Résumés
Résumé
La question qui fonde notre réflexion est la suivante : de quelle façon le numérique affecte-t-il le statut ontologique du documentaire ? Afin de saisir les conditions d’existence du webdocumentaire, cet article interroge la nature indicielle de l’interface numérique et son impact sur l’interprétation des contenus documentaires. En prenant comme référence la notion de degré de documentarité de Gaudreault et Marion, nous cherchons à voir comment le dispositif interactif interfère dans la représentation du réel à l’écran.
Mots-clés :
- webdocumentaire,
- degré de documentarité,
- interactivité,
- interface,
- sémiotique,
- narration du web,
- état spectatoriel actif,
- étude du numérique,
- Gaudreault,
- Marion
Abstract
The question that underlies our thinking is the following : how does digital affect the ontological status of documentary ? In order to conceptualize the conditions of existence of the webdocumentary, this article questions the index nature of the digital interface and its impact on the interpretation of documentary content. Taking as reference the notion of degree of documentarity from Gaudreault et Marion, we seek to see how the interactive device interferes in the representation of reality on the screen.
Keywords:
- webdocumentary,
- degree of documentarity,
- interactivity,
- interface,
- semiotic,
- stories from the web,
- participative experience,
- digital studies,
- Gaudreault,
- Marion
Corps de l’article
Depuis quelques années, le documentaire se manifeste abondamment en dehors des écrans de cinéma et de télévision : on le retrouve au théâtre[1] à la radio[2], mais aussi sur le web. Ces formes artistiques renouvellent les codes du genre avec des stratégies narratives et des conventions pragmatiques qui mettent de l’avant des procédés qui en font des œuvres multidisciplinaires. Cet article propose de penser le webdocumentaire interactif dans ses rapports au réel, à la narration et à la réception dans les environnements numériques hypermédiatiques pour lesquels il est conçu. L’écran digital permet au documentaire d’investir des territoires médiatiques qui matérialisent l’exploration de formes inusitées et d’usages nouveaux qui sont l’objet de notre intérêt. En interrogeant un corpus de webdocumentaires, il sera possible de mesurer certaines mutations sémiotiques et de nommer les spécificités d’un format interactif émergent[3].
François Niney a bien raison de dire que le cinéma documentaire est hanté par le spectre du réel (Niney 2002, 14). Il s’agit de la question la plus fréquemment adressée aux films du genre, en raison des possibles distorsions sur la représentation du réel à l’écran. Ce spectre devient encore plus présent dans le cas du webdocumentaire, alors que le contenu est toujours un contenu interfacé[4]. Transformant l’écran en dispositif réactif qui coordonne l’accès aux contenus dans une interface au fort rendement sémiotique, la pratique du documentaire sur le web bouleverse les modalités de représentation et d’interprétation du réel médiatisé.
À partir de ce constat, notre réflexion s’articulera autour de la question suivante : de quelle façon le numérique affecte-t-il le statut ontologique du documentaire ? Notre hypothèse est que les conditions d’existence du webdocumentaire se fondent sur des propriétés digitales, mais que l’arrière-plan conceptuel qui permet de saisir pleinement son essence doit être formé doublement à partir de logiques documentarisantes[5] et numériques. Les études sur le documentaire ont systématiquement mobilisé un appareillage théorique ralliant plusieurs disciplines : cinéma, sociologie, anthropologie, histoire, géographie, politique, etc. Cette approche plurielle demeure pertinente pour l’étude du format web. Toutefois, nous proposons d’évaluer les métamorphoses du genre en sondant de façon prioritaire la dimension numérique, afin de saisir heuristiquement ce qui fonde le webdocumentaire. Nous allons également aborder la question de l’énonciation documentaire, dans le prolongement d’une étude réalisée par André Gaudreault et Philippe Marion, afin de montrer que Dieu n’a pas inventé le webdocumentaire.
1. Un genre (encore) émergent et hétéroclite
En répertoriant une centaine d’œuvres qui se présentent comme étant des webdocumentaires, on ne peut qu’être étonnés, voire perplexes, devant la disparité du corpus. Sans doute que cette ambiguïté nominative s’explique contextuellement par l’émergence d’un genre qui se définit au fil des productions[6]. Afin d’amorcer notre réflexion, voici quatre exemples qui montrent à quel point les identités du format sont multiples. En marge de la diffusion de la télésérie historique Les pays d’en haut, le diffuseur Radio-Canada a mis en ligne un webdoc évolutif[7] qui présente du contenu informatif complémentaire à l’intrigue télévisuelle. Il s’agit d’un projet qui s’inscrit dans une logique transmédiale. Ainsi, alors que l’un des personnages découvre le phonographe dans l’épisode 11, on retrouve dans le webdoc des informations sur l’invention de Thomas Edison (figure 1). Ces données sont transmises par du texte, des extraits sonores, des images fixes et en mouvement - autant d’archives que de fiction, le tout présenté sur une page déroulante qui a les apparences d’un site web.
Voici un deuxième exemple : l’expérience interactive Pregoneros de Medellin[8]. Le spectateur est invité à parcourir Medellin afin de découvrir l’univers des crieurs ambulants colombiens. Au fil de la navigation, des points se cumulent et s’affichent à l’écran, à la manière d’un jeu vidéo (figure 2).
Le synopsis de l’œuvre interactive décrit le rôle du spectateur de la façon suivante : « il crée […] une expérience documentaire personnelle. Il est libre d’aller, venir, de faire marche arrière, et de chez lui, rencontrer la diversité de la ville, la contempler et l’écouter, à travers la voix de ses habitants[9] ». En raison des modalités de navigation, on a en effet l’impression d’une immersion virtuelle. La lecture se fait par une navigation en solitaire dans un environnement digital où ni le trajet, ni le point d’arrivée, ne seront les mêmes pour chacun des interacteurs. Si le documentaire a la réputation d’être sérieux, Pregoneros de Medellin mobilise le spectateur non seulement dans le rôle d’un interacteur, mais également d’un joueur au sein d’un environnement ludique.
Le webdocumentaire Pain a été réalisé par Mariette Sluyter en 2015. Cette production de l’Office National du Film réunit six femmes qui, en réalisant une recette d’un pain qui représente leur culture, nous racontent une partie marquante de leur vie. Pour voir le portrait de chacune, le spectateur doit activer le dispositif en cliquant sur le signe graphique « commencer » de l’interface d’entrée. Les photos des six protagonistes s’affichent et l’interacteur est invité à choisir la vidéo qu’il visionnera en premier (figure 3).
Alors que le dispositif débute par une vidéo linéaire d’environ 5 minutes, d’autres contenus s’offrent rapidement au spectateur avec l’apparition, en haut de l’écran, de différentes options : on peut ainsi lire et éventuellement imprimer la recette réalisée par la protagoniste ou retourner au point de départ pour découvrir l’univers d’un autre personnage. Ces usages du documentaire font appel à des compétences narratives, cognitives, émotionnelles, mais également numériques du spectateur qui n’est plus dans la salle de cinéma, passif devant l’écran. Nous y reviendrons, mais cela nous invite à repenser l’état spectatoriel, qui a longtemps été évalué en tenant compte du contexte tripartite impliquant la salle, l’écran mural et le dispositif de projection.
Voici un dernier exemple pour expliciter la diversité des webdocumentaires. Les narrations fragmentées du web opèrent souvent sous un modèle de cartographie des contenus. Intéressante d’un point de vue graphique, la carte explicite la non-linéarité du récit. C’est sous ce modèle que se présente l’une des sections du projet interactif Dans les murs de la Casbah, réalisé par Céline Dréan en 2012. On nous propose « une immersion dans le mythique quartier d’Alger[10] », pour découvrir son histoire par divers portraits de citoyens et par des entrevues avec des spécialistes. L’interface coordonne les contenus selon trois pôles : a) un choix entre trois séquences de vidéos linéaires, b) une carte qui reproduit le plan de la Casbah (figure 4) et où des contenus représentés par des points et des images sollicitent l’intérêt du spectateur, c) des entrevues en vidéo avec des experts, ordonnées sous forme de liste à l’écran.
Selon la réalisatrice Céline Dréan, dans le webdocumentaire, « la narration n’est plus prise en charge par le récit linéaire, mais surtout par la navigation[11] ». Cela fait donc du spectateur un usager, un interacteur : sans intervention, le récit s’arrête, l’écran reste figé dans l’attente d’un geste performatif. L’interface cartographique propose une organisation spatiale des contenus qui explicite les spécificités du webdocumentaire et, par le fait même, sa distinction avec le cinéma.
1.1 Spécificités du webdocumentaire
Aussi différents puissent-ils être, les webdocumentaires ont en commun d’avoir été créés pour l’écran numérique. Ils se distinguent assurément des documentaires linéaires produits pour une projection en salle de cinéma ou une diffusion à la télévision. Le webdocumentaire, peu importe sa nature, se caractérise par les quatre spécificités suivantes :
fragmentation : le webdocumentaire propose des contenus de manière non linéaire, tout en comportant la plupart du temps des séquences qui, elles, sont linéaires. Ces fragments sont souvent segmentés par lieu, par thème ou par personnage ;
hyper et plurimédiatique : le webdocumentaire élabore des narrations en réseaux et s’exprime par plusieurs médias – vidéo, photo, texte en format pdf, podcast, lien avec les médias sociaux, etc. ;
interactivité : il est basé, à divers degrés, sur une logique d’interactivité qui assure le déroulement de la narration ;
implication du spectateur : le webdocumentaire a besoin d’une intervention du spectateur pour assurer sa progression.
Ces propriétés montrent que le webdocumentaire actualise d’une façon toute particulière des problématiques narratives, sémiotiques, de représentation et d’interprétation. L’enjeu étant de concilier la culture documentaire avec la culture numérique, qui vient bousculer nos arrière-plans conceptuels, autant en création qu’en réception. Toutefois, ces spécificités ne peuvent déterminer à elles seules les conditions d’existence du webdocumentaire puisqu’elles sont liées à des formes. Il est donc indispensable d’ajouter la saisie des propriétés documentaires du contenu qui, affectées par la fragmentation et l’interactivité mises en œuvre avec les conventions du web, demeurent le fondement de cette forme médiatique et ce qui la distingue de la fiction et des jeux vidéo.
2. L’impact du numérique sur le degré de documentarité
Afin de penser le statut ontologique du documentaire, André Gaudreault et Philippe Marion ont signé un article au titre évocateur : Dieu est l’auteur des documentaires… Cette référence à Hitchcock pose implicitement l’enjeu de la vérité à l’écran. Gaudreault et Marion interrogent « les catégories conceptuelles qui gravitent autour de la notion de documentaire (fiction, vérité, réalité, vraisemblable) […] à partir de certaines configurations filmiques, mais aussi à partir de l’état spectatoriel » (Gaudreault et Marion 1994, 11). Leur étude s’articule autour de la notion de documentarité, dont le degré est variable et la nature spécifique selon qu’il s’agisse du film, de la photo ou du théâtre. Dans notre parcours de saisie ontologique, il est indispensable d’évaluer ce qui détermine le degré de documentarité des webdocumentaires.
Par la métaphore divine, Hitchcock posait la question de la transparence de l’auteur, de ce que Gaudreault et Marion nomment le patronage énonciatif, en rappelant que l’idéal de l’énonciation documentaire tendrait à « imposer sans discussion sa vérité référentielle. Le réel nous parviendrait par transparence, comme sans médiation, ou, du moins, sans médiation apparente » (Gaudreault et Marion 1994, 12). Or dans le cas du webdocumentaire, la transmission du réel se traduit avec des traces évidentes de médiation. La présence de l’auteur est fortement marquée par l’organisation du dispositif numérique et ses configurations interactives. En fragmentant le contenu et en créant des jonctions pour mobiliser l’intérêt du spectateur, la logique de création d’un objet manipulable[12] n’a rien à voir avec la narration linéaire destinée à un spectateur passif. Sur la surface écranique, c’est la dimension interactive qui détermine l’acte de narration et qui ultimement affecte le jugement documentaire qu’accordera le spectateur au contenu présenté. Selon Gaudreault et Marion, le degré de documentarité d’un média serait déterminé notamment par « sa capacité à laisser transparaître un nombre plus ou moins grand d’indices du réel » (Gaudreault et Marion 1994, 19). Or, les indices repérables dans le webdocumentaire sont fortement marqués par les configurations digitales. Contrairement au cinéma, le degré de documentarité implique des signes qui ne sont plus exclusivement liés au média audiovisuel et à ses codes, mais aussi à ceux de l’interactivité et de la navigation. Le dispositif interactif, même s’il est sobre, n’aura jamais une valeur neutre. Il oriente notre perception de la documentarité en donnant des consignes selon les conventions du numérique. L’exemple de Pregoneros de Medellin est éloquent à cet égard : le contenu est interfacé à la manière d’un jeu vidéo, sous un modèle de navigation à la Google Street View. Il s’agit d’un procédé adoptant la forme d’un interface-outil qui, tout en masquant la présence du sujet-énonciateur, ne prétend pas s’y substituer puisque son rôle est d’assurer le déroulement de l’action et non pas la narration qui, elle, est assurée par les contenus médiatisés.
Le webdocumentaire déplace plusieurs fondements de l’institution cinématographique en renouvelant la notion de vérité documentaire dans des environnements où le contenu est visiblement manipulé et manipulable. Et comme le souligne Marida Di Crosta, « en mettant en rapport la forme du contenu et la forme de l’expression, l’interface assume une fonction sémiotique » (Di Crosta 2009, 158). La question des degrés de documentarité renvoie directement aux indices et aux conventions pragmatiques, donc à une logique bidimensionnelle, qui prend en compte le sens immanent de l’œuvre et le sens accordé par le spectateur. Or, à la différence du cinéma, le web ajoute par l’interface et le fonctionnement du dispositif des significations qui, à première vue, ont peu ou pas la valeur de document.
Le webdocumentaire engendre une relation pragmatique avec le spectateur qui se fait sur la base d’un univers de croyances constamment mis à l’épreuve par sa dimension digitale. Il y a certainement un risque que l’interface prenne le dessus sur le sujet et arrive à créer ce que Philippe Bootz nomme une inversion interfacique. Il s’agit d’un phénomène qui opère alors que la réactivité de l’interface prend le dessus sur le contenu interfacé : « l’interface devient le véritable contenu alors que celui qui devrait être interfacé se trouve réduit à une fonction de prétexte pour manipuler l’interface » (Bootz 2003)[13]. Conséquemment, c’est le degré de documentarité qui se trouverait affecté par ces déplacements de sens. Si l’on s’en tient à la définition de Samuel Ganthier, la création d’un design d’interaction aurait principalement pour objectif de : « définir les différentes modalités de l’expérience utilisateur. » (Ganthier 2016, 263) Or bien que cette conception pragmatique nous semble fort juste, il apparaît évident que l’interface joue également un rôle dans l’interprétation des contenus documentaires de nature multimédiale.
2.1 L’interprétation des contenus interfacés
L’interface numérique, appréciée en tant que système sémiotique, est un facteur déterminant pour les conditions d’existence du webdocumentaire. En plus d’être une modalité technique permettant la diffusion interactive sur le web, l’interface influence la posture interprétative qui détermine la valeur documentaire de l’objet numérique. Mais comment au juste interprète-t-on des contenus documentaires ? La question a été pensée par de nombreux chercheurs[14], qui ont majoritairement fait des comparaisons entre le fictionnel et le factuel. Parmi eux, François Niney soutient que la lecture documentaire se fait sur la base d’un régime de croyance fondé à la fois sur la recherche de vérité et sur le mode du doute :
Le doute peut nous saisir en regardant un documentaire, mais pas une fiction (on parlerait plutôt de gêne ou d’ennui). Comme le dit Wittgenstein (dans De la certitude), il faut des raisons de douter, on ne doute pas de tout, mais de certains aspects en certaines circonstances ; cela peut nous éclairer sur ce que nous attendons normalement d’une fiction ou d’un documentaire, à quoi et comment c’est censé référer. En fait, le doute est le mode de réception implicite du documentaire : est-ce bien réel ce qu’on me montre là, est-ce bien vrai ce qu’on me dit là ? Ces questions (auxquelles doit répondre, même hypocritement, tout documentaire) n’ont pas de sens pour un film de fiction, puisqu’au contraire nous voulons y croire tout en sachant que “c’est pour du beurre” .
(Niney 2009, 63)
Conséquemment, en adoptant un mode de lecture basé sur le doute[15], le spectateur serait en mesure d’évaluer le degré de documentarité d’un webdocumentaire en mesurant notamment l’écart entre le réel et sa représentation. Mais comment est-il possible de déterminer ce degré pour un design d’interaction, qui a peu en commun avec les conventions liées à la narration et la monstration cinématographiques ? Ou pour poser autrement la question : comment peut-on faire confiance à une interface numérique ? Il s’agit donc de voir de quelle façon un dispositif digital peut prétendre avoir une valeur de document, qui permettrait au spectateur d’interpréter les signes de l’interface sous le mode d’une lecture authentifiante[16].
Revenons à Gaudreault et Marion qui, en distinguant vérité documentaire et vraisemblable fictionnel, arrivent à la conclusion que le documentaire se définit « par sa volonté d’afficher un lien indiciel (au sens peircien) avec le monde réel » (Gaudreault et Marion 1994, 16). Les indices de l’interface ont leur propre degré de documentarité mais leur impact se prolonge sur le degré des contenus interfacés. L’interface numérique est constamment présente à l’écran, que ce soit en arrière-plan d’une séquence linéaire ou en marge d’un contenu fragmenté. Sa valeur sémiotique interfère dans la saisie des vidéos, photos, textes et autres contenus présentés comme étant des documents. On pense ici notamment au graphisme, aux couleurs, aux éléments sonores, au mode de fonctionnement du dispositif et aux indicateurs de navigation. Or, avant d’accéder au contenu proprement documentaire, c’est prioritairement l’interface qui comporte les signes, plus ou moins éloquents, de documentarité. Regardons, par le biais de deux études de cas, de quelle façon les indices du numérique sont des médiateurs du réel à l’écran.
2.2 L’interface comme médiateur du réel à l’écran
La saisie du degré de documentarité de l’interface numérique peut-elle se faire sur le même modèle que celle des contenus documentaires ? Pour le savoir, mettons cette question à l’épreuve d’une analyse de deux webdocumentaires.
Le webdocumentaire interactif Histoires de cabines, réalisé par Marie Van Cutsem, Quentin Van der Vennet et Patrice Hardy, a été produit en 2015 afin de souligner la disparition des cabines téléphoniques en Belgique. Il s’agit de la deuxième phase d’un projet décrit comme étant une nouvelle expérience transmédia participative[17]. L’implication des citoyens a été sollicitée notamment par le biais des réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter), pour recueillir des témoignages écrits, des anecdotes en format audio, des vidéos et des photos afin de constituer une mémoire pour cet objet devenu obsolète. Un reportage radio a également été diffusé sur le site de la RTBF, la Radio Télévision Belge Francophone, qui a produit le projet. Le dispositif interactif intègre les documents envoyés par les citoyens, en plus de réunir des archives. L’interface d’introduction (figure 5) est une mise en scène qui a toutes les allures d’une fiction, alors que l’on voit une vidéo où deux personnages descendent un escalier : on apprendra quelques secondes plus tard par le biais de mentions écrites qu’il s’agit du réalisateur et du photographe.
Téléphone mobile à la main, un des hommes parle à Marie, la journaliste, et lui dit qu’ils ont trouvé une cabine. À ce moment, une voix féminine se fait entendre. Il s’agit de la cabine téléphonique que l’on voit en avant-plan de l’image : « Hey ! Les gars ! C’est de moi qu’on parle ? Je vais vous dire par exemple, pourquoi on nous enlève, ou quelle a été notre histoire à nous, les cabines ». La cabine est dotée de compétences conversationnelles et seul le spectateur peut l’entendre. L’échange entre les réalisateurs se poursuit et la voix de la cabine enchaîne, en disant notamment : « J’ai tellement de choses en tête. Moi qui croyais qu’on ne m’adresserait plus jamais la parole avant la casse ». Comment est-ce possible ? Le sujet (la cabine) s’anime dans l’objet numérique pour solliciter l’intérêt du spectateur en jouant avec les conventions. Cette mise en scène nous semble alors plus près de la fiction que du documentaire. À l’écran, apparaît deux mentions écrites : Histoires de cabines (le titre) et Le webdocumentaire (le format). Est-ce suffisant pour donner confiance au spectateur et statuer sur la posture interprétative à adopter ? Pour l’instant, il n’a pas de raison de douter que ce qu’il voit n’est pas un webdocumentaire – il peut entrevoir par contre qu’il y a une sorte de contamination des genres – et c’est la suite qui en déterminera les conditions d’existence, en mettant à l’épreuve la saisie du contenu par une lecture documentarisante des contenus interfacés.
Une fois la séquence linéaire d’introduction passée, une interface représentant trois cabines s’affiche et on comprend que l’on doit en choisir une pour poursuivre notre parcours. En cliquant par exemple sur la cabine confidence, nous sommes transportés à l’intérieur d’une cabine où de nombreux post-its colorés (figure 6) ont une fonction performative : en agissant sur eux, le spectateur active le dispositif.
La voix de la cabine nous souhaite la bienvenue et énonce sa vision du monde : « Petite bulle de verre et de métal, je suis celle qui a recueilli vos mots d’amour murmurés ». Sur chacun des post-its est inscrit un prénom : qui sont ces gens ? Sont-ils des personnages de fiction ou des citoyens réels ? En cliquant sur les icônes, on voit apparaître des captures d’écran de pages Facebook où les citoyens ont transmis par écrit, souvent avec des photos, des souvenirs liés à une cabine téléphonique. Nous n’avons pas de raison de croire qu’il ne s’agit pas de vraies pages Facebook. La remédiatisation de ces messages recadre le degré de documentarité de l’interface qui a pourtant misé sur les codes de la fiction. La suite de la navigation confirme notre posture spectatorielle et malgré le faible degré de documentarité de l’interface numérique, notre confiance face au contenu documentaire est suffisante pour lui accorder notre créance.
Le webdocumentaire B4 Fenêtres sur tour réalisé par Jean-Christophe Ribot en 2012 propose un portrait de douze locataires vivant en banlieue parisienne. Les courtes séquences vidéo sont présentées dans une interface à l’image d’un immeuble de banlieue parisienne (figure 7), où le spectateur découvre le contenu en cliquant sur les fenêtres. Il s’agit d’une représentation d’existences fragmentées qui se trouvent unies par le dispositif. Les mêmes séquences sont aussi regroupées par thème, au bas de l’écran.
À première vue, on pourrait croire qu’il s’agit de citoyens habitant tous le même immeuble, mais ce n’est pas le cas. Par une interface numérique qui distorsionne la représentation du réel, le design de navigation crée l’illusion que les protagonistes sont des voisins de pallier. Ici, le dispositif numérique interfère dans la production des effets de réels[18] et dans leur interprétation. L’interface ne dévoile pas explicitement les indices de ce décalage : seuls les spectateurs qui auront lu la section À propos connaîtront l’information suivante « Tous ces locataires vivent dans différents grands ensembles d’Ile-de-France. B4 les réunit. » Le webdocumentaire aurait donc l’opportunité de produire des effets qui ne sont pas proprement liés à la vérité du contenu documentaire, mais bien au potentiel des configurations numériques. La mise en œuvre de ce simulacre permet de maintenir l’intérêt du spectateur et d’organiser les fragments de narration pour offrir une expérience interactive stimulante. Néanmoins, la rencontre entre l’interface et le documentaire rend possibles des significations qui peuvent affecter la notion même de vérité à l’écran, et conséquemment le degré de documentarité. Ces façons de créer des effets de réel par des conventions digitales déterminent le statut des narrations interactives.
Comme au cinéma, le spectateur doit accorder sa créance au webdocumentaire. À l’aide des indices fournis par l’œuvre elle-même et ce qui l’entoure (campagne publicitaire, critiques, contexte de diffusion), il doit croire que ce qu’il regarde a la valeur d’un document. Impérativement, le web commande une représentation graphique et modifie, par ses circonstances énonciatives, les modes de croyances du spectateur. L’intention de faire-semblant[19] est plus souvent attribuée à la fiction, mais le webdocumentaire, par ses configurations numériques, peut facilement faire-semblant. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes d’emblée dans un régime fictionnel. Tel que démontré habilement par Geneviève Jacquinot[20], le recours à des stratégies fictionnelles peut bonifier l’effet de réel du documentaire. Cela voudrait dire que l’interface peut participer à une certaine fictionnalisation du documentaire sans affecter ses conditions d’existence. Il n’est donc pas exclu que des segments ludiques, voire fantaisistes, fassent partie du genre webdocumentaire. Encore là, il s’agit d’une question de degré.
La sémiotisation digitale des contenus documentaires peut engendrer une surdétermination du numérique. Cela survient alors que la réactivité du dispositif produit des relations entre les éléments fragmentés qui peuvent induire une lecture décalée, ou du moins fortement dirigée par les signes graphiques et sonores de l’interface. Conséquemment, au jugement de la documentarité du contenu doit se juxtaposer un jugement sur la documentarité du dispositif, afin de déterminer le monde de référence par rapport auquel on évalue l’information globale du dispositif. Le statut ontologique du webdocumentaire est donc à penser dans un double mouvement : celui des indices de l’œuvre (interface et contenu) et celui de la posture interprétative. À cet égard, nous allons dans le même sens que François Niney lorsqu’il écrit que :
Ce n’est pas seulement la nature (supposément réelle ou imaginaire en soi) de ce qui est filmé qui va déterminer le caractère documentaire ou fictionnel du film, c’est tout autant la relation du filmeur au filmé, la tournure de la mise en scène, sa façon de s’adresser au spectateur, de l’entraîner à y voir un monde commun ou un monde ajouté (inventé), à se faire comprendre comme une énonciation sérieuse (documentaire) ou feinte (fiction), l’usage que l’on fait du film […], etc.
(Niney 2009, 19)
La nature hybride, interactive et participative des narrations du web engage des modalités d’énonciation et des usages qui sont propres au numérique. Les fondements de la pratique documentaire dont nous parle Niney – relation au profilmique, mode d’adresse au spectateur, perception d’un monde commun, énonciation sérieuse, usage de l’œuvre – sont les mêmes pour le format web. Toutefois, les conditions d’existence du webdocumentaire sont assurément liées aux indices de documentarité du numérique et aux conventions pragmatiques qui en déterminent la saisie. Peu importe si les webdocumentaires proposent une interface et un système de navigation très simples, ou bien des structures complexes où le contenu est à découvrir dans une navigation à relais, il s’agit de voir de quelle manière les documents qui y logent sont affectés par la culture numérique[21].
3. Narrations du web et état spectatoriel
Nous venons de voir que le documentaire interactif renouvelle le principe de documentarité par le biais de l’interface écranique. Or, deux autres éléments fondamentaux, liés entre eux et liés à l’interactivité, doivent être sondés pour saisir l’impact du numérique sur les conditions d’existence du webdocumentaire : les configurations narratives et l’état spectatoriel.
Le webdocumentaire se distingue du cinéma par son aspect fractionné, qui engendre une lecture exploratoire et non hiérarchisée : c’est ce que permet la rencontre entre la narrativité et l’interactivité[22]. Tel que posé par Renée Bourassa, le webdocumentaire explore sans relâche la question suivante : « comment concilier la narrativité avec la non-linéarité des environnements hypermédiatiques ? » (Bourassa 2010, 57). L’enjeu, doublement narratif et sémiotique, consiste à repenser les alliances entre temps et espace, récit et interactivité afin de créer une œuvre organique (liens entre interface et contenu), fonctionnelle (en termes de réactivité) et surtout signifiante d’un point de vue documentaire. Il s’agit d’un défi pour les créateurs, alors que l’impact de la technologie numérique oriente la narration documentaire et qu’un réseau sémantique[23] expose les formes du récit auxquelles on se réfère pour saisir la cohérence et l’unité de l’œuvre. Pour faire image, Jean Mitry a comparé les actes de narration littéraire et cinématographique de la façon suivante : « le roman est un récit qui s’organise en monde, le film un monde qui s’organise en récit » (Mitry 1965, 354). Pour le webdocumentaire, on pourrait avancer qu’il s’agit d’une surface écranique où le spectateur participe à la création d’un récit en créant les liens manquants, dont la somme formera un monde parcellaire qui doit être vu comme étant homogène. Parce que c’est bien ce qui définit le webdocumentaire : son incomplétude et son éclatement sont à voir comme des spécificités et non pas comme des imperfections.
Selon Vincent Amiel, un film documentaire est toujours « la tentative d’ordonnancement du réel » (Amiel 1998, 80‑81). Or la non-linéarité du format web repense l'organisation du récit sous un autre modèle que celui du modèle classique. L’une des conditions d’existence du webdocumentaire est liée au dispositif, dont l’ordonnancement ne se manifeste plus dans une logique temporelle, mais bien selon des schémas fragmentés dans lesquels les internautes peuvent naviguer. Puisque les environnements numériques permettent la représentation de l’espace et dans l’espace, c’est notre perception des récits qui se transforme. Le cinéma se distingue des autres formes d’art par ses contingents narratifs liés au mouvement, à la durée et à la succession. Mais dans l’écran digital, ces formes changent[24]. Si, pour reprendre la formule de Paul Ricoeur, un récit est une façon de représenter du temps, il devient évident que les narrations du web représentent aussi de l’espace. Le mind map (figure 8) du webdocumentaire Histoires de cabines montre bien le déploiement écranique des contenus.
Le spectateur doit être disposé à voir ces figures arborescentes comme les composantes d’une œuvre homogène dont la narration prend la forme d’un réseau. Par la configuration du dispositif interactif, le webdocumentariste laisse voir une manière de penser à la fois le sujet, l’objet et le mode de saisie. Le spectateur est donc sollicité d’abord pour ses compétences numériques et comme nous le dit Umberto Eco :
L’auteur présuppose la compétence de son lecteur modèle et en même temps il l’institue […]. prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement “espérer” qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence, mais, de plus, il contribue à la produire.
(Eco 1985, 68‑69)
Le spectateur modèle du webdocumentaire est effectivement construit au fil des manipulations et de la déambulation, mais également sur la base des degrés de documentarité – conjointement ceux de l’interface et ceux des contenus – qui sont portés à son jugement et qui fondent sa posture interprétative. Il faut bien l’admettre : ce sont les déterminants numériques qui attirent d’abord notre intérêt, puisqu’en tout premier lieu, on cherche à comprendre le mode de fonctionnement du dispositif et l’intention, la signification, implicitées par cette organisation. Mais c’est la narration qui s’enclenche par la suite, faite variablement de contenus vidéo, de photos et de textes, qui donne la valeur documentaire à l’objet numérique. C’est là que se confirme la distinction avec la fiction et le jeu vidéo.
Ce sont les conventions pragmatiques qui sont ébranlées par les métamorphoses de ces formes de narration interactives qui mobilisent des logiques interprétatives distinctes du cinéma. Actif devant son écran, le spectateur doit à la fois saisir le mode opératoire de l’interface, tout en adhérant à la narration, en accordant prioritairement son attention à la saisie des contenus documentaires. L’état spectatoriel se construit d’entrée de jeu, donc dès l’interface d’introduction, mais également au fil de la lecture où, devant une configuration qui par exemple ressemble à un jeu vidéo (Pregoneros de Medellin) ou qui mélange fiction et archives (Les pays d’en haut), il faut recadrer sans cesse la posture. Les narrations activées par l’interactivité nous invitent bien sûr à penser le rôle du spectateur dans une dimension sémio-pragmatique : le spectateur est véritablement un usager. Comme le propose Francesco Casetti pour le cinéma, il importe de voir de quelle façon le webdocumentaire « construit son spectateur, comment il en rend compte, comment il lui assigne une place, comment il lui fait parcourir un certain trajet » (Casetti 1990, 31).
Le couple interactivité-narration change fondamentalement notre perception des représentations. À cet effet, Lev Manovich énonce avec justesse quelques réserves sur ce qu’il nomme « le mythe de l’interactivité » :
Auparavant, on regardait une image et on l’associait soi-même mentalement à d’autres images. Maintenant, les médias interactifs nous demandent de cliquer sur une image sélectionnée pour passer à une autre image. […] On nous incite, en somme, à suivre des associations préprogrammées ayant une existence objective. Autrement dit, dans ce que l’on pourrait interpréter comme une actualisation du concept d’ “interpellation” du philosophe français Louis Althusser, on nous demande de confondre la structure de l’esprit de quelqu’un d’autre avec la nôtre.
(Manovich 2010, 148)
Manovich a raison : si l’on a le sentiment d’agir[25] sur le récit et de participer à la narration, il faut bien admettre que nous naviguons dans des configurations déjà établies, qui offrent un nombre prédéterminé de possibilités. Les narrations interactives peuvent être labyrinthiques, voire même étourdissantes. À cet effet, sans doute pour aider le spectateur à ne pas se perdre, Dans les murs de la Casbah lui propose d’entrer ses données Facebook afin d’enregistrer son parcours dans le cas d’un visionnement fait en plusieurs moments. Ces récits fragmentés, dont le spectateur contrôle la trajectoire et la vitesse, sont à risque de subir un abandon à tout moment. On pourra par ailleurs se demander si le spectateur peut vraiment avoir la certitude d’avoir vu tout le contenu, d’avoir tout saisi, de s’être rendu à la fin. Le webdocumentaire invite en effet à repenser le concept de fin qui, dans la plupart des cas, n’est pas déterminant pour l’expérience. Cela montre bien que le numérique développe des effets et des affects – une mise en phase[26] pour reprendre l’expression de Roger Odin – différemment que sur un écran de cinéma. Il tente notamment de mobiliser notre intérêt et notre attention par des procédés d’exploration, qui peuvent distorsionner notre perception de la documentarité, par exemple en faisant l’usage de figures associées au jeu vidéo (cumul de points, avatars, principe de jouabilité). Or, ce brouillage des genres n’est pas nouveau : on n’a qu’à penser aux films de fiction racontés sous un mode documentaire[27]. L’état spectatoriel est déterminé par les figures à interpréter et c’est l’une des raisons pour lesquelles la définition du statut ontologique devient fondamentale, ne serait-ce que pour établir une distinction de genre qui est utile pour préparer le spectateur à un type de réception.
Conclusion : un nouvel imaginaire de la documentarité
Pour conclure, revenons à l’expression d’Hitchcock à propos des traces d’énonciation dans les films documentaires. À l’issue de notre étude, il semble évident que Dieu n'a pas inventé le webdocumentaire. Et que c’est justement là que se trouvent ses conditions d’existence. Le dispositif numérique engage des usages qui en fondent l’existence et le dispositif interactif révèle une organisation qui ne cherche plus à cacher la présence d’une instance médiatrice. Contrairement au documentaire télévisuel ou cinématographique, le webdocumentaire comporte au moins deux instances de médiation, puisque l’interface numérique peut jouer un rôle d’énonciation qui vient doubler celui des contenus. On pourrait alors parler de couches d’énonciations imbriquées : si l’interface est bien visible en raison de son usage, ce n’est pas toujours évident de la percevoir comme étant un sujet énonciatif. Puisque le sujet se trouve là où nous sommes habitués de le voir (textes, vidéos, photos), il ne faut pas perdre de vue que l’interface joue, à divers degrés, un rôle d’instance de médiation et d’énonciation.
En menant cette saisie ontologique du documentaire interactif, notre objectif était non seulement de voir comment certaines figures documentaires peuvent résister au numérique, mais également d’évaluer de quelle façon les conventions digitales affectent notre perception de la documentarité. On peut certainement avancer que le webdocumentaire développe un nouvel imaginaire de la représentation du réel à l’écran. Il recadre notre perception de la documentarité puisque les signes qui énoncent le statut du genre sont constamment mis à l’épreuve par le dispositif, l’interface et les modalités interactives. Mais il est important de rappeler que le caractère ontologique du webdocumentaire ne tient pas qu’à ses configurations formelles et esthétiques. Les conditions d’existence du documentaire à l’ère numérique semblent plus tenir à un système de croyances à partir duquel le spectateur perçoit le réel à l’écran. Notre conclusion va en quelque sorte dans le même sens que les travaux menés pour la saisie des conditions d’existence du documentaire conventionnel. Pour Gaudreault et Marion, c’est la dimension pragmatique de l’énonciation documentaire et l’état spectatoriel qui en découle qui fondent le statut du genre. Cela voudrait donc dire que les configurations médiatiques définissent le degré de documentarité et que c’est l’état spectatoriel qui atteste de ses modalités d’existence. Le webdocumentaire étant un objet médiatique homogène, malgré ses composantes fragmentaires, numériques et interactives, le degré de documentarité se détermine en mesurant conjointement les indices de réel des contenus documentaires et ceux de l’interface numérique.
Le webdocumentaire est une forme de projection qui doit être pensée non seulement en termes de représentation du réel à l’écran, mais également dans une logique graphique, interactive et hypermédiatique qui placerait le spectateur au centre de l’équation. Afin d’expliciter le statut du film documentaire, Vincent Amiel écrit que « la force et la légitimité d’un documentaire résident dans sa capacité à mesurer, et non pas à réduire, la distance qui existe entre la réalité et la perception que nous pouvons en avoir […] » (Amiel 1998, 80). La perception à l’ère numérique[28] est sans doute l’un des déterminants majeurs de la posture interprétative du documentaire. C’est peut-être l’enjeu principal à surveiller dans la production numérique à venir. Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : un réinvestissement contemporain des formes documentaires qui, en tant qu’objets culturels numériques, sont des manières de penser le monde et leur représentation. Si le numérique affecte nos représentations du réel, il faudra voir l’impact qu’il aura sur nos perceptions et notre façon d’évaluer la valeur des documents sur le web.
Parties annexes
Notes
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[1]
De nombreuses pièces de théâtre documentaires ont été présentées au Québec dans les cinq dernières années. Parmi celles-ci, nommons deux exemples : Vrais mondes : documentaires scéniques d’Émile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette (Place des Arts, Montréal, 2014) et J’aime Hydro de Christine Beaulieu (Compagnie théâtrale Porte Parole, 2016-2017).
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[2]
Par exemple, la chaîne France Culture propose plusieurs documentaires audio (podcast) diffusés sur le site ici.
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[3]
L’emploi du terme « émergent » pour qualifier des transformations médiatiques est d’usage courant et ses significations multiples minimisent ou amplifient parfois la réelle portée de ce qu’il décrit. Or, le webdocumentaire semble être réellement une forme émergente, puisque comme l’affirme William Uricchio à cet égard « le documentaire interactif représente le changement le plus significatif en termes de forme, de mode d’adresse et de relation au public depuis le cinéma direct et le cinéma vérité. » (Uricchio 2014, 66)
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[4]
Nous reprenons ici l’expression « contenu interfacé » proposée par Bootz (2003) et reprise par Di Crosta (2009).
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[5]
Roger Odin a nommé des modes de lecture pour définir l’expérience spectatorielle au cinéma, parmi lesquels se trouve le mode documentarisant. Pour approfondir cette notion, voir son ouvrage De la fiction (Odin 2000).
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[6]
En 2011, Samuel Ganthier et Laure Bolka-Tabary faisaient le même constat : « cet objet plurimédia ne possède pas encore de forme esthétique, ni de type de récit ou de modèle économique complètement stabilisé. » (revue de l’École de Journalisme de Lille).
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[7]
La mise en ligne du webdocumentaire Les pays d’en haut a été faite simultanément à la diffusion télévisuelle de la série en 2016 et 2017.
-
[8]
Le webdocumentaire Pregoneros de Medellin a été crée en 2015 par Juliana Carabali, Angela Carabali, Esau Carabali et Thibault Durand.
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[9]
Extrait du synopsis du webdocumentaire Pregoneros de Medellin en ligne ici.
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[10]
Extrait du synopsis du webdocumentaire Dans les murs de la Casbah en ligne ici.
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[11]
Extrait d’une entrevue accordée par Céline Dréan à Le blog documentaire, publiée le 4 avril 2012 en ligne ici.
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[12]
Sur la dimension manipulable des objets numériques, voir l’article de Serge Bouchardon « Des figures de manipulation dans la création numérique » (Bouchardon 2011).
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[13]
Disponible en ligne ici.
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[14]
Parmi les nombreux auteurs qui ont étudié les liens entre le factuel et le fictionnel, citons Michel Colin (1984), Geneviève Jacquinot (1994), Roger Odin (2000), François Niney (2002, 2009) et Françoise Lavocat (2016).
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[15]
Philippe Marion écrit pour sa part que les formes narratives réussies placent le spectateur dans un état qui implique une suspension d’incrédulité : « ce serait seulement l’importance et l’amplitude de celle-ci qui différencierait, sur un plan plus subsidiaire, le récit factuel du récit fictionnel. » (Marion 1997, 66).
-
[16]
Sur la notion de lecture authentifiante, voir François Jost (2001).
-
[17]
Extrait du communiqué diffusé sur le site de la RTBF le 3 avril 2015, disponible ici.
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[18]
La notion littéraire d’effet de réel de Roland Barthes (1968) a été reprise par les études cinématographiques notamment pour définir le vraisemblance à l’écran, autant en fiction qu’en documentaire.
-
[19]
Sur la notion de faire-semblant dans la fiction, voir l’ouvrage Mimesis as Make-Believe on the Foundations of the Representational Arts de Kendall L. Walton (1990).
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[20]
Voir Geneviève Jacquinot (1994).
-
[21]
Sur le concept de « culture numérique », voir les travaux de Milad Doueihi, tout spécifiquement l’ouvrage La grande conversion numérique (Doueihi 2008).
-
[22]
Voir à ce sujet l’article de Samuel Archibald et Bertrand Gervais, « Le récit en jeu : narrativité et interactivité » (Archibald et Gervais 2006).
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[23]
Nous employons l’expression réseau sémantique, qui est une traduction de la notion « semantic field » de David Bordwell que l’auteur décrit comme étant « a set of relations of meaning between conceptual or linguistic units » (Bordwell 1989).
-
[24]
Les façons de nommer les modèles narratifs du webdocumentaire sont nombreuses. Par exemple : en arêtes de poisson, à embranchements, en constellation, concentrique.
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[25]
Serge Bouchardon et Franck Ghitalla ont identifié trois niveaux d’interaction : lectoriel, narratif et diégétique (2003).
-
[26]
Sur le principe de mise en phase, voir les travaux de Roger Odin (1983 et 2000).
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[27]
Par exemple, les films Zelig (1983) de Woody Allen et The Blair Witch Project (1999) de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez.
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[28]
Voir à ce sujet l’ouvrage de Stéphane Vial, L’être et l’écran (Vial 2013).
Bibliographie
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