VariaCréation

Une nouvelle de Normandie : Par-delà Boule de Suif, hommage à Maupassant[Notice]

  • Mounia Mostefaoui

Et Boule de Suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot qu’elle n’avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les ténèbres. Cependant, on arrivait à Dieppe. La nuit avancée recouvrait déjà la nature glacée lorsque la diligence s’arrêta enfin. Le refrain cinglant du socialiste laissait dans toutes les oreilles un bourdonnement oppressant, et on sortit précipitamment de cette voiture à l’air vicié, avec de grands soupirs de nageurs reprenant respiration après une longue apnée. Il y eut de brèves poignées de main, cordialité oblige entre gens de bonne société, puis on se sauva dignement, chacun de son côté. D’un geste machinal, la plus âgée des bonnes sœurs avait tiré par la manche sa jeune acolyte qui lançait un regard furtif du côté de la voiture où la vile créature était demeurée. Elles pressèrent le pas. C’est qu’elles avaient fort à faire, là-bas, au Havre, où les vies de tant de leurs chers compatriotes étaient suspendues à leurs bons offices. Elles cheminaient péniblement sur les sombres pavés glissants de la Grand-Rue déserte, le vent giflant furieusement leurs pieuses faces de dévotes ; et, les robes gonflées d’air glacé, elles n’étaient plus que d’inquiétants fantômes dans la complainte déchirante de l’ombre. Sur le port, un homme les attendait. C’était un de ces barbus sans âge, aux sourcils broussailleux et au regard si bleu qu’il semblait avoir absorbé la mer. Un vieux loup de mer impie assurément, et à en croire sa bedaine épanouie, plus porté sur l’eau-de-vie que sur l’eau. Toujours est-il qu’il était l’unique marin ayant accepté de s’aventurer sur les flots à cette heure indue et on n’avait d’autre choix que de faire de nécessité vertu. « Soir mes p’tites dames, hurla-t-il dans leurs oreilles encore endolories. Z’êtes restées bloquées en ch’min à c’qu’il paraît ? » Les gouffres dangereusement rembrunis sur le visage de la plus vieille des bonnes sœurs le foudroyèrent. « P’te ben qu’on devrait y aller comme qui dirait, ajouta-t-il rapidement. » Elles firent un petit salut sec et montèrent avec moult précautions à bord de la petite embarcation qui voguait bientôt sur Varengeville. Le marin, désormais tout entier attentif à son « houleuse bonne femme », enveloppait d’un œil amoureux la côte couleur d’albâtre ponctuée de valleuses et dont les falaises en roche tendre étendaient leurs blanches ailes à l’infini. Mais la sœur Ran-tan-plan, perdue en de tout autres considérations, donnait une messe muette pour son propre salut en cette cathédrale naturelle ; car elle n’ignorait pas la santé précaire de son hâve voisine. Aussi, à défaut de sels odorants lui avait-elle ordonné de réciter mentalement le Notre-Père en guise de « je ne vais pas vomir ». La fatigue consumait peu à peu les deux voyageuses en cornettes et, aux abords de Veule-les Roses, les religieuses épuisées sombrèrent dans un profond sommeil mystique ; le ronflement tonitruant de la vielle nonne troublant seul la quiétude de la forteresse de craie. Lorsque la sœur Saint-Nicéphore s’éveilla, un soleil timide ne réussissait pas à percer la brume normande et le marin crut bon de préciser qu’on se trouvait tout près de l’embouchure de la petite rivière de Valmont. La légende disait qu’un tronc de figuier contenant le sang du Christ se serait échoué là, à Fécamp, faisant jaillir la fontaine à l’origine de la ville. La religieuse se signa à cette évocation sacrée, tandis que le vieil athée ricanait sous cape. Que ne fallait-il souffrir pour complaire au Tout-Puissant ! Ce froid tenace qui vous mordait jusqu’à la moelle ; et encore, c’était une chance qu’une tempête ne se soit levée ! Et ces gros …