véritable évolution des modes de production – le changement de la matière première qui entre dans la composition du papier. Ce faux problème donne l’occasion à l’humoriste d’imaginer une littérature et une presse indépendantes de leurs supports de papier, et ce dans un environnement médiatique qui repose entièrement sur le principe d’une presse littéraire imprimée[30]. Chez Hugo enfin, le discours de la substitution, rétrospectif, permet d’appréhender le développement historique qui conduit à la situation où se trouve le romancier. Il formule, par la fiction d’un récit des origines, une cohérence entre un support médiatique dominant, l’architecture puis l’imprimerie, et un ordre de valeurs, dominée par la foi et la croyance, puis par l’intelligence et l’opinion[31].

Les trois textes ont en commun d’essayer de penser le contexte médiatique de leurs temps à travers une fiction de la substitution, originelle chez Victor Hugo, à venir pour Octave Uzanne et Alphonse Allais. Ils s’énoncent au sein de cette « civilisation du journal », dont Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant ont étudié les caractéristiques (Kalifa et al. 2011). À l’aube de cette civilisation, au moment où se développent les techniques de reproduction mécanique des images et la presse quotidienne d’information, Victor Hugo en établit la genèse en mettant en scène l’appareillage technique qui la rend possible : l’Imprimerie. Au moment où s’amplifie le phénomène, à partir des années 1880, du fait notamment de la modification de la matière première à l’origine du papier et d’un nouveau cadre juridique, la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, Octave Uzanne et Alphonse Allais en imaginent le dénouement : ils voient dans l’émergence de ce qu’on nommera bientôt les « médias audio-visuels » un signe de la fin de l’ « âge du papier » (Allais 1990a, 693).

Ces récits d’anticipation se distinguent assez nettement du roman de Victor Hugo, parce qu’ils s’énoncent à un moment où la cohérence entre un support médiatique et un ordre de valeur n’est pas encore instituée : les techniques n’ont pas toutes trouvé leurs usages, ni les usages leurs techniques définitives. C’est en un sens ce qui rend ces textes intéressants pour un lecteur du XXIe siècle : ils imaginent des pratiques médiatiques qui, en réalité, ont été minoritaires ou marginales avec ces appareils, mais qui seront amenées à se renouveler, articulées à d’autres évolutions techniques. C’est ainsi que ce que l’on appelle aujourd’hui le « livre audio », entendu dans une acception littéraire, a existé comme pratique minoritaire tout au long du XXe siècle[32]. Mais ce n’est qu’à partir des années 1980, avec les appareils baladeurs et surtout, quelques années plus tard, avec la généralisation de la numérisation des sons enregistrés, que cette pratique s’est vue relancée. De la même manière, la « lecture sur écran », dont on sait l’importance aujourd’hui, a existé durant des décennies dans les centres documentaires, devant les lecteurs de microformes.

On le voit néanmoins, interroger rétrospectivement les textes d’anticipation à l’aune de l’histoire technique telle qu’elle nous apparaît, c’est remettre en cause la successivité des médias formulée par le « Ceci tuera cela » – car la substitution imaginaire met en jeu le lien complexe qui se noue entre les objets techniques et les fonctions qui peuvent leur être attribuées.

Dispositifs médiatiques et discours social : le déluge

Dans leurs fictions respectives, en plus de détailler les agencements techniques destinés à remplacer le papier, Alphonse Allais et Octave Uzanne insistent sur les raisons qui motivent ce remplacement : le problème que pose, en lui-même, le papier comme support de l’information. Ce faisant, ils formulent tous deux un même paradoxe : c’est parce que le papier est trop utilisé qu’il est destiné à mourir, c’est la trop grande présence de ce médium qui le condamne. Si les chroniques d’Alphonse Allais insistent sur le caractère limité des matières premières, le conte d’Uzanne quant à lui pointe la nécessité morale de la disparition du papier : « Il faut que les livres disparaissent ou qu’ils nous engloutissent ; j’ai calculé qu’il paraît dans le monde entier quatre-vingts à cent mille ouvrages par an dont la plupart ne contiennent que […] préjugés et erreurs » (Uzanne 1895b, 145). Dans les deux textes, c’est donc la production excessive de papiers imprimés qui semble conduire le livre et le journal à leurs pertes. « Le livre imprimé va disparaître. Ne sentez-vous pas que déjà ses excès le condamnent ? » (Uzanne 1895b, 144‑45). En outre, ce paradoxe est énoncé dans les fictions à travers une même analogie : celle du déluge. « Depuis le déluge, tenez pour certain que tant profonde modification terrestre ne se serait accomplie » (Allais 1990b, 690) affirme Alphonse Allais dans la chronique du 2 mars. « Après nous la fin des livres » (Uzanne 1895b, 145) dit le narrateur d’Uzanne à la fin de son exposé, reprenant en la modifiant la célèbre maxime « Après nous le déluge ».

Avant même que ne se pose la question technique, avant même d’envisager ce qui pourrait remplacer le papier, les deux auteurs insistent donc sur les excès de la production écrite, sur la surabondance des textes en circulation. Or cette surabondance exige en contrepartie des procédures de tri, de sélection, d’élimination ou de gestion d’une partie de ce flux de papier. Alphonse Allais, dans une autre chronique qui fait suite à cette série, le 27 mars, parle de « canaliser le torrent furieux » (Allais 1893, 1). Dans les deux textes donc, le « médium de substitution » vient répondre au constat du déluge.

Cette analogie entre l’expansion du flux d’informations et la catastrophe diluvienne n’est pas nouvelle. Julia Przyboś y a vu un des traits caractéristiques de l’imaginaire de la période (Przyboś 2002, 132‑35). Elle apparaît aussi, dans un tout autre contexte, au cours des années 1990 sous la plume de Pierre Lévy, pour qualifier les mutations qu’a entraînées l’apparition d’Internet. À la fin du XIXe siècle, la loi sur la liberté de la presse de 1881 et l’industrialisation de la production de journaux déclenchent une augmentation de la circulation des textes, et du matériau qui les supporte : le papier. Le développement des technologies numériques a quant à lui, selon Pierre Lévy, produit une « crue », une « inondation », un « déluge d’information » (Lévy 1997)[33]. Le motif du déluge apparaît ainsi comme une formulation imaginaire et normée de cette multiplication des discours, rendue possible à différentes époques par des évolutions à la fois techniques, sociales et juridiques[34]. C’est sur cette formulation imaginaire que s’appuient les deux textes pour renverser l’analogie établie par Victor Hugo entre la mort d’un média et la baisse du niveau de l’eau. Dans Notre-Dame de Paris, l’imprimerie construisait un « refuge promis à l’intelligence contre un nouveau déluge ». Elle « pomp[ait] sans relâche la sève intellectuelle de la société » (Hugo 1975, 188), transformait les forces vitales liquides en abri contre les catastrophes diluviennes. Dans cette vision optimiste du progrès technique, la métaphore de la liquidité s’élaborait ainsi à partir d’une ambiguïté première : la pluie du déluge s’apparentait à une catastrophe extérieure à la civilisation humaine, tandis que la production culturelle et médiatique prenait la forme d’un épanchement liquide capable de la contrer[35]. Désormais, c’est l’imprimerie elle-même qui déverse ses productions sur les intelligences et qui, face à l’engloutissement annoncé, doit être mise à mort. La fiction littéraire dans ce contexte, lorsqu’elle invente des médias ou des pratiques médiatiques, tend donc à envisager conjointement l’évolution des techniques et le devenir du déluge, la question de la nature des supports et celle du trop grand nombre d’énoncés en circulation.

Octave Uzanne : le déluge et l’incendie

Un des aspects les plus surprenants du conte d’Octave Uzanne, on l’a vu, est qu’il semble reconduire dans un monde médiatique dominé par le phonographe, l’essentiel des usages de l’imprimé qui lui sont contemporains. Dans la prophétie du narrateur, les articles de presse ne sont en effet plus écrits et lus, mais « enregistr[és] à haute voix », les bibliothèques deviennent des « phonographothèques » et les « dames », toujours admiratives des « auteurs à succès » (Uzanne 1895b)[36], s’intéressent désormais davantage aux charmes de leurs voix qu’à la qualité de leurs styles. Pour autant, la nature des discours diffusés reste la même qu’à l’époque de l’écrit imprimé : on écoute de la poésie, les nouvelles du journal, les œuvres de Shakespeare ou de Molière, les romans de Dickens ou d’Alexandre Dumas. La substitution du média passe par la permanence d’un certain nombre de pratiques.

Bien plus, c’est le déluge lui-même qui semble reconduit dans cet univers où l’oreille a remplacé l’œil comme organe récepteur du discours, mais où la prolifération des énoncés se poursuit : les phonographes deviennent des « multiplicateurs de la parole », des « voix du monde entier » se diffusent inscrites sur des rouleaux, et « chaque table de restaurant » est « munie de son répertoire d’œuvres phonographiées, de même les voitures publiques, les salles d’attente, les cabinets de steamers, les halls et les chambres d’hôtel » (Uzanne 1895b, 140‑41). Le régime médiatique décrit par Uzanne ne se limite d’ailleurs pas à la circulation des rouleaux, il s’appuie aussi sur un réseau de « tubes » et de « tuyaux » qui transportent les ondes sonores de leurs lieux de diffusion à leurs lieux de réception :

Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs […] ils jouiront, silencieux, des merveilleuses aventures dont les tubes flexibles apporteront le récit dans leurs oreilles. […]

À tous les carrefours des villes, des petits édifices s’élèveront autour desquels pendront, à l’usage des passants studieux, des tuyaux d’audition correspondant à des œuvres […] à mettre en action par la seule pression sur un bouton indicateur. […]

L’auteur qui voudra exploiter personnellement ses œuvres […] pourra en tirer un bénéfice […] en donnant en location à tous les habitants d’un immeuble une infinité de tuyaux qui partiront de son magasin d’audition, sorte d’orgue porté en sautoir pour parvenir par les fenêtres ouvertes .

(Uzanne 1895b, 138‑40)

À cette tuyauterie décrite par le texte correspond une liquéfaction de la parole enregistrée : « [le peuple] pourra se griser de littérature comme d’eau claire, à bon compte, car il aura ses distributeurs littéraires de rues comme il a ses fontaines » (Uzanne 1895b, 139). Le déluge de papier réapparaît ainsi, sous la forme amoindrie, littéralement canalisée, de la fontaine de littérature.

La forme narrative du conte fait apparaître cet imaginaire de la démultiplication car elle s’organise autour d’une succession de petites scènes, chacune décrivant une situation de ce monde médiatique nouveau. Une grande diversité de lieux sont ainsi mentionnés par le narrateur : le « Pattent office », les bibliothèques, les intérieurs bourgeois avec leurs « sophas » et leurs « rocking-chairs », les Alpes et les « Caňons du Colorado », les carrefours des villes, les trains, etc. Chaque scène se voit ainsi définie par son espace propre et le type de confrontation qu’elle organise entre l’usager et l’appareil. Une organisation de cette nature facilite l’investissement imaginaire du lecteur et répond parfaitement aux illustrations de Robida qui accompagnent le texte[37].

Mais quel sens donner à ce récit où la substitution médiatique s’attache à reconduire la situation précédente ? Pour l’éclaircir, il peut être intéressant de revenir sur quelques autres textes d’Uzanne. Dans Le Livre, la revue dont il est rédacteur en chef au cours des années 1880, il écrit par exemple plusieurs articles qui formulent la même critique à l’égard du déluge que celle qu’on trouve dans « La Fin des livres ». Un des textes commence ainsi par le paragraphe suivant :

Mon dieu ! protégez-nous, car il pleut des volumes ! Ils arrivent en masses serrées, issant de toutes parts, oeilladant à la vitrine des libraires, quêtant un regard, un sourire satisfait ; nous suivant au logis, encombrant nos tables, nos sièges, nos étagères, parés à qui mieux mieux des attraits de la nouveauté [38].

(Uzanne 1885, 337)

Uzanne néanmoins était un bibliophile, défenseur en son temps de ce qu’il appelait la « bibliophilie moderne », qu’il opposait à la bibliophilie traditionnelle en ce qu’elle s’attache moins à recueillir et collectionner les livres anciens, qu’à découvrir, parmi la masse gigantesque des productions contemporaines, les livres, les journaux, les illustrations, les formes typographiques ou même les reliures qui posséderaient quelques mérites esthétiques. C’est notamment ce qu’il explique dans un article paru deux ans après « La Fin des livres » :

La bibliophilie moderne possède un champ d’exercice presque illimité, car il appartient à chaque amateur intelligent de choisir sa voie parmi les innombrables chemins dont son domaine est sillonné. La production de ce temps est si abondante que chacun rêve de parures hors ligne pour ses auteurs préférés […]. De celui-ci on choisit une nouvelle considérée comme chef-d’œuvre, de celui-là on extrait un conte qu’on admire à l’égal d’une perle rare, de tel autre on élague l’œuvre parallèle, et l’on forme ainsi, de-ci, de-là, des bibliothèques choisies [39].

(Uzanne 1896, 199‑200)

De ce point de vue, le déluge apparaît ainsi nécessaire à la bibliophilie moderne, c’est lui qui rend possible l’appropriation des productions écrites marginales, de ce qui se cache dans la masse, c’est lui qui permet de « récolter [d’amples moissons] parmi la foisonnante production littéraire et artistique de ce temps, au milieu de laquelle figurent tant de journaux satiriques et illustrés, tant de brochures, de pamphlets, de revues, de plaquettes de toute nature ». C’est parce que le déluge existe, que le bibliophile moderne peut « dans cette agglomération découvrir des pièces étonnantes, former des collections […] se débrouiller au milieu du chaos que les chutes successives des feuilles imprimées auront créé dans nos archives publiques » (Uzanne 1896, 200)[40]. La critique du déluge se double donc, chez Uzanne, d’une position d’adaptation à cette situation de prolifération de l’imprimé. Dans « La Fin des livres », ce double aspect est reconduit lorsque le narrateur évoque le destin des bibliophiles dans sa prophétie : devenus des « phonographophiles », ces derniers ne collectionnent plus des livres rares, mais des enregistrements atypiques ou des cylindres reliés et stockés dans des étuis précieux. Dans le nouveau régime médiatique qu’induit le développement de la phonographie, la bibliophilie reste donc possible.

Dans les fictions de l’auteur, une autre image apparaît toutefois, un autre élément discursif, qui rend compte du vrai danger qui menace le bibliophile. Il s’agit du motif de l’incendie. Dans les Contes pour bibliophiles ce motif est presque toujours associé à des situations révolutionnaires : la Commune de Paris dans « Le Carnet de Notes de Napoléon Ier » où est évoqué l’incendie des Tuileries, mais surtout la Convention thermidorienne et l’explosion de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés dans « Poudrière et bibliothèque ». Ce que la fureur révolutionnaire met en danger dans les fictions d’Uzanne, ce n’est pas l’intelligence collective, qui souffre elle plutôt du déluge de publications, mais la matérialité même des supports du discours : « les trônes, ça se raccommode ! les institutions, ça se relève ! les têtes… ah ! non, les têtes, ça ne repousse pas, mais il en pousse d’autres, enfin, tandis que nos manuscrits, nos cartes, nos documents […], une fois brûlés, citoyen […], une fois brûlés, c’est fini… ». L’incendie révolutionnaire dans les contes d’Uzanne semble fonctionner comme l’envers de l’image du déluge : si la prolifération des écrits est un excès problématique, parce qu’elle rend l’accès difficile aux œuvres de qualité, elle forme aussi le milieu même où peut s’exercer la « bibliophilie moderne », alors que la combustion des documents est ce qui la rend matériellement impossible. Lorsque l’incendie surgit l’amateur de documents rares est perdu : un des personnages de « Poudrière et bibliothèque » achève son existence en « gémissant […] de la perte du Romant de la Pucelle, à jamais disparu, réduit en cendres » (Uzanne 1895c)[41].

Ainsi, malgré la présence de ce motif chez Uzanne, paradoxalement, l’âge de l’imprimerie ne se termine pas par un grand incendie révolutionnaire, mais par un déluge de livres. C’est ce dernier qui permet à la fois de sauver la passion du bibliophile et de reconduire le contexte qui la rendait possible dans le domaine des enregistrements sonores et des projections de photographies animées.

Alphonse Allais : surfaces et inscriptions

Chez Alphonse Allais, le discours prophétique obéit à une logique qui semble quelque peu différente. La substitution du média vise ici à réguler le déluge, ou plutôt à réguler le flot des productions écrites, précisément pour qu’il ne s’apparente plus à un déluge.

La série de chroniques qu’Allais consacre, au cours du mois de mars 1902, à cette question de la disparition des arbres trouve son origine dans un débat parlementaire. Dans le contexte des élections législatives qui doivent se tenir cette année-là, la Chambre des députés et le Sénat examinent en effet un projet de loi visant à restreindre « l’affichage électoral » sur les bâtiments de l’espace public. La loi de 1881 sur la liberté d’expression, très libérale, précisait dans son article 16 que « les professions de foi, circulaires et affiches électorales pourront être placardées […] sur tous les édifices publics autres que les édifices consacrés au culte » (« Loi sur la liberté de la presse » 1881, 4202). Le 8 mars 1900, la Chambre abroge par un vote, sans qu’aucun député ne prenne la parole, cet article 16, et prévoit désormais « des emplacements réservés […] à l’affichage » (« Session ordinaire de 1900 » 1900a, 770)[42]. Le 27 mars, le Sénat examine cette abrogation. Les débats, cette fois, sont nombreux et contradictoires. L’enjeu de la discussion est de savoir si le texte adopté par la Chambre est « une sorte d’atteinte à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse » ou s’il s’agit d’une réponse aux « abus monstrueux auxquels donne lieu la liberté déréglée et désordonnée de l’affichage électoral » (« Session ordinaire de 1900 » 1900b, 190 et 192). La discussion se poursuit, après un renvoi en commission, jusqu’à la séance du 10 avril où elle finit par s’enliser. Le projet d’abrogation sera finalement rejeté par les sénateurs, mais en janvier 1902 la question de l’affichage électoral réapparaît dans le débat parlementaire. Les mêmes députés et sénateurs qui soutenaient l’encadrement de l’affichage électoral tentent de faire adopter un nouveau texte avant le début de la campagne législative. Cette fois, c’est la protection des « édifices et monuments ayant un caractère artistique » qui est mise en avant. Cette restriction réussit à convaincre les sénateurs réfractaires et le texte est adopté le 27 janvier (« Session ordinaire de 1902 » 1902, 21). Le 21 février, Alphonse Allais s’empare de cette discussion parlementaire dans sa chronique au Journal :

Alors, en notre agonisant Parlement, un homme s’est levé, tel le vieux viking scandinave, un homme qui dit, à ce flux de papier, le Ne va pas plus loin ! fatidique.

Si la loi est acceptée, des emplacements spéciaux seront réservés aux proclamations de chaque candidat, emplacements sacrés, officiellement encadrés, inviolables, inempiétables, insurcollables… [43]

(Allais, s. d.b, 1)

La satire d’Alphonse Allais s’appuie pour l’essentiel sur une exagération du discours social du déluge, qu’on trouvait formulé au sein même des débats parlementaires. Lors de la première discussion, à la séance du 10 avril 1900, un sénateur affirmait par exemple vouloir « préserver [les] bâtiments publics du flot montant de la prose électorale » (« Session ordinaire de 1900 » 1900b, 434). Par le jeu de l’hyperbole, la liquéfaction du discours politique devient chez Allais : « En certaines circonscriptions, le débordement de papier électoral […] arrive à friser le torrent, et peut-être même à mettre des bigoudis au déluge, ajouterais-je, si je ne craignais d’onduler le ridicule » (Allais, s. d.b, 1).

Ce ne sont pas moins de quatre chroniques ensuite qui vont se succéder dans les colonnes du Journal à propos de cette affaire. Le 2 mars, Alphonse Allais prévient ses lecteurs de la catastrophe que représente la disparition imminente des arbres. Le 7, il imagine une première série d’alternatives au papier pour l’affichage électoral. Le 12, c’est « L’Agonie du papier » et l’appel aux investisseurs pour la création d’un journal reproduit par microphotographie et projeté grâce à une lanterne magique. Le 27 mars enfin, c’est à nouveau la question de l’affichage électoral qui pousse Allais à imaginer des dispositifs de recyclage du papier. L’énonciateur de ces textes ne cesse de faire référence aux précédentes chroniques, pour guider le lecteur dans ce labyrinthe de projections imaginaires, de prophéties et de projets industriels. La continuité de la situation d’énonciation, de chronique en chronique, revêt néanmoins un aspect paradoxal dans la mesure où l’énonciateur semble posséder des caractéristiques différentes selon les textes : tantôt candidat aux élections législatives manquant de moyens pour diffuser ses affiches, tantôt industriel en quête de financements, et parfois, évidemment, représentant de « l’élite des littérateurs et informateurs français » (Allais, s. d.b, 1). En outre cette instance énonciative protéiforme rapporte à intervalles réguliers les discours les plus divers : elle donne la parole aux parlementaires, mais aussi bien à un candidat de la circonscription de Carqueiranne, au journaliste d’extrême-droite Gaston Méry ou aux poètes Sully Prudhomme et François Coppé. Le discours même de l’énonciateur, enfin, ne cesse de se transformer en parodiant des jargons et sociolectes de toutes natures : « allons bon ! Voilà que je parle comme à la Chambre ! » (Allais, s. d.a, 1). Plasticité de l’instance d’énonciation, enchevêtrement des discours rapportés, instabilité du cadre discursif de référence, comme l’indique Jean-Marc Dufays, chez Allais « le discours satirique est intimement enchâssé dans le tissu des discours ambiants. [Ce discours] semble parasite, c’est-à-dire qu’il tire sa substance des autres discours dont il emprunte par nécessité thèmes et formes et qu’il sape au même moment par le comique » (Dufays 1987, 109).

Dans la série de chroniques de février-mars 1902, le discours parasité est d’abord celui qui exprime l’angoisse devant la surproduction de papier, le discours du déluge. Passé dans la machine parodique du texte d’Allais, ce discours se met à énoncer de manière obsessionnelle la description des solutions alternatives. Dans « L’Agonie du papier » il prenait une forme publicitaire pour mettre en scène la lanterne magique qui projette des microphotographies de textes journalistiques. Dans les autres textes, sont évoqués, pêle-mêle, la possibilité de passer les documents imprimés aux rayons X pour supprimer l’encre et recycler ainsi le papier, le remplacement des affiches électorales par des ardoises effaçables, ou encore le recours à une colle spéciale, capable de fixer provisoirement ces affiches à leurs supports et de les épaissir ensuite au bout de quelques semaines pour les transformer en plaques de cartons, détachables et désormais disponibles pour d’autres usages.

Ces différentes solutions alternatives ont un trait en commun : elles opèrent toutes une dissociation entre la surface et l’inscription. L’écran de lanterne magique, le papier passé aux rayons X, l’ardoise effaçable ou le panneau d’affichage organisent un rapport nouveau entre le support et le message, un rapport de séparation potentielle, ils offrent la possibilité de « nettoyer » la surface et de se débarrasser de l’inscription. Tous ces objets sont en fait mis au service d’une économie du recyclage des excès ou des surplus que produit le déluge, ils s’apparentent à des outils pour une gestion rationnelle des déchets de la production écrite. C’est en ce sens que le discours satirique, chez Allais, en s’attaquant au fantasme gestionnaire d’une régulation du déluge, agence à un discours social normé une représentation singulière de la disposition des médias à venir : la distinction entre l’interface permanente de lecture, l’écran, et le signe provisoire qu’elle accueille.

Conclusion

Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo formulait de la manière la plus explicite une proposition sur le devenir des dispositifs médiatiques : « Ceci tuera cela », un média se substitue à un autre, et cette substitution modifie les valeurs qui fondent l’ordre social. Ce discours de la substitution lui permettait d’appréhender, par une fiction du retour aux origines, les mutations médiatiques qui allaient donner naissance à la « civilisation du journal ». L’image du déluge, dans une telle fiction, recelait une première ambiguïté : elle donnait une forme imaginaire à une idée simple, à savoir que les productions humaines, et particulièrement les œuvres de l’esprit, courent toujours le danger de disparaître sous les assauts du temps. Mais dans le même temps, c’était la même analogie, celle de la liquidité, qui permettait au romancier de rendre sensible la capacité de résistance des objets médiatiques et l’énergie investie dans les productions de l’intelligence.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, au moment où sont publiés les textes d’Octave Uzanne et d’Alphonse Allais, ces deux formes de l’épanchement liquide n’en font plus qu’une : c’est le déluge de productions imprimées qui met en danger le développement de la civilisation. Une nouvelle substitution est alors envisagée, dans les fictions des deux auteurs, pour répondre à ce constat. Ce que peut montrer la lecture de ces deux textes, c’est que les fictions qui se proposent d’imaginer de telles substitutions à venir peuvent être envisagées comme des discours constitutifs des dispositifs médiatiques eux-mêmes. Des discours qui n’en sont pas à l’origine directe, mais qui ont participé à l’élaboration de leur part imaginaire, à ce qui lie l’institution médiatique à un ensemble de représentations et de valeurs. Les débats sur la liberté d’expression, ré-ouverts depuis le vote de la loi de 1881, ont fait circuler le discours social de la catastrophe du déluge de papier. Et c’est pour penser ce déluge que les fictions envisagent des « médias de substitution », renversant ainsi l’analogie formulée par Hugo qui faisait de la substitution la conséquence d’un assèchement.

Les médias qui se sont institués au cours du XXe siècle : cinéma, « phono », livre audio, emplacements réservés à l’affichage électoral, microformes, puisque ce sont eux qui sont imaginés ici avec plus ou moins de précision, portent en eux la question que posent Allais et Uzanne : que faire du déluge de papier ? Le reconduire sous une autre forme, déluge de sons enregistrés et d’images projetées, pour maintenir un terrain de jeu au bibliophile, explorateur et chercheur de raretés ? Ou le réguler, créer des surfaces lisses où les inscriptions ne seront plus que provisoires, détachables de leurs supports et recyclables ? Aucune de ces deux propositions ne se réalisera pleinement dans les dispositifs médiatiques institués depuis lors, mais elles seront apparues, au cours même de la période qui les a vu naître, comme des potentialités, souhaitables ou effrayantes, qui auront contribué à établir notre imaginaire des médias.