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Remise en cause de l’Accord de Paris sur le climat, hostilité affichée à l’égard de compétiteurs commerciaux, incertitudes sur l’OTAN ou l’OMC, « Muslim ban » : le programme ethnico-nationaliste de l’administration Trump esquissé jusqu’ici fait peser de sérieux doutes sur l’avenir de l’ordre international tel que nous l’avons connu jusqu’ici – sans forcément devoir profiter à ses électeurs à terme. Dans le même temps, de Washington à Moscou, l’« Internationale nationaliste » veut instituer un ordre mondial fondé sur la puissance, la raison du plus fort, plutôt que sur les valeurs, gage d’un futur instable. Pourtant, elle ne parviendra sans doute pas à remettre en cause la mondialisation du fait d’une interdépendance déjà bien profonde qui structure le globe.

Société de masse et société d’abondance

Aujourd’hui, parmi les 7 milliards et quelque d’individus qui forment l’humanité, on compte : davantage de téléphones portables que d’humains, près de trois milliards d’internautes échangeant quotidiennement deux cents milliards de courriels, un milliard de touristes par an, trois milliards et demi de passagers aériens, sept cents millions de personnes ayant franchi les portes d’une enseigne Ikea en 2012, six cent quarante millions d’individus désireux en 2012 de migrer de manière permanente (soit près d’un humain sur dix), environ deux cent quarante millions d’immigrés en 2015 (qui formeraient, s’ils étaient réunis, le cinquième pays le plus peuplé au monde), 65 millions de déracinés, quatre millions d’étudiants internationaux. À qui on peut ajouter : un million de kilomètres de câbles sous-marins par lesquels transite l’ensemble de nos données, près de cent mille vols commerciaux sillonnant chaque jour le ciel, près de dix milliards de tonnes de biens déchargés dans les ports par une flotte maritime mondiale elle-même estimée à près de 90.000 navires, plus d’un milliard de voitures sur les routes de la planète, et près de mille satellites en orbite autour du globe. C’est bien ainsi que les idées, les services, les marchandises et les êtres circulent, phénomène qui porte le nom de mondialisation, et que l’historien Fernand Braudel fait remonter au 15e siècle.

Et à moins de démanteler cette infrastructure globale, de faire disparaître avions, antennes relais et de télévision, satellites, porte-conteneurs, câbles sous-marins, ordinateurs et portables, on voit mal comment l’information, les croyances, les biens, voire les individus, cesseraient de circuler à travers le monde. Quant à une crise économique majeure, celle de 2008 nous a montré qu’elle n’avait pas ralenti le phénomène – au contraire. Et comme l’observe le géopolitologue Parag Khanna, le commerce mondial va continuer à se développer grâce aux émergents, avec ou sans l’Amérique de Trump, et sans doute au profit de l’Eurasie. De telle sorte que la frontière est devenue une véritable ligne Maginot de la mondialisation : les plus acariâtres des réactionnaires se trompent de combat quand ils entendent ériger des frontières contre ce phénomène, comme si le virus Ebola, un iPhone, une transaction off-shore, un typhon ou un tweet avaient besoin d’un visa pour se mouvoir d’un coin du globe à l’autre.

En quête de médiations

Pour autant, des crises et des défis globaux sont bien nés de cette réalité, qui nous condamnent à former une communauté de destins au travers d’une coopération internationale accrue » ils sont liés à l’environnement et au climat, à l’alimentation et à l’exploitation des terres, à la fiscalité, aux paradis fiscaux et aux inégalités, à l’encadrement de l’industrie financière, au commerce, à l’urbanisation, à l’énergie et au nucléaire, au terrorisme et à la criminalité transnationale, à la santé et aux virus, à Internet et la cybersécurité, à l’eau, aux migrations. Les réponses qu’ils appellent nous affectent tous et exigent un sursaut collectif, d’autant plus que les marchés ont clairement montré qu’ils ne pouvaient traiter ces problèmes au cours de la phase de la mondialisation folle qui s’est achevée en 2008. Et quel pays, aussi puissant soit-il, peut envisager de régler même un de ces problèmes seul ?

Pire, la pression qui s’exerce sur les individus pas ou mal armés contre la mondialisation semble reléguer ceux-ci au statut de simples équations économiques, comme si leurs destinées se décidaient désormais en fonction d’un clic dans une ville-monde, ou d’une fermeture d’usine là pour une réouverture ailleurs. Ce phénomène s’accentue au sortir de la Guerre froide, qui a refermé la parenthèse soviétique, mais aussi après la crise financière de 2008, qui a révélé l’incapacité du tout-marché à régler les problèmes du monde. Seulement, aucune alternative mondiale n’a émergé face à ce tout-marché, qui a encore de beaux jours devant lui, le « capitalisme complexe » de la sociologue Saskia Sassen débouchant entre temps sur une brutalité accrue à l’égard des masses et des environnements qu’elles habitent. Si bien que le philosophe Slavoj Zizek en vient dans ce contexte à soulever une question essentielle pour l’avenir des multitudes globalisées : « comment, après le stalinisme, rester fidèle au projet d’émancipation, comment ne pas devenir un libéral cynique ou un conservateur », ou comme cherchait, selon lui, à le savoir Hegel, « comment rester fidèle à la Révolution française sans répéter la Terreur »?

D’ores et déjà de nouveaux acteurs – villes, citoyens, organisations internationales – émergent, agiles et à même de résoudre certains de ces problèmes. Ainsi, la grande majorité des émissions de CO2 sont le fait de 50 villes dans le monde ; leurs maires peuvent faire ensemble des progrès majeurs sur un enjeu qui menace avant tout les plus vulnérables, largement démunis face aux effets adverses des changements climatiques.

Quant aux citoyens, la Révolution numérique leur permet d’acquérir de nouvelles capacités d’action, qui se doublent certainement d’un impératif de participation. S’organiser, mobiliser, agir, collaborer, innover, planifier, échanger, mesurer, s’informer, produire : toutes ces initiatives du quotidien semblent devenues plus faciles que jamais. De ce fait, si historiquement le citoyen était celui qui a « droit de cité », au 21e siècle, pourvu de nouveaux pouvoirs, mais aussi de nouvelles responsabilités, il est celui qui a un « devoir de cité ».

Mais des États-nations réformés en profondeur et capables de forger des alliances ad hoc doivent également s’attaquer à ces défis : l’État reste la structure la plus simple, la plus puissante et la plus sophistiquée pour réguler et organiser nos vies, de manière certes imparfaite, mais avec au moins une visée égalitariste.

Affronter la courbe de Milanovic

Mais les tensions prodigieuses que crée la mondialisation montrent qu’il faut aller bien au-delà. Tous les progressistes du monde devraient investir ce champ de bataille mondial pour faire avancer la cause du progrès et de la dignité humaine partout où ces valeurs sont absentes ou reculent. Car on l’a compris, le combat du camp du progrès face aux conservateurs ne se joue plus à l’échelle de la nation, mais du monde. Les seconds l’ont bien saisi, qui occupent les palais présidentiels de bien des capitales du monde et s’organisent, mais le premier ?

En Occident, il y a un chantier prioritaire : l’économiste Branko Milanovic a bien mis en évidence que la mondialisation économique a, de 1988 à 2008, profité aux trois quarts de l’humanité tout en laissant pour compte les classes moyennes occidentales. C’est à ces dernières que les progressistes doivent apporter toute leur attention, dans un contexte où l’essor de l’intelligence artificielle et l’automatisation croissante des tâches peuvent aussi constituer des sujets d’inquiétudes.

Que faire ? Récemment, le Nobel d’économie Joseph Stiglitz expliquait au Monde : « La première priorité est d’aider les victimes de la mondialisation à se former afin qu’elles acquièrent les compétences leur permettant d’occuper de nouveaux emplois. Mais il faut également créer de nouveaux jobs, notamment du côté des services. […] Où trouver les ressources ? En augmentant l’imposition des plus aisés, par exemple ».

Offrir une qualification du supérieur ou une formation de qualité est un impératif comme une promesse de succès dans le monde qui est le nôtre. Sans cela, nous assisterons à la formation (déjà en cours dans certains territoires fragiles au sein des pays avancés) d’un lumpenprolétariat de la mondialisation. Avant d’abdiquer face à l’arrivée de l’intelligence artificielle et des robots supposés voleurs d’emplois, le camp du progrès doit pouvoir avancer sur cet enjeu – comme sur les autres.

Car ça n’est qu’un exemple ; imaginons à quoi ressemblerait un monde où les progressistes, unis, réviseraient les lois sur les travailleurs, sur l’environnement et sur les flux financiers, œuvreraient de concert pour une fiscalité moderne et transnationale, où la compétition se ferait autour du bien-être et de l’excellence, avec des règles mieux partagées.

Montrer la voie, c’est possible

La France peut apporter sa pierre à une nouvelle architecture globale : si elle élit un président progressiste ce printemps, puisse celui-ci profiter de son élan pour initier un dialogue avec les dirigeants démocrates aux États-Unis, les inviter à un forum incluant les leaders du Canada, de l’Italie, du Portugal, etc., voire, d’une Allemagne devenue « rouge-rouge-verte » à l’automne. De fait, il est plus que temps : comme le capitalisme de Fernand Braudel, les principes et les lois du camp du progrès doivent désormais eux aussi s’élever et exister aux dimensions du monde.

Progressistes de tous les pays, unissez-vous !