Corps de l’article

Les technologies de la communication et les réseaux sociaux font désormais partie intégrante du quotidien, à un point tel qu’on ne se rend parfois même plus compte des usages qu’on en fait et de la proportion de temps qu’on leur consacre. En à peine une décennie, on a migré du téléphone fixe au téléphone cellulaire dit intelligent, de ce qu’il restait de la lettre personnelle au courriel, on a cessé de rédiger des journaux intimes (le plus souvent manuscrits) pour se consacrer à la tenue de blogues, puis aux réseaux sociaux comme Twitter, Facebook et Instagram, si bien que certains estiment que la société contemporaine souffre actuellement de ce qu’on pourrait appeler le « surmenage numérique[1] ». Dès lors, tous les dispositifs permettant, par l’intermédiaire de ces plateformes, d’afficher, d’échanger et d’enregistrer des données numériques contribuent à former nos habitudes quotidiennes en matière d’interaction avec le monde qui nous entoure, et viennent du même coup nourrir, de manière de plus en plus marquée, l’imaginaire contemporain. Les appareils comme l’ordinateur portable, la tablette et le téléphone intelligent envahissent en effet, depuis quelques années déjà, le cinéma, le théâtre et la littérature, transposant, dans la fiction, les nouveaux modèles de sociabilité observés dans la réalité.

On s’interrogera ici sur la représentation qui est proposée de ce phénomène dans le roman québécois récent, ou, pour le dire autrement, sur la manière dont le roman représente les formes contemporaines et hypermodernes de sociabilité et, plus précisément, ce qu’on pourrait appeler la « sociabilité numérique ». Comment le roman récupère-t-il les codes liés aux nouvelles formes de sociabilité qui découlent de l’usage de ces dispositifs pour les transformer en des éléments qui font progresser le récit ? Comment l’usage de ces nouveaux dispositifs et des formes textuelles qu’ils permettent d’expérimenter exerce-t-il une influence importante sur les personnages et les dynamiques familiales, amicales, amoureuses, professionnelles dans lesquelles ceux-ci évoluent ? Autrement dit, de quelle manière l’usage de ces dispositifs technologiques devient-il un élément fondamental dans la progression du récit ?

Réseaux de sociabilité : superposition, complémentarité

Antonio Cassili explique, dans Les liaisons numériques, que « les technologies numériques ne représentent pas une menace pour le lien social. Elles en constitue(raie)nt au contraire des modalités complémentaires » (Casilli 2010, 325). Les liens entretenus par l’intermédiaire des dispositifs numériques ne se substitueraient donc pas aux relations existantes, mais s’ajouteraient plutôt à celles-ci. Qui plus est, les usages informatiques consolideraient les « relations qui au début ne semblaient pas destinées à s’inscrire dans la durée » (Casilli 2010, 301).

Par ailleurs, les dispositifs numériques agiraient essentiellement comme des médiateurs de sens, et non pas seulement comme des transmetteurs. En résulterait ainsi une complexification des réseaux de sociabilité, qui n’encourageraient pas, comme on pourrait le croire à première vue, la superficialité des liens, mais qui plutôt induiraient une complexification de ces réseaux. On remarque pourtant que ce ne sont pas les « liens forts » qui sont privilégiés — ceux qui seraient enrichis par une interaction soutenue —, mais plutôt le fait d’avoir la possibilité de recourir à plusieurs dispositifs à la fois, ce qui permet à l’individu de maintenir de manière presque simultanée les différents types de relations (professionnelles, personnelles) qu’il entretient. Celui-ci peut ainsi écrire ses courriels en parlant au téléphone, ou encore envoyer un message texte en ayant une conversation par vidéoconférence. On verra un peu plus loin, en examinant des exemples tirés du corpus romanesque québécois récent, de quelle manière cette complexification des réseaux de sociabilité, sans, évidemment, être l’exact reflet de la réalité, se révèle plutôt transposée et amplifiée dans la fiction.

La sociabilité numérique : définition

Comment définir la « sociabilité numérique », qui repose notamment sur l’usage des dispositifs que nous venons d’évoquer ? Selon Valérie Beaudouin (Beaudouin 2009), il y aurait deux dimensions à la sociabilité : d’une part, « le réseau abstrait des relations » et, d’autre part, « les contacts effectifs ». Or, en poussant sa réflexion un peu plus loin, Beaudouin rappelle qu’il n’est désormais plus possible d’aborder la question de la sociabilité sans « intégrer toutes les modalités de contacts », si bien qu’une troisième dimension entrerait en ligne de compte : « celle des outils, des services, des dispositifs de cette mise en contact ». La prolifération des outils n’entraînerait pas seulement des phénomènes de substitution, « mais des formes de plus en plus complexes de combinaisons » : par exemple, la « co-utilisation » des outils, ou encore leur superposition (Beaudouin 2009, 21‑28). De surcroît, plus une relation en est une de proximité, plus on aurait recours à des dispositifs multiples dans la construction et la progression de celle-ci. Autrement dit, la manière dont le degré d’intimité progresse serait directement proportionnelle à l’éventail des services utilisés.

La spécialiste de culture et communications Brigitte Munier-Temime, dans un article sur l’influence des technologies sur la sociabilité, explique quant à elle que lors de changements influant sur le mode de vie (déménagement, naissance d’un enfant, décès d’un proche, séparation, par exemple), il y aurait une augmentation et une modification « des relations interpersonnelles médiatisées ». On enverrait alors plusieurs textos ou courriels par jour. « Le message », écrit Munier-Temime, « trouve son sens dans son seul envoi grâce au lien qu’il établit, maintient et renouvelle ; c’est un mode de communication [...] qui a toutes les chances de toucher immédiatement le destinataire en vertu du mode vibreur du mobile » (Munier 2004, 128).

Enfin, une portion importante de la communication par le truchement des dispositifs numériques se déploie en mode asynchrone. Les relations, pour reprendre l’explication que Pierre Mercklé propose dans Sociologie des réseaux, sont non seulement « déterritorialisées, puisqu’elles ne nécessitent pas la coprésence des interlocuteurs dans un espace topographique déterminé [...] elles sont désynchronisées, dans la mesure où [...] les technologies de la communication marquent un retour spectaculaire de la communication “asynchrone” » (Mercklé 2011, 47). On pense ainsi au répondeur téléphonique, au courriel et aux SMS. Dans ce contexte, même un contenu banal, qui ne suscite pas de réaction ou de retour immédiat, acquiert une signification importante du seul fait d’être envoyé, car il sert à maintenir ou à renouveler le lien avec l’Autre.

Exemples appliqués

Les différentes formes textuelles que les dispositifs numériques permettent d’échanger occupent, comme nous l’écrivions en introduction, une place de plus en plus importante dans l’imaginaire contemporain. Des travaux ont déjà évoqué l’inscription du courriel et du cellulaire dans la littérature américaine et au cinéma, parmi lesquels une étude soulignant l’importance du téléphone portable dans les films de James Bond, portable qui deviendrait tout aussi, sinon plus important, que la panoplie d’armes déployée (Garneau, Lüsebrink, et Moser 2011). Dans tous les cas, les usages du numérique observés dans la réalité sont alors transposés, parfois amplifiés, et même dans certains cas, parodiés, dans la fiction. Cette tendance trouve notamment écho dans la production romanesque québécoise des quinze dernières années. D’une part, on voit de plus en plus souvent apparaître, dans la trame narrative des romans et nouvelles, des courriels, textos, statuts et commentaires Facebook, tweets ou entrées de blogues. D’autre part, plusieurs des protagonistes des récits de fiction narrative sont scotchés, presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à leur iPhone, iPad ou écran d’ordinateur, sur l’emploi desquels reposent presque exclusivement leurs contacts avec autrui.

À première vue, on pourrait formuler deux constats généraux sur cette ouverture littéraire aux textualités numériques. Sur le plan formel, d’abord, les fragments de textes numériques agissent comme véritable moteur de l’action romanesque, alimentant les tensions et faisant progresser le récit jusqu’à son point culminant. C’est le cas, entre autres, dans plusieurs romans policiers et d’espionnage récents. Sur le plan du contenu, ensuite, l’apparition des textualités numériques paraît contribuer à l’élaboration de nouvelles représentations de la sociabilité dans la fiction et éclaire la manière dont se forment les liens entre les personnages. On pense entre autres aux romans par courriels, qui se multiplient surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et aux romans d’aventures appartenant à la chick lit.

C’est ce second constat qui fera l’objet de l’étude développée ici, qui se déclinera à partir de l’examen de deux romans : Scrapbook de Nadine Bismuth, paru en 2004 aux Éditions du Boréal (Bismuth 2004), et Les charmes de l’impossible, de Karine Glorieux, publié en 2012 aux Éditions Québec-Amérique (Glorieux 2012). Ces deux romans mettent en scène une héroïne dans la vingtaine avancée, en quête de succès dans ses projets professionnels, qui a, surtout, une vie amoureuse en montagnes russes, et qui entretient avec sa famille et ses amis une relation problématique, voire tumultueuse par moments. Deux romans, narrés sur un ton humoristique, chargé d’autodérision, qu’on pourrait donc sans doute ranger dans la catégorie de la chick lit[2], puisqu’ils sont conformes, à plusieurs égards, au contenu type de celle-ci.

Scrapbook raconte les péripéties d’Annie Brière, inscrite au doctorat en littérature à l’Université McGill, qui publie son premier roman aux Éditions Duffroy. Annie évolue dans deux cercles de sociabilité : un cercle « littéraire », pourrait-on dire, composé de son directeur de thèse, de ses collègues étudiants, des membres de la direction de la maison d’édition Duffroy ; et un cercle, disons, « intime », composé, d’une part, de ses parents et de sa sœur Léonie, et d’autre part, de Benoit, Laurent et Samuel, avec qui elle entretient successivement une relation amoureuse. Les « cercles » se croisent par la présence de Laurent Viau, correcteur d’épreuves à la maison Duffroy, qui devient l’amant d’Annie.

Quant aux Charmes de l’impossible, il met en scène Alexia Delattre, une jeune professionnelle travaillant dans une grande compagnie californienne, qui est soudainement mêlée à un scandale sexuel et qui doit quitter son emploi en catastrophe pour rentrer au Québec. Tout comme c’est le cas pour l’héroïne de Scrapbook, celle du roman de Karine Glorieux est liée, d’un côté, à un réseau professionnel (son patron, ses collègues de travail), et de l’autre, à son réseau familial : ses deux sœurs et ses parents. Son voisin de palier californien, au cœur du scandale, vient, à un certain moment, faire en sorte que ces deux réseaux se rencontrent, le temps d’un séjour en Suisse où Alexia et ses sœurs sont venues récupérer de l’argent de leur grand-mère.

Une constante semble se détacher des deux récits : les relations interpersonnelles passent par l’usage abondant de dispositifs technologiques permettant aux protagonistes de rester en contact. En effet, les téléphones cellulaires, ordinateurs, tablettes iPad, soutiennent les conversations et l’envoi de messages par courrier électronique ou par SMS. L’usage du téléphone fixe reste également très important dans l’évolution de l’intrigue dans un cas comme dans l’autre, mais il s’agit surtout de téléphones sans-fil, qui annoncent déjà la mobilité que permettront les portables. L’analyse de deux romans parus à huit ans d’intervalle est d’ailleurs révélatrice en ce qu’elle mène du même coup à constater l’évolution des usages de ces dispositifs en fonction des développements fulgurants que connaissent le web et les technologies des communications entre 2004 et 2012.

L’examen de la manière dont les relations se tissent dans l’espace romanesque dans Scrapbook et dans Les charmes de l’impossible permet de constater à quel point celles-ci sont influencées, voire reposent, sur l’usage de ces technologies. La pléthore de courriels et de textos échangés semblent entre autres jouer un rôle paradoxal : ils favorisent, à première vue, l’isolement des personnages, qui sont constamment mis en scène en tête à tête avec leur portable, leur tablette ou leur écran d’ordinateur, mais ils paraissent également favoriser certaines rencontres qui deviendront déterminantes, et ainsi contribuer à créer autour des protagonistes une sorte de communauté affective. Il arrive ainsi que l’usage des dispositifs technologiques qui permettent l’échange de ces messages de différentes formes consolide le rapport social et affectif singulier des personnages avec leur entourage et avec le reste du monde, tout comme il est fréquent qu’il contribue à rendre leur existence quotidienne encore plus complexe.

Scrapbook

On retient d’abord de Scrapbook l’usage abondant qui est fait du téléphone, à la fois de la ligne fixe (le téléphone sans fil d’Annie Brière, qui la suit à la trace dans son appartement) et du cellulaire. Annie, qui habite seule, est constamment dans l’attente d’un appel téléphonique. La phrase « La sonnerie a retenti » apparaît d’ailleurs des dizaines de fois dans le roman.

L’usage du cellulaire est, lui aussi, récurrent. Léonie, la sœur d’Annie, possède un cellulaire muni d’un écran afficheur et d’une boîte vocale, ce qui peut paraître banal pour un lecteur de 2016, où une grande majorité d’individus possèdent un téléphone intelligent, mais qui était encore relativement rare au début des années 2000 pour le commun des mortels. Ce cellulaire devient un médiateur important dans la liaison extraconjugale que Léonie entretient avec un collègue de travail, puisqu’il lui permet de communiquer avec celui-ci tout en cachant cette relation à son conjoint, Guillaume. Il lui permet même d’interrompre une réunion de travail d’Annie et Laurent à la maison Duffroy pour des raisons tout à fait banales : « Je te dérange ? Le numéro de téléphone de ton éditeur est sur Internet et je ne pouvais pas attendre. As-tu retrouvé ma chaîne ? » (Bismuth (2004), p. 85)

On retient ensuite du roman de Nadine Bismuth l’usage abondant du courriel, qui se superpose à celui du téléphone fixe et du cellulaire. En fait, tout un chapitre, qui rend compte de l’évolution de la liaison d’Annie Brière, étudiante célibataire et écrivaine, et de Laurent Viau, correcteur d’épreuves marié et père de famille, est rédigé sous la forme de mails.

La communication avec Laurent repose presque exclusivement sur les appels téléphoniques et les courriels que le couple échange : « Laurent était devenu à la charge en me disant que, dans la mesure du possible, il m’appellerait tous les jours, mais qu’autrement, le courrier électronique serait le moyen le plus sûr par lequel je pourrais communiquer avec lui » (Bismuth 2004, 143). On comprend dès lors que le téléphone et le courriel se superposeront dans la relation problématique d’Annie et Laurent, et qu’ils seront même la cause de plusieurs déceptions et malentendus :

Le mardi, Laurent essaie d’appeler Annie, mais tombe sur son répondeur :

De : viaulau@edduffroy.qc.ca

À : annie_briere@mcgill.university.ca

Date : Mardi 21 septembre, 09 h 02

Objet : Bon matin !

Chère Annie,

J’essaie de t’appeler, mais ta boîte vocale s’enclenche tout de suite.

(Bismuth 2004, 146)

Quelques minutes plus tard, Annie répond au courriel de Laurent en lui suggérant de se procurer un téléphone cellulaire, ce qui lui permettrait de lui parler à tout moment :

De : annie_briere@mcgill.university.ca

À : viaulau@edduffroy.qc.ca

Date : Mardi 21 septembre, 09 h 13

Objet : Re : Bon matin !

Merde, c’est con, je m’étais juste connectée pour vérifier si tu m’avais écrit ! Comme le veut le dicton : les grands esprits se rencontrent (mais j’espère quand même que tu vas me rappeler). [...] ne penses-tu pas que tu pourrais te procurer un téléphone cellulaire pour que je puisse t’appeler quand je veux ? Ça serait plus pratique

[Bismuth (2004), p. 146-147 ; je souligne].

Trois jours plus tard, Annie prétend, dans un courriel envoyé à sa sœur, que Laurent a lui-même proposé de se procurer un cellulaire.

Après une rupture d’un mois, où Annie est restée « scotchée devant son ordinateur » (Bismuth 2004, 160) à jouer à Tetris, elle renoue avec Laurent et lui achète elle-même ledit cellulaire :

Comme les étudiants avaient déjà bouffé tous les bols de crottes au fromage qu’il y avait sur la table, on est allés au niveau métro des Cours Mont-Royal où j’ai pris deux pointes de pizza all dressed et une frite. J’avais l’air un peu gloutonne et je me disais que, pour notre premier souper en tête à tête au resto, on aurait pu aller ailleurs, mais en même temps, est-ce que ce n’est pas un peu ça, l’amour ? [...] Ensuite on est montés au rez-de-chaussée et on est allés à la téléboutique où je lui ai acheté un téléphone cellulaire. Après tout, il avait payé mon repas, n’était-ce pas à mon tour de lui offrir quelque chose ? [...] Je me demande d’ailleurs où sa femme a pu trouver des sous pour aller en vacances à Cuba l’été passé. Peu importe, cela ne me regarde pas. Ce qui compte, c’est que je suis revenue avec Laurent et que je peux à présent le rejoindre de vive voix quand je le souhaite.

[Bismuth (2004), p. 160-162 ; je souligne].

Dès ce moment, apprend-on dans les courriels d’Annie, elle s’impatiente de ne pouvoir rejoindre Laurent en tout temps. L’échange témoigne d’une relation dans laquelle s’immiscent rapidement les malentendus, que la lecture décalée dans le temps et la brièveté des messages contribuent à alimenter. Tout mène en somme vers l’illustration, par le courriel, qui constitue pourtant une manière d’entrer en contact avec l’autre, de l’impossibilité de cette relation.

Ce chapitre en format courrier électronique est le seul qui permet d’inscrire le récit dans une temporalité précise (l’en-tête du mail indiquant la date et l’heure du message), soit l’automne. L’alternance des courriels échangés entre Annie et Laurent, de ceux échangés entre Annie et sa sœur Léonie, ainsi que des courriels de factures de l’université et du site du jeu en ligne Tetris contribuent à éclairer la manière dont la relation amoureuse de la protagoniste et du correcteur d’épreuves évolue. On devine qu’il y a période creuse lorsque le haut fait de la journée d’Annie est la réception d’un mail de l’Université McGill lui indiquant que ses bouquins sont en retard à la bibliothèque ou encore qu’elle a oublié de remplir un formulaire pour le prochain versement de sa bourse d’études, alors que les messages adressés à Léonie font état tantôt de l’euphorie d’Annie, tantôt des nombreuses déceptions engendrées par sa liaison avec Laurent.

Il ne s’agit donc pas, par l’usage du courriel, de fuir le réel, mais bien de s’y accrocher désespérément, d’essayer de ne pas perdre prise sur sa réalité, de s’accrocher désespérément à un amour impossible.

Les Charmes de l’impossible

Restons dans le domaine de l’« impossible ». Dans le roman de Karine Glorieux, c’est le téléphone cellulaire qui est présenté comme un véritable « prolongement de l’être humain », pour reprendre le propos de Brigitte Munier-Temime déjà cité en introduction.

En effet, le téléphone sonne ou vibre à tout moment :

J’ai emprunté le iPhone 3G de mon patron, une antiquité qu’il conservait en cas d’urgence [...]. Quand j’ai reçu l’appel de ma grande sœur, j’étais justement dans la section des crèmes hydratantes, des dizaines de petits pots me promettant une jeunesse éternelle. Sur le coup, j’ai hésité à répondre. Comment Camille avait-elle réussi à obtenir le numéro d’Andy ? Ça ne me disait rien qui vaille. Agacée, j’ai attrapé un pot de crème beaucoup trop coûteux, qui est allé rejoindre la brosse à dents et le mascara dans mon panier, et j’ai finalement répondu au téléphone

[Glorieux (2012), p. 51 ; je souligne]

J’en étais là dans mes réflexions quand le vieil iPhone a résonné dans la pièce silencieuse. Nous avons tous les deux bondi, aussi anxieux l’un que l’autre — un appel à quatre heures vingt du matin ne pouvait qu’être annonciateur de mauvaises nouvelles. Je suis partie à la recherche du téléphone, que j’ai fini par débusquer dans le fond de mon sac à main. [...]

— ALEX ! TU VOULAIS ME PARLER ?

— Oui. Mais… il est quatre heures du matin, tu n’aurais pas pu…

— JE TE DÉRANGE ? TU DISAIS D’APPELER N’IMPORTE QUAND !

[Glorieux (2012), p. 58 ; je souligne]

Une demi-heure plus tard, alors que j’avais déjà compté plusieurs fois les États des États-Unis et que je peinais à me rappeler le nom de famille d’amant numéro 16, mon téléphone s’est mis à vibrer. J’ai regardé l’heure. Minuit, heure de l’Est, minuit, l’heure du crime. Grrrrrrr. J’ai cherché l’appareil à tâtons dans le noir, ai fini par le retrouver, coincé entre deux ours en peluche

[Glorieux (2012), p. 127 ; je souligne].

On insiste d’ailleurs à maintes reprises sur le fait que le téléphone iPhone 3G du patron, considéré, comme on vient de l’évoquer, comme « une antiquité », permet de recevoir les textos et les courriels. Ainsi, dans Les charmes de l’impossible, tout comme dans Scrapbook, on trouve des exemples de superposition dans l’usage des systèmes de communication : « À bout de nerfs, j’ai raccroché. Il a suffi de quelques secondes à Krausman pour m’envoyer un texto : “Dois-je prendre cela comme un aveu de culpabilité ?” Je n’ai pas pris la peine de répondre. En furie, j’ai jeté mon téléphone au bout de la pièce. » [Glorieux (2012), p. 129 ; je souligne].

La conversation téléphonique (sur le portable d’Alexia) et la messagerie texte se succèdent en fait, alors qu’un journaliste, mécontent qu’Alexia ait interrompu sèchement l’appel, s’empresse de lui envoyer un texto à consulter, évidemment, sur le même appareil. De la même manière, Alexia consulte fréquemment ses courriels pendant qu’elle entretient une conversation téléphonique avec l’une de ses sœurs.

Bref, on remarque que Karine Glorieux a récupéré dans son roman un élément fondamental de la vie quotidienne contemporaine, ce qui a d’ailleurs été noté à de nombreuses reprises par les sociologues qui s’intéressent aux dispositifs numériques : les personnages des Charmes de l’impossible ne sont jamais off-line. Par conséquent, leur quotidien se caractérise par la quasi-inexistence de frontière entre vie privée/intime et vie professionnelle.

Si les personnages sont toujours branchés, certains passages laissent toutefois supposer que les communications rendues possibles par l’usage de la panoplie d’appareils qu’ils possèdent engendrent davantage de frustration que de satisfaction.

Dans mon sac à main, le téléphone sonne. Je le prends, résiste à l’envie de le jeter par terre et de l’écraser en hurlant comme une hystérique, l’éteins, ne regarde pas la provenance du dernier message — ni de ceux qui l’ont précédé

[Glorieux (2012), p. 13 ; je souligne].

La sonnerie du téléphone a résonné dans la chambre, et Nicolaï a interrompu son exposé. Il a jeté un coup d’œil irrité à l’appareil, puis son attention est revenue à moi

[Glorieux (2012), p. 283 ; je souligne].

Margot allait me répondre quand son téléphone a lâché une petite sonnerie, elle venait de recevoir un message. Elle a levé l’index pour me prier d’attendre un peu et, sans plus se préoccuper de moi, a recommencé à pianoter furieusement sur l’appareil. Camille s’était rapprochée de nous, elle m’avait en tendue. Sa bouche s’est ouverte lentement, jusqu’à ce qu’elle réussisse à lâcher un cri rauque :

— Merdelaaaaavaliiiiiiiise…

— LA VALISE ! ai-je répété, en me retenant pour ne pas saisir le foutu téléphone de ma sœur et l’envoyer valser à l’autre bout de la planète

[Glorieux (2012), p. 306 ; je souligne].

Néanmoins, malgré l’impression de ras-le-bol que laissent à première vue paraître les personnages à l’égard de leur portable ou de leur ordinateur, ils n’en demeurent pas moins largement dépendants, surtout Margot, la plus jeune sœur d’Alexia : « Margot a rallumé son cellulaire... » (Glorieux 2012, 199) ; « Margot a les yeux rivés à son téléphone » (Glorieux 2012, 207) ; « Margot se met à appuyer frénétiquement sur les touches de son téléphone » (Glorieux 2012, 247) ; « Margot est accrochée à son téléphone-GPS-guide-de-vie-ami-fidèle » (Glorieux 2012, 309), etc.

Ces remarques sur Margot sont formulées dans le contexte d’une réunion des trois sœurs dans un bistro en Europe, où Alexia et Margot parlent toutes les deux avec quelqu’un à l’étranger et où leur sœur aînée utilise la ligne fixe du bistro pour téléphoner à son ex-conjoint, au Québec, avec qui sont restés les deux enfants. Les trois jeunes femmes ainsi réunies ne sont pas véritablement ensemble. « Alone together », pour reprendre le titre d’un essai de Sherry Turckle : « why we expect more from technology and less from each other »... (Turckle 2010) L’usage des dispositifs téléphoniques leur permet en effet d’échapper à la réunion familiale, d’être ailleurs, socialement parlant, d’être branchées à leur réseau respectif par l’intermédiaire du téléphone : car la technologie, explique Turckle, « makes it easy to communicate when we wish and to disengage at will ».

Cet épisode témoigne du même coup de la superficialité des liens qui unissent les trois sœurs, qui ne savent plus comment agir les unes avec les autres lorsqu’elles se rencontrent. Cela met en lumière le fait que la sociabilité et l’affectivité sont pour ainsi dire « plus diffuses » dans le contexte des outils de communication. « Les rencontres face à face ne sont plus la modalité exclusive d’interaction » (Casilli 2010, 57), comme l’écrit Cassilli dans Les liaisons numériques au sujet des communautés virtuelles. Si l’usage de dispositifs technologiques s’ajoute aux pratiques communautaires qui préexistent, il en vient de même, dans certains cas, comme on le voit avec les personnages de Karine Glorieux, à se substituer à elles, voire pratiquement à les éliminer.

Conclusion

En somme, l’usage des dispositifs technologiques examiné dans la perspective de la sociabilité, dans les deux romans retenus ici, ne paraît pas entraîner une amélioration des échanges ou de la qualité des liens entre les personnages. En fait, s’ils permettent à ceux-ci, comme à Alexia, par exemple, de renouer avec des membres de leur famille avec lesquels ils avaient perdu contact, ils contribuent en même temps à appauvrir les liens. Les messages téléphoniques interposés (répondeur) et les messages écrits (courriels, textos) permettent aux individus (c’est le cas autant dans l’espace privé que dans la sphère professionnelle, d’ailleurs) de se libérer de ce que Valérie Beaudouin appelle « la co-présence des autres » (Beaudouin 2009).

Cette lecture exploratoire aura permis de constater que les deux romans reproduisent bien l’éclatement des espaces qui rend les rencontres beaucoup plus complexes à organiser, et que la diminution des rencontres en face à face a des effets pervers : lorsque les gens qui communiquent normalement par des dispositifs technologiques se retrouvent ensemble, ils ne sont plus en mesure d’interagir. Alors qu’ils semblent à première vue créer la proximité, combler le vide (Cassili, cité en introduction, estime que les liens entre les individus sont consolidés par les échanges numériques), ceux-ci ne créent que davantage de distance et de vide affectifs, du moins pour les personnages des romans de N. Bismuth et de K. Glorieux.

Dans les deux cas également, l’usage des appareils téléphoniques et des systèmes de messagerie complique de manière exponentielle des relations amoureuses et familiales déjà fort embrouillées, au point de devenir l’élément déclencheur de la rupture, dans Scrapbook (Bismuth 2004). Si le téléphone cellulaire était devenu, aux yeux d’Annie Brière, indispensable à sa relation (les femmes, selon certaines études, estimeraient qu’elles sont plus « romantiques » lorsqu’elles appellent leur compagnon plusieurs fois par jour) avec Laurent Viau (alors que celui-ci y a résisté le plus longtemps qu’il a pu, les hommes détestant, selon ces mêmes études, le contrôle que le portable permet aux femmes d’exercer sur eux), c’est le même cellulaire qui, découvert par la femme du correcteur d’épreuves, aura entraîné la fin abrupte de leur relation. Ainsi, les dispositifs technologiques peuvent à la fois être perçus comme des médiateurs fondamentaux dans l’établissement et l’évolution des liens sociaux et affectifs entre les personnages, mais aussi, et peut-être surtout, comme des éléments perturbateurs qui empêchent ces relations de se développer de manière harmonieuse et de durer. C’est du moins ce paradoxe, qui rejoint ce que les sociologues observent dans la société actuelle, qui semble émerger, en fin de compte, de l’examen des romans de Bismuth et de Glorieux.